1937

Un Titan de la Révolution, LÉON DAVIDOVITCH TROTSKY (brochure non-datée, vers 1937, Editions de la Nouvelle Revue Critique, 11 rue François Mouthon à Paris 15ème)


 

Adalbert Gottlieb (PÉRO)

Un titan de la révolution,
Léon Davidovitch Trotsky

Chef de la Révolution d'Octobre, Créateur de l'Armée Rouge


1905

Les premiers jours d'agitation passés, Trotsky se rend rapidement compte que sa place n'est pas parmi les philistins de la fraction menchévik. Ses désaccords avec la fraction Plékhanov-Martov s'aiguisent et mènent en septembre 1904 vers la rupture définitive avec l'aile réformiste du socialisme russe. Il continue toutefois de collaborer à l'Iskra à Genève.

La situation révolutionnaire a beaucoup changé depuis les jours orageux de la scission. Le mouvement ouvrier est en croissance en Russie. La guerre russo-japonaise, condamnée par toute l'opinion publique russe, haïe par les paysans et les travailleurs, remue profondément les couches du peuple les plus évoluées politiquement. Les défaites terribles que subit le militarisme russe ne font qu'augmenter cette agitation. Et un beau matin de janvier 1905 parvient à Genève la nouvelle de la fusillade du Palais d'Hiver, du massacre de la pacifique procession du pope provocateur Gapone.

Trotsky apprend la nouvelle à la rédaction de l'Iskra. Il n'a pas une minute d'hésitation : sa place est parmi les travailleurs en lutte contre le tsarisme oppresseur.

La fusillade des innocents ouvriers marchant derrière les icônes pour implorer le petit père Nicolas de leur octroyer quelques toutes petites libertés ne restera pas sans vengeance. Personne ne prévoit l'envergure que prendra le mouvement, mais c'est déjà la ruée de toute l'émigration vers la Russie, vers Pétrograd où l'aube de la Révolution monte.

Trotsky refait en sens inverse le chemin qu'il a pris pour aller à l'école de l'étranger. Ce n'est plus un adolescent provincial, plein de bonne volonté, mais de peu d'expérience, qui en passant par Vienne retourne dans l'empire du tsar de toutes les Russies. C'est le révolutionnaire mûr, la silhouette du chef de la révolution, tel qu'il se révèlera en 1917, c'est l'homme rompu aux feintes des batailles théoriques et aux querelles de l'émigration, 1905 lui permettra pour la première et dernière fois, avant le grand accomplissement, de se préparer en pratique au grand rôle de Titan de la Révolution.

En rentrant en Russie, il élit domicile à Kiev, en Ukraine. Il collabore étroitement avec Krassine. Hier, à Genève, il écrivait encore dans l'Iskra, journal des menchéviks. Aujourd'hui, il écrit des brochures que Krassine, membre du Comité Central bolchévik, fera éditer dans une imprimerie dont il dispose dans le Caucase. L'homme, entre les deux fractions, n'a qu'un seul but : la Révolution ; il se sert et sert les deux fractions pourvu qu'elles aillent en avant vers ce but commun.

La Russie, d'un bout à l'autre de cet immense continent, bout et tremble. L'avenir est gros d'événements. Ceux qui ont quelque chose à perdre tremblent devant le bouleversement qui s'annonce. Et tandis que cette force nouvelle avance, cette autre force, l'ordre ancien, l'ordre de « toujours », se défend impitoyablement, pas à pas, décidé à ne reculer que devant l'extrême. Trempés d'une sueur froide, les représentants du passé qui menace de s'écrouler ne croient pas encore à la réalité, à cet ordre nouveau qui s'annonce. Ils se tranquillisent et se disent que ce n'est qu'un cauchemar. Mais en attendant leur lourde main frappe durement. La répression s'abat sur le monde souterrain de la révolution.

Nathalie Sédova, cette petite femme, si effacée, pleine d'intelligence, admirable révolutionnaire et compagne, est arrêtée après une réunion de premier mai. Le terrain devient dangereux, le risque d'une arrestation prématurée trop grand pour continuer à séjourner à Kiev. Trotsky file en Finlande, là où Lénine s'abritera en 1917, avant le coup décisif d'Octobre devant la répression de Kerensky. Tout près du foyer de la Révolution qui se prépare, il attend le moment propice. Installé dans une petite pension de famille « La Tranquillité » il attend le grand jour.. Et celui-ci ne tarde pas à venir.

Le flot de la révolution menace d'engloutir la Russie des tsars.

D'abord la grève d'octobre 1905 qui débuta par une grève de typographes à Moscou ne laissa guère prévoir une précipitation aussi rapide des événements. On prévoyait des événements graves, mais seulement pour le début de l'année prochaine. D'un coup la grève s'étend aux employés des chemins de fer et gagne bientôt tous les centres du pays. La débâcle révolutionnaire et le manifeste constitutionnel du 17 octobre que la réaction, qui perd pour un moment la tête, veut opposer à l'inexorable marche de la Révolution ne fait qu'augmenter l'assurance des masses et l'envergure du mouvement social. A peine arrivé à Pétrograd l'homme d'action est aspiré par le mouvement révolutionnaire qui le jette partout sur la brèche, là où il faut un chef révolutionnaire. Trotsky parle sans interruption dans les meetings, collabore activement à trois journaux : la Rousskaïa Gazetta (Gazette Russe) qu'il dirige ensemble avec Parvus, le Natchalo (Le Début), grand journal qu'il lance en collaboration avec les menchéviks et les Izvestia (Les Nouvelles), organe officiel du Soviet, en majorité menchévik.

La presse de gauche qui ne connaît la liberté que depuis le manifeste constitutionnel d'Octobre obtient un succès immense. Parmi tous les journaux Natchalo est le plus lu, le plus apprécié parmi les travailleurs de Pétrograd et cela grâce à la collaboration de Trotsky.

L'organe des bolchéviks, la Novaïa Jisn (La vie nouvelle) connaît aussi une rapide ascension, mais toutefois son succès est de beaucoup moindre que celui de la Natchalo qui est mieux écrite. Ce n'est qu'un des effets du désarroi qui règne dans les rangs de l'état-major bolchévik qui, pris à l'improviste par la rapidité du déroulement des événements. Les bolchéviks étaient habitués à recevoir pour toutes les questions importantes les directives de Lénine. La nécessité brusque de prendre des décisions tout seul, cette responsabilité écrasante d'agir sans les conseils du maître, s'abat lourdement sur leurs épaules et ils ne résistent pas à l'épreuve comme ils ne résisteront pas non plus à l'épreuve au début de la révolution de février. Les Kamenev, les Zinoviev, les Staline suffisent pour agir sous la surveillance du chef, mais élaborer la tactique sans son appui les prend au dépourvu et dépasse leurs forces.

L'arrivée tardive de Lénine en Russie, en 1905, est une des causes principales pourquoi les bolchéviks, dans la première Révolution russe, furent confinés à un rôle de second plan, laissant la place de brillant premier aux menchéviks. En effet, aujourd'hui, les mots soviet et bolchévisme ne font qu'un ; quand on prononce le premier on pense de suite au second et vice versa : soviets, bolchévisme, Lénine, tout cela ne fait aujourd'hui dans la conscience des masses qu'un grand, qu'un seul TOUT. Le petit mot de six lettres est devenu l'horreur des menchéviks russes et de leurs pareils d'Occident, social-démocrates de tous poils et de tous pays, car ce mot fait apparaître devant les yeux le spectre de la Révolution, des masses en marche, animées d'une farouche volonté d'aller jusqu'au bout, en se passant des conseils, des avertissements et de l'aide des docteurs de la mère malade. Mais ironie du sort, les Soviets sont l'oeuvre même de ceux qui les maudissent aujourd'hui, qui tremblent rien qu'entendant prononcer ce terrible petit mot.

Les soviets dont la traduction française ne signifie pas autre chose que conseils, surgissaient le plus naturellement du monde parmi les masses travailleuses en lutte. Qui en eut le premier l'idée ? Quel ouvrier ? Quelle usine ? Cela n'a pas d'importance. La révolution, accoucheuse d'un ordre nouveau, forge elle-même ses propres instruments de travail et cela sans grand effort, au fur et à mesure que ce travail progresse, au fur et à mesure que l'expérience des masses se fait et cela même sans l'aide de ces doctes personnages, docteurs ès socialisme, seuls détenteurs – d'après eux – du monopole de la direction de la révolution (pour eux la Révolution ne s'écrit avec un grand R que dans les leaders des journaux ; le jour de son véritable accomplissement, elle s'écrit avec un petit r et n'est qu'un accident de travail à liquider le plus rapidement possible). Le mouvement ouvrier russe était né dans l'illégalité, n'avait – sous sa forme organisée – rayonné que sur un faible secteur de travailleurs conscients. La soudaine montée du mouvement des masses, la rapidité avec laquelle les événements se déroulaient ne lui permirent pas d'encadrer cette masse énorme dans le cadre trop étroit des organisations existantes.

Le mouvement syndical, vivotant dans l'illégalité, était loin à pouvoir mettre sur pied un appareil administratif capable de guider et de servir les masses en lutte. Ce ne pouvait encore moins être les partis politiques qui se présentaient en grand nombre (populistes, socialistes-révolutionnaires, menchéviks, bolchéviks, etc.) aux travailleurs en lutte.

Ceux-ci ne savaient pas où aller, ne comprenaient guère les raisons de l'existence d'une multiplicité d'organisations se réclamant de la Révolution et n'avaient qu'un seul désir, aller en avant, briser les cloisons qui les étouffaient. Les plus conscients, les plus avancés parmi les travailleurs savaient que cela menait à la révolution, les autres, la grande masse ne s'en rendait compte que très confusément.

Pourtant, il fallait s'organiser dans la lutte. Et ainsi, devant la nécessité de l'action, partout où la masse luttait : dans les usines, sur les chantiers, dans les gares des chemins de fer, dans les quartiers ouvriers, etc. surgissaient des Conseils, des Soviets.

Les ouvriers d'une usine, d'un chantier, etc. choisissaient parmi les leurs, parmi ceux qu'ils connaissaient et dans lesquels ils avaient confiance ceux qui devaient les diriger, être leurs chefs. Ces délégués étaient révocables à tout moment. La nécessité de la coordination du mouvement exigeait un centre organisationnel et coordinateur : ce fut le Soviet central, composé des délégués de toutes les usines et autres lieux de travail. La Révolution s'était donné son organisme directeur. Les Soviets locaux et le Soviet central devinrent bientôt un Etat dans l'Etat. C'était la dualité du pouvoir, l'ancien ordre qui ne voulait pas encore disparaître et l'ordre nouveau, qui tout en titubant avec ses souliers d'enfant, frappait déjà à la porte. Cette dualité de pouvoir était inévitable. Les ouvriers qui veulent vaincre le pouvoir bourgeois doivent organiser immédiatement le leur : la dualité du pouvoir est un compromis, on ne sait pas encore de quel côté va pencher la balance, on n'a pas encore mesuré les forces dans l'assaut : la révolution est déjà assez forte pour pouvoir prétendre à la succession, mais l'ordre ancien n'est qu'ébranlé, doit céder à la pression, mais garde encore des atouts qui lui permettront peut-être d'éviter – momentanément – la chute finale. C'est ce qui arriva en 1905, la dualité du pouvoir se résolut en faveur de la réaction, la révolution dut s'incliner et quitter l'arène publique, mais seulement pour peu de temps. Le prologue était joué, mais les masses travailleuses se préparaient, pendant l'entr'acte, à jouer de la meilleure façon leur rôle dans le drame lui-même. C'étaient les menchéviks qui dirigeaient, dès leur naissance, ces soviets et surtout le Soviet de Pétrograd qui s'opposant au pouvoir central du régime tsariste était le foyer et le cerveau de la première révolution.

Dès le début, Trotsky joua un rôle de premier plan dans le Soviet de Pétrograd. C'est lui qui inspira à peu près tous les actes et manifestes du Soviet. Ce fut d'abord dans la coulisse, car la fonction de président du Soviet fut détenue d'abord par un obscur avocat, Nossar-Khroustalev. La vague des grands bouleversements rejette souvent à la surface des êtres sans valeur qui par une série de manœuvres arrivent à occuper des places auxquelles ni leurs capacités, ni leur vie passée les ont destinés. La révolution de 1905 eut ainsi Nossar-Khroustalev, comme celle de 1917 aura son Kerensky.

Svertschkov, un des membres du Soviet et, plus tard, compagnon de prison de Trotsky, donne le témoignage suivant : « La direction idéologique du soviet vint de L.-D. Trotsky. Le président, Nossar-Khroustalev, servit plutôt de paravent, car il n'était pas capable de résoudre personnellement une seule question de principe. »

Bientôt Trotsky devient le président effectif du Soviet, car Nossar-Khroustalev est arrêté : Trotsky occupera cette fonction jusqu'à son arrestation. Devant le tribunal, il sera le révolutionnaire courageux qu'il restera toujours. Dans une splendide déclaration, il défend la révolution et ceux qui la firent. Mais les juges tsaristes ne goûtèrent guère cette défense courageuse. Trotsky et ses compagnons sont condamnés à la déportation perpétuelle, qu'ils devront subir dans la petite ville d'Obdorsk, bien au-delà du cercle polaire.

Quand Trotsky, après avoir passé par la prison de Kresty et puis celle de la forteresse Pierre-et-Paul, s'achemine, pour la deuxième fois, vers la déportation, il ne compte qu'à peine 27 ans. Mais déjà il n'est plus le jeune militant de jadis. Dans le petit cercle de révolutionnaires professionnels, il fait figure de grand chef révolutionnaire, dont le nom est sur les lèvres de tous les exploités russes et se confond déjà avec la Révolution elle-même.


Que pensait Lénine, quand, en auditeur anonyme, du haut des tribunes, il écoutait les discours de l'animateur du Soviet, suivait ses actes ou lisait ses articles ? Depuis que Staline a ouvert la lutte contre l'opposition de gauche, l'histoire officielle du communisme fut refondue de fond en comble en raison de cette lutte fractionnelle. Il fallait présenter Trotsky comme l'ennemi de toujours du bolchévisme et de la révolution. Mais l'histoire ne se laisse pas refaire, et si – pour le moment – les jeunes citoyens en U.R.S.S. ignorent la vérité, celle-ci ne se laisse pas supprimer. Trotsky cite les mémoires de Lounatcharsky qui rapporte ce qui suit : « Je me rappelle que quelqu'un ayant dit en présence de Lénine : « L'étoile de Khroustalev est à son déclin, et l'homme fort du Soviet est actuellement Trotsky », Lénine parut s'assombrir une seconde, puis déclara : « Pourquoi pas ? Trotsky a conquis cette situation par un labeur inlassable et brillant ».

Et ce jugement de la Novaïa Jizn, organe des bolchéviks, n'est-il pas concluant : « Le premier numéro de Natchalo vient de paraître. Nos félicitations à notre compagnon de lutte. A signaler, dans ce premier numéro une brillante description de la grève de novembre, due au camarade Trotsky ».

Intitule-t-on « notre compagnon de lutte » et félicite-t-on quelqu'un avec lequel on est dans une lutte sans merci, comme Staline nous veut le faire croire qu'il en était ainsi en 1905 ?


L'arrestation du Soviet le 3 décembre 1905, met fin à la vie militante de Trotsky en Russie même. Il ne la reprendra qu'en 1917. Douze années d'exil et de dure vie de l'émigration le séparent encore du couronnement des efforts de toute sa vie de militant.


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