1937

Un Titan de la Révolution, LÉON DAVIDOVITCH TROTSKY (brochure non-datée, vers 1937, Editions de la Nouvelle Revue Critique, 11 rue François Mouthon à Paris 15ème)


 

Adalbert Gottlieb (PÉRO)

Un titan de la révolution,
Léon Davidovitch Trotsky

Chef de la Révolution d'Octobre, Créateur de l'Armée Rouge


II. Au Pouvoir

Le 13 janvier 1917 Trotsky et sa famille arrivent à New-York. Il y reprend immédiatement sa vie habituelle. Il dépeint lui-même son séjour à New-York, comme suit :

« Le plus grand nombre des légendes que l'on a inventées à mon sujet se rapporte, je crois, à mon séjour aux Etats-Unis. En Norvège, où je n'avais fait que de passer, des journalistes inventifs ont prétendu que je m'étais livré au nettoyage de la morue, mais pour New-York, où j'ai passé deux mois, la presse m'a attribué une série de professions toutes plus intéressantes les unes que les autres. Si nous rapportions les aventures dont les journaux m'ont fait le héros, nous aurions, probablement, une biographie plus intéressante que celle que j'écris ici. Mais je me vois obligé de décevoir mes lecteurs américains. La seule profession que j'aie exercée à New-York fut celle d'un révolutionnaire socialiste. Et comme on n'en était pas encore à la guerre « libératrice », « démocratique », cette profession n'était pas réputée, aux Etats-Unis, plus criminelle que celle d'un contrebandier de l'alcool. J'écrivis des articles, fus rédacteur en chef d'un journal et parlai dans les meetings ouvriers. J'étais occupé au dernier degré et ne me sentais pas dépaysé. »

Trotsky collabore donc au journal russe Novy Mir dans la rédaction duquel se trouvent aussi Boukharine et Volodarsky qui sera assassiné pendant la révolution par les socialistes-révolutionnaires. Il fait des conférences et attend son heure sans se douter, toutefois, qu'elle était aussi proche. Le 3 février 1917, les Etats-Unis rompent les relations diplomatiques avec l'Allemagne et rentrent dans la sarabande sanglante des nations en guerre. Mais déjà un autre événement, aux répercussions incalculables, approche.


Les révolutionnaires russes attendaient patiemment, malgré les souffrances de leur vie de privations, l'heure de la révolution. Ils la savaient inévitable ; jour après jour, ils travaillaient pour la rendre possible, se préparaient inlassablement pour être prêts à l'heure voulue.

Le 4 décembre 1909, en pleine période de réaction, Trotsky écrit : « Dès à présent, à travers les noires ruées de réaction qui nous couvrent, nous entrevoyons la lueur d'un nouvel octobre victorieux. »

Un Milioukov peut bien écrire que : « L'idée d'une dictature du prolétariat est tout à fait enfantine et pas un homme en Europe ne la soutiendra. » Le coassement de la grenouille n'effraie pas la cigogne. Les chiens aboient et la caravane suit son chemin.

En 1910, l'industrie russe arrive à sortir de la crise. Un nouveau développement s'empare du capitalisme russe et qui dit développement du capitalisme dit développement numérique du prolétariat. Quand la force numérique des exploités augmente, leur assurance augmente aussi. Rapidement des grèves éclatent un peu partout dans les centres industriels. Le mouvement ouvrier est de nouveau en montée. En 1912, c'est la fusillade des ouvriers en grève des gisements aurifères de la Léna. Cet acte de barbarie, comme celui de la fusillade du Palais d'Hiver, sept ans auparavant, provoque l'horreur et la désapprobation unanime du peuple russe. Et le mouvement révolutionnaire continue de se développer.

En 1914, quand Poincaré rend visite au tsar, à Pétrograd, la Garde Impériale le reçoit aux sons de la Marseillaise. Et pas loin du trajet que prend le cortège officiel cette même Marseillaise retentit, mais cette fois-ci sur les barricades que les travailleurs ont dressées dans les faubourgs ouvriers et où ils tombent sous les balles des troupes qui défilèrent tout à l'heure sous les yeux du président de la République française.

La guerre russo-japonaise et ses désastres avaient précipité la révolution de 1905. « La guerre est une accoucheuse de la révolution », dit Trotsky à juste titre. Et les révolutionnaires attendaient l'heure de l'accouchement. Mais quand l'heure vint subitement, ils ne pouvaient pas y croire au premier moment, puis ce fut la joie sans limites.

Un beau matin la petite rédaction du Novy Mir devient le centre du journalisme américain. Le télégraphe, après s'être tu pendant quelques jours, a annoncé la formation d'un gouvernement Goutchkov-Milioukov. Des noms inconnus pour le monde officiel paraissent dans toutes les informations venant de Russie. Les journalistes américains n'y comprennent absolument rien et s'adressent à tout moment à la rédaction du Novy Mir pour avoir les éclaircissements nécessaires.

Il n'y a aucun doute possible, c'est la Révolution. Et cette fois-ci, on ne laissera plus échapper l'occasion d'en finir définitivement avec le régime tsariste. Des meetings enthousiastes ont lieu dans les quartiers ouvriers de New-York, mais les émigrés ne pensent plus à fêter la révolution, ils ont des choses plus importantes à faire. Là-bas dans le Vieux Monde, c'est la Révolution qui les attend.

Le 25 mars, Trotsky se rend au consulat général de Russie à New-York et demande un passeport pour la Russie. On lui délivre les papiers nécessaires sans difficulté ; au consulat de Grande-Bretagne on lui déclare que l'Angleterre ne s'opposerait nullement à son retour en Russie. Le cœur gonflé de joie, Trotsky et sa famille avec tant d'autres émigrés russes s'embarquent sur le paquebot norvégien Christianafjord. Mais une dernière embûche l'attend avant de toucher la terre de la Révolution.

Quand le vapeur entre au port de Halifax, au Canada, les officiers anglais montés à bord, arrêtent Trotsky, sa famille et cinq autres passagers. L'Angleterre considère la présence de Trotsky en Russie comme indésirable.

Le 3 avril, Trotsky et sa famille sont internés dans un camp de concentration de Amherst où se trouvent quelques centaines de prisonniers allemands. Le bruit de l'arrestation de Trotsky provoque de violentes protestations en Russie. La Pravda dirigée par Lénine, proteste et demande l'élargissement immédiat de Trotsky. Devant ces protestations, le gouvernement provisoire est forcé d'intervenir auprès du gouvernement britannique et, le 29 avril, Trotsky quitte cette dernière étape de ses pérégrinations en terre étrangère. Une dizaine d'années plus tard le vieux révolutionnaire sera forcé de reprendre le bâton de chemineau.


« Le voyage de Halifax à Petrograd, ne nous laissa pas plus d'impressions que l'on n'en a dans un tunnel. Nous étions bien, en effet, dans le tunnel qui menait à la révolution. » (Trotsky)

Arrivé à la frontière russe, Trotsky est reçu par une délégation des internationalistes unifiés et du Comité central des bolchéviks ; les représentants des menchéviks sont absents : les menchéviks comprennent immédiatement que Trotsky ne sera pas de leur côté sur la gigantesque barricade de la révolution. A la gare de Finlande, à Pétrograd, une réception grandiose attend Trotsky. Les bolchéviks le fêtent comme un des leurs. De la gare, Trotsky se rend directement au Comité exécutif du Soviet.

Les menchéviks qui constituent, à cette époque, la majorité du Soviet le reçoivent sans enthousiasme. Une proposition bolchévik tend à le faire admettre comme membre du Comité exécutif étant donné sa qualité d'ancien président du Soviet de 1905. Après une courte délibération, il est admis.

C'est l'époque où les menchéviks dominent ; la masse n'a pas encore fait son expérience. Parmi les leaders menchéviks, seul Tsérételli a quelque valeur et encore sous le feu des événements il montrera qu'il est loin de posséder la trempe d'un révolutionnaire. Bientôt Lénine triomphera. Ce n'est pas pour rien que pendant 14 ans il s'est acharné à éduquer une génération de révolutionnaires professionnels.

Pour Kérensky, Trotsky n'a que du mépris. Il ecrit dans ses mémoires :

« De Kérensky, Lénine a dit que c'était un « petit fanfaron ». A cela, il y a peu de chose à ajouter. Kérensky était et est resté une figure fortuitement introduite dans l'histoire, un favori du moment. Toute puissante marée nouvelle de la révolution, entraînant des masses vierges qui n'ont pas encore de discernement, porte nécessairement très haut de ces héros d'une heure qui sont immédiatement éblouis de leur propre éclat. Kérensky était de la succession de Gapone et de Khroustalev. Il personnifiait l'accidentel dans la loi de l'histoire. Ses meilleurs discours ont valu ce que pourrait valoir de l'eau richement pilée dans un mortier. En 1917, cette eau était bouillante et donnait de la vapeur. Cela put faire une auréole. »

Lénine rentré, lui aussi, après la révolution de février trouve la Pravda, organe central des bolchéviks, sous la rédaction de Kamenev et Staline, en plein marasme conciliateur. Les bolchéviks sont tout prêts de s'embrasser avec les menchéviks et verraient d'un bon oeil la constitution d'une union sacrée démocratique, quelque chose dans le genre de Front populaire français, style 1935-36. Lénine dans les thèses d'avril combat à fond cette position et les dispositions des chefs bolchéviks pour la conciliation avec les droitiers. Ses thèses d'avril représentent une véritable bombe ; ses disciples les plus proches ne le comprennent pas et le désavouent. Comme en 1903, tout le monde se demande s'il est fou et comment il peut oser dire chose pareille.

Mais les ouvriers bolchéviks comprennent rapidement, donnent raison à Lénine qui gagne rapidement la majorité du Comité Central à ses idées.

Mais, dès alors, les désaccords entre bolchéviks et menchéviks s'approfondissent. La lutte devient de plus en plus grave entre les deux fractions. En fait, il ne s'agit plus de deux fractions d'un même parti, mais de deux partis différents servant deux classes différentes : l'un la bourgeoisie, l'autre le prolétariat.

Lénine étant le chef et le cerveau du parti bolchévik, toute la haine se concentre contre lui. Il faut l'abattre, lui et son parti. Et comme on ne peut opposer aux arguments bolchéviks d'autres arguments et encore moins des actes révolutionnaires, il ne reste aux menchéviks, socialistes-révolutionnaires et à leurs alliés bourgeois qu'un seul moyen : la calomnie.

Lénine et beaucoup d'autres révolutionnaires russes avaient dû, pour se rendre de Suisse en Russie, traverser le territoire allemand. Un accord intervint dans lequel du côté allemand fut stipulé que les révolutionnaires russes, pendant toute la durée de la traversée du territoire allemand, n'essayeraient ni de quitter les wagons, ni d'entrer en relation avec des sujets allemands. Les Russes acceptèrent, car ce n'est pas en Allemagne, mais en Russie qu'ils voulaient faire la révolution. Voilà toute l'histoire du soi-disant wagon plombé. Lénine à son départ de Suisse avait fait prier Romain Rolland de venir à la gare pour donner par sa présence une sorte de consécration au pacte conclu entre les révolutionnaires russes et l'Etat-Major allemand. Lénine comprit très bien que cet acte serait exploité contre lui par ses adversaires. Romain Rolland refusa, il ne crut pas Lénine digne d'une pareille marque de confiance. Romain Rolland, comme Gorki et tant d'autres intellectuels, attendit la victoire de la révolution russe, la mort de Lénine, pour adhérer au bolchévisme. Ils ne furent complètement à l'aise que le jour où ils s'aperçurent que sous la direction vigilante de Staline la dégénérescence de l'oeuvre de la révolution d'Octobre allait bon train et qu'adhérer au bolchévisme signifiait honneurs et avantages, sans risque et péril de quelque sorte que ce soit.

Les calomniateurs ne se creusent jamais les méninges : ils comptent avec la passion, l'ignorance de la foule et les moindres moyens massifs qui, dans l'Etat moderne, servent à fabriquer l'opinion publique. C'est toujours la même rengaine. Quand quelqu'un est gênant on le déclare l'agent de l'étranger. Sous la grande Révolution, les Jacobins furent accusés d'être les agents de l'Angleterre, comme déjà Cromwell avait été accusé d'être l'agent de la France. Quoi de plus simple que de baptiser Lénine et les bolchéviks agents du Kaiser et à cette occasion on n'avait qu'à sortir l'histoire du wagon plombé. Que des menchéviks soient venus par ce même train, cela n'embarrassaient guère les calomniateurs : la foule ne cherche qu'à croire ce qu'on lui dit, elle ne s'arrête pas aux détails. Et comme Trotsky aussi était un sale révolutionnaire qui prenait l'oeuvre d'émancipation des travailleurs et paysans russes au sérieux, on le baptisa aussi agent du Kaiser. Comme il n'avait pas utilisé le wagon plombé, on fut forcé d'inventer une autre histoire. Et alors on raconta que Trotsky avait touché dix mille dollars au « Deutscher patriotischer Verein » de New-York pour renverser le gouvernement provisoire.

La campagne de calomnie fut menée avec un tel acharnement que beaucoup d'amis des bolchéviks et même des membres du parti en furent ébranlés. L'histoire elle-même démasqua ce mensonge. Trotsky, le 5 juin, au premier congrès panrusse dénoncera les calomniateurs dans les termes suivants, reproduits par la Novaïa Jizn, journal de Gorki alors déjà hostile aux bolchéviks et à Trotsky :

Milioukov nous accuse d'être des agents à la solde du gouvernement allemand... tant que Milioukov n'aura pas retiré cette accusation, il portera sur le front le stigmate d'un infâme calomniateur. »

Trotsky ne se douta pas quand il prononça ces paroles au premier congrès panrusse que 19 ans plus tard, après avoir servi pendant 40 ans la cause révolutionnaire, après avoir été avec Lénine organisateur et vainqueur de la Révolution d'Octobre, après avoir été créateur et organisateur de l'armée rouge, ceux qu'il défendait alors contre l'accusation d'être des espions allemands, l'accuseront à leur tour d'être un agent de l'Allemagne, un homme de la Gestapo, de Hitler et de Goebbels.

Bientôt les circonstances amèneront tous les partis de droite d'accentuer jusqu'à l'hystérie la campagne calomniatrice contre le parti bolchévik. Le mois d'août sera le mois de la répression contre l'aile révolutionnaire du socialisme russe et aussi ce que Trotsky appelle le mois de la grande calomnie.

Au début de juin, Kérensky déclenche une nouvelle offensive contre les Allemands. Kérensky a oublié que les masses populaires russes ont fait la révolution pour échapper aux massacres de la guerre, de même qu'il oublie que les paysans attendent toujours encore la terre qu'il leur a promise. Le 4 juin la fraction bolchévik lit au premier Congrès des Soviets une déclaration déposée par Trotsky s'opposant à la politique jusqu'au-boutiste de Kérensky et consorts. « Nous signalions, écrit Trotsky, que cette offensive était une aventure qui menaçait l'existence même de l'armée ».

Quand l'écroulement de l'offensive devient évident et quand on ne peut plus mentir à la foule sur les prétendus succès, la masse se dégrise et commence à apprendre. La montée de l'influence bolchévik au mois de juin est verticale. Mais ces premières couches de travailleurs qui se détachent des partis qui les ont ignoblement trompés ne connaissent pas la discipline des travailleurs organisés. Ils s'impatientent, puisqu'ils ont compris où se trouvent leurs véritables amis, ils croient que les autres travailleurs comprendront aussi rapidement. L'ardeur du néophyte est toujours grande. Le parti bolchévik cherche à calmer les masses, de temporiser. Ce n'est pas parce qu'il a peur de prendre des responsabilités, d'agir, mais parce que ses chefs comprennent que l'heure de l'insurrection n'est pas encore là. Elle est proche, mais aussi dangereux qu'il serait de la laisser par des hésitations inutiles, aussi périlleux était-il de la devancer. La grande masse, les paysans de province n'étaient pas encore perdus pour la révolution, n'avaient pas encore perdu toutes leurs illusions. Aller maintenant à la bataille décisive était aller au-devant d'une défaite certaine. Mais la masse, elle, ne s'embarrasse pas de pareils raisonnements et même au sein du parti bolchévik de nombreux ouvriers ardents ne comprennent pas et commencent à murmurer.

C'est le 3 juillet que les événements se précipitent. Trotsky raconte :

« J'étais en séance, au Palais de Tauride, le 3 juillet, lorsque j'appris la manifestation du régiment de mitrailleurs et l'appel lancé par lui aux troupes et aux usines. Cette nouvelle était pour moi inattendue. La démonstration était spontanée, elle venait de la base, sur une initiative anonyme. Le lendemain, elle prit plus d'ampleur, et notre parti en était déjà. »

L'initiative de la bataille est partie de la base, sans avoir été provoquée par la volonté des bolchéviks. Mais une fois le mouvement déclenché le parti bolchévik doit prendre ses responsabilités ; ses membres doivent être là où la base se trouve et en plus la seule façon de freiner, la seule façon d'éviter une défaite totale et décisive pour la masse révolutionnaire, c'était de se mettre à sa tête. Le 5 juillet tout est fini. Comme les bolchéviks l'avaient prévu le mouvement révolutionnaire fut rapidement réprimé ; le gouvernement provisoire des social-patriotes avait encore trouvé des soldats pour réprimer la colère des masses.

C'est maintenant le parti bolchévik qui paye cette tentative avortée. Les officiers réactionnaires saccagent le palais Kszesinska, palais d'une ballerine favorite du tsar, dans lequel les bolchéviks avaient installé leur G.Q.G. L'imprimerie de la Pravda, organe central du parti bolchévik, subit le même sort. Lénine et Zinoviev sont forcés de se cacher. Dans les rues, on arrête, on assassine les ouvriers bolchéviks. Les bolchéviks sont déclarés contre-révolutionnaires.

Le parti décapité ne réagit que lentement. Mouralov, plus tard un des chefs militaires de l'armée rouge et actuellement emprisonné en Sibérie comme trotskyste, dit de cette heure fatale pour l'action bolchévik :

« Lénine n'est pas là, mais, parmi les autres, Trotsky est le seul qui n'ait pas perdu la tête. Bien que Trotsky ne soit pas encore officiellement membre du parti bolchévik, la fraction bolchévik du comité exécutif central lui envoie une délégation, le priant de leur faire un rapport sur la nouvelle situation.
Mais Trotsky ne restera pas longtemps en liberté. Le 10 juillet, il envoie au gouvernement une déclaration dans laquelle il se solidarise entièrement avec les bolchéviks traqués. »

Aussi ne tarde-t-il pas d'être arrêté et il est emprisonné dans la prison Kresty. Mais déjà les social-patriotes sont condamnés par le sort. La tentative contre-révolutionnaire d'une marche sur Pétrograd par le général réactionnaire Kornilov – affaire assez louche, car il est aujourd'hui certain que Kérensky avait trempé dans ce complot – force Kérensky de relâcher les bolchéviks. Les bolchéviks organisent la défense de Pétrograd, centre de la Révolution, contre l'attaque de la contre-révolution. A cette occasion, ils arrivent enfin à armer le peuple. Jusqu'à présent, le gouvernement désarmait partout les travailleurs révolutionnaires, maintenant, il est forcé de les armer lui-même. Les social-patriotes se trouvent dans la situation du fameux apprenti sorcier, ils n'arrivent plus à dominer les forces qu'ils ont invoquées eux-mêmes.

La tentative de Kornilov échoue lamentablement ; on n'arrive même pas jusqu'à la bataille, car la fameuse armée qui doit nettoyer Pétrograd de la « vermine socialiste » fond à vue d'œil et se réduit rapidement à zéro. Il ne reste plus de soldats pour lutter contre la révolution. Trotsky raille, à juste raison, ces soudards qui s'écrient chaque fois à de pareilles occasions : « Donnez-moi deux régiments et je rétablis l'ordre ». Le spécifique de pareilles situations est précisément qu'on ne trouve même plus deux régiments pour se battre pour « l'ordre établi ».

La tentative de Kornilov discrédite définitivement le gouvernement Kérensky aux yeux de la masse. De septembre jusqu'au 25 octobre, l'influence bolchévik augmente de jour en jour, d'heure en heure. Le mot d'ordre du parti bolchévik n'est plus « A bas les ministres capitalistes », les bolchéviks exigent, maintenant, le transfert total du pouvoir au Soviet. Le nouveau mot d'ordre qui retentit est : « Tout le pouvoir aux Soviets ».

Quand la révolution de février s'était produite, Lénine se trouvait en Suisse et Trotsky aux Etats-Unis. L'un et l'autre analysent, immédiatement la situation et montrent les nouvelles perspectives : l'espace qui les sépare ne leur permet pas de connaître leur opinion réciproque. Et pourtant leur analyse et leurs conclusions concordent, comme si un seul homme avait écrit les lettres de Lénine et les articles de Trotsky. Lénine sera forcé de mettre son parti au pas par ses immenses thèses d'avril. Trotsky, quand il arrive à Pétrograd, n'a guère besoin de s'adapter à la politique bolchévik : sa politique est déjà une politique bolchévik et quand cet extraordinaire orateur fera vibrer chaque soir, au Cirque Moderne, des dizaines de milliers de travailleurs, cela sera avec un langage bolchévik, avec des mots d'ordre bolchéviks. Pourtant il n'adhère pas dès son arrivée au parti bolchévik. Il fait partie de la petite organisation révolutionnaire, dite inter-rayonnale, qui groupe environ 4.000 travailleurs à Pétrograd. Il y reste pour amener ces travailleurs aux conceptions bolchéviques et il y réussit pleinement. Les bolchéviks, dès le début de son activité à Pétrograd, le considèrent comme un des leurs. Le 2 juillet, Trotsky pour hâter la fusion des deux organisations fait la déclaration suivante à la Pravda :

« Il n'existe point, actuellement, à mon avis, de différends de principe ou de tactique entre l'organisation interrayonnale et celle des bolchéviks. Par conséquent, il n'y a point de motifs qui justifieraient l'existence distincte de ces organisations. »

Le 26 juillet cette fusion a lieu. A cette heure le parti bolchévik unifié, trois mois avant la prise du pouvoir, ne compte que 176.750 membres, dont 40.000 à Pétrograd, 42.000 dans la région moscovite, 25.000 dans l'Oural et 15.000 environ dans le bassin minier du Donetz.

A ce congrès ne participent ni Lénine, ni Trotsky, ni Zinoviev, ni Kamenev.

Pour l'élection du nouveau Comité Central le procès-verbal du Congrès dit : « On lit les noms des quatre membres du Comité central qui ont obtenu le plus grand nombre de voix : Lénine : 133 voix sur 134 ; Zinoviev : 132 ; Kamenev : 131 ; Trotsky : 131 ; en outre sont élus au Comité central : Noguine, Kollontaï, Staline, Sverdlov, Rykov, Boukharine, Artem, Joffé, Ouritsky, Milioutine, Lomov ». C'est le Comité central qui dirigera la révolution d'Octobre. Ces chiffres parlent mieux que de longs commentaires : Trotsky qui n'est officiellement membre du parti que depuis 24 heures est à la troisième place, Staline à la septième ; sur les 4 leaders les mieux placés un est mort, Trotsky exilé et les deux autres fusillés par Staline.

S'il faut encore un autre témoignage pour situer la position de Trotsky dans le parti bolchévik dans les semaines avant l'insurrection, les paroles de Lénine, prononcées dans la séance du Comité de Pétrograd du 1er novembre, suffisent. Lénine lutte contre ceux qui s'opposent à l'insurrection et proposent un gouvernement de coalition avec les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires : ce sont Zinoviev, Kamenev, Rykov, Lounatcharsky, Riazanov, Milioutine. Trotsky soutient Lénine. Dans cette même séance Lénine déclare :

« Un accord ? – Je ne puis même pas parler de cela sérieusement.
Trotsky a dit depuis longtemps que l'unification est impossible. Trotsky a compris cela, et, depuis ce jour, il n'y a pas eu de meilleur bolchévik. »

Pour Lénine, jusqu'à sa mort, Trotsky restera le « meilleur bolchévik ».

Maintenant on prépare l'insurrection. On décide qu'elle aura lieu avant l'ouverture du 2ème congrès des Soviets. C'est Trotsky, en liaison étroite avec Lénine, qui déclenche et dirige l'insurrection. Elle commence le 24 octobre. Trotsky est tellement sûr de la victoire, que la veille de la nuit décisive il déclare aux délégués du congrès des Soviets : « Si vous ne flanchez pas, il n'y aura pas de guerre civile, nos ennemis capituleront immédiatement et vous occuperez la place qui vous appartient de droit. »

Il a raison. Le 25 octobre, la bataille est déjà décidée en faveur des bolchéviks. Le gouvernement provisoire est assiégé dans le Palais d'hiver. L'insurrection est dirigée d'une petite chambre du troisième étage de l'Institut Smolny où le comité militaire siège en permanence. Le gouvernement n'a que quelques junkers, quelques officiers et un régiment de femmes pour le défendre. Bientôt il est forcé de se rendre et est arrêté. Kérensky a préféré filer à l'anglaise. Le pouvoir est au soviet et presque sans effusion de sang. La victoire est aux bolchéviks. Dans une chambre vide à côté de la salle où se tient le congrès des Soviets, se trouvent, couchés par terre, sur une mince couverture, côte à côte, Lénine et Trotsky, les vainqueurs ; tous deux sont épuisés.

Lénine quand il apprend la victoire ne sait dire qu'une chose : « Es schwindelt » (On a le vertige).

Quand Dan, le leader menchévik, proteste au congrès contre le « complot bolchévik », Trotsky répond :

« Ce qui s'est produit, c'est une insurrection et non pas un complot. L'insurrection des masses populaires n'a pas besoin d'être justifiée. Nous avons donné de la trempe à l'énergie révolutionnaire des ouvriers et des soldats. Nous avons ouvertement forgé la volonté des masses pour l'insurrection. Notre soulèvement a remporté la victoire : et maintenant l'on nous propose de renoncer à cette victoire, de conclure des accords. Avec qui ? Vous êtes de pauvres unités, vous êtes des banqueroutiers, votre rôle est joué. Allez là où est votre place : au panier de l'histoire. »

Et à ces paroles dédaigneuses, Trotsky ajoute dans ses mémoires :

« Ce fut la dernière réplique dans le grand dialogue qui avait commencé le 3 avril, au jour et à l'heure de l'arrivée de Lénine à Pétrograd. »

La prise du pouvoir par les bolchéviks était inévitable. Les menchéviks et socialistes-révolutionnaires au pouvoir n'avaient pas réalisé un seul des points de leur programme. Les bolchéviks avec les deux mots d'ordre : « la paix » et « la terre aux paysans » allaient dans leur propagande tout droit au cœur des masses. La guerre était haïe par les masses, mais depuis que le paysan savait qu'on distribuerait la terre, cette terre qu'il attendait depuis sa naissance, son seul et grand rêve, il ne tenait plus en place dans les tranchées. Avant la révolution se faire tuer au front n'avait pas le même sens que maintenant. Se faire tuer juste au moment où les autres recevront leur part de terre cela serait trop bête et qui lui garantissait que pendant qu'il risquait sa peau dans les tranchées pour une cause qu'il ne comprenait pas, et qui ne l'intéressait guère, les autres paysans de son village ne se partageaient pas la terre convoitée et qu'à son retour il resterait bredouille ? Il fallait la paix, coûte que coûte !

A l'arrière, les paysans attendaient le partage de la terre : ils attendaient et attendaient, mais le décret ne venait pas. Par-ci, par-là les paysans prenaient la terre tout seul, mais le gouvernement se gardait bien de légaliser ces partages.

Il était donc tout à fait naturel que les masses missent tout leur espoir dans l'avènement au pouvoir des bolchéviks.

Tous les grands événements ont leur légende. L'insurrection d'Octobre a la sienne. Partout on peut lire que si les bolchéviks ont réussi leur « coup d'Etat » du 25 octobre c'est grâce aux manœuvres savantes, les fameuses « man uvres invisibles », de Trotsky. Trotsky est le premier à sourire de cette façon simpliste à considérer une révolution. Il est certain que le rôle de Trotsky dans l'exécution des manœuvres pour la prise du pouvoir a été capital. Mais, comme dit Trotsky, dans un article tout récent, « le pouvoir n'est pas un prix qu'obtient le plus adroit. Le pouvoir est une relation entre les individus, en fin de compte entre les classes. » L'exemple de la rébellion des généraux espagnols, ne peut qu'appuyer ce que dit Trotsky. Il faut quelque chose de plus pour faire réussir une révolution que l'établissement d'un plan militaire parfait.

D'ailleurs, le 25 octobre, seul Pétrograd est au pouvoir des bolchéviks, si la révolution triomphe à Moscou et ailleurs, dans les autres centres industriels, ce n'est nullement grâce à un savant plan militaire préconçu, mais parce que partout les masses ouvrières attendent l'heure de descendre dans la rue et de prendre le pouvoir.

Si les bolchéviks ont réussi en 1917, c'est parce que l'immense majorité du peuple était pour eux. Les ouvriers, c'était la minorité agissante qui encadrait la masse paysanne, cette énorme masse de déshérités qui voyait avec un préjugé favorable la prise du pouvoir par ceux dont le premier acte était de leur distribuer la terre et de leur donner la paix.

Pourrait-on autrement comprendre comment les communistes russes purent résister sur 22 fronts à la contre-révolution, à l'intervention militaire des puissances alliées ? Ce n'est pas une minorité, une petite poignée d'hommes, qui pouvait accomplir un pareil miracle. On ne fait pas des héros à coups de trique et quelque opinion qu'on puisse avoir sur la révolution russe et les hommes qui la firent, il faut convenir qu'ils se sont battus en héros. Leur lutte n'évoque qu'un seul exemple : l'armée de la liberté de la Révolution de 89.

C'est dès 1905 que Trotsky avait prévu ce qui se passerait en octobre 1917, quand il établit sa théorie de la permanence de la Révolution, prévoyant le passage obligatoire de la révolution russe du stade démocratico-bourgeois au stade de la dictature des ouvriers, appuyés par les paysans.


Il est plus facile de conquérir le pouvoir que de le garder. Quand les bolchéviks s'installèrent au pouvoir, leurs adversaires prévoyaient quelques jours, quelques semaines, plus tard, quelques mois, comme le délai maximum de la domination bolchévique. Lénine lui-même ne croyait guère pouvoir tenir longtemps tout seul. Pour lui il ne s'agissait que de tenir jusqu'à ce que la révolution éclatât dans les autres pays. Et ceci n'était pas l'opinion isolée de Lénine, mais celle de tout le parti bolchévik.

Parmi les premiers décrets on trouve celui sur la nationalisation et la distribution des terres. Les bolchéviks travaillent sans répit à l'oeuvre législative. Il faut détruire et reconstruire. Il est vrai qu'en ce moment il s'agit surtout de détruire, détruire le passé et tout ce qui adhère à lui.

Tout est à refaire. Il faut même trouver un nouveau nom pour le gouvernement et ses dirigeants. Sur la proposition de Trotsky on accepte le nom de « commissaire du peuple » pour les ministres et de « soviet des commissaires du peuple » pour le gouvernement.

A la répartition des tâches, Lénine propose Trotsky à l'intérieur : Trotsky refuse en alléguant son origine juive ; dans un pays où l'antisémitisme a de si profondes racines, cela compliquerait inutilement la tâche des bolchéviks. Il préfère la direction de la presse. Lénine ne veut pas céder, mais doit s'incliner devant la majorité qui donne raison à Trotsky. Mais il n'aura pas la presse non plus. « Il faut opposer Lev Davidovitch à l'Europe, dit Sverdlov dans cette séance. Qu'il prenne les Affaires étrangères. » « Que seront, maintenant, nos affaires étrangères ? » réplique Lénine peu enchanté de cette proposition.

Et voilà Trotsky devenu commissaire du peuple aux Affaires étrangères.

Il aura à sa charge la délicate mission de la direction des pourparlers de paix de Brest-Litovsk. Depuis la conclusion de la paix de Brest-Litovsk tout bon patriote des pays alliés verra, en Trotsky, l'ennemi public n° 1, le mauvais génie de Lénine.

Le 25 octobre, la révolution triomphe. Le 26 octobre le congrès des soviets ratifie le décret de paix. Les bolchéviks possèdent alors, en tout et pour tout, le seul Pétrograd. Mais les bolchéviks ne perdent pas leur temps. Le 7 novembre, Trotsky propose par radio aux Alliés et aux empires centraux la conclusion d'une paix générale, sans contributions et sans annexions. Le 22 novembre, le nouveau gouvernement russe signe un armistice sur tous les fronts ; le 9 décembre, les pourparlers de paix commencent. Le 29 décembre, Lénine reçoit la nouvelle des énormes exigences des empires centraux et son premier geste est d'expédier Trotsky à Brest-Litovsk. Pendant quelques semaines, Trotsky aura à louvoyer avec les diplomates et militaires envoyés par les empires centraux.

Mais à Pétrograd cela ne va pas tout seul. Le parti bolchévik est en révolution. Boukharine, appuyé par la majorité du parti et en particulier par les éléments ouvriers, prêche la guerre révolutionnaire. Les socialistes-révolutionnaires de gauche, qui avaient appuyé jusqu'à présent les bolchéviks, s'agitent à leur tour, reprennent même leur activité terroriste qui amènera entre autre, l'assassinat du comte Mirbach, ambassadeur d'Allemagne en Russie. Personne ne veut admettre les conditions monstrueuses de l'Allemagne. Lénine seul, voit les choses dans leur réalité. Il est pour la paix sous n'importe quelle condition. « Il nous faut, avant tout, la paix » répète-t-il inlassablement. Le débat sur la paix s'ouvre le 21 janvier 1918, dans une réunion des militants actifs du parti. Trois positions sont en présence : Lénine est pour la paix à tout prix ; Boukharine est pour la guerre révolutionnaire ; Trotsky dit « ni guerre, ni paix, considérons-nous comme en état de paix avec l'Allemagne, sans toutefois signer le traité de paix. »

Au vote Boukharine a 32 voix, Lénine 15 voix et Trotsky 16.

Lénine est battu, mais pour empêcher la victoire des conceptions de Boukharine, il passe dans le camp de Trotsky et accepte le mot d'ordre : « ni paix, ni guerre ».

« A la séance décisive du comité central, qui eut lieu le 22 janvier, raconte Trotsky, on adopta ma proposition : traîner en longueur les pourparlers ; en cas d'ultimatum allemand, déclarer que la guerre est terminée, mais refuser de signer la paix ; dans la suite, agir selon les circonstances. »

Voilà en quoi se résume la fameuse discussion autour du traité de Brest-Litovsk. Trotsky avertit le 10 février les plénipotentiaires des empires centraux de la décision prise par les Russes. C'est Lénine qui a eu raison. Le 18 février, les Allemands rompent l'armistice et commencent une nouvelle offensive. Devant les faits, tout le monde doit s'incliner ; la Russie n'est pas capable d'opposer une résistance quelconque à l'avance allemande. On reprend les pourparlers de paix ; le 21 février, les bolchéviks prennent connaissance des nouvelles conditions de paix qui sont encore plus dures que les premières. Le 3 mars, la délégation russe signe le traité de paix sans le lire.

L'écroulement des empires centraux, quelques mois plus tard, transforme ce traité en un chiffon de papier.


Mais déjà d'autres soucis pressent les dirigeants bolchéviks. La droite a dû céder le pouvoir presque sans effusion de sang. Voilà que maintenant elle s'efforce de le reprendre. La guerre civile s'allume aux quatre coins de l'immense pays. Pendant des années les tenailles des armées contre-révolutionnaires tâcheront d'étouffer le pouvoir révolutionnaire et réduiront le pouvoir au petit territoire qui constituait dans les premières années de la constitution de l'empire le duché de Moscovie. Le gouvernement est forcé, devant la menace allemande, d'abandonner Pétrograd et de s'installer au Kremlin, à Moscou, dans la mi-mars 1918. A cette même date, Trotsky quitte le commissariat des Affaires étrangères où il est remplacé par Tchitcherine, arrivant de Londres. Lénine réalise enfin son plan et donne à Trotsky l'Intérieur par un chemin détourné : il le fait nommer commissaire à la guerre. Il n'y a pas de guerre extérieure, mais il y a la guerre civile.

Et ainsi commença la formidable épopée de l'armée rouge. Trotsky sort du néant une armée révolutionnaire qu'il mènera de victoire en victoire. Il transformera des soldats déserteurs et démoralisés en combattants héroïques de la révolution. Le 24 janvier 1919, dans la grand'salle de Colonnes, à Moscou, devant les jeunes commandants assemblés Trotsky s'écrie :

« Donnez-moi trois mille déserteurs, appelez cela un régiment : je leur donnerai un chef combatif, un bon commissaire, ce qui convient comme chefs de bataillon, de compagnie et de peloton, et les trois mille déserteurs, en un mois, feront chez nous, en pays révolutionnaire, un excellent régiment. »

Et ce n'était pas une boutade. Trotsky tint parole. C'est de cette manière qu'il créa 16 armées qui combattirent victorieusement un adversaire équipé à profusion des armes les plus modernes.

Si on ne connaissait pas tous les détails on prendrait l'oeuvre de Trotsky pour un miracle. Cet homme que la prison a empêché de faire son service militaire, qui, en 1906, par un jugement fut privé de ses droits civils et militaires, se révéla un militaire et stratège de grande taille.

Il utilisera, avec un excellent résultat, les officiers tsaristes en les flanquant de deux commissaires bolchéviks pour les surveiller. Une discipline stricte et sans pitié pour les coupables et les lâches et son extraordinaire faculté d'insuffler le courage et l'enthousiasme dans les cœurs des combattants font bientôt de l'armée rouge, une armée d'une valeur militaire incontestable.

Le fameux train, appelé « le train du président du Soviet de guerre révolutionnaire », dans lequel Trotsky voyageait d'un front à l'autre devint rapidement légendaire. Trotsky raconte sur ce train ce qui suit :

« J'ai vécu deux ans et demi, sauf intervalles relativement courts, dans un wagon qui avait été, autrefois, au service du ministre des Voies et Communications. L'installation de cette voiture était bonne dans le sens du confort ministériel, mais elle n'était guère faite pour le travail. C'est là que je recevais ceux qui m'apportaient des rapports en cours de route, c'est là que je consultais les autorités militaires et civiles des lieux où je passais, c'est là, enfin, que je déchiffrais les télégrammes, dictais des ordres et des articles. Mon train avait été formé en hâte dans la nuit du 7 au 8 août 1918, à Moscou. Le matin même, je partais pour Sviiajsk, me rendant au front tchécoslovaque. Dans la suite, mon matériel fut constamment remanié, devint plus compliqué, se perfectionna. Dès 1918, c'était un appareil volant de gouvernement. Il s'y trouvait un secrétariat, une imprimerie, une station télégraphique, une de radio, une d'électricité, une bibliothèque, un garage et des bains. »

« Le poids du train était tel qu'il lui fallait deux locomotives. » Le train éditait deux journaux : celui de sa cellule communiste, intitulé : En sentinelle et celui du train proprement dit, intitulé : En route.

Il fit dans ce train plus de cent cinq mille kilomètres.

L'influence décisive de Trotsky se comprend mieux à travers le témoignage suivant du bolchévik Gousrev :

« L'arrivée du camarade Trotsky détermina un revirement décisif de la situation. Le train du camarade Trotsky, en s'arrêtant à Sviiajsk, petite situation perdue dans la campagne, apportait une forte volonté de victoire, de l'initiative et une pression résolue sur tous les travaux de l'armée. »
«

Trotsky frôla plusieurs fois la mort, sous Kazan, puis quand son train dérailla.

Ayant sauvé la situation, sous Kazan, Trotsky prend la direction de la défense de Pétrograd qui est attaqué par l'armée de Youdenitch, puissamment équipée d'armes automatiques, tanks, avions et ayant à son flanc la flotte anglaise comme appui. Ici aussi, Trotsky réussit à redresser une situation désespérée. Kirdetsov, ministre de Youdenitch parle de l'arrivée de Trotsky à Pétrograd comme suit : « Dès le 16 novembre, Trotsky arrivait en toute hâte sur le front de Pétrograd et le désarroi de l'état-major rouge disparut devant son énergie bouillonnante. »

Trotsky est décoré de l'ordre du Drapeau Rouge pour sa magnifique défense de Pétrograd, son train est aussi collectivement décoré de l'ordre du Drapeau Rouge. L'Internationale communiste lui vote la résolution suivante :

« Défendre Pétrograd rouge, c'était rendre un service inappréciable au prolétariat mondial et, par conséquent, à l'I.C. La première place dans la défense de Pétrograd vous appartient, bien entendu, cher camarade Trotsky. Au nom du comité exécutif de l'Internationale communiste, je vous transmets des drapeaux que je vous prie de remettre aux éléments les plus méritants de la glorieuse Armée rouge que vous dirigez. Le président du comité exécutif de l'I.C., G. Zinoviev. »

Quand Trotsky prit le commandement suprême de l'armée rouge qu'il avait créée, et dans laquelle il avait réussi, par un tour de force extraordinaire, d'incorporer 30.000 anciens officiers tsaristes, la Russie était envahie de tous les côtés. Les allemands s'étaient emparés de la Pologne, de la Lithuanie, de la Lettonie, de la Russie Blanche et d'une partie de la Grande-Russie. L'Ukraine était occupée par l'armée austro-allemande. Sur la Volga, les prisonniers de guerre tchécoslovaques, aidés par la France et l'Angleterre, se révoltent. Dans le nord se trouvent Youdenitch et le corps d'expédition anglo-français qui débarque à Mourmansk et Arkhengel, dans l'Oural les bandes de Doutov, en Sibérie Koltchak et le corps expéditionnaire japonais, sur le Don l'armée de Krasnov, puis celle de Denikine, etc. Il ne reste plus grand'chose sous la domination bolchévique et pourtant quand Trotsky quitte le commissariat à la guerre, la Russie soviétique est victorieuse sur tous les fronts, constitue un sixième du globe.

Malgré ses succès incontestables, Trotsky eut des grosses résistances à vaincre. C'est de cette heure que date la première formation de ce bloc qui, ayant Staline comme centre, s'opposera à toute action de Trotsky jusqu'à ce qu'il réussisse après la mort de Lénine, à l'éliminer définitivement. C'est ce que Trotsky appelle « l'opposition militaire », dont l'âme est le front Staline-Vorochilov. Trotsky, par sa juste sévérité et par sa brusquerie, se crée beaucoup d'ennemis. Il réussit à mater cette opposition grâce à l'appui de Lénine. Les blancs aussi, dénigrent Trotsky, lancent de fausses nouvelles, parlent de divergences entre Trotsky et Lénine, racontent que Trotsky fusille en masse les combattants bolchéviks, etc.

Quand ces bruits parviennent à l'oreille de Lénine, celui-ci comprend la gravité de cette campagne contre Trotsky. Pendant une séance du conseil des commissaires du peuple dans laquelle on avait discuté sur les questions militaires, il se met à écrire sur une feuille à en-tête du conseil des commissaires du peuple et la remet à Trotsky.

Cette feuille était rédigée comme suit :

R.S.F.S.R.

Le président du Conseil des Commissaires du Peuple

Moscou, Kremlin

juillet 1919.

Camarades, Connaissant le caractère rigoureux des prescriptions du camarade Trotsky, je suis tellement persuadé au degré absolu, de la justesse, de la nécessité rationnelle, pour la cause, de l'ordre donné par le camarade Trotsky que je soutiens intégralement cette décision.

V. OULIANOV LENINE

Et il dit à Trotsky : « Je vous donnerai autant de blancs-seings comme cela que vous en voudrez. »

Quel meilleur témoignage pourrait-on demander pour prouver la parfaite identité de vue qui existait entre Lénine et Trotsky pendant les années de leur travail en commun ?

Une seule fois, Trotsky s'opposa sur le terrain de la stratégie militaire aux vues de Lénine. Ce fut pendant la guerre russo-polonaise, pendant la fameuse poussée de la cavalerie de Boudienny, après avoir libéré Kiev et chassé les Polonais de l'Ukraine. Lénine était partisan de continuer la guerre et d'aller jusqu'à Varsovie. Il escomptait que l'arrivée de l'armée rouge sous les portes de Varsovie encouragerait le prolétariat polonais de s'insurger à son tour contre le régime de Pilsudsky. Lénine soutenu par Staline et la majorité des dirigeants politiques et militaires l'emporta contre Trotsky qui connaissait la valeur militaire exacte de l'armée rouge, la jugeait incapable de soutenir un effort aussi long contre une armée bien équipée et cela loin des bases de ravitaillement. Ce fut Trotsky qui eut raison. L'offensive s'écroula rapidement et se transforma en une catastrophe telle que la Russie dut demander la paix. La paix fut à l'avantage de la Pologne ; si les conseils de Trotsky avaient été écoutés, la guerre aurait été terminée à l'avantage de la Russie.

Pour tout homme doté d'une certaine dose de bon sens et d'esprit critique, il apparaît comme absolument certain que cette période de l'activité de Trotsky est absolument hors pair et indiscutablement un facteur important pour la stabilisation du régime bolchévik.

Staline lui-même a dû en convenir et glorifier le rôle de Trotsky dans l'insurrection d'Octobre et dans la direction de l'armée rouge. Ainsi, par exemple, écrit-il le 6 novembre 1918 dans la Pravda :

« Tout le travail de l'organisation pratique de l'insurrection fut accompli sous la direction immédiate du camarade Trotsky, président du Soviet de Pétrograd. On peut dire avec assurance que le Comité militaire révolutionnaire du Parti doit la rapide adhésion de la garnison au Soviet et l'habileté de la mise en œuvre, avant tout et surtout, au camarade Trotsky. Les camarades Antonov et Podvoïsky furent ses principaux assistants. »

Ce qui n'empêcha pas Staline de déclarer en 1924 : « Je dois dire que Trotsky n'a joué et ne pouvait jouer aucun rôle particulier dans l'insurrection d'Octobre. » Entre les deux versions s'intercale la mort de Lénine.

Aujourd'hui, on va plus loin, on nie tout simplement le rôle de Trotsky en tant que fondateur et chef de l'armée rouge. Après la nouvelle version, Staline était le seul dirigeant capable de l'armée rouge, si l'armée rouge a vaincu, c'est grâce à l'effort de Staline qui corrigea toutes les erreurs et le sabotage de Trotsky. Ce n'est pas un personnage quelconque qui fait cette affirmation, mais Vorochilov, chef actuel de l'armée rouge et maréchal par la volonté de Staline.

Dans la presse communiste on va jusqu'à dire que si Lénine a placé Trotsky à la tête de l'armée rouge, c'était pour mieux le démasquer comme contre-révolutionnaire et de pouvoir ainsi le fusiller. Les journaux staliniens oublient seulement d'ajouter pourquoi Lénine « oublia » de faire fusiller Trotsky.


Vers la fin de 1919 l'état des moyens de communications est tel que 60 % des locomotives sont en panne. La désorganisation des chemins de fer continue : la guerre civile use le matériel roulant pour lequel on ne trouve pas de remplacement. On craint pour 1920 l'arrêt total du trafic ferroviaire. Trotsky doit monter sur la brèche et faire un nouveau miracle. Ainsi à ses multiples fonctions s'ajoute celle de commissaire du peuple aux communications. Il sauve les transports de la débâcle et bientôt la guerre contre la Pologne démontre que les transports russes revivent. Pilsudsky qui avait compté avec le délabrement des moyens de transport russe vit ainsi ses calculs déjoués.


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