1940

Écrit à Coyoacan (Mexique) en novembre 1940 et paru dans Fourth International en mai 1941. Reproduit dans une traduction en français avec l'autorisation de Natalia Trotsky dans Julian Gorkin : L'assassinat de Trotsky (1948 rééd. 1969).

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Ce fut ainsi...

Natalia Sédova Trotsky


Trotsky

20 août 1940 - Trotsky agonisant...

Il était sept heures du matin, le mardi 20 août 1940, quand Léon Davidovitch s'éveilla et déclara :

«Tu sais, je suis très en forme, ce matin ! Il y a longtemps que je ne me suis senti aussi bien. Hier soir, j'ai pris une double dose de somnifère. Je trouve que cela me fait beaucoup de bien.
- Oui. Je me souviens que nous avions déjà remarqué cela, en Norvège : tu étais beaucoup plus faible alors que maintenant. Mais ce n'est pas le somnifère qui te fais du bien : c'est le sommeil, qui te repose totalement.
- C'est vrai.»

Léon Davidovitch disait parfois, en ouvrant le matin les volets blindés de notre chambre (posés par des amis après l'agression du 24 mai) ou le soir en les fermant :

«Maintenant, les Siquieros ne pourront plus nous faire de mal !»

Et chaque matin, à son réveil, il répétait autant pour lui que pour moi :

«Nous n'avons pas été tués cette nuit et tu n'es pas contente !»

Je me défendais comme je pouvais. Un jour, après son habituelle remarque, il ajouta, pensif :

«Oui, Natacha, ils nous ont accordé un délai.»

En 1928, lors de notre déportation à Alma-Ata où nous attendait un sort incertain, nous avions bavardé toute la nuit dans notre wagon. Le sommeil nous fuyait. Notre vie à Moscou durant les dernières semaines, les derniers jours surtout, avait été si agitée et notre fatigue était telle que nous ne dominions pas notre excitation nerveuse. Je me souviens que Léon Davidovitch me dit :

«Je ne crois pas qu'il vaille mieux mourir dans un lit au Kremlin qu'être déporté ! »

Comme toutes ces pensées étaient loin de nous en ce matin du 20 août ! Son excellente forme physique lui faisait espérer qu'il travaillerait toute la journée “comme il fallait”.

Ainsi que chaque jour, il se frictionna vigoureusement, s'habilla rapidement, puis se rendit dans la cour pour donner à manger aux lapins. Quand il se sentait mal, il n'aimait pas s'occuper d'eux, mais se refusait pourtant à confier cette tâche à quelqu'un d'autre : il s'était attaché à ces petites bêtes et était sûr en les soignant lui-même qu'elles ne manqueraient de rien. Faire cela comme il le voulait et comme il avait coutume de le faire - c'est-à-dire bien - était difficile. Il lui fallait aussi ménager ses forces afin de les conserver pour le travail intellectuel. Soigner les bêtes et nettoyer le clapier lui reposaient un peu l'esprit et le distrayaient, mais le fatiguaient physiquement : cela se remarquait dans sa capacité de travail. Il ne faisait rien lentement, ou à moitié; la lassitude et le découragement lui étaient inconnus. C'est pourquoi il ne pouvait souffrir l'inaction et la perte de temps que représentaient pour lui les visites et les conversations banales… Avec quelle ardeur il allait chercher dans la montagne les cactus qu'il replantait ensuite dans notre jardin ! Il se donnait tout entier à cette tâche; plein d'ardeur, il était le premier à se mettre au travail et le dernier à l'abandonner. Aucun des jeunes gens qui l'accompagnaient dans ses excursions n'était capable de le gagner de vitesse : il les dépassait tous les uns après les autres et finalement ils renonçaient… Il était infatigable. Souvent, tout en l'observant, je m’émerveillais de ce miracle. D'où tirait-il cette énergie, cette force physique? Il allait, chargé de ces cactus lourds comme du plomb, et ni le soleil d'un ardeur intolérable ni les montagnes aussi dures à gravir qu'à redescendre ne ralentissaient sa marche. Il semblait hypnotisé par le résultat à atteindre. C'est que le changement d'occupation était pour lui une véritable détente… Il trouvait dans le travail une compensation aux coups cruels qui s'acharnaient sur lui. Et plus dure était l'épreuve, plus passionnément il l'oubliait grâce au travail.

Pour des raisons de force majeure, les chasses aux cactus étaient de plus en plus rares. De temps en temps, las de notre vie monotone, il me demandait :

«Ne crois-tu pas que nous pourrions sortir une journée entière cette semaine?
- Pour aller aux travaux forcés, n'est-ce pas? M'écriais-je pour le taquiner. Et pourquoi pas?
- Le mieux serait de sortir très tôt. Que dirais-tu de six heures du matin?
- Ne penses-tu pas que cela te fatiguera?
- Non. Cela me revigore, au contraire. Et je te promets d'être raisonnable.»

Léon Davidovitch s'était habitué à donner à manger à ses lapins et à ses poules, qu'il observait toujours avec un grand intérêt, entre sept heures un quart, sept heures et demie, et neuf heures du matin. Parfois, il s'interrompait pour dicter une remarque, une idée qui lui venait à l'esprit tandis qu'il s'adonnait à cette besogne.

...Ce jour-là, il avait travaillé sans interruption dans le patio. Après le petit déjeuner, il m'avait répété qu'il se sentait tout à fait bien et voulait commencer à dicter un article sur l'instruction militaire aux Etats-Unis. Il se mit, en effet, à dicter.

A une heure, Rigalt, notre avocat dans l'affaire du 24 mai, vint nous voir. Après cette visite, Léon Davidovitch me dit qu'il devait remettre son article à plus tard et reprendre le travail entrepris sur le procès qui avait suivi l'attentat, ce qui le contraria un peu. Il convint avec son avocat qu'il fallait répondre à El Popular à propos d'un banquet au cours duquel on l'avait accusé d'avoir tenu des propos diffamatoires contre certaines gens.

«  Je vais prendre l’offensive et les traiter de cyniques calomniateurs, s’écria-t-il, la voix vibrante de défi.
Il est regrettable que tu ne puisses pas écrire cet article sur la mobilisation, remarquai-je.
Que puis-je faire ? Je dois l’abandonner pendant deux ou trois jours. J’ai demandé que l’on mette sur mon bureau tous les matériaux… Après le déjeuner, j’y jetterai un coup d’œil. »

Et il répéta encore, satisfait de son état physique  :

«  Je me sens vraiment bien.»

Après une courte sieste, il s’assit à son bureau, couvert de matériaux pour son article d’El Popular. Je remarquai que sa forme physique restait excellente et cela me rendit heureuse. Ces derniers temps, Léon Davidovitch s’était plaint d’une fatigue générale. Cela ne pouvait être que passager ; mais en de tels moments, il pensait « à eux » plus qu’il n’eût fallu. Ce jour-là nous semblait être pour sa santé l’aurore d’une période meilleure. Il avait bonne mine. De temps en temps, j’entrouvrais la porte doucement pour ne pas le gêner et je l’observais, assis à son bureau dans sa pose coutumière, penché sur son travail, la plume à la main. «  Encore un épisode, et ces annales seront terminées », pensais-je. C’est ainsi que s’exprime dans Boris Goudounov, le drame de Pouchkine, le vieux chroniqueur Pimen relatant les crimes du tsar Boris. Léon Davidovitch menait une vie de prisonnier ou d’anachorète, à ceci près que dans sa solitude, non seulement il était attentif à tous les événements du monde, mais il continuait à lutter avec acharnement contre ses ennemis idéologiques.

Il eut le temps jusqu’à cinq heures du soir d’enregistrer sur le dictaphone une partie de son article sur la mobilisation aux Etats-Unis, ainsi qu’une cinquantaine de petites pages de réponse à El Popular, c’est-à-dire aux perfidies de Staline. Tout au long de la journée, il jouit d’un équilibre parfait.

A cinq heures, comme toujours, nous avons pris le thé. A cinq heures vingt-cinq ou cinq heures et demie, je me suis mise au balcon. Je pouvais voir Léon Davidovitch dans le patio, près du clapier ouvert  : il donnait à manger aux lapins. Avec lui se trouvait un homme que je reconnus lorsqu’il retira son chapeau et se dirigea vers la maison. C’était Jacson. « Le voilà encore », pensai-je. Et je me demandai  : « Pourquoi vient-il si souvent en ce moment ? »

« J’ai terriblement soif et je voudrais un verre d’eau, dit-il aussitôt après m’avoir saluée.
- Voulez-vous une tasse de thé ?
- Non, non. J’ai mangé et mon déjeuner m’est resté là (il montrait sa gorge). Ca m’étouffe.» 

En effet, il était verdâtre et semblait très nerveux.

« Pourquoi avez-vous pris votre chapeau et votre imperméable ? (Il portait son imperméable sur son bras gauche, serré au corps.) Il y a du soleil aujourd’hui.
Mais vous savez que ça ne dure pas et qu’il peut pleuvoir. »

J’eus envie de répondre  : «  Il ne pleuvra sûrement pas. » Il se vantait généralement de ne jamais mettre ni chapeau ni imperméable, même par le plus mauvais temps, aussi ai-je ressenti une certaine gêne devant cette insistance.

«  Comment va Sylvia ? » repris-je.

Il ne m’entendit pas. Ma question sur l’imperméable et le chapeau avait dû le troubler. Il semblait absorbé. Follement nerveux, comme s’il eût été brusquement tiré d’un sommeil profond, il répondit enfin  :

«  Sylvia ? Sylvia ? »

Et se reprenant, il a ajouté négligemment  :

« Elle va bien. »

Puis il retourna vers le clapier près duquel se tenait toujours Léon Davidovitch. Je l’accompagnai et l’interrogeai  :

«  Il est prêt, votre article ?
- Oui, il est terminé.
- Tapé ? »

La main qui maintenait l’imperméable – auquel, je le vis plus tard, avaient été attachés le piolet et le poignard – fit un geste maladroit et, gardant le bras collé au corps, il me montra quelques feuilles dactylographiées.

«  Vous avez bien fait de l’apporter dactylographié. Léon Davidovitch n’aime pas les manuscrits mal présentés. »

Jacson était déjà venu à la maison deux jours plus tôt, avec le chapeau et l’imperméable. Je ne le vis pas, car malheureusement je n’étais pas là. Mais Léon Davidovitch me raconta sa visite et me dit qu’il avait une attitude un peu étrange. Il disait cela sans trop y attacher d’importance. Néanmoins, ayant observé certaines choses nouvelles, il n’avait pu s’empêcher de me faire part de son impression  :

«  Il m’a apporté son article, ou plutôt son brouillon… C’est bien confus. Je lui ai donné quelques conseils. On verra ce que cela donnera. »

Et il ajouta  :

« Hier, il ne s’est pas du tout conduit comme un Français. Il s’est assis tout de suite sur mon bureau et n’a pas quitté son chapeau.
- C’est drôle, fis-je. Il ne porte jamais de chapeau.
- Eh bien, cette fois, il en avait un  ! » s’exclama Léon Davidovitch sans arrêter sa marche.

Je conçus aussitôt une certaine méfiance. J’avais cru comprendre que Léon Davidovitch avait observé quelque étrangeté dans le comportement de Jacson, sans toutefois arriver à une conclusion précise. Cette conversation avait eu lieu la veille du crime.

...Le chapeau sur la tête… Le pardessus sur le bras… Assis sur le bureau… N’était-ce pas une répétition ? Il avait fait cela pour pouvoir par la suite se sentir plus sûr de ses mouvements.

Mais qui, alors, pouvait le deviner ? Qui pouvait prévoir que ce 20 août, un jour pareil aux autres, serait le jour du destin ? Rien ne faisait pressentir cette fatalité. Le soleil brillait depuis le matin, comme il brille toujours ici. Les fleurs largement épanouies embaumaient le jardin, et la pelouse était d’un vert brillant. Tous ici, chacun à sa façon, avaient le souci de rendre la tâche plus facile à Léon Davidovitch. Plusieurs fois, au cours de la journée, j’ai gravi les marches de cette terrasse, je suis entrée dans ce bureau, je me suis assise sur cette chaise, devant sa table de travail.

Tout cela était si ordinaire  ! Mais, précisément pour cela, si terrible, si tragique maintenant  ! Aucun de nous – pas même lui – ne pouvait prévoir l’imminence de la catastrophe. Et ce défaut d’intuition cachait un abîme…

Cette journée fut l’une des plus harmonieuses que nous ayons connues. Quand Léon Davidovitch était allé au jardin, vers midi, le voyant marcher tête nue sous le soleil ardent, je courus lui porter sa casquette blanche pour le protéger de la brûlure du soleil, alors qu’il était menacé d’une mort atroce  ! Nous ne sentions pas qu’il était déjà condamné, le désespoir ne déchirait pas encore nos cœurs.

Je me souviens que lorsque nos amis avaient installé le système intérieur d’alarme, j’avais attiré l’attention de Léon Davidovitch sur la nécessité qu’il y avait de poster un gardien près de la fenêtre. Cette mesure me paraissait indispensable. Mais il me fit observer qu’en ce cas, il faudrait étendre encore le système de défense et porter à dix le nombre de gardiens, ce qui eût été une charge supérieure aux moyens financiers et au matériel humain dont disposait notre organisation. Un gardien placé près de la fenêtre ne pouvait le sauver à un moment déterminé  : néanmoins, l’absence de protection à cet endroit me préoccupait… Un autre jour, Léon Davidovitch avait été impressionné par le cadeau que lui avaient envoyé nos amis  : un gilet blindé, une sorte de cotte-de-mailles. Je lui dis alors qu’il serait bon d’avoir quelque chose d’analogue pour se protéger la tête… Léon Davidovitch insistait pour que chaque camarade occupant le poste le plus exposé à un moment déterminé mis ce gilet blindé. A la suite de l’échec essuyé par nos ennemis le 24 mai, nous devinions que Staline n’en resterait pas là, et nous prenions nos dispositions en conséquence. Nous pensions que la prochaine attaque de la G.P.U. obéirait à une autre tactique et nous savions que la possibilité d’une agression commise par un de nos familiers, suborné par le G.P.U., n’était pas exclue. Mais ni la cotte-de-mailles ni le casque ne l’auraient protégé… On ne pouvait être à chaque seconde sur le qui-vive ni faire constamment usage de tous les moyens de protection. On ne pouvait consacrer sa vie à un travail d’auto-défense. Ou alors, la vie aurait perdu tout son sens...

Quand nous nous approchâmes, Jacson et moi, de Léon Davidovitch, celui-ci me dit en russe  :

«  Tu sais, il attend Sylvia. Ils partent demain. »

Il voulait ainsi m’indiquer qu’il serait bon de l’inviter, sinon à dîner, du moins à prendre le thé.

«Je ne savais pas que vous attendiez Sylvia et que vous partiez demain.
- Ah  ! oui. J’ai oublié de vous le dire.
- Dommage que nous ne l’ayons pas su  ! J’aurais pu vous donner une commission pour New York.
- Oh  ! je peux revenir demain matin…
- Non, non, merci. Cela nous dérangerait l’un et l’autre. »

Me tournant vers Léon Davidovitch, je lui dis en russe que j’avais déjà offert du thé à Jacson, mais qu’il avait refusé, se plaignant d’un malaise et d’une terrible soif, et qu’il s’était contenté de me demander un verre d’eau.

«  Vous êtes encore souffrant et vous avez mauvaise mine. C’est mal, cela. »

Il y eut un silence. Léon Davidovitch ne voulait pas quitter ses lapins et il ne semblait pas disposé à écouter la lecture de l’article. Mais il se fit violence et demanda  :

«  Alors, voulez-vous me lire votre article ? »

Sans hâte, il ferma les portes du clapier et retira les gants qu’il mettait toujours quand il s’occupait des animaux. Il prenait grand soin de ses mains qui se blessaient facilement, ce qui l’empêchait d’écrire et l’irritait. Sa plume, comme ses doigts, était toujours d’une rigoureuse propreté. Il secoua sa blouse bleue qui protégeait ses vêtements et à pas lents, en silence, nous nous dirigeâmes tous trois vers la maison. Je les accompagnai jusqu’au bureau. La porte se referma sur eux et j’entrai dans la pièce voisine.

Trois ou quatre minutes à peine s’étaient écoulées lorsque j’entendis un hurlement ; je ne sus pas immédiatement qui l’avait poussé. Mais je courus vers lui… Entre la salle à manger et la terrasse, Léon Davidovitch était debout, appuyé au chambranle de la porte, les bras ballants ; dans sa face ensanglantée se détachait le bleu éclair de ses yeux sans lunettes.

«  Qu’arrive-t-il ? Qu’arrive-t-il ? »

Je le pris dans mes bras, mais il ne me répondit pas tout de suite. Je pensais que quelque chose était tombé du toit, alors en réparation. Mais pourquoi était-il venu ici ? Il prononça distinctement, sans que sa voix révélât altération, amertume ou désespoir  :

«  Jacson » 

Dans sa bouche, ce mot signifiait  : « Tout est consommé.» Nous fîmes quelques pas et avec mon aide, il s’allongea sur la natte.

«  Natacha, je t’aime. »

C’était si inattendu, si lourd de sens, si grave et si solennel que, sans force et dominée par un tremblement de tout mon être, je m’inclinai vers lui.

«  Oh  ! Il faudra fouiller tous ceux qui entreront ici à l’avenir  ! »

Et doucement, avec d’infinies précautions, je glissai un oreiller sous sa tête blessée, je plaçai de la glace sur la blessure et avec un coton j’essuyai le sang qui coulait sur son visage ;

Il articula avec difficulté, d’une voix à peine perceptible  :

«  Il faut éloigner Sieva. »

Il me sembla qu’il ne se rendait pas compte de la difficulté qu’il avait à parler.

«  Tu sais, là-bas – et du regard il désignait la porte du bureau – j’ai senti… j’ai compris ce qu’il voulait faire… Il voulait me frapper encore… mais je l’en ai empêché… »

Le ton était calme, mais la voix était basse et les mots entrecoupés.

«  Mais je l’en ai empêché. » Cette phrase dénotait une certaine satisfaction. Ensuite Léon Davidovitch a parlé à Joe en anglais. Nous étions agenouillés Joe et moi, de chaque côté de lui. Je m’efforçais de le comprendre, mais je n’y parvenais pas. A ce moment, par la fenêtre, j’ai vu Charles entrer dans le bureau de Léon Davidovitch, très pâle, un revolver à la main.

«  Que faut-il faire ? demandai-je à Léon Davidovitch. Ils vont sûrement le tuer.
- Qu’ils ne le tuent surtout pas  ! Il faut l’obliger à parler », répondit-il, toujours aussi lentement et difficilement.

Tout à coup, un cri de douleur a retenti. J’ai lancé à Léon Davidovitch un regard interrogateur. D’un clin d’yeux à peine perceptible, il m’a indiqué la porte du bureau et a dit d’un ton indifférent  :

«  C’est lui... Le médecin n’est pas arrivé ?
- Il va venir tout de suite. Charlie est allé le chercher en voiture. »

Le médecin arriva, examina la blessure et déclara en maîtrisant son émotion qu’il n’y avait rien de grave. Léon Davidovitch le laissa parler tranquillement, comme s’il eût pu rien attendre d’autre d’un médecin en une telle circonstance. Mais il regarda Joe et lui dit en anglais en portant la main à son cœur  :

«  Je sens ici… que c’est la fin. Cette fois, ils ont réussi. »

Il voulait que ces mots ne fussent pas compris de moi.

... L’ambulance avançait à toute vitesse grâce au hurlement ininterrompu de ses sirènes et aux sifflets des agents motocyclistes qui l’escortaient au milieu de la circulation intense, de la foule dense et bruyante, des lumières nocturnes. Et nous, nous n’avions pas quitté notre blessé, le cœur dévoré d’une douleur et d’une anxiété insupportables. Il gardait sa lucidité. Sa main gauche était inerte contre son corps, paralysée ; le docteur Dutrm, quand il l’avait examiné dans la salle à manger, nous avait prévenus que cela se produirait. La droite, comme si elle n’eût point trouvé un endroit où se reposer, s’agitait constamment en décrivant des cercles et rencontrant la mienne de temps en temps. Il parlait plus péniblement. Me penchant sur lui au point de l’effleurer, je lui demandai comment il se trouvait.

«  Mieux maintenant » fit-il.

«  Mieux maintenant… » Un sourd espoir montait en moi. Le bruit assourdissant, les sifflets des motocyclistes, la sirène de l’ambulance n’avaient pas cessé, mais mon cœur battait d’espérance. «  Mieux maintenant. »

Nous passâmes la porte de la clinique. L’ambulance s’arrêta. Une multitude de gens nous entouraient. «  Parmi eux, il y a peut-être des ennemis, pensais-je. Comme toujours en semblable cas. Et où sont les amis ? Il faudrait que l’on protège la civière. »

On le déposa sur son lit. Silencieusement, les médecins se penchèrent sur la blessure. L’infirmière, selon leurs instructions, lui coupa les cheveux. J’étais debout à son chevet. Un léger sourire aux lèvres, il me dit  :

«  Le coiffeur est venu, tu vois. »

Il essayait d’adoucir ma peine.

Dans la journée, en effet, nous avions pensé appeler le coiffeur pour qu’il lui coupât les cheveux, mais nous ne l’avions finalement pas fait venir. Il s’en souvenait maintenant.

Léon Davidovitch invita Joe, qui se trouvait près de moi, à recueillir par écrit ses dernières pensées. Mais je n’ai su cela que plus tard.

«  Je suis sûr du triomphe de la IV° Internationale. En avant  ! »

Et lorsque je questionnai Joe sur ce qu’il lui avait dit, le jeune homme me répondit  :

«  Il m’a demandé de noter quelques statistiques sur la France. »

Il me parut surprenant qu’il parlât de statistiques en un tel moment… Peut-être se sentait-il mieux ?

Je restais debout à la tête du lit, maintenant la glace sur la blessure et essayant de comprendre ce que disaient les médecins. On commença à le dévêtir et afin de ne pas lui faire de mal en le remuant, on coupa aux ciseaux sa blouse de travail. Le docteur et l’infirmière échangèrent un coup d’œil attendri devant cette blouse d’ouvrier, puis ils coupèrent le gilet et la chemise. On lui enleva normalement son bracelet montre et ses sous-vêtements. Il me dit alors  :

«  Je ne veux pas qu’ils me déshabillent ; je veux que ce soit toi. »

Il dit cela très distinctement, mais la voix pleine de chagrin. Ces paroles furent les dernières qu’il m’adressa.

Quand j’eus fini, je me penchai et posai mes lèvres sur les siennes. Il me rendit mon baiser longuement. Tel fut notre adieu. Mais nous ne le savions pas. Il perdit connaissance, et l’opération ne le ramena pas à lui. Sans quitter du regard, je suis restée toute la nuit près de lui, attendant le réveil. Ses yeux étaient fermés, mais la respiration, tantôt difficile, tantôt calme, inspirait cependant confiance. Le lendemain passa encore ainsi. Vers midi, comme l’avaient prévu les médecins, il y eut une amélioration. Mais à la fin de l’après-midi, la respiration se modifia brusquement  : elle s’accélérait. J’en conçus aussitôt une mortelle angoisse. Les médecins et le personnel de la clinique entouraient le lit, visiblement très émus. Je m’affolai et ne pus m’empêcher de demander ce que cela signifiait. Un médecin m’assura avec ménagement que cela cesserait bientôt ; les autres se taisaient. Je compris brusquement le sens de ces paroles faussement consolatrices  : la situation était désespérée. Ils le soulevèrent. Sa tête s’inclina sur le côté et ses bras tombèrent le long de son corps, comme dans la « Descente de Croix » de Titien ; un bandage remplaçait la couronne d’épines.

Ses traits n’avaient rien perdu de leur pureté ni de leur fierté  : on eût dit qu’il allait se relever tout à coup et décider lui-même de son sort. Mais sa blessure était trop profonde. Le réveil si anxieusement attendu ne vint pas. Jamais nous n’entendrions de nouveau sa voix. Il n’est plus de ce monde.

Un jour, il sera vengé. Tout au long de sa belle et héroïque existence, Léon Davidovitch a cru à la libération de l’avenir humain. Sa foi ne vacilla pas un seul instant au cours de ses dernières années, mais au contraire se fortifia et se durcit  : l’humanité future, libérée de sa misère, ne connaîtra plus la violence. C’est lui qui m’a appris à croire cela.


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