1943

LA LUTTE de CLASSES  – n° 14 (suppl.)


LA LUTTE de CLASSES  –  n° 14 (suppl.)

Barta

13 juin 1943


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DE LA PREMIERE INTERNATIONALE A LA QUATRIEME

Que la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie prenne nécessairement une forme nationale, son contenu n'en reste pas moins essentiellement international. Il est évident que pour pouvoir lutter, la classe ouvrière doit s'organiser en tant que classe et que le théâtre immédiat de sa lutte est l'intérieur du pays. Mais "le cadre de l'Etat national", remarquait Marx déjà au milieu du XIXème siècle, plusieurs décades d'années avant la phase impérialiste actuelle du capitalisme, "entre lui-même à son tour économiquement dans le cadre du marché mondial, politiquement dans le cadre du système des Etats". Par conséquent l'internationalisme de la classe ouvrière n'est pas l'expression de la "fraternité" sentimentale des prolétaires de tous les pays soumis à la même exploitation capitaliste, mais l'expression de l'unité organique de leur lutte contre un régime social international par sa nature.

Le capitalisme s'est développé historiquement en formant un système international qui a fondu progressivement les différents pays du monde en un bloc organique, la lutte du prolétariat mondial est devenue elle aussi nécessairement internationale. En 1847, à Londres, fut fondée la Ligue des Communistes, première association internationale prolétarienne avec la participation active de Marx et d'Engels, qui rédigèrent aussi son programme historique "Le Manifeste Communiste". En 1852 la Ligue des Communistes sombra dans la vague de la réaction, dont la défaite des ouvriers parisiens en juin 1848 marqua le début. "Quand la classe ouvrière européenne eut repris suffisamment de forces" écrit Engels, "pour un nouvel assaut contre la puissance des classes, se constitua l'Association Internationale des travailleurs", la Première Internationale. C'était de nouveau à Londres, en 1864. Marx, qui rédigea l'Adresse inaugurale de l'Internationale et ses statuts, définissait ainsi son rôle principal : "créer un centre de communication et de coopération entre les associations ouvrières des différents pays aspirant au même but, à savoir : le concours mutuel, le progrès et le complet affranchissement de la classe ouvrière", et cela par "la conquête du pouvoir politique qui est devenue le premier devoir de la classe ouvrière".

L'idée fondamentale qui inspirait toute l'activité de Marx dans la première Internationale était que les ouvriers doivent créer partout des organisations syndicales et politiques, sur la base "des circonstances réelles", qui à son époque variaient encore considérablement d'un pays à l'autre, afin de préparer les masses prolétariennes à la conquête du pouvoir politique.

La première Internationale ne vécut elle-même que neuf années, du 28 septembre 1864 jusqu'en 1874. Elle se brisa elle aussi sous les coups de la réaction, soulevée après la sanglante défaite de la Commune de Paris en 1871 et minée intérieurement par l'action liquidatrice des anarchistes bakouniniens et par l'incompréhension théorique des blanquistes.

Elle fut cependant au cours de son existence éphémère le puissant levier de l'organisation syndicale et dans une certaine mesure aussi politique, de larges couches prolétariennes en Europe et en Amérique, et surtout un étonnant "prophète de l'avenir", comme l'a justement caractérisée 45 ans plus tard le Manifeste Inaugural de la IIIème Internationale.

A partir de 1880 le mouvement ouvrier mondial eut à nouveau un essor prodigieux. En Europe l'organisation syndicale et politique du prolétariat allemand, français, anglais, italien, suisse, etc... remporte d'éclatants succès. En 1889, à l'occasion de l'exposition universelle de Paris, un Congrès convoqué par les "Guesdistes" fonda la IIème Internationale ouvrière.

Pendant vingt ans, à peu près jusqu'à la veille de la première guerre mondiale de 1914, la IIème Internationale fut la grande "organisatrice des millions" d'ouvriers dans tous les pays capitalistes du monde. Cependant, malgré ses progrès, la IIème Internationale resta entre 1904-1914 une Fédération mal consolidée aux tendances et à l'organisation discordantes. Son aile réformiste et opportuniste, issue du développement organique de ce capitalisme industriel qui dure à peu près jusqu'à la fin du XIXème siècle, croyait à l'éternité de cette période de prospérité et niait la nécessité de l'action révolutionnaire des masses. Son aile prolétarienne au contraire, représentée surtout par le parti bolchévique de Lénine, par Trotsky, par Liebknecht et Rosa Luxembourg, basait sa politique sur l'analyse exacte de la nouvelle phase impérialiste du capitalisme et l'approche inévitable de la guerre. Cette perspective se montra bientôt parfaitement juste. En août 1914 éclate la première guerre mondiale impérialiste et quelques semaines après les chefs ouvriers et socialistes de la plupart des pays belligérants décommandent aux masses la lutte de classe et se jettent sans réserve dans le social patriotisme.

Pour une seconde fois l'organisation internationale du prolétariat se disloquait.

Mais tandis que la première Internationale de Marx tombait victime de la réaction après une lutte héroïque couronnée par l'immortelle Commune de Paris, la IIème Internationale de Scheidemann, d'Ebert, de Noske de Renaudel, d'Albert Thomas, etc... périssait dans la honte du social-chauvinisme après avoir trahi les intérêts de la classe ouvrière. Seule une petite minorité, et à sa tête Lénine, Trotsky, Liebknecht et R. Luxembourg, restèrent fidèles à la doctrine de Marx et se dressèrent contre la guerre dans tous les pays, "démocratiques" ou "autoritaires", "agresseurs" ou "victimes de l'agression", en se basant sur la tactique du défaitisme révolutionnaire valable pour l'ensemble des pays impérialistes. Cette minorité révolutionnaire déclarait déjà en 1915 qu'il était nécessaire de former une nouvelle Internationale, puisque la IIème Internationale, par son attitude social-patriotique avait cessé d'exister.

Mais la IIIème Internationale ne devint une réalité qu'en mars 1919, après le triomphe de la Révolution Russe en 1917. C'est à Moscou qu'a eu lieu le 1er Congrès de la nouvelle "Internationale de l'action", comme l'ont qualifiée ses fondateurs dans leur premier "Manifeste aux prolétaires de tous les pays".

La IIIème Internationale considérait sa politique comme la continuation naturelle de la doctrine révolutionnaire marxiste telle qu'elle avait été définie pour la première fois, 72 ans auparavant, dans le "Manifeste Communiste", et de toutes les traditions vraiment révolutionnaires du prolétariat mondial. Sa tâche principale était d'autre part le renversement immédiat du capitalisme dans le monde, renversement dont la première étape fut la victorieuse Révolution Russe.

Dans la pensée de Lénine et de Trotsky, les principaux organisateurs de la nouvelle Internationale, on ne pouvait mener cette action révolutionnaire des masses sans avoir un programme international qui corresponde au caractère de l'époque impérialiste, c'est-à-dire l'époque où le capital financier dirige l'économie et la politique mondiales. A ce programme international correspond d'autre part nécessairement une organisation internationale des différents partis politiques du prolétariat, une sorte d'Etat-major international des masses en lutte sur l'ensemble du terrain mondial.

A l'époque impérialiste, infiniment plus qu'à l'époque du capitalisme industriel du XIXème siècle, aucun parti prolétarien ne peut établir son programme en se basant seulement ou principalement sur les conditions et les tendances de l'évolution de son pays. Au contraire "le sens dans lequel se dirige le prolétariat au point de vue national doit se déduire et ne peut se déduire que de la direction prise dans le domaine international et non pas vice-versa" (Trotsky). C'est en cela d'ailleurs que consiste la différence fondamentale qui sépare l'internationalisme communiste de toutes les autres tendances du mouvement ouvrier.

Et cependant, devant l'isolement de la révolution russe, consécutive aux défaites successives du prolétariat mondial entre 1917 et 1923, devant la fatigue des ouvriers russes et la stabilisation éphémère du capitalisme, la direction stalinienne de la IIIème Internationale substitua après la mort de Lénine, vers la fin de 1924, à son programme jusqu'alors entièrement basé sur la révolution internationale, une théorie "consolatrice", celle du "socialisme dans un seul pays". Mais en fait il s'agissait d'une orientation politique nouvelle, dont il faut chercher les racines dans une conception social-patriotique du rôle de l'URSS dans la révolution mondiale. En 1924, quand Staline lança pour la première fois cette formule, devenue depuis la base de toute sa politique intérieure et extérieure, les conditions objectives ne permettaient pas encore à la grande masse de militants révolutionnaires du monde d'apprécier toutes les conséquences inévitables d'une telle orientation. Et l'opposition soulevée par Trotsky au sein de la IIIème Internationale contre le "socialisme dans un seul pays" n'a paru alors qu'une injustifiable tentative de scission et de discorde, trop "théorique" pour avoir un résultat pratique appréciable. Mais Trotsky, qui était capable de manier le marxisme non pas comme une doctrine empirique de "manœuvres" et de "combines" politiques, mais comme une science, avait vu parfaitement juste.

La théorie du "socialisme dans un seul pays" était la négation de toute action et de toute organisation internationales du prolétariat. Elle ne pouvait nécessairement aboutir qu'à la liquidation du mouvement international. Qu'on compare après 25 ans ce qu'écrivait Trotsky en 1928 sur la signification réelle de la théorie stalinienne du "socialisme dans un seul pays" avec la dissolution récente de la IIIème Internationale survenue le 16 mai 1943 en pleine guerre impérialiste, à la veille de sa phase décisive, au moment où des millions d'ouvriers, de paysans, d'exploités et d'opprimés sur toute la planète gardent encore un suprême espoir : la délivrance de la barbarie impérialiste par la révolution mondiale.

"Le marxisme a toujours enseigné aux ouvriers, que même la lutte pour les salaires et la limitation de la journée de travail ne peut avoir de succès que si elle est menée en tant que lutte internationale. Et voilà qu'à présent, tout d'un coup, il se trouve que l'idéal de la société socialiste peut être réalisé par les seules forces d'une nation. C'est un coup mortel porté à l'Internationale. La conviction inébranlable que le but fondamental de classe ne peut pas être atteint, encore bien moins que les objectifs partiels, par des moyens nationaux ou dans le cadre d'une nation, constitue la moelle de l'internationalisme révolutionnaire. Si l'on peut arriver au but final à l'intérieur des frontières nationales par les efforts du prolétariat d'une nation, alors l'épine dorsale de l'internationalisme est brisée. ...Le Parti Communiste de n'importe quel pays capitaliste, après s'être pénétré de l'idée qu'il y a au sein de son Etat toutes les prémices "nécessaires et suffisantes" pour construire par ses propres forces "la société socialiste intégrale", ne se distinguera au fond en rien de la social-démocratie révolutionnaire, qui elle non plus n'avait pas commencé par Noske mais qui a définitivement trébuché sur cette question le 4 août 1914".

Paroles prophétiques ! Méditez-les, camarades qui combattez pour le triomphe du socialisme. Méditez-les vous particulièrement, camarades de la IIIème Internationale dissoute, comme vous devez méditer par ailleurs toute la lutte idéologique qui a abouti à l'exclusion de l'aile révolutionnaire de la IIIème dirigée par Trotsky et à la formation depuis 1934 du mouvement pour la IVème Internationale. Faites à la lumière des événements actuels, à la lumière de la pratique vivante, l'autocritique nécessaire, l'examen minutieux de vos armes idéologiques, des idées qui ont servi jusqu'à maintenant de base à votre action. Faites le bilan de cette dernière. Passez en revue toute la politique de vos dirigeants dans les dernières années et pendant cette guerre impérialiste. Et vous arriverez alors sûrement à comprendre pourquoi le prolétariat mondial encore une fois trahi, est obligé par l'histoire de forger de nouvelles armes : les nouveaux partis, la nouvelle Internationale.

La tâche est immense ; mais d'une nécessité impérieuse. Reculer devant cette tâche, se décourager, abandonner la lutte, cela équivaut à accepter passivement votre sort d'esclaves dans le régime capitaliste. Les pires conditions économiques et politiques vous attendraient dans la période d'après-guerre.

Comme les damnés de l'enfer, aucun espoir ne vous est permis dans ce régime de misère croissante, d'esclavage politique et de guerres perpétuelles.

Plus que jamais dans le passé, une seule voie de salut reste ouverte aux prolétaires et à toute l'humanité agonisante : le triomphe du socialisme par la révolution prolétarienne mondiale.

De nouveaux partis, une nouvelle Internationale, sont pour cela absolument nécessaires. Le comprendre et agir fermement dans cette direction, c'est accomplir le devoir suprême que nous impose le moment historique actuel.


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