1972

MISE AU POINT à la suite de la parution de l'Histoire du Mouvement trotskiste en France de J.Roussel (ex-militant de "Lutte Ouvrière")

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MISE AU POINT

Barta

août 1972


MISE AU POINT concernant l'Histoire du Mouvement trotskiste en France adressée au directeur de "Spartacus"
Paris, août 1972

Cher Camarade Lefeuvre,

Dans sa brochure "Les enfants du Prophète" que tu as publiée, Jacques Roussel présente mon action d'une manière tellement éloignée de la réalité, que je suis obligé de rompre un silence que j'aurais préféré continuer de garder. D'autant plus que, sous la plume de Roussel, transparaît une version du passé qui est celle des dirigeants de "Lutte Ouvrière", qui prétendent continuer sans Barta (tout en s'appropriant ses actions et ses écrits) ce que Barta leur a soi-disant enseigné. Je me bornerai à l'essentiel malgré les nombreuses inexactitudes de fait qui demanderaient pour être rectifiées, une réponse beaucoup plus longue.

Roussel écrit : "Que devient le groupe Barta durant la même période (1945-50) ? Il publie un journal "Lutte de Classes". La poignée de militants qui le compose s'est attelée à un obscur et patient travail dans certaines usines de la région parisienne, notamment chez Citroën et chez Renault... Il entend par son action faire la démonstration de la justesse de ses conceptions organisationnelles, de sa pratique, et provoquer ainsi une prise de conscience chez les éléments révolutionnaires militant au P.C.I."  Mais "contrairement à ce que le groupe avait espéré la "démonstration" ainsi faite (la grève Renault) n'eut aucun effet sur les militants du P.C.I." !

Ainsi dans une période où nous pensions que le principal danger était l'instauration d'un pouvoir fort gaulliste ("Sous prétexte d'une Constitution, De Gaulle s'exerce au coup d'Etat" dans "La Lutte de Classes" du 11-6-1945), à une époque où nous espérions que la lutte anticolonialiste jouerait un rôle décisif dans la chute du capitalisme mondial ("Le soleil luit de l'Orient" dans "La Lutte de Classes" du 24-10-1945) et où nous étions convaincus que, sans révolution socialiste, une troisième guerre mondiale était inévitable à plus ou moins bref délai, notre action n'aurait eu pour but que de faire une démonstration de "travail ouvrier" à l'usage des autres organisations trotskystes ! Des poissons pilotes : il est vraiment difficile de présenter les choses de façon plus naïve !

En réalité, si nous nous sommes trouvés à la tête de la grève Renault d'avril 1947, c'est que l'ensemble de notre orientation (syndicale et politique) nous y avait menés. Dès octobre 1945, en effet, nous interpellions ainsi le P.C.I. : "il s'agit de savoir... si le P.C.I.... est décidé à mettre à l'ordre du jour la grève générale (politique contre De Gaulle)... pour la défense des libertés ouvrières... ce qui sera d'autant plus facile que la situation économique, par l'autre bout, met elle aussi à l'ordre du jour le même moyen de lutte" (Lutte de Classes du 24-10-1945). Mais le P.C.I., bien que possédant un plus grand nombre de militants que nous dans les usines (et pas seulement dans la région parisienne), était incapable de mener des luttes grévistes en opposition avec les dirigeants staliniens de la C.G.T. De même qu'il avait emboîté le pas au P.S. et au P.C. en préconisant comme eux la participation au référendum plébiscitaire de De Gaulle, de même il avait complètement capitulé devant l'appareil de la C.G.T. qui, à l'époque, était le principal garde-chiourme dans les usines et s'opposait avec acharnement à toute revendication ("Produire d'abord, revendiquer ensuite" dixit Thorez). Et pendant que nous appelions les ouvriers à se soulever contre l'appareil cégétiste pour défendre leur droit à la vie, le P.C.I. se contentait d'une "opposition intérieure" dans le but de convaincre l'appareil (ou une partie de l'appareil) de passer du côté des ouvriers à une époque où P.C. et P.S. participaient au pouvoir !

Pour bien comprendre à quel point la version de Roussel (c'est-à-dire de "Lutte Ouvrière") est invraisemblable, il suffit de rappeler comment nous avons mené la grève Renault. Nous l'avons considérée comme le début d'une grève générale. Aussitôt la grève étendue à toute l'usine (le 29 avril), j'ai rédigé (le 30 avril) un tract, au nom du Comité de grève, appelant les travailleurs de toute la métallurgie à suivre l'exemple de Renault. Et, dans cette perspective, j'y posai une revendication nouvelle : l'échelle mobile des salaires, bête noire à l'époque de la C.G.T. et du gouvernement. Car, pour nous, tout élargissement de la grève devait se traduire par un approfondissement des revendications. [1] Ainsi, à travers leurs propres luttes, les travailleurs devaient acquérir une conscience de plus en plus large qui, dans le cas d'une grève générale, aurait atteint le niveau politique sans lequel, pensions-nous, rien de décisif ne pouvait être fait par eux. Mais nos efforts vers Citroën, où nous n'avions plus de militants, furent enrayés par l'appareil de la C.G.T. et la grève Renault resta provisoirement isolée. Provisoirement, car si les staliniens furent assez forts pour fractionner la grève générale, celle-ci éclata tout de même au cours des mois qui suivirent dans les secteurs décisifs (S.N.C.F. notamment), prouvant ainsi le sérieux de notre orientation.

J'espère que cette brève analyse incitera à réfléchir ceux pour qui agir c'est comprendre. Dans tout ce que nous entreprenions, nous ne regardions nullement le nombril des organisations se réclamant du trotskysme, mais seulement les grands problèmes nationaux et internationaux : nous nous efforcions d'agir au niveau de l'histoire. Et l'histoire, à cette époque-là, faisait de la Révolution non pas un motif d'exaltation dans les meetings et les fêtes champêtres mais une question de vie ou de mort non seulement pour l'Asie, l'Afrique et l'Amérique latine mais aussi pour toute l'Europe, y compris occidentale, où la situation de l'écrasante majorité des travailleurs était misérable et sans espoir.

Roussel (c'est-à-dire L.O.) donne également une fausse version lorsqu'il écrit que la conduite de la grève "fut un véritable chef-d'oeuvre d'organisation". En réalité nous avons commis – j'ai commis – la lourde faute d'accepter, après deux semaines de grève, un second vote demandé par la C.G.T. alors qu'une semaine auparavant les ouvriers avaient voté à une très forte majorité la poursuite du mouvement jusqu'à satisfaction de leur principale revendication : 10 F de l'heure pour tous.
    Naturellement ce second vote avait donné une majorité pour la cessation de la grève. Et ce sont les ouvriers des départements 6 et 18 qui, non pas à notre appel mais spontanément, refusèrent de reprendre le travail et remportèrent ainsi le grand succès que fut le paiement des heures de grève.

Par contre l'action du S.D.R., sur laquelle Roussel ne dit rien, fut, elle, menée de main de maître. Pendant trois ans le S.D.R. a été le facteur décisif dans l'usine : nous avons imposé la liberté d'expression face au totalitarisme des dirigeants de la C.G.T. ; nous avons imposé à la direction et à l'inspection du travail la reconnaissance légale du S.D.R. ; nous avons empêché la C.G.T. de déclencher une grève uniquement pour son prestige et – couronnement de tout – nous avons imposé aux staliniens une unité d'action sans précédent : un meeting commun où chaque organisation a exprimé librement, à la même tribune, son point de vue sur la grève en cours. Ceci le 24 novembre 1949, en plein stalinisme !

Et le S.D.R. n'a pas succombé [2] – comme l'écrit innocemment Roussel selon la légende répandue par L.O. – parce que l'épreuve était au-dessus de nos forces, parce que nous étions découragés : il a disparu par suite d'une scission provoquée par Pierre Bois. Le déséquilibre était beaucoup trop grand entre nos tâches dans une situation politique extrêmement complexe et l'inexpérience de nos jeunes militants. La politique qui était la nôtre de 1945 à 1950 exigeait beaucoup plus que le courage et le dévouement dont Pierre Bois et les autres membres de l'Organisation ont fait preuve avant et pendant la grève. Cette politique exigeait une largeur de vue à l'échelle nationale et internationale et leur horizon et leur expérience ne dépassaient pas le cadre de l'usine. Il faut noter (car cela éclaire la situation mieux que tout) que notre travail ouvrier n'a pas été élaboré par les membres de l'organisation qui travaillaient en usine mais créé et orienté par Barta, intellectuel d'origine petite-bourgeoise ! D'ailleurs aucun des militants qui agissaient dans les usines n'était à l'origine ouvrier, Pierre Bois le premier.
    Et quand, par-dessus le marché, les nécessités de la lutte m'ont obligé à signer des articles "Pierre Bois", nom qui était devenu pour les ouvriers le symbole de l'Organisation (les ouvriers du rang personnalisent toujours l'action) et que le rythme rapide et changeant des événements m'ont obligé à prendre des décisions qui n'étaient pas toujours comprises (je ne pouvais évidemment pas limiter notre action à ce qui était compris ou non par Pierre Bois [3]), cela a créé à la longue une situation intenable pour lui.

Bien sûr l'insuffisance des individus n'empêche pas une organisation de se développer et d'accomplir son rôle historique si ses efforts trouvent auprès de ceux à qui elle s'adresse une réponse favorable. De nouveaux militants remplacent ceux qui sont dépassés par les événements. Mais à aucun moment de notre action les travailleurs n'ont montré qu'ils avaient la moindre volonté de jouer le rôle historique que nous attendions d'eux. Le contraste était complet entre l'audience considérable que rencontraient nos mots d'ordre quand il s'agissait de salaires et de revendications et l'indifférence, sinon l'hostilité, quand il s'agissait de notre politique antiraciste, anticolonialiste, internationaliste. Voilà la raison essentielle pour laquelle nos forces, de la grève à la disparition de l'organisation, ne se sont ni augmentées ni renouvelées : l'arbre prolétarien rejetait en fin de compte la greffe révolutionnaire. Ce qui, à terme, était une condamnation, nonobstant l'attitude de tel ou tel militant.

Et si depuis 1951 Barta est resté complètement isolé malgré ses tentatives répétées dans toutes les directions, c'est tout simplement parce que les différentes organisations trotskystes et autres n'ont jamais manifesté le moindre intérêt pour les idées et l'expérience dont il était porteur, "Lutte Ouvrière" - les continuateurs !!! - pas plus que les autres. Possesseurs de recettes révolutionnaires salvatrices, les dirigeants de ces groupes agissent en dehors de l'histoire (Mai 1968 l'a bien confirmé) selon des formules et des orientations qui, valables il y a trente ans, le seront encore en l'an 2000 : quand la Révolution est tarie à la source, son ombre n'est plus reflétée que par des simulacres révolutionnaires.

Bien amicalement.

BARTA (A. MATHIEU)


Notes de Barta

[1] Inversement, quand, au bout de deux semaines, la grève Renault s'est trouvée réduite aux départements 6 et 18, j'ai limité son objectif au paiement des heures de grève.

[2] Le S.D.R. c'était en fait l'Union communiste (trotskyste). Nous avons dû renoncer à toute autre activité (publications, etc.) pour faire face aux tâches qui ont surgi après la grève Renault. C'est pour cela que la disparition du S.D.R. fut en réalité la disparition de l'organisation.

[3] Dans sa récente brochure consacrée à la grève Renault de 1947, P. Bois [*] montre qu'il n'est pas plus avancé qu'à l'époque dans la compréhension des événements d'alors. Il falsifie -et pas seulement par omission !- la véritable histoire de cette grève. Et si rien n'est plus puéril que de s'attribuer une clairvoyance qu'on n'a pas eue, rien n'est plus stupide que de vouloir faire croire à de jeunes militants dévoués et désintéressés que des décisions stratégiques et tactiques du plus haut niveau auraient pu être prises par un jeune ouvrier sans aucune expérience politique fût-il d'une autre envergure que Pierre Bois !

[*] Au sujet de cette note voir la lettre de Barta à JP.B. (30.06.1975)


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