1891

L'une des premières études marxistes sur la question, par le "pape" de la social-démocratie allemande.


La femme et le socialisme

August Bebel

II: La femme dans le présent


L'État et la Société.

Le développement rapide pris par la vie sociale depuis quelques dizaines d'an­nées, dans tous les pays civilisés, et que chaque nouveau progrès dans n'importe quelle branche de l'activité humaine accélère encore, a eu pour résultat de mettre en mouvement et en dissolution nos conditions sociales. Rien, ni les institutions, ni les personnes, n'est plus sous ses pieds un terrain solide. Il s'est emparé de toutes les classes, des plus basses comme des plus élevées, un sentiment de malaise, d'inquié­tude, de mécontentement. Cela est hors de doute. Les efforts convulsifs que font les classes dirigeantes pour mettre fin, par une foule d'expédients et de replâtrages, à une situation devenue intolérable particulièrement pour elles, restent vains et impuissants, et l'état de choses plus précaire encore qui en résulte ne fait qu'augmenter leur inquiétude et leurs craintes. À peine ont-elles, sous forme de quelque loi, amené une poutre d'étai à leur édifice branlant, qu'elles découvrent qu'il en faudrait une pareille en dix autres endroits. En outre elles sont constamment en lutte entre elles et en profonde divergence d'idées. Ce qui parait nécessaire à une fraction de ces classes dirigeantes, pour tranquilliser les masses dont le mécontentement va croissant et se réconcilier avec elles, va trop loin pour une autre fraction qui considère les mesures proposées comme une impardonnable faiblesse et une condescendance qui ne ferait qu'éveiller le désir d'en obtenir davantage.

Les gouvernements - et non pas seulement ceux de l'Allemagne - sont balancés comme le roseau sous le vent ; il leur faut un appui, sans lequel ils ne peuvent exister, ce qui fait qu'ils s'étayent tantôt d'un côté, tantôt de l'autre. Aujourd'hui tel parti est l'enclume, tel autre le marteau ; demain les rôles seront renversés. L'un détruit ce que l'autre a péniblement édifié. La confusion va toujours en augmentant ; le mécontente­ment devient plus tenace ; les conflits, plus nombreux et plus âpres, ruinent aujourd'hui en quelques mois plus de forces que jadis en quelques années. Enfin les exigences matérielles, sous forme des diverses taxes et contributions, augmentent sans mesure et sont de beaucoup hors de proportion avec l'accroissement de la popu­lation et le progrès de ce qu'on appelle le bien-être national.

Au milieu de tout cela, nos politiques gouvernementaux se bercent de remarqua­bles illusions. Pour ménager la propriété et les gens riches, ils créent et développent chaque jour de nouvelles formes de taxes et d'impôts qui, dans leur idée, n'ont rien d'oppressif, parce que la foule, dans son ignorance, les reconnaît moins clairement. Mais ils oublient que ces taxes, étant principalement fournies par la masse, sont injustes, et que l'effet en est ressenti d'autant plus qu'elles sont établies par tête ; ils vident par conséquent plus vite les bourses et rendent plus mauvaise la façon de vivre de la foule en faisant augmenter le prix des vivres ou en favorisant leur falsification. Qu'un père de famille paie par petites fractions quotidiennes dix pfennigs d'impôts, ou qu'il en paie dans le cours d'une année 365 fois plus en fractions plus fortes, c'est la même chose au point de vue de l'effet produit sur la caisse. Mais ce qui ne serait pas la même chose, c'est si le pauvre, étant donné son revenu, ne devait paver sur cette somme qu'un Marck, et si le riche devait en fournir à titre de surtaxe la plus grosse part, dont on le dégrèverait en échange sous forme d'impôts fonciers et sur le revenu. Les effets d'un pareil système se font nécessairement sentir. Le mécontentement du pauvre, dû à la charge trop lourde de l'impôt direct, se dirige contre l'État, mais en ce qui concerne les impôts indirects, c'est à la société qu'il s'en prend, parce qu'il reconnaît là un mal social. Voilà le progrès. « Les Dieux frappent de cécité celui qu'ils veulent perdre ».

On entasse organisations sur organisations, mais on n'en met pas radicalement de côté une seule vieille et ont n'en mène pas une seule nouvelle à complète bonne fin. Les besoins d'instruction qui naissent de l'existence même du peuple obligent à quelque circonspection si l'on ne veut pas tout risquer à la fois, et exigent aussi pour leur réalisation partielle des sacrifices considérables, d'autant plus lourds que partout, dans notre organisation publique, il pullule des parasites qui écrèment tout à leur profit. Non seulement toutes les institutions improductives, en contradiction formelle avec le progrès, subsistent entières, mais encore elles s'étendent, deviennent plus lourdes et plus oppressives, à mesure que le progrès de l'opinion les démontre plus clairement superflues. Les institutions de la police et de l'armée, l'organisation de la justice, les prisons, deviennent toujours plus vastes et plus coûteuses ; il en est de même pour tout le reste de l'appareil administratif. Mais ni la sécurité extérieure, ni la sécurité intérieure ne grandissent pour cela. C'est le contraire qui se produit.

Une grande partie de nos communes, qui savent à peine comment satisfaire à des exigences chaque année plus fortes, en viennent graduellement à une situation désespérée. Ce sont notamment nos grandes villes à l'accroissement rapide et toutes les localités situées dans des districts industriels, où la prompte augmentation de la population crée une foule de nécessités que les communes, pour la plupart sans ressources, ne peuvent satisfaire autrement que par l'imposition de lourdes taxes ou en faisant des dettes. La construction d'écoles, le percement des rues, les services de l'éclairage, des égouts et. des eaux, les dépenses de police et d'administration de tout genre, prennent d'année en année plus d'extension. De plus, la minorité des gens à leur aise élève partout vis-à-vis de la communauté les prétentions les plus exorbi­tantes. Elle exige des établissements d'instruction supérieure, la construction de théâtres, la création de quartiers particulièrement luxueux, avec l'éclairage, le pavage, etc., les plus perfectionnés. La majorité de la population a beau se plaindre, dans la plénitude de son droit de ces avantages donnés à la minorité, ces faveurs n'en sont pas moins dans la nature même des conditions actuelles. La minorité a le pouvoir, et il lui serait facile, si elle le voulait, de causer de gros dommages, dès lors qu'elle détient exclusivement les instruments de travail desquels dépend la majorité. À cela s'ajoute que, dans bien des. cas, l'administration n'est pas non plus ce qu'il y a de mieux. Les fonctionnaires rétribués sont souvent insuffisants, ou bien ils n'ont pas à un assez haut degré le sentiment de besoins qui exigent en maintes circonstances une connaissance approfondie des choses. Les fonctionnaires et conseillers municipaux non rétribués ont, pour la plupart, tant à faire, tant de soins à donner à leurs affaires personnelles, qu'ils ne peuvent sacrifier à l'accomplissement intégral de leurs devoirs envers la commune le temps nécessaire. Il arrive fréquemment aussi que l'on se sert de ces fonctions pour favoriser des intérêts privés. au grand préjudice de la collectivité. C'est sur les contribuables qu'en retombent les conséquences.

Il est impossible à la société actuelle de songer à une modification fondamentale de cette situation, qui ne donnerait satisfaction à tous que dans une certaine mesure ; elle est, ici, absolument impuissante et déconcertée ; il lui faudrait se supprimer elle-même, et cela, elle ne le peut pas. Si elle continue à lever des impôts sous n'importe quelle forme, elle ne fera qu'augmenter constamment le mécontentement. Dans quel­ques dizaines d'années, la plupart des communes dont nous parlons seront hors d'état de subvenir à leurs besoins avec la forme d'administration et d'imposition actuelle. C'est sur le terrain communal, bien plus énergiquement encore que sur le terrain gouvernemental, que l'on reconnaît la nécessité d'une réorganisation complète, en raison de ce fait que le système actuel conduit à la banqueroute. La suite de cet ouvra­ge montrera ce qui prendra, ce qui doit prendre la place de ce système.

Tel est, dépeint en peu de mots, l'aspect extérieur de notre vie politique et de notre vie communale ; les deux ne sont que l'image, l'épreuve prototypique, de la vie sociale.


La lutte pour l'existence prend dans notre vie sociale des proportions toujours plus puissantes. La guerre de Tous contre Tous est déchaînée avec la dernière violence et menée sans pitié, presque sans choix des moyens. Le mot connu : « Ote-toi de la que je m'y mette », s'applique dans la vie à grand renfort de coups de coude, de gour­mades et de horions. Le plus faible est obligé de céder la place au plus fort. Là où ne réussit pas la force physique, représentée par la puissance de l'argent, de la fortune, on emploie les moyens les plus subtils et les plus indignes : le mensonge, la filouterie, la tromperie, le faux serment, les fausses traites ; enfin on a recours aux plus grands crimes et, pour se débarrasser de témoins gênants ou d'entraves fâcheuses, on va jusqu'à se servir de déclarations de folie et de meurtres. Et de même que, dans cette lutte pour l'existence, les individus marchent contre les individus, de même font classe contre classe, sexe contre sexe, âge contre âge. L'intérêt, le profit, deviennent le seul régulateur des sentiments humains, devant lequel toute autre considération doit céder. On jette alors sur le pavé des milliers d'ouvriers et d'ouvrières qui, après avoir mis en gage leur dernière chemise, la dernière pièce de leur mobilier, ne peuvent éviter la charité publique ou le « trimard ». Ils s'en vont en bandes entières, par monts et par vaux, de village en village, considérés par les « honnêtes gens » avec d'autant plus de crainte et d'horreur que la durée de leur chômage a eu sur leur extérieur, et par suite sur leur moral, une influence plus misérable et plus démoralisatrice. La société honnête n'a pas la moindre idée de ce que c'est que d'être, pendant des mois entiers, dans la nécessite de se refuser la satisfaction des plus élémentaires exigences de l'ordre et de la propreté, que d'aller d'un endroit à l'autre le ventre creux, ne récoltant le plus souvent que l'horreur et le mépris mal dissimulés de ceux-là même qui sont les plus fermes soutiens de ce système pourri. À côté de cela, les familles de ceux de ces pauvres gens qui sont mariés souffrent de la plus horrible misère qui pousse fré­quemment les parents, désespérés, aux plus horribles crimes sur eux-mêmes ou sur leurs enfants. Ces dernières années ont fourni des cas de ce genre, aussi nombreux qu'épouvantables  [1]. Femmes et filles sont jetées dans les bras de la prostitution ; en un mot le crime, la démoralisation, prennent cent formes diverses ; la seule chose qui prospère, ce sont les maisons de réclusion, les prisons, et ce qu'on appelle les maisons de correction, qui ne parviennent plus à contenir la masse de leur clientèle.

Le Journal de Leipzig du 17 avril 1878 contient un tableau sombre mais conforme à la vérité et qui dépeint, d'après ce qui se passe dans le Voigtland Saxon, la complète désorganisation et l'incohérence de la société au pouvoir.

« La misère parmi nos tisserands n'est pas chose nouvelle ; elle ne tient pas seulement à la crise en ce moment commune à toutes les industries, mais à ce fait que le tissage à la main, en présence du tissage mécanique, périt et doit périr… il faut donc que notre population de tisserands se mette à la recherche d'autres branches de métier. En ce qui concerne les vieux ouvriers, qu'il est impossible d'utiliser à aucun autre emploi, ce n'est guère que par des secours qu'on peut leur venir en aide. Mais en dehors de ceux qu'il faut ainsi secourir, il y a d'autres bras, nombreux et robustes, que le manque de travaux de tissage réduit complètement ou partiellement à chômer. Pour ceux-ci, il faut de nouveau créer du travail, il faut de nouveau trouver à les utiliser, et nous souhaitons, nous espérons que des chefs d'industries, stimulés ( ?) par toute cette misère, examineront et essayeront si la bonne et peu coûteuse main d'œuvre que l'on trouve chez nous - car l'ouvrier du Voigtland est laborieux et sobre - ne pourrait pas être avec avantage utilisée pour leurs entreprises ».

Nous avons là sous les eux un tableau du développement moderne aussi triste que nous puissions l'imaginer, et pourtant les cas de ce genre se comptent par centaines. Le travail que le laborieux et « sobre » ouvrier du Voigtland fournira à un nouvel entrepreneur sera perdu pour d'autres ouvriers. Voilà le cercle vicieux.

Les crimes de toute sorte et leur multiplication sont dans le rapport le plus étroit avec les conditions sociales de la société, laquelle, toutefois, ne veut pas le recon­naître. Comme l'oiseau de Strauss, elle plonge sa tête dans le sable pour n'avoir pas à convenir de l'existence d'un état de choses qui l'accuse elle-même ; elle se ment et ment aux autres en disant que les seuls coupables sont la « paresse », la « sensualité » et le manque de « religion » des travailleurs. C'est là une imposture du caractère le plus répugnant, qui n'en est pas moins émise avec le plus grand sérieux. Plus la situa­tion de la société est défavorable et mauvaise, plus les crimes deviennent nombreux et graves. La lutte pour l'existence revêt sa forme la plus sauvage et la plus violente ; elle rejette l'homme à l'état primitif, où chaque individu voyait dans son semblable un ennemi mortel. Les liens de la solidarité, qui ne sont pas déjà trop serrés, se relâchent chaque jour de plus en plus  [2].

Les dirigeants, qui ni voient pas et ne veulent pas voir le fond des choses, cher­chent à modifier cette situation, en employant contre ses effets des mesures de rigueur ; et même des hommes chez lesquels on devrait trouver des idées nettes et l'absence de parti-pris y donnent leur approbation. C'est ainsi que le professeur Haeckel  [3] trouve naturelle l'application énergique de la peine de mort, et il est sur ce point en parfaite communauté d'idées avec les réactionnaires de tout acabit qui, à part cela, le détestent cordialement. D'après lui, les criminels incorrigibles et les vauriens doivent être extirpés comme la mauvaise herbe qui dérobe aux nobles plantes utiles la lumière, l'air et l'espace. Si le professeur Haeckel s'était un peu occupé aussi de l'étude de la science sociale, au lieu de cultiver exclusivement les sciences naturelles, il aurait reconnu que tous ces criminels pourraient être changés en membres utiles et productifs de la société humaine, si celle-ci leur procurait une existence meilleure. Il aurait trouvé que la suppression du meurtrier lui-même empêche aussi peu le crime - c'est-à-dire la production de crimes nouveaux - dans la société, que si, dans l'ordre des choses de la nature, on se contentait d'arracher la mauvaise herbe à la surface d'une pièce de terre, en négligeant d'en anéantir les racines et la semence. Empêcher absolu­ment dans la nature la formation d'organismes gênants ne sera jamais possible à l'homme, mais ce qu'il peut fort bien faire, c'est améliorer son propre état social, qu'il a lui-même créé, de telle façon que les conditions d'existence deviennent les mêmes pour tous, que chaque individu jouisse d'une égale liberté de développement, en sorte qu'il ne soit plus obligé de ne satisfaire qu'aux dépens des autres sa faim, son goût de la fortune ou son ambition. Qu'on étudie les causes des crimes et qu'on les écarte : on supprimera les crimes du même coup  [4].

Ceux qui veulent supprimer le crime en en faisant disparaître la cause ne peuvent évidemment pas se faire aux moyens brutaux de répression. Ils ne peuvent empêcher la société de se défendre à sa manière, mais ils n'en réclament que plus instamment la transformation radicale de la société, la suppression des causes du crime.

Mais c'est le système capitaliste qui constitue la cause de notre intolérable état social. L'individu pourvu de puissants moyens matériels est le maître de tous ceux qui en possèdent moins ou qui même en manquent d'une façon complète. Il achète la main d'œuvre de ceux qui ne possèdent rien ainsi qu'une marchandise, à un prix dont l'élévation, comme pour toute autre denrée, s'établit suivant l'offre et la demande et oscille autour des frais de fabrication, tantôt au-dessus, tantôt au-dessous ; mais la plus-value que doit nécessairement lui produire cette main d'œuvre, il la met dans sa poche sous forme d'intérêts, de bénéfices d'entreprise, de fermages ou de rentes foncières. Au moyen de la plus-value ainsi extorquée du travailleur et qui, en la possession de l'entrepreneur, se cristallise en capital, celui-ci achète de nouvelles forces de travail, et alors, bien armé par la division du travail, les machines, une science technique perfectionnée, bref, par un système de production bien organisé, il entre en lutte avec le concurrent moins bien outillé et le réduit à néant, comme ferait un cavalier bien équipé d'un fantassin désarmé. Cette lutte inégale prend de plus en plus d'extension sur tous les terrains, et la femme, en tant que fournissant la main-d'œuvre la moins coûteuse après celle de l'enfant, y joue un rôle toujours plus important. Cet état de choses a pour résultat de trancher d'une façon sans cesse plus rude la société en deux parties : une infime minorité de puissants capitalistes et une grande majorité d'individus des deux sexes, dépourvus de capital et voués à vendre leurs bras au jour le jour. La classe moyenne, au milieu de cette évolution, en vient à une situation toujours plus critique. L'un après l'autre, les métiers où dominait jusque là la petite industrie sont accaparés par l'exploitation capitaliste, par suite de la concurrence que se font les capitalistes entre eux. Les individualités indépendantes sont brisées, et si elles ne trouvent pas à sauver leur indépendance dans quelque autre branche de travail -ce qui devient de jour en jour plus difficile et plus impossible, - elles en sont réduites à rentrer dans la classe des salariés. Toutes les tentatives faites pour s'arracher par de nouvelles dispositions, ou par des lois empruntées à la défroque du passé, à ce système d'absorption à outrance qui s'impose avec la force d'une loi naturelle, sont risibles et enfantines. Le conseil, souvent donné dans une bonne pen­sée, de se soustraire à la fatalité par une plus grande habileté professionnelle ou par l'emploi d'une force motrice moins coûteuse, ne dénote que le défaut de compré­hension de la situation. Le perfectionnement de la machine supplée de plus en plus à l'habileté de la main, dont l'emploi pour de grands débouchés est en outre trop coûteux, et l'application de la force motrice à bon marché ne fait qu'augmenter davantage la concurrence entre les petits, dont elle n'amène la ruine que plus rapidement. En décembre 1882, il a été fait à Munich 414 déclarations de cessation de commerce et seulement 315 d'ouverture ; dans une seule ville il y a donc eu en un mois une diminution de 99 industries indépendantes. Ce qu'il en est, à un autre point de vue, de la situation de nos « petites gens », nous est encore montré par ce fait que, dans neuf cas de décès sur dix, il s'accuse dans la succession un excédent de passif ; la plupart du temps, la déclaration de faillite ne se fait même pas, personne n'y ayant intérêt. Il n'y a rien à en tirer. Pour la même raison, la ruine de nombre d'individus vivants reste inconnue et non enregistrée.

Ce que la puissance des gros capitaux n'anéantit pas assez vite, les crises qui se produisent périodiquement en viennent à bout ; ces crises deviennent plus nombreu­ses et plus intenses à mesure que la grande production gagne en force et en influence et que le danger de la surproduction, conséquence de la production aveugle par mas­ses, grandit et se manifeste toujours plus rapidement. La chétive force de résistance du moyen et du petit travailleur ne tarde pas à céder à des crises de ce genre.

Elles se produisent parce qu'il n'existe pas d'échelle proportionnelle permettant de mesurer et d'évaluer en tout temps le véritable besoin de telle ou telle marchandise. Tantôt les acheteurs sont très disséminés et leur surface commerciale, de laquelle dépend leur capacité de consommation, subit l'influence d'une foule de causes que le producteur isolé n'est pas du tout en état de contrôler par lui-même. Tantôt il se trouve à côté d'un producteur une foule d'autres dont il ne connaît pas davantage la puissance productrice ni le travail effectif. Chacun alors de s'efforcer d'évincer tous les autres par tous les moyens en son pouvoir : bon marché, forte réclame, long crédit, envoi de voyageurs, ou encore par le discrédit jeté en cachette et perfidement sur les produits des concurrents, - moyen qui fleurit surtout dans les moments de crise. Ainsi la production totale dépend du hasard, de l'évaluation subjective d'un chacun. Et ce hasard se trouve être aussi souvent défavorable qu'heureux. Chaque producteur isolé est obligé de vendre une quantité déterminée de marchandises, au-dessous de laquelle il ne peut rester ; mais il veut en fournir un quantum bien plus élevé, d'abord parce que l'augmentation de ses revenus en dépend et ensuite parce qu'il en découle la probabilité de triompher de ses concurrents et de rester maître du champ de bataille. Pendant un moment sa vente est assurée, peut-être même augmentée ; cela le pousse à donner une plus grande extension à son entreprise et à produire en plus grandes quantités. Or les circonstances favorables ne poussent pas que lui, mais encore tous ses concurrents, à faire les mêmes efforts. Alors, subitement, se produit sur la place une pléthore de marchandises. La vente s'arrête, les prix tombent, la production diminue. La diminution de la production dans une branche d'industrie amène celle de la main-d'œuvre, des salaires, et de la consommation chez les victimes de la crise, un arrêt dans la production et dans la vente d'autres branches de commerce en est la conséquence forcée. Les petits métiers de tout genre, marchands, aubergistes, boulan­gers, bouchers etc., dont les ouvriers forment la clientèle, perdent celle-ci et en même temps la rémunération de leur vente.

D'autre part, telle industrie fournit à telle autre ses matières premières ; elle dépend donc d'elle et souffre et pâtit des coups qui la frappent. Le nombre des victi­mes de la crise s'élargit toujours davantage. Une foule d'engagements pris dans l'espoir d'une longue durée de bonnes affaires ne peuvent être remplis et ne font qu'accroître la crise, de mois en mois plus grave. Une formidable quantité de marchandises, d'outils, de machines, accumulés, deviennent presque sans valeur. La marchandise se vend à vil prix. Cela ne ruine pas seulement celui à qui elle appar­tient, mais encore des douzaines d'autres qui, en présence de cette vente à perte, sont également obligés de livrer les leurs au-dessous du prix de revient. Pendant la durée même de la crise, on perfectionne sans cesse les méthodes de production, seul moyen de lutter contre la concurrence, et l'on se réserve ainsi les causes de crises nouvelles, plus graves encore. Lorsque la crise a duré des années, que la dépréciation des produits, la diminution de la fabrication, la ruine des petits entrepreneurs ont fait disparaître la « surproduction », alors la société commence lentement à se refaire. Les besoins augmentent, la production également. L'ancienne façon de faire, en raison de la durée probable de cette situation plus avantageuse, ne tarde pas à reprendre à nouveau, avec lenteur et prudence d'abord. On veut rattraper ce que l'on a perdu, et l'on espère se mettre à l'abri avant qu'une nouvelle crise éclate. Mais comme tous les producteurs nourrissent la même pensée, comme chacun perfectionne ses moyens de production pour passer sur le corps de l'autre, la catastrophe est amenée derechef, d'une façon plus rapide, avec des effets plus néfastes encore. On joue avec des existences innombrables comme avec des ballons d'enfant ; elles retombent à terre ; et de cette action réciproque continue résulte la situation terrifiante dont nous sommes les témoins a chaque crise nouvelle. Les crises de ce genre se multiplient, comme nous l'avons dit, en raison directe de l'extension constante prise par la production en masse et la concurrence, non-seulement contre les individus isolés, mais encore entre des nations entières. La lutte pour la clientèle dans le petit, et pour les débouchés dans le grand commerce, devient toujours plus ardente, et se termine en fin de compte par des pertes énormes. Les marchandises et les approvisionnements saut entassés en quantités fabuleuses, mais la masse des êtres humains souffre de la faim et de la misère.

Il n'est pas possible de rien trouver qui condamne plus rigoureusement un pareil état social, que les déclarations que l'on trouve, dans ces conjonctures, dans la bouche des gens d'affaires : « Nous avons trop de concurrents ; il faut que la moitié d'entre eux périsse d'abord, pour que l'autre moitié puisse vivre ». Il est bien entendu que tout bourgeois chrétien entend par là que son concurrent succombe et que lui-même reste sauf. On retrouve le même cynisme dans cette assurance, très sérieusement donnée par les journaux, qu'il y a par exemple, en Europe, dans la filature de coton, 15 millions de broches de trop, lesquelles doivent tout d'abord être supprimées pour que le reste puisse être suffisamment occupé. Les mêmes journaux affirment encore que nos industries du fer et du charbon sont deux fois plus nombreuses qu'elles ne devraient l'être pour rapporter des bénéfices. D'après ces doctrines, nous avons trop d'industries, trop de producteurs, de trop bons instruments de production et trop de marchandises en réserve, et pourtant tout le monde se plaint de ce qu'il n'y en ait pas assez. Cela ne démontre-t-il pas que notre organisation sociale est bien malade ? Comment pourrait-il y avoir « surproduction » dès lors qu'il n'y a pas défaut de capacité effective de consommation, c'est-à-dire de besoins ? Il est clair que ce n'est pas la production en elle-même, mais bien la forme dans laquelle on produit, et avant toutes choses la façon dont se fait la répartition des choses produites, qui crée cette situation anormale et sans remède.


Dams la société humaine tous les individus sont attachés les uns aux autres par mille liens, d'autant plus nombreux que le degré de civilisation d'un peuple est plus élevé. Se produit-il des troubles, ceux-ci se font immédiatement sentir chez tous les membres. Des perturbations dans la forme actuelle de la production influent sur la répartition et la consommation, et réciproquement. Le caractère particulier de la production moderne est sa concentration dans un nombre de mains toujours plus restreint et dans des centres de production toujours plus grands. Dans la répartition il se manifeste un courant tout différent. Celui qu'une concurrence ruineuse a fini par rayer, en tant que producteur, du nombre des individualités établies à leur compte, cherche neuf fois sur dix à se faire une place comme marchand, entre le producteur et le consommateur, et à prolonger ainsi sa précaire existence.

De là le fait frappant de l'énorme multiplication de petits, et même d'infimes intermédiaires, marchands, boutiquiers, revendeurs, agents d'affaires, courtiers, repré­sentants, débitants, de bière et d'eau-de-vie. La majeure partie de ces gens, parmi lesquels les femmes établies à leur compte sont aussi largement représentées, mènent généralement une vie misérable et pleine de soucis, qui a bien plus d'aspect extérieur que de réel bien-être. Nombre d'entre eux sont obligés, pour se maintenir, de spéculer sur les plus viles passions de l'homme et de prêter la main à toutes ses exigences. De là cet envahissement des plus répugnantes réclames, notamment pour tout ce qui est destiné à satisfaire l'avidité des plaisirs.

Il est donc incontestable - et en se plaçant à un point de vue plus élevé, il y a lieu de s'en féliciter grandement - que la tendance à bien jouir de la vie est profondément ancrée dans la société moderne. On commence à comprendre que, pour être un homme, il faut vivre d'une façon digne de l'être humain, et l'on donne à ce besoin une expression dont la forme correspond à l'idée que l'on se fait, au point de vue social, des jouissances de la vie. Mais la société, aven la forme qu'y a prise la richesse, est devenue plus aristocratique qu'à n'importe quelle période antérieure. La distance entre les plus riches et les plus pauvres est bien plus grande que jamais ; par contre, la société, dans ses idées comme dans ses lois, est devenue bien plus démocratique  [5]. Mais la masse ne demande pas seulement plus d'égalité en théorie, mais encore dans la pratique, et comme dans son ignorance elle ne connaît pas encore les voies pour y parvenir, elle cherche cette égalité en essayant d'imiter les classes supérieures et en se procurant toutes les jouissances auxquelles elle peut atteindre. Des centaines de moyens artificiels servent à exciter cet instinct ; quant aux résultats, on les a partout sous les yeux.

Dans bien des cas, la satisfaction d'un penchant justifié par la nature conduit à des écarts et à des crimes ; la société dirigeante intervient à sa manière, parce qu'elle ne saurait le faire d'une façon plus sensée sous peine de ruiner sa propre existence actuelle.

Mais l'augmentation constante de la masse des intermédiaires a encore pour résultat d'autres inconvénients. Bien que se donnant beaucoup de mal et travaillant dur, cette classe n'en est pas moins, et à tous ses degrés, une classe de parasites, improductive en fait, et vivant du travail d'autrui au même point que la classe des entrepreneurs elle-même.

Le renchérissement démesuré des marchandises et de tout ce qui est nécessaire à la vie est la conséquence inéluctable de cet état de choses. Marchandises et vivres augmentent, par suite de ce commerce intermédiaire, dans une telle mesure qu'ils coûtent fréquemment le double, et plus, du prix qu'en a tiré le producteur  [6]. Et là où une augmentation sensible des prix serait imprudente ou impossible, c'est l'altération, la falsification des matières alimentaires, les fausses mesures et les faux poids, qui sont les moyens employés pour empocher un bénéfice qu'on ne pourrait réaliser autrement  [7]. La fraude et la duperie s'élèvent ainsi à la hauteur d'une institution sociale nécessaire, tout comme la prostitution et certaines institutions de l'État ; l'élévation des impôts indirects et des droits de douanes, par exemple, ne fait que provoquer la fraude et la contrebande. Toutes les lois que l'on fera contre la falsi­fication des denrées alimentaires ne donneront que fort peu de résultats. D'une part la nécessité de vivre oblige les fraudeurs à employer des trucs toujours plus raffinés ; en second lieu, dans les conditions actuelles, il n'y a pas à compter sur un contrôle sérieux et sévère. Des fractions très considérées et fort influentes de nos classes dirigeantes sont intéressées au plus haut degré à la réussite de tout ce système de fraudes. C'est ainsi que, sous le prétexte que pour découvrir les falsifications il fau­drait un vaste et coûteux appareil administratif, dont « souffrirait aussi le commerce loyal », on paralyse tout contrôle sérieux. Mais, là où des lois et des mesures de contrôle de ce genre interviennent efficacement, elles ont pour résultat une augmen­tation considérable du prix des denrées non falsifiées, parce que la diminution de ce prix n'était possible que par la falsification.

Les sociétés de consommation sont de fort peu d'utilité ; elles souffrent presque toutes du manque d'administration et ne servent de rien à ceux à qui elles devraient servir le plus, aux travailleurs. Il en est de même pour ces « associations de ménagères » dont le but est de se procurer des denrées alimentaires à meilleur compte en les achetant en gros. Elles constituent seulement un symptôme de ce fait que des femmes, en grand nombre, reconnaissent combien est inutile et nuisible le commerce des intermédiaires, et j'ajoute, finalement, le commerce en général. Certes la meilleu­re forme de la société serait celle où tous les produits nécessaires arriveraient de la façon la plus directe possible entre les mains du consommateur. Mais alors nous touchons à une autre nécessité, celle d'organiser, en même temps que la fourniture commune des vivres, et dans la plus large mesure, leur préparation commune pour le service de la table.


Ce que nous avons dit jusqu'ici de notre organisation sociale ne s'appliquait qu'aux conditions professionnelles et industrielles ; nous n'avons pas touché aux choses de la campagne. Cependant la campagne, elle aussi, est fortement atteinte déjà par l'évolution moderne. Les crises industrielles et commerciales s'y sont également fait sentir. Nombre de membres de familles villageoises sont occupés, soit partiel­lement, soit tout à fait, dans des ateliers ou des établissements industriels ; ce genre d'occupation s'étend même toujours de plus en plus parce que les grands propriétaires trouvent avantageux de faire convertir en produits industriels, sur leurs propres terres, une grande partie de leurs récoltes. Ils y gagnent d'abord les frais de transport très élevés des matières premières, par exemple des pommes de terre pour la distillerie, des betteraves pour la fabrication du sucre, des céréales pour la minoterie, la fabrication de l'alcool ou la brasserie, etc. ; ils ont de plus à leur disposition une main d'œuvre moins chère et plus docile que dans les villes ou dans les centres industriels. Les bâtiments et les loyers sont à meilleur compte, en même temps que les contri­butions et les taxes sont moins élevées, les propriétaires ruraux étant jusqu'à un certain point à la fois législateurs et exécuteurs de la loi et ayant notamment entre les mains la force si efficace de la police. De là ce fait que le nombre des cheminées d'usine augmente d'année en année dans les campagnes, et que l'agriculture et l'industrie entrent dans une action réciproque toujours plus intime, avantage qui, pour le moment, ne profite qu'au gros propriétaire foncier.

Il n'est pas besoin d'être doué d'une sagacité particulière pour s'apercevoir qu'à mesure que le propriétaire foncier a l'agrément de se trouver en état d'améliorer sa situation sur son propre terrain, il en vient à convoiter le bien de son petit voisin, qui se trouve vis-à-vis de lui dans le même cas que le petit fabricant à l'égard du grand industriel.

Mais la campagne n'a pas, même dans ses coins les plus reculés, été épargnée par les progrès de la civilisation. Si nous avons montré plus haut comment le fils du paysan, après avoir pendant trois ans respiré l'air plus ou moins chargé de morale de la caserne et de la ville, revient à son village perdu dans la campagne, apportant avec lui et propageant souvent les maladies sexuelles, nous devons dire d'un autre côté qu'il a appris à connaître une foule d'idées nouvelles et de besoins de la civilisation qu'il entend ultérieurement satisfaire dans la plus large mesure possible. Les commu­nications, chaque jour plus étendues et améliorées, y contribuent encore. L'homme de la campagne apprend à connaître le monde et s'assimile toutes sortes de choses nouvelles. Les exigences toujours croissantes des contributions exigées par l'État, la province et la commune, n'épargnent pas non plus le paysan. C'est ainsi, par exemple, que le total de la contribution communale du plat pays de Prusse, de 8.400.000 thalers en 1849, était monté dès l869 à 23.100.000 thalers. La contribution des villes et des communes rurales pour les besoins de la province, de l'arrondissement et de la commune, s'élevait dans le même laps de temps de 16 millions à 46 millions de thalers. La contribution locale moyenne s'était élevée par tête de 2 thalers 96 pfennigs à 7 thalers 5 pfennigs. Et depuis cette époque, ce taux s'est encore accru partout d'une façon notable.

Il faut dire, toutefois, que pendant cette période les produits de la terre ont sensiblement augmenté de valeur, mais pas dans la même mesure que les impôts et autres dépenses. Le paysan ne reçoit pas non plus, en échange du produit de sa terre, le prix qu'en paie la ville ; il reçoit même beaucoup moins que le gros propriétaire. Le courtier ou le marchand qui parcourt les campagnes à certains jours ou certaines époques fixes de l'année, et qui, en général, revend à son tour à des entremetteurs, veut y trouver son bénéfice ; mais l'assemblage de beaucoup de petites quantités de produits lui coûte beaucoup plus de peine que lorsqu'il n'a affaire qu'à un seul gros propriétaire. Cela influe sur le prix. Le paysan, pour améliorer sa terre, a contracté une hypothèque ; il n'a pas beaucoup le choix des prêteurs, et les conditions auxquelles il souscrit m'en deviennent que moins avantageuses. Les gros intérêts et les échéances de remboursement lui jouent de mauvais tours ; une seule mauvaise récolte ou une fausse spéculation sur le genre de produit sur le bon prix duquel il a compté, suffisent pour le mettre à deux doigts de la ruine. Très souvent celui qui achète la récolte et celui qui prête les capitaux, sont une seule et même personne ; le paysan est par conséquent complètement entre les mains de son créancier. Les cultivateurs de villages et de districts entiers sont, de la sorte, à la merci d'un petit nombre de créanciers, par exemple les planteurs de tabac, de houblon, les vignerons de l'Allemagne du Sud, et les maraîchers des bords du Rhin. Le porteur de l'hypo­thèque les suce jusqu'au sang, en les laissant comme propriétaires apparents sur leur lopin de terre, qui, en fait, ne leur appartient plus le moins du monde. Le vampire capitaliste trouve plus commode et plus profitable d'agir ainsi, plutôt que de prendre la terre pour lui, de la travailler lui-même ou de la vendre. C'est ainsi que des milliers de propriétaires qui ne le sont plus effectivement figurent encore sur nos matrices cadastrales. Il est également vrai que plus d'un gros propriétaire qui n'a pas su mener sa barque devient la victime de quelque capitaliste féroce. Celui-ci devient proprié­taire du sol, et pour en tirer double profit, il le morcelle ; de la sorte il est mieux payé par un grand nombre de petits propriétaires que par un seul. Dans les villes, les maisons qui contiennent beaucoup de petits logements produisent également les revenus les plus élevés. Un grand nombre de petits propriétaires saisissent donc l'occasion qui s'offre à eux. Moyennant un faible à-compte, le bienfaisant capitaliste est disposé à leur abandonner des pièces de terre ; pour le reste, il prend hypothèque avec un bon intérêt, et il le laisse moyennant des payements échelonnés. C'est là que gît le lièvre. Si le petit propriétaire réussit, s'il a le bonheur, à force de travail et d'efforts, de tirer de sa terre un produit passable, ou de trouver d'une façon tout à fait exceptionnelle de l'argent à meilleur marché, il peut se tirer d'affaire. Sinon, il en va de lui ainsi que nous l'avons déjà dépeint.

Perd-il quelques pièces de bétail, c'est pour lui un grand malheur. Marie-t-il une de ses filles, ses dettes s'accroissent, et il se trouve privé d'une main d'œuvre peu coûteuse ; un de ses fils prend-il femme, celui-ci réclame sa part du bien paternel. Il est obligé alors de négliger les améliorations que demande le sol ; si son bétail et son exploitation ne lui fournissent pas assez de fumier - et c'est là un cas fréquent - le produit du sol diminue parce qu'il ne peut pas en acheter. De même il manque sou­vent des ressources nécessaires pour se procurer des semences meilleures et plus productives ; l'emploi de machines avantageuses lui est interdit ; il est le plus souvent hors d'état d'appliquer sur sa terre un assolement approprié à la composition chimique de celle-ci. Il ne peut pas non plus utiliser les avantages que la science et l'expérience offrent aujourd'hui pour tirer un meilleur parti de ses animaux domestiques. Le manque de fourrages, d'étables, d'installation appropriée, empêche tout cela. Il y a de nombreuses causes de ce genre qui amènent le petit et le moyen cultivateur à s'endetter, le livrent pieds et poings liés à l'usurier capitaliste ou au gros propriétaire, et finissent par le conduire a son propre anéantissement.

Affirmer complaisamment, à coups de statistiques, que le progrès de la concen­tration de la propriété n'est qu'une chose imaginaire, parce qu'il y a plus de proprié­taires aujourd'hui que précédemment, ne prouve rien contre les arguments que nous venons de développer. D'abord, nous avons déjà montré comment des milliers d'individus figurent encore dans le nombre des propriétaires sans plus l'être en aucune façon ; en outre il y a lieu de tenir compte, dans ces chiffres, de l'augmentation de la population et du morcellement qui en résulte, notamment à la suite de décès. Mais le morcellement à outrance renferme un germe de mort pour le propriétaire, parce qu'il rend l'existence d'autant plus pénible à l'individu que la propriété devient plus petite. La liberté de l'industrie a, elle aussi, multiplié dans beaucoup de branches le nombre des petits fabricants, mais vouloir conclure de là à une augmentation du bien-être serait commettre une erreur. La concurrence s'est, par là, renforcée entre eux, et leur anéantissement, leur absorption par le gros capital en ont été rendus plus faciles.

Quand donc il arrive aujourd'hui qu'il existe deux ou trois propriétaires fonciers là où précédemment il n'y en avait qu'un, cela ne veut pas dire du tout que ces deux ou trois se trouvent dans une meilleure situation que ne l'était jadis un seul. On peut même admettre le contraire. Les conditions défavorables qui ressortent de la nature même de la situation et que nous avons dépeintes ne font que faciliter leur ruine. Il y a lieu de remarquer aussi que le morcellement de la terre se produit le plus aux abords des grandes villes, dans le but de transformer les champs en terrains à bâtir ou en jardins. Cela peut être utile à des individualités ; le nombre des propriétaires, notam­ment, s'en augmente ; mais ces modifications ne sont d'aucun effet sur la situation générale. Il arrive fréquemment aussi que les propriétés de ce genre tombent de bonne meure entre les mains de la spéculation capitaliste, avant même que le premier propriétaire du sol ait eu une idée exacte de leur valeur ou se soit trouvé en état de les conserver.

Il est hors de doute qu'un pareil système d'évolution a pour les femmes de la campagne aussi de grands inconvénients. Celles-ci ont de plus en plus la perspective de devenir servantes ou de fournir leur main-d'œuvre peu coûteuse aux opérations agricoles ou industrielles des gros propriétaires, au lieu d'être elles-mêmes proprié­taires et maîtresses de maison en toute indépendance. En tant qu'êtres sexuels, elles sont éventuellement bien plus exposées aux désirs illégitimes et à la concupiscence du propriétaire et de ses employés que ce n'est aujourd'hui le cas dans l'industrie, où le droit de possession de la main-d'œuvre s'étend souvent à la personne entière et a pris, en pleine « Europe chrétienne », le développement d'une institution analogue à celle des harems de la Turquie. À la campagne, la femme est bien plus livrée à elle-même qu'en ville. L'autorité est représentée par celui qui lui donne du travail ou par un de ses bons amis ; il n'y a ni journaux ni opinion publique auprès desquels elle pourrait peut-être trouver un appui, et l'ouvrier lui-même se trouve souvent dans une honteuse dépendance. Là aussi, « le ciel est bien haut et le czar est bien loin ».

Mais la situation des campagnes et leur mise on valeur sont d'une importance capitale pour le développement de notre civilisation entière. La population, en son entier, dépend en première ligne, pour son existence, du sol et de ses produits. Le sol ne se laisse pas étendre à volonté ; la question de savoir comment on le cultive et comment on l'exploite n'en est donc que plus importante pour tous. Nous en sommes dès aujourd'hui arrivés à une situation telle que, chaque année, une importation considérable de pain et de viande destinés à l'alimentation est devenue indispensable, et que les prix des choses les plus nécessaires à la vie ne peuvent plus guère augmen­ter davantage que cela n'est arrivé déjà.

Et ici apparaît à l'heure actuelle le vif antagonisme entre les deux intérêts des cultivateurs et de la population industrielle. Les populations industrielles, celles qui ne se livrent pas aux travaux des champs surtout, ont un intérêt absolument essentiel à obtenir leurs vivres à bon compte ; il y va de sa prospérité, non-seulement comme êtres humains, mais encore comme individualités commerçantes ou industrielles. Tout renchérissement des vivres a pour conséquence ou de rendre bien plus mauvaise encore qu'elle n'est déjà la façon de se nourrir d'une grande partie de la population, ou bien d'augmenter les salaires, et par suite le prix des produits industriels, de telle sorte que leur vente diminue parce que la concurrence contre l'étranger devient plus difficile. Mais la question est tout autre pour le cultivateur. Celui-ci veut, tout comme l'industriel dans ses opérations, tirer de sa terre, de son travail ou de celui de ses ouvriers, le plus grand profit possible, et il lui est indifférent que ce soit en produisant une denrée ou une autre. L'importation de grains ou de bétail étrangers l'empêche-t-elle de gagner à la culture des céréales ou à l'élevage des bestiaux les prix qu'il espérait ou qu'il considérait comme nécessaires ? il abandonne ces deux genres de production et consacre sa terre à d'autres cultures qui lui portent plus de profit. Il plante de la betterave pour faire du sucre, des pommes de terre et du grain pour faire de l'alcool, au lieu de froment et de grain pour faire du pain. Il assigne ses terres les plus fertiles à la culture du tabac, au lieu de les employer à des jardins ou à des potagers. On utilise aussi en pâturages des milliers de pièces de terre parce que les chevaux pour la guerre et pour l'armée se paient un prix élevé. D'autre part, de vastes territoires forestiers, qui pourraient facilement être rendus productifs, sont réservés aux plaisirs de la chasse des messieurs de la haute société, principalement dans des régions où le défrichement de quelques centaines ou de quelques milliers d'acres de bois et leur transformation en terres de culture pourraient fort bien être entrepris sans que cette diminution pût en aucune façon nuire à la production de l'humidité dans ces régions.

En ce qui concerne ce dernier point, les plus récentes données d'économie fores­tière, basées sur des expériences et des recherches pratiques très étendues, combattent surtout cette idée de l'influence considérable qu'exerceraient les forêts sur la produc­tion de l'humidité. On ne doit conserver des forêts en larges surfaces que là ou la nature du sol ne permet aucune culture productive, ou bien là ou il s'agit de pourvoir un pays montagneux ou la montagne elle-même d'une culture avantageuse pour l'exploitation et qui fait de plus obstacle au rapide écoulement des eaux. Partant de ce point de vue, on pourrait, en Allemagne, gagner à la culture bien des milliers de kilomètres carrés de terres productives. Mais à ces changements s'opposent aussi bien l'intérêt matériel d'une hiérarchie d'employés bien dotés que l'intérêt sportif des grands propriétaires fonciers qui ne veulent pas perdre leurs territoires de chasse ni sacrifier les plaisirs qu'ils y trouvent.

Voici quelques faits, concernant spécialement l'Allemagne et l'Autriche, qui montrent comment, dans la pratique, les situations se sont graduellement établies. En 1861, il y avait dans les anciennes provinces prussiennes :

18.289 propriétés de 600 arpents et au-dessus, donnant un total de 40.921.536 arpents.

15.076 propriétés de 300 à 600 arpents, donnant un total de 6.047.317 arpenTs.

391 .586 propriétés de 30 arpents à 300 arpenTs, donnant un total de 35.914.889 arpents.

Soit 424.956 propriétés, donnant un total général de 82.883.742 arpents.

Par contre, il y avait à la même époque, dans les mêmes provinces : 617.374 propriétés de 5 à 30 arpents, donnant un total de 8.427.479 arpents.

1.099.161 propriétés au-dessous de 5 arpents, donnant un total de 2.227.981 arpents.

Soit 1.716.535 propriétés, donnant un total général de 10.655.460 arpents.

Nous voyons par là que 421.951 propriétaires absorbent entre eux huit fois plus de terres que 1.716.535 autres.

L'État figure dans ce relevé de la propriété foncière pour 1.156.150 arpents, les forêts non comprises ; par contre la province de Westphalie n'y est pas comptée, avec 143.498 propriétés urbaines et rurales, formant un total de 2.959.890 arpents. Il en résulte qu'en Prusse la grande et la moyenne propriété l'emportent considérablement et absorbent la plus grande partie de la propriété foncière totale. Les annexions de 1866 ont encore déplacé davantage cette proportion au profit de la grande propriété, car en 1867 il n'y avait, dans ta province de Hanovre, pas moins de 13.100 propriétés de plus de 120 arpents, et dans le Schleswig-Holstein on ne comptait pas moins de 300 terres seigneuriales en dehors des grandes propriétés livrées à la culture. En Saxe, dans le courant des années 1860-1870, sur 228,36 milles carrés de propriétés privées, 942 terres seigneuriales en occupaient 43,24, soit environ le cinquième de la propriété totale, sans compter les termes appartenant aux grands propriétaires ruraux. Dans le Mecklembourg-Schwerin, c'est bien autre chose encore. Sur 244 milles carrés que comprend le pays, le domaine de la couronne et sept couvents en possèdent 107 3/4 : 654 propriétaires de terres seigneuriales et six grands paysans libres en occupent ensemble 103 1/2 et 40 détenteurs de biens domaniaux et urbains 26,45. Sur 15.685 propriétaires fonciers, où l'on compte plus de 6.000 baux amphithéotiques et plus de 6.000 petits propriétaires, etc., il n'y a que 630 propriétaires libres. En Bohême, l'Église possède plus de 106.000 jugères de terres ; la grande propriété féodale détient 1.269 domaines formant un total de 3.058.088 jugères, soit un tiers du pays tout entier, mais elle ne contribue que pour 4 millions de florins à l'impôt foncier qui en fournit 14. Plus de la moitié des domaines de la noblesse n'appartient qu'à 150 familles, et même les propriétés du prince Schwarzenberg comprennent à elles seules 29 1/2 milles carrés du territoire. Sur 260 milles carrés de forêts que compte le pays tout entier, 200 sont entre les mains de la noblesse. Ce sont de magnifiques territoires de chasse, universellement renommés. Il un est de même en Silésie, en Pologne, dans la province de Prusse. C'est de la Bohème et des provinces baltiques que les habitants émigrent notamment en masse ; ils sont en grande majorité pauvres, tandis qu'un sol fertile reste souvent en friche ou à peu près parce qu'il appartient à un propriétaire assez riche pour pouvoir gaspiller sa fortune foncière. D'autres grands propriétaires. rendent l'homme inutile en adoptant sur leurs terres l'emploi des machines ou en les transformant en pâturages.

Dans quelle mesure augmente le nombre des « bras » devenus superflus dans la culture et dans les industries qui s'y rattachent, c'est ce que nous montre entre autres choses le rapport fourni pour 1881 par l'inspecteur des fabriques du Brunswick. Il y est constaté que, malgré l'élévation considérable de la production sucrière, le chiffre des ouvriers n'en a pas moins diminué de plus de 3.000, uniquement par suite du perfectionnement des procédés de fabrication. Il en est de même partout dans la grande culture. Le travail intensif des machines, la plantation de grandes surfaces en un seul et même genre de produits, n'occupent l'ouvrier que durant un laps de temps fort court ; le nombre des servantes et des domestiques est réduit à la proportion indispensable pour les soins à donner à la maison et au bétail, et l'on congédie les journaliers. Vienne le moment de la récolte, on recrute ceux-ci à son de caisse, de tous les coins et recoins du pays, on les embauche en foule pour peu de temps et on les remercie ensuite. C'est ainsi que se forme chez nous, exactement comme en Angleterre, un prolétariat de l'espèce la plus inquiétante. Ces travailleurs demandent-ils, en raison de la courte durée de leur occupation et de ce qu'on est venu les chercher, un salaire plus élevé, alors on se récrie contre leurs exigences ; sont-ils congédiés et vont-ils errer à l'aventure, faméliques et misérables, alors ils sont des vagabonds ; on les traque, on excite contre eux des chiens pour les chasser des cours de fermes et on les livre à la police pour les enfermer dans des dépôts de mendicité, comme des « fainéants » qui ne veulent pas travailler. Un bien bel « ordre ».

L'exploitation du sol par le capital conduit encore dans un autre sens à une situa­tion capitalistique. C'est ainsi, par exemple, qu'une partie de nos grands propriétaires a, pendant des années, tiré des bénéfices effrayants de la culture de la betterave et de la fabrication du sucre. Le système d'impositions a également favorisé l'exportation. L'exemple fut remarqué et trouva de rapides imitateurs. Des centaines de milliers d'hectares qui jusque-là étaient employés à la culture des pommes de terre et des céréales furent transformés en terres à betteraves ; on créa fabriques sur fabriques, et chaque jour on en fonde de nouvelles. La conséquence de tout cela sera un krach formidable qui se produira nécessairement tôt ou tard. Continuons. La culture de la betterave a fortement influé sur le prix des terrains. Celui-ci a augmenté il en est résulté l'acquisition d'une foule de petites propriétés dont les détenteurs, en raison de leur fortune minime, ne pouvaient entrer en jeu. Tandis qu'on utilise de la sorte le sol à des spéculations industrielles, on restreint la culture du blé et des pommes de terre aux terrains de moindre qualité. Il en résulte naturellement le besoin d'importer davantage de matières alimentaires. La demande fait augmenter l'offre. L'énorme importation de produits du sol étrangers, leur transport peu coûteux, rend possibles des prix avec lesquels ne peut pas lutter le propriétaire indigène, accablé d'hypothè­ques et d'impôts, avec un sol de moindre valeur, et une exploitation souvent insuffi­sante et défectueuse au point de vue de l'organisation. On frappe alors l'importation étrangère de droits de douane dont le gros propriétaire est seul à profiter, dont le petit ne se ressent en rien, mais qui pèsent lourdement sur la population mon-agricole. L'avantage de quelques-uns est le mal de beaucoup, et avec ce système, la petite et la moyenne culture reculent tranquillement au lieu d'avancer ; pour elles il n'y a pas de remède. Tous les avantages que le gros propriétaires tire des droits protecteurs ou des mesures prohibitives contre l'importation le mettent en mesure d'exproprier plus facilement le petit cultivateur, qui, ne produisant que pour sa consommation, ne tire qu'un faible ou même aucun profit de l'application de ce système. Dans l'Autriche cisleithane, non compris le Vorarlberg et la Dalmatie, le nombre des pièces vendues de force fut, en 1874, de 4720 ; il s'éleva jusqu'en 1877 à 6.977 et atteignit en 1879 le chiffre colossal de 11.272. Plus de 90 % consistaient en pièces de terre cultivées. En 1874, il fut vendu d'office dans l'Autriche cisleithane 4.413 petites exploitations agricoles, obérées en moyenne d'une dette de 3.136 florins par propriété ; mais, en 1878, on en vendit de la même façon 9.090 avec un passif moyen de 4.290 florins par unité. Le total des créances hypothécaires perdues par suite de défaut de payement s'éleva en 1874 à 4.679.753 florins, c'est-à-dire à 33,8 % de la dette entière ; en 1878 ce chiffre monta à 20.366.173 florins, soit à 52,2 % du total de la dette. En Hongrie, dès 1876, on ne comptait pas moins de 12.000 ventes immobilières d'office, et la population agricole qui, en 1870, se composait de 4.417.574 têtes, était tombée en 1880 à 3.669.117, subissant ainsi une diminution de 748.457 têtes, ou de 17 % en dix ans. Et ce fait se produisit pendant que la surface des terres mises en culture augmen­tait d'une façon notable. Le sol passa entre les mains des grands magnats et des capitalistes, qui employèrent des machines au lieu de bras d'hommes. De la sorte, ceux-ci devinrent « superflus ». Situation absolument conforme à celle de l'Irlande.

En Bavière, d'après les données fournies le 24 février 1881 à la Chambre des députés par le ministre des finances, on comptait, en 1878, 698 propriétés, formant 27.000 journaux, qui étaient sous saisie, c'est-à-dire incultes. En 1880, le chiffre des propriétés licitées était de 3.722, représentant 5 millions d'hectares de terres cultivées, soit un neuvième de la surface de celles-ci en Bavière. Par suite de cet état de choses une grande partie du sol reste aussi inculte ; c'est ainsi qu'en Bavière, en 1879, 698 propriétés formant 8.043 hectares, et en 1880, 953 en comptant 6.000 étaient laissées sans aucune culture. Il est, de plus, dans la nature même des choses que toute terre grevée de dettes n'était, dès longtemps, travaillée que de la façon la plus insuffisante.

Mais, quelle que soit la manière dont le propriétaire travaille son sol, c'est, sous l'ère de la « sainte »propriété, son affaire, son droit. Que lui importent la collectivité et le bien-être de celle-ci  ? il a d'abord à s'occuper de soi-même ; donc le champ est libre. L'industriel, lui, fabrique bien des images obscènes, des livres immoraux, utilise des usines entières à la falsification des denrées alimentaires. Tous ces agissements, et bien d'autres encore, sont nuisibles à la société ; ils détruisent la morale, multiplient la corruption. Mais qu'est-ce que cela peut faire ? Ils rapportent de l'argent, plus d'argent que des images morales, des livres de science, le commerce honnête de denrées non falsifiées. L'industriel avide de profits n'a à veiller qu'à une chose, c'est que l'œil, d'ailleurs point trop perçant, de la police ne le découvre pas, et il peut tranquillement mener son honteux commerce avec la certitude d'être estimé et considéré avec le plus grand respect par la société, en raison de l'argent qu'il y gagne.

Dans cet ordre d'idées, rien ne montre mieux le caractère de notre siècle d'argent que la Bourse et ses menées. Produits de la terre et de l'industrie, marchandises, cir­constances atmosphériques ou politiques, disette ou abondance, misère des masses et catastrophes, dettes publiques, inventions et découvertes, santé, maladie et mort de personnalités influentes, guerres et bruits de guerre souvent inventés dans ce seul but, tout cela et bien d'autres choses encore sert d'instrument à la spéculation, à l'ex­ploitation, à la tromperie réciproques. Les matadors du capital s'emparent là de l'influence la plus exclusive sur les conditions de la société entière, et, favorisés par leurs puissants moyens et par leurs relations, ils accumulent les richesses les plus colossales. Ministres et gouvernements deviennent entre les mains de ces gens des poupées qui sont forcées d'agir suivant la façon dont ils en tirent les fils derrière les coulisses. Ce n'est pas l'État qui tient la Bourse, c est la Bourse qui tient la puissance de l'État dans sa main. Malgré lui, le ministre est obligé d'engraisser l' « arbre vénéneux » et de lui fournir de nouvelles forces vitales, alors qu'il aimerait bien mieux l'arracher du sol.

Tous ces faits, qui se produisent chaque jour plus nombreux parce que le mal grandit sans cesse, crient vengeance au ciel, comme on dit, et exigent un remède prompt et radical. Mais la société actuelle reste déconcertée devant ces calamités comme certains animaux devant une montagne ; ainsi qu'un cheval de manège, elle tourne perpétuellement dans le même cercle, indécise, désespérée, image frappante de la détresse et de la stupidité. Ceux qui voudraient lui venir en aide sont encore trop faibles ; ceux qui le pourraient ne le veulent pas ; ils se reposent sur la force et pensent, tout au plus, comme Madame de Pompadour : « après nous le déluge ! »Mais si le déluge venait encore de leur vivant ?...

Alors on nous crie : « Faites des propositions, indiquez le remède ». Ce serait prendre une peine bien inutile. Émettez les propositions les meilleures, elles seront combattues pour la plupart, car il ne saurait rien en résulter si des privilèges et des prérogatives de toute nature ne doivent en être détruits, et c'est de ceux-ci qu'on ne veut, malgré toutes les belles phrases, rien abandonner.

Nous le voyons bien dans la prétendue réforme sociale allemande. Qu'a-t-il donc été proposé ? Des choses qui, dans les circonstances actuelles, n'ont même pas la valeur d'un point sur un i, causent dans les classes dirigeantes une émotion qui dure des années parce que celles-ci doivent être un tout petit peu frappées dans leurs bourses. Et après des années, quand on a noirci en discours et en imprimés des montagnes de papier, c'est enfin d'une minuscule souris qu'on accouche. On se demande même si elle pourra vivre. Mais la question sociale est un Chimborazo qu'il faut escalader. Cela coûtera bien de la peine, bien des sacrifices et bien des sueurs.

Quelles mesures il conviendra d'appliquer dans les diverses phases de cette évolution, c'est ce que l'on verra quand les choses seront mûres. En discuter aujour­d'hui est inutile. Le plus puissant ministre est obligé de se plier aux circonstances et ne sait pas ce que l'année qui vient l'obligera à faire ; de même nous devons laisser les choses venir à nous et agir selon que les circonstances du moment l'ordonneront.

J'établis donc en principe que, dans un temps donné, tous les maux que j'ai dépeints seront tellement poussés à l'extrême que leur existence deviendra non-seulement claire et visible, mais encore insupportable à la majorité de la population, que le désir général et irrésistible d'une transformation fondamentale s'emparera de la société presque tout entière et lui fera apparaître le remède le plus prompt comme étant le plus efficace.

Dès lors donc, qu'ainsi que je l'ai montré, tous les maux sans exception ont leur source dans l'ordre social des choses, lequel repose aujourd'hui sur l'exploitation personnelle du capital, sur la propriété individuelle de tous les moyens de production : sol, machines, outils, moyens de communication, et sur la propriété particulière des sources et des moyens d'existence, il faut, par une immense expropriation, trans­former en propriété sociale la totalité de cette propriété individuelle.

« L'expropriation s'accomplit en ce moment par le jeu même des lois immanentes de la production capitaliste et par la concentration des capitaux. Un seul capitaliste en tue des masses d'autres. Étroitement liée à cette concentration ou à cette expropriation d'un grand nombre de capitalistes, se développe, suivant une échelle de progression toujours ascendante, la forme coopérative du travail : application rationnellement technologique de la science, culture de la terre en commun suivant un plan métho­dique, transformation de l'outillage actuel en un autre, uniquement utilisable en commun, économie de tous les moyens de production par leur emploi commun en vue d'un travail collectivement combiné. En même temps que décroît le nombre des princes du capital, qui usurpent et monopolisent tous les avantages de cette évolution du progrès, grandit la masse de la misère, de l'oppression, de la servitude, de la dégradation, de l'exploitation mais en même temps grandit aussi l'indignation de la classe des travailleurs, qui augmente sans cesse, et que le mécanisme même du système de production capitaliste contribue à rendre indépendante, unie et organisée. Le monopole capitaliste devient une entrave pour le système de production même qui a grandi avec lui et sous son égide. La concentration des moyens de production et la réunion du travail atteignent un degré où elles deviennent insupportables sous leur enveloppe capitaliste. Celle-ci éclatera. L'heure dernière de la propriété capitalistique individuelle a sonné. On expropriera les expropriateurs  [8] ».

La société s'empare de tous les droits et prend en charge tons les devoirs nés de cette expropriation générale. Elle réglemente et ordonne tout dans l'intérêt collectif, qui, dès lors, cesse d'être en opposition avec l'intérêt individuel.


Notes

[1] Un cas entre mille. Un comptable de Berlin, nommé S, âgé de 45 ans, ayant une femme encore belle de 39 ans et une fille de 12, est sans ouvrage et sur le point de mourir de faim. La femme se décide, avec le consentement de son mari, à se prostituer. La police l'apprend, et la femme est placée sus le contrôle du service des mœurs. La honte et le désespoir s'emparent de la famille. Tous trois tombent d'accord pour s'empoisonner et exécutent leur projet le 1er mars 1883. Peu de jours auparavant, le beau monde de Berlin célébrait de grandes fêtes de cour, pendant lesquelles des centaines de milliers de marks furent gaspillés. Tels sont les terribles contrastes qu'offre la société actuelle. Mais tout cela n'empêche pas que nous vivions dans « le meilleur des mondes ».

[2] Platon déjà connaissait les conséquences d'une pareille situation. Il écrit :« Un Etat dans lequel il existe des classes, n'est pas un État ; il en forme deux. Les pauvres constituent le premier, les riches le second ; tous deux vivent ensemble, mais en s'épiant réciproquement et sans cesse… Les classes dirigeantes sont, en fin de compte, hors d'état de mener une guerre parce qu'il leur faut dans ce cas se servir de la foule qui, une fois armée, leur inspire plus de peur que l'ennemi même » (Platon : « La République »). Et Aristote dit de son côté : « Le grand nombre des pauvres constitue une situation fâcheuse, parce qu'il est presque impossible d'empêcher pareilles gens de devenir des perturbateurs » (Aristote : « La Politique »).

[3] « Histoire naturelle de la création » , Quatrième édition, augmentée. Berlin 1873. Page 155 et 156.

[4] Platon déjà dit de même : « Les crimes ont leur cause dans le manque d'éducation et dans ce que l’État est mal organisé et constitué ». Il connaissait donc l'état de la société mieux que ses savants successeurs, à 23 siècles de distance. Il n'y a pas précisément lieu, de s'en réjouir.

[5] Dans son étude sur le « Manuel d'économie politique » de. Rau, le professeur Adolphe Wagner exprime une pensée analogue. Il dit (page 351) « La question sociale, c'est la contradiction évidente qui existe entre le progrès de l'économie politique et le principe idéal du développement social de la liberté et de l'égalité qui se réalise dans la vie politique ».

[6] C'est ainsi que, dans son ouvrage : « l'industrie domestique en Thuringe », le Dr Sache nous apprend entre autres choses qu'en 1869, la fabrication de 244 millions 1/2 de crayons a donné de 122.000 à 200.000 florins de salaire aux producteurs, mais que le prix de vente final s'éleva en dernière main à 1.200.000 florins, soit au moins au sextuple de ce qu'avaient reçu ceux-ci.

[7] Le chimiste Chevallier dit que parmi les différents genres de falsification, il en connaît pour le café 32, le vin 30, le chocolat 28, la farine 24, l'eau-de-vie 23, le pain 20, le lait 19, le beurre 10, l'huile d'olives 9, le sucre 6, etc. La chambre de commerce de Wesel fit savoir en 1870 que la fraude s'exerçait principalement dans les épiceries sur les marchandises pesées à l'avance ; on fournissait, pour une livre, 24 ou 26 demi-onces, et l'on cherchait à rattraper ainsi, au double, ce que l'on abandonnait sur le prix. Les plus mal lotis à ce point de vue sont les ouvriers et les petites gens, qui prennent leurs marchandises à crédit et sont pour ce fait obligés de se taire, même quand la fraude se commet sous leurs veux. C'est particulièrement dans la boulangerie qu'on fait le pire abus des faux poids et de la farine falsifiée.

[8] Karl Marx : « Le Capital ».


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