1891

L'une des premières études marxistes sur la question, par le "pape" de la social-démocratie allemande.


La femme et le socialisme

August Bebel

II: La femme dans le présent


L'instinct sexuel. Le mariage. Obstacles et difficultés qu'il rencontre.

Au commencement de ce livre, j'ai émis l'opinion que la femme doit son infério­rité vis-à-vis du monde masculin aux propriétés de son sexe, par suite desquelles elle est tombée sous la dépendance économique de l'homme.

Il ne manquera pas de sages précoces pour m'objecter que l'instinct naturel - que nous appelons instinct sexuel - se laisse surmonter, qu'il n'est pas nécessaire de lui donner satisfaction, et que par suite cette prétendue dépendance de la femme vis-à-vis de l'homme lui est facile à éviter. Eh bien, admettons qu'un individu, encore favorisé par une disposition naturelle, arrive - au prix de quelles difficultés - à dompter cet instinct : le sexe ne le domptera pas, car le sexe est fait pour servir à l'union. De plus, des individus isolés ne sauraient modifier une situation sociale donnée. L'objection est donc superficielle et sans valeur. Luther a merveilleusement dépeint l'instinct naturel, quand il a dit, comme nous l'avons rappelé déjà : « Celui donc qui essaie de lutter contre l'instinct naturel et d'empêcher les choses d'aller comme le veut et le doit la nature, que fait-il, sinon essayer d'empêcher la nature d'être la nature, le feu de brûler, l'eau de mouiller, l'homme de manger, de boire et de dormir  ? » Ce sont là des paroles qu'on devrait graver dans la pierre au-dessus des portes de nos églises où l'on prêche contre « le péché de la chair ». Pas un médecin, pas un physiologiste, ne saurait démontrer d'une manière plus frappante la nécessité, pour l'homme sainement constitué, de satisfaire les besoins amoureux que l'instinct sexuel éveille en lui.

Il est une loi que l'homme est obligé de s'appliquer rigoureusement à soi-même s'il veut se développer d'une façon saine et normale, c'est qu'il ne doit négliger d'exercer aucun membre de son corps, ni refuser d'obéir à aucune impulsion naturelle. Il faut que chaque membre remplisse les fonctions auxquelles la nature l'a destiné, sous peine de voir dépérir et s'endommager tout l'organisme. Les lois du développe­ment physique de l'homme doivent être étudiées et suivies avec autant de soin que son développement intellectuel. Son activité morale est l'expression de la perfection physique de ses organes. La pleine santé de la première est une conséquence intime du bon état de la seconde. Une altération de l'une trouble nécessairement l'autre. Les passions dites animales n'ont pas une racine plus profonde que les passions dites intellectuelles ; toutes sont le produit du même organisme général et les unes subissent constamment l'influence des autres.

Il suit de là que la connaissance des propriétés physiques des organes sexuels est aussi nécessaire que celle des organes qui produisent l'activité intellectuelle, et que l'homme doit apporter les mêmes soins à leur développement. Celui-ci doit comprendre que des organes et des instincts qui sont innés à tout être humain, qui forment partie intégrante de sa nature et qui même, dans certaines périodes de la vie, le maîtrisent complètement, ne doivent pas être l'objet de mystères, de fausse honte ou d'une complète ignorance. Il s'ensuit encore que la connaissance de la physiologie et de l'anatomie, celle des organes sexuels et de leurs fonctions, tant chez l'homme que chez la femme, devraient être aussi largement répandues que toute autre partie de la science humaine. Cette connaissance de notre nature physique une fois acquise, nous verrions nombre de circonstances de la vie d'un tout autre oeil que maintenant. La question de savoir s'il n'y aurait pas lieu de supprimer certains inconvénients devant lesquels la société actuelle passe silencieuse et prise d'une sainte horreur, mais qui ne s'en imposent pas moins à presque toutes les familles, se soulèverait d'elle-même. Partout ailleurs la science passe pour une vertu, pour le but le plus noble, le plus digne d'efforts, de l'humanité ; seule est exceptée la science en ces matières qui sont on relation étroite avec le caractère, avec les saines qualités de notre Moi, avec la base de tout développement social.

Kant dit : « L'homme et la femme ne constituent l'être humain entier et complet que réunis ; un sexe complète l'autre ». Schopenhauer déclare ceci : « l'instinct sexuel est la plus complète manifestation de la volonté de vivre ; c'est donc la concentration de toute volonté ». Et ailleurs : « l'affirmation de la volonté de vivre se concentre dans l'acte charnel, qui en est la plus éclatante expression ». Mainlaender est du même avis : « Le point essentiel de la vie humaine est dans l'instinct sexuel. Lui seul assure à l'individu la vie, qu'il veut avant tout... L'être humain n'attache à rien plus d'impor­tance qu'aux choses de la chair ; il ne fixe et ne concentre au soin d'aucune autre affaire, d'une façon aussi remarquable qu'à l'accomplissement de l'acte sexuel toute l'intensité de sa volonté ». Et encore avant eux tous, Bouddha disait : « L'instinct sexuel est plus aigu que le croc avec lequel on dompte les éléphants sauvages ; plus ardent que la flamme, il est comme un dard enfoncé dans l'esprit de l'homme »  [1].

Cette intensité de l'instinct sexuel étant donnée, il n'y a pas lieu d'être surpris de ce que la continence dans l'âge mûr influe comme elle le fait sur le système nerveux et sur tout l'organisme de l'être humain, et qu'elle conduise aux plus grands troubles, aux aberrations les plus extraordinaires, voire, dans certaines circonstances, à la folie et à une mort misérable. L'être humain, homme ou femme, se perfectionne au fur et à mesure que dans chaque sexe les penchants et les symptômes vitaux se manifestent et prennent une expression dans le développement organique et intellectuel, dans la forme et dans le caractère. Chaque sexe est alors parvenu à la perfection qui lui est propre. « Chez l'homme de bonnes mœurs, dit Klencke dans son ouvrage « la femme-épouse », la contrainte de la vie conjugale a sans contredit pour guide des principes moraux dictés par le bon sens, mais il ne serait pas possible, la liberté la plus exagérée fut-elle permise, de réduire complètement au silence les exigences de la conservation de l'espèce, que la nature a assurée par la formation organique normale des deux sexes. Lorsque des individus bien constitués, masculins ou féminins, se soustraient leur vie durant à ce devoir envers la nature, il n'y a pas là libre résolution de résis­tance, même dans le cas où cette résolution est présentée comme telle ou illusoi­rement érigée en libre arbitre ; mais c'est la conséquence de difficultés et de nécessités sociales qui portent atteinte au droit de la nature et en flétrissent les organes. Ces agissements impriment aussi à l'organisme général le type du dépérissement et du contraste sexuel, tant en ce qui concerne l'aspect extérieur que le caractère, et provoquent par l'atonie nerveuse, pour l'esprit conne pour le corps, des tendances et des dispositions maladives.

L'homme s'effémine, la femme prend des allures masculines dans la forme comme dans le caractère, parce que la conjonction des sexes ne s'est pas accomplie suivant le plan de la nature, parce que l'être humain n'a revêtu que l'une de ses faces, qu'il n'est pas parvenu à sa forme complète, au point culminant de son existence ». Et la doctoresse Elisabeth Blackwall dit, dans son livre : « The moral education of the young in relation to sex » : « L'instinct sexuel existe comme une condition inévitable de la vie et de la fondation de la société. Il est la force prépondérante dans la nature humaine. Il survit à tout ce qui passe. Même non encore développé, n'étant en rien l'objet de la pensée, cet instinct inéluctable n'en est que d'autant plus le feu central de la vie humaine et notre protecteur naturel contre toute possibilité d'extinction ».

Ainsi la philosophie moderne est d'accord avec les idées de la science exacte et avec le bon sens humain de Luther. Il suit de là que tout être humain doit non-seulement avoir le droit, mais encore le pouvoir, même le devoir, de satisfaire des instincts qui se lient de la façon la plus intime à son essence, qui constituent son essence même. S'il en est empêché, si cela lui est rendu impossible par les institutions et les préjugés sociaux, il en résulte que, gêné dans son développement, il est voué à l'étiolement, à la transformation régressive. Quelles en sont les conséquences, nos médecins, nos hôpitaux, nos maisons de fous, nos prisons en sont témoins, sans parler des milliers de familles qui en sont troublées.

Quelques faits à signaler éclairciront encore la question. Le docteur en médecine Hegerisch, le traducteur de « l'Essai sur la population » de Malthus, s'exprime ainsi sur les suites de la compression violente de l'instinct sexuel chez les femmes : « Reconnaissant avec Malthus toute la valeur de la continence, je suis cependant obligé, comme médecin, de faire cette triste remarque que la chasteté des femmes, qui passe chez tous nos peuples pour une haute vertu et qui n'en est pas moins pour cela un crime contre la nature, est fréquemment expiée par les maladies les plus terribles. De même que c'est avoir peur d'un fantôme que de craindre les suites fâcheuses de la continence masculine et de certaines façons de satisfaire l'instinct sexuel qui en résultent, de même il est certain que la chasteté des femmes exerce une influence considérable sur les redoutables métamorphoses de la poitrine, de l'ovaire et de la matrice. Les maux qui en résultent sont presque, entre tous, les plus désolants parce que, causés par les systèmes les moins appropriés à la vie individuelle, ils brisent la malade du haut en bas. Les pauvres femmes, pour la plupart distinguées, qui en sont victimes, et qui malgré les luttes cruelles qu'elles ont à soutenir contre un tempé­rament ardent finissent par triompher du mal, offrent aux yeux un spectacle triste entre tous. La jeune fille négligée, la veuve prématurée, se tordent sur leur couche...  ! » - Et l'auteur cite ensuite à titre d'exemple comment les maux et les maladies qu'il a dépeints s'emparent notamment des religieuses.

À quel degré hommes et femmes souffrent de la compression de leur instinct sexuel, combien l'insuffisance des mariages vaut encore mieux que le célibat, les chiffres suivants vont nous l'apprendre. En Bavière, en 1858, le nombre des aliénés était de 4899, dont 2576 hommes (53 %) et 2323 femmes (47 %). Les hommes y étaient donc en plus forte proportion que les femmes. Les célibataires des deux sexes comptaient dans ce chiffre pour 81 %, les gens mariés pour 17 % ; 2 % de sujets n'avaient pas d'état civil. Ce qui atténue dans une certaine mesure cette effrayante proportion, c'est qu'une certaine quantité d'aliénés de naissance étaient comptés dans les non-mariés. Dans le Hanovre, un recensement fait en 1856 établit ainsi le chiffre des aliénés par rapport aux diverses positions de la population : un aliéné sur 457 célibataires, un sur 504 veufs et un sur 1310 mariés. En Saxe, le nombre des suicides était de mille pour un million de célibataires et de 500 pour un million de mariés. Parmi les femmes, qui ont beaucoup moins recours au suicide que les hommes, il y en avait 260 cas pour un million de tilles et 125 seulement pour un million de femmes. Des résultats analogues sont fournis par nombre d'autres États. Pour les suicides de femmes, le chiffre de ceux accomplis entre 10 et 21 ans est particulièrement élevé ; il est donc clair que ce qui est surtout en cause ici, c'est la non-satisfaction de l'instinct sexuel, les peines d'amour, les grossesses dissimulées, la tromperie de la part des hommes. Les mêmes causes déterminent la folie, et encore dans une proportion tout aussi désastreuse. C'est ainsi qu'en Prusse, en 1882, sur 10.000 habitants dont l'état civil a été dûment vérifié, on comptait en aliénés : 33, 2 garçons, 29, 3 filles, et seulement 9, 5 hommes mariés, 9, 5 femmes, 32,1 veufs et 25,6 veuves.

Il n'est pas douteux que la non-satisfaction de l'instinct sexuel a sur l'état physique et moral de l'homme et de la femme l'influence la plus pernicieuse et qu'il n'est pas possible de considérer comme saines des institutions sociales qui mettent obstacle à la satisfaction de l'instinct naturel par excellence.

Ici se pose maintenant cette question : La société actuelle a-t-elle fait le nécessaire pour assurer à l'être humain en général, et au sexe féminin en particulier un mode d'existence raisonnable ? Peut-elle le faire ? Et si : non ! comment ce nécessaire peut-il se réaliser ?

« Le mariage est la base de la famille, et la famille est la base de l'État. Quiconque s'attaque au mariage s'attaque à la société et à l'État et les détruit tous deux ». Voilà ce que disent les défenseurs de l' « ordre » actuel. Le mariage est assurément la base du développement social. Il s'agit seulement de savoir quel mariage est le plus moral, c'est-à-dire quel est celui qui répond le mieux aux fins du développement et de l'exis­tence de l'humanité ; est-ce, avec ses nombreuses ramifications, le mariage forcé, basé sur la propriété bourgeoise et qui manque son but le plus souvent, c'est-à-dire une institution sociale qui reste lettre morte pour des millions d'êtres ; est-ce, au contraire, le mariage libre et sans obstacles, ayant pour base le choix de l'amour, tel que la société socialisée peut seule le rendre entièrement possible ?

John Stuart Mill, que personne ne peut avoir l'idée de prendre pour un commu­niste, va jusqu'à s'exprimer ainsi sur le mariage tel qu'il existe de nos jours : « le mariage est la seule véritable servitude que la loi reconnaisse ».

D'après la doctrine de Kant, l'homme et la femme ne forment que réunis l'être humain complet. Le sain développement de l'espèce humaine repose sur l'union normale des sexes. Exercer d'une façon naturelle l'instinct sexuel est nécessaire pour assurer le bon développement, physique et moral, de l'homme comme de la femme. Mais comme l'être humain est, non pas un animal, mais un être humain, il ne lui faut pas seulement, pour contenter son énergique et impétueux instinct, la satisfaction physique, il réclame en outre l'affinité intellectuelle et l'accord moral avec l'être auquel il s'unit. Si cet accord n'existe pas, alors l'union sexuelle s'accomplit d'une façon purement mécanique, et passe à bon droit pour immorale. Elle ne satisfait pas les nobles exigences de celui qui, dans la sympathie réciproque et personnelle de deux êtres, envisage l'ennoblissement moral de relations qui ne reposent que sur des lois purement physiques. Celui qui se place à un point de vue plus élevé demande que la force d'attraction réciproque des deux sexes se continue encore au-delà de la consommation de l'acte charnel, et qu'elle étende aussi tout ce que son action a de noble sur l'enfant qui naît de l'union réciproquement consentie de deux êtres  [2].

Sous toutes les formes sociales, c'est donc le fait d'avoir en vue leur descendance et les devoirs que celle-ci leur impose qui rend durable la liaison intime de deux êtres humains. Tout couple qui veut en venir à l'union sexuelle doit se demander si ses qualités physiques et morales réciproques sont propres à cette union. La réponse, librement donnée, est-elle affirmative ? deux conditions sont encore nécessaires. Il faut d'abord écarter tout intérêt étranger à la véritable fin de l'union, qui est de satisfaire l'instinct naturel et d'assurer sa propre reproduction et celle de sa race ; il faut en outre avoir une certaine dose de raison qui maîtrise les aveuglements de la passion. Comme ces deux conditions font défaut, la plupart du temps, dans notre société actuelle, il en résulte que fréquemment le mariage d'aujourd'hui est détourné de son véritable but et qu'il ne peut, par suite, être considéré ni comme « sacré », ni comme « moral ».

La statistique ne permet pas d'établir combien grand est de nos jours le chiffre des mariages qui se concluent suivant des idées absolument différentes de celles que nous venons d'exposer. Les gens qui sont en cause ont intérêt à donner à leur mariage, devant le monde, une apparence autre que celle qu'il a en réalité. L'État actuel, en tant que représentant de la société, n'a pas non plus d'intérêt à faire, ne fût-ce qu'à titre d'expérience, des recherches dont le résultat pourrait mettre en curieuse lumière sa propre façon d'agir. Les principes qu'il suit en ce qui concerne le mariage de nom­breuses catégories de ses fonctionnaires et de ses employés ne comportent pas l'application du niveau qu'il qualifie lui-même de nécessaire.

Le mariage doit donc constituer une union que deux êtres n'accomplissent que par amour réciproque et pour atteindre leurs fins naturelles. Mais ce motif n'existe à proprement parler que très rarement de nos jours. Au contraire, le mariage est considéré par la plupart des femmes comme une sorte de refuge dans lequel elles doivent entrer à tout prix, tandis que l'homme, de son côté, en pèse et en calcule minutieusement les avantages matériels. Et la brutale réalité apporte, même dans les mariages où les motifs égoïstes et vils n'ont eu aucune action, tant de troubles et d'éléments de désorganisation que ceux-ci ne comblent que rarement les espérances que les époux caressaient dans leur jeune enthousiasme et dans tout le feu de leur premier amour.

Cela est très naturel. Si le mariage doit donner à chacun des deux conjoints une vie commune satisfaisante, il exige aussi, à côté de l'amour et du respect réciproques, la sécurité de l'existence matérielle et la somme de nécessaire et d'agréable qu'ils jugent indispensable pour eux et pour leurs enfants. Les lourds soucis de la dure lutte pour l'existence sont le premier clou du cercueil où viennent échouer le bien-être du ménage et le bonheur conjugal. Plus la communauté se montre féconde, plus le mariage remplit son but naturel, plus les charges deviennent lourdes. Le paysan, qui se réjouis de chaque veau que lui donne sa vache, qui compte avec anxiété le nombre des petits que sa truie met bas et annonce avec joie l'événement à ses voisins, ce paysan baisse les yeux d'un air sombre quand sa femme ajoute un rejeton au chiffre des enfants qu'il croit pouvoir élever sans trop de peine - et ce chiffre ne peut être gros. Son regard s'assombrit encore si le nouveau-né a le malheur d'être une fille.

Ce simple fait que la naissance d'un être humain, fait à « l'image de Dieu », comme disent les gens religieux, est dans un si grand nombre de cas taxée bien au-dessous de celle d'un animal domestique, fait éclater l'indignité de la situation dans laquelle nous nous trouvons. Et, en fait, c'est encore le sexe féminin qui en souffre le plus. Dans bien des cas, notre façon de voir les choses ne diffère guère de celle des peuples barbares de l'antiquité et de beaucoup d'autres qui vivent de nos jours. Si chez eux on tuait les filles qu'il y avait en trop - et encore étaient-elles toujours en nombre superflu par suite des guerres meurtrières d'alors - il est vrai que nous ne les tuons pas ; nous sommes trop civilisés pour cela. Mais dans la famille et dans la société, nous traitons la plupart d'entre elles en parias. Partout dans la lutte pour l'existence, l'homme, étant le plus fort, repousse la femme, et là même où, poussée par son amour de la vie, elle entreprend la lutte, il lui arrive souvent d'être pourchassée avec haine par le sexe fort, comme une concurrente détestée. Les hommes, quelle que soit leur condition, ne font sur ce point aucune différence. Si des travailleurs peu clairvoyants veulent voir interdire tout travail de femme, - la demande en a, par exemple, été faite au congrès ouvrier français de 1877, mais elle a été rejetée à une grande majorité - il y a lieu d'excuser pareille étroitesse de cœur, car cette proposition peut se baser sur ce fait indéniable que l'introduction toujours croissante de la main-d'œuvre féminine dans l'industrie détruira complètement la vie de famille de l'ouvrier, et que par suite la dégénérescence de l'espèce est inévitable. Mais le travail de la femme ne peut pas être supprimé par l'interdiction pure et simple, car elles sont des centaines de mille, les femmes qui sont contraintes au travail industriel comme à d'autres travaux en dehors de leur ménage, parce qu'autrement elles ne peuvent pas vivre. La femme mariée elle-même est forcée aussi de se jeter dans l'arène de la concurrence, parce que trop souvent le salaire de l'homme ne suffit pas, à lui seul, pour entretenir la famille  [3].

Sans doute, la société actuelle est plus cultivée que celle de jadis. La femme y occupe une place plus élevée, ses attributions sont, de bien des manières, changées et devenues plus dignes, mais, au fond, l'idée que l'on se faisait des relations entre les deux sexes est restée la même. Dans son ouvrage « La femme au point de vue de l'économie nationale » qui, remarquons-le en passant, répond peu à son titre et à ce que l'on en attendait, le professeur Lorenz von Stein nous a fait un tableau poétiquement flatté du mariage actuel tel qu'il le prétend être ; mais dans ce tableau encore se montre l'état de dépendance dans lequel la femme se trouve placée vis-à-vis du « lion », de l'homme. M. Von Stein écrit, entre autres : « L'homme veut un être qui non-seulement l'aime, mais encore le comprenne. Il veut quelqu'un dont non-seulement le cœur batte pour lui, mais dont la main lui éponge aussi le front ; qui, d'après l'idée qu'il s'en forme, fasse rayonner la paix, la tranquillité, l'ordre, une silencieuse autorité sur lui-même et sur les mille choses qu'il retrouve chaque jour en rentrant à la maison ; il veut quelqu'un qui répande sur toutes ces choses cet inexprimable parfum de la femme, qui est la chaleur vivifiante de la vie du foyer ».

Sous cet apparent dithyrambe chanté en l'honneur de la femme se dissimule son abaissement et le plus vil égoïsme de l'homme. Monsieur le professeur dépeint en toute fantaisie la femme comme un être vaporeux qui cependant, rompu aux nécessités pratiques de la science des chiffres, sait maintenir en équilibre le Doit et l'Avoir du ménage, qui, de plus, volète comme une douce brise printanière, autour du maître de la maison, du lion imposant, lit dans ses yeux le moindre de ses désirs, et de sa douce petite main éponge son front que lui, le « maître de la maison », a peut-être fait ruisseler de sueur sous l'enfantement de ses propres sottises. Bref, Monsieur le professeur von Stein dépeint une femme et un mariage comme il n'y en a, comme il ne peut y en avoir qu'un sur cent, tout au plus. Le savant homme ne voit et ne sait rien des milliers de mariages malheureux et de la disproportion qui y règne entre le devoir et la volonté de l'accomplir, ni des innombrables femmes qui vivent dans l'isolement et ne peuvent songer à se marier de leur vie, ni des millions d'autres qui sont obligées de peiner et de s'échiner du matin au soir à côté de leurs maris pour gagner, au jour le jour, un méchant morceau de pain. Chez tous ces pauvres gens, la dure, la cruelle réalité efface les poétiques couleurs du mariage plus vite que la main n'efface la poussière éclatante de l'aile du papillon. Un regard jeté sur eux eût tristement détruit le tableau poétiquement exhalé de Monsieur le professeur, et l'eût fortement dérouté.

On dit fréquemment : « le degré de civilisation d'un peuple se mesure le mieux à la situation que la femme y détient ». Nous tenons cette formule pour bonne, mais on s'aperçoit alors que notre civilisation si renommée n'en est pas encore arrivée bien loin dans ce sens.

Dans son livre « l'asservissement de la femme » (le titre indique l'idée que se fait l'auteur de la situation de la femme en général), John Stuart Mill dit : « La vie des hommes est devenue plus sédentaire. Le progrès de la civilisation unit l'homme à la femme par un plus grand nombre de liens ». La première proposition n'est pas exacte, la seconde ne l'est que conditionnellement ; celle-ci peut être juste dans le cas où les relations conjugales entre l'homme et la femme sont sincères. Tout homme sensé doit considérer comme avantageux pour lui-même et pour sa femme que celle-ci, sortant du cercle étroit de ses occupations domestiques, entre davantage dans la vie, se familiarise avec le courant de son époque et lui impose ainsi des « liens », peut-être, mais pas bien lourds. D'autre part, il y a lieu de rechercher également si notre vie moderne n'a pas introduit dans la vie conjugale des facteurs qui contribuent bien plus que jadis à détruire le mariage.

Il est certain que jadis aussi, dans les pays où la femme pouvait être propriétaire, les considérations matérielles influaient sur les mariages beaucoup plus que l'amour et l'affection réciproques, mais nous n'avons pas d'exemple que le mariage soit devenu autrefois, comme aujourd'hui, d'une manière aussi cynique, une espèce de marché public livré à la spéculation, une simple question d'argent. De nos jours le trafic matrimonial est pratiqué sur une vaste échelle parmi les classes qui possèdent - il n'a aucun sens pour ceux qui n'ont rien - avec urne impudeur qui permet de considérer comme une amère ironie le mot souvent répété de la « sainteté » du mariage. Comme toutes choses, cette manière de faire n'est pas sans avoir sa raison d'être. À aucune époque, il n'a été plus difficile qu'aujourd'hui à la grande majorité de l'humanité d'atteindre au bien-être tel qu'on le conçoit en général ; mais à aucune époque non plus on n'a mené aussi universellement la lutte - d'ailleurs juste en elle-même - pour arriver à une existence digne de l'être humain et à toutes les jouissances de la vie. Il n'y a pas, à proprement parler, de différences entre les positions et les classes. L'idée démocratique de l'égalité de tous dans le droit à la jouissance a réveillé dans tous les esprits le désir de transporter aussi ce droit dans la réalité. Mais la majorité ne comprend pas encore que l'égalité dans la jouissance n'est possible que s'il y a égalité dans les droits et les conditions de l'existence sociale. Par contre, les idées qui l'emportent aujourd'hui et l'exemple venu d'en haut apprennent à chaque individu à se servir de n'importe quel moyen de nature à l'amener, d'après lui, à son but, sans trop le compromettre. C'est surtout ainsi que la spéculation sur le mariage d'argent est devenue un moyen de parvenir. Le désir d'avoir de l'argent, le plus d'argent possible, d'une part, l'ambition du rang, des titres, des dignités, de l'autre, trouvent particuliè­rement à se satisfaire mutuellement dans ce que l'on est convenu d'appeler les hautes régions de la société. Le mariage y est le plus souvent considéré comme une simple affaire ; il constitue un lien purement conventionnel que les deux parties respectent extérieurement, tandis que pour le reste chacune d'elles agit à sa fantaisie. Et nous ne faisons ici qu'une demi-allusion aux mariages politiques dans les plus hautes sphères. Dans ces unions, le privilège d'entretenir impunément des relations extra-conjugales selon son caprice ou ses besoins s'est silencieusement établi en règle - à la vérité, encore, beaucoup plus au profit de l'homme qu'à celui de la femme. Il fut un temps où être la maîtresse d'un souverain était de bon ton, où chaque prince devait avoir au moins une maîtresse qui faisait dans une certaine mesure partie de ses attributs princiers. C'est ainsi que Frédéric-guillaume Ier de Prusse (1713-1740) entretint, au moins pour la forme, avec la femme d'un général, des relations dont l'intimité consistait en ce qu'il se promenait chaque jour pendant une heure avec elle dans la cour du château. D'autre part, il est connu de tout le monde que l'avant-dernier roi d'Italie, le « roi-gentilhomme », ne laissa pas moins de trente-deux enfants adultérins. Et l'on pourrait multiplier largement ces exemples.

L'histoire intime de la plupart des Cours et des familles nobles de l'Europe est pour tout homme qui « sait » une chronique scandaleuse presque ininterrompue, sou­vent assombrie par des crimes de la pire espèce. Il est donc on ne peut plus nécessaire que des sycophantes retraçant l'histoire, non-seulement mettent hors de doute la « légitimité » des différents « pères et mères de la patrie » qui se sont succédé, mais encore qu'ils s'évertuent à nous les présenter tous comme des modèles des vertus domestiques, comme des maris fidèles et de bons pères de famille.

Dans toutes les grandes villes, il y a des endroits et des jours déterminés où se réunit la haute société dans le but de provoquer des fiançailles et des mariages. Ces réunions, on les a fort proprement appelées la « Bourse du mariage ». Car, comme à la Bourse, la spéculation et le jeu y jouent le principal rôle ; ni la tromperie ni le mensonge n'y font défaut. Des officiers criblés de dettes, mais pouvant présenter un titre de vieille noblesse ; des roués, cassés par la débauche, cherchant à refaire dans le port du mariage leur santé ruinée et ayant besoin d'une garde-malade ; des industriels, des commerçants ou des banquiers frisant la banqueroute ou la prison et qui demandent à être « sauvés » ; enfin tous ceux qui ne songent qu'a acquérir de l'or et des richesses ou à augmenter celles qu'ils ont, s'y rencontrent avec des employés qui ont de l'avancement en perspective, mais qui, pour l'heure, ont des besoins d'argent. Tout ce monde vient s'offrir et passe marché sans s'occuper de savoir si la femme est jeune ou vieille, belle ou laide, saine ou malade, bien ou mal élevée, pieuse ou frivole, chrétienne ou juive. Et quelle est l'expression dont s'est servi un illustre homme d'État : « Un mariage entre un étalon catholique et une jument juive est chose on ne peut plus recommandable ». Cette image, empruntée d'une façon si frappante au langage de l'écurie, trouve, ainsi que l'expérience le démontre, une application vivante dans les hautes régions de notre société. L'argent égalise toutes les tares et l'emporte dans la balance sur toutes les imperfections. D'innombrables agences matrimoniales, puissamment organisées, des entremetteurs et des entremetteuses de tous genres opèrent le racolage et cherchent candidats et candidates pour le « saint état du mariage ». Ce commerce est particulièrement profitable lorsqu'il « travaille » pour des membres des hautes classes. C'est ainsi qu'en 1878 eut lieu à Vienne contre une entremetteuse un procès pour empoisonnement qui se termina pour l'accusée par une condamnation à 15 jours de prison, et au cours duquel il fut établi que l'ancien ambassadeur de France à Vienne, le comte Banneville, avait payé à cette femme 22.000 florins de commission pour lui avoir procuré son épouse. D'autres membres encore de la haute aristocratie furent fortement compromis dans le même procès. Il sautait aux yeux que pendant des années certains fonctionnaires de l'État avaient laissé cette femme accomplir ses menées ténébreuses et criminelles. Pourquoi ? Ce qu'on apprit ne laissait à cet égard aucun doute. On se raconte des histoires analogues qui se passent dans la capitale de l'empire allemand. Quiconque, jeune homme ou jeune fille, ne trouve aujourd'hui sous la main rien de convenable pour se marier, confie ses peines de cœur à des journaux pieusement conservateurs ou moralement libéraux qui veillent moyennant finances et sans bonnes paroles à ce qu'il se trouve des âmes sœurs. L'abus des entremises matrimoniales est devenu tel que les gou­vernements se sont, de ci de là, vus forcés de combattre par des avertissements et des mesures répressives des escroqueries devenues trop manifestes. C'est ainsi qu'en l876 la capitainerie générale de Leipzig publiait un avis pour appeler l'attention sur l'industrie clandestine des agences matrimoniales et invitait la police à lui signaler pour être punis les empiétements qui se produiraient sur les limites fixées. Du reste l'État qui, en d'autres cas, - par exemple lorsqu'il s'agit de partis politiques qui deviennent gênants - se pose volontiers en gardien de « l'ordre et de la morale », se décide assez rarement à lutter d'une façon sérieuse contre un scandale qui s'aggrave tous les jours.

Dans un autre ordre d'idées, l'État aussi bien que l'Église ne jouent pas un rôle bien brillant dans les mariages de ce genre, si « sacrés » soient-ils. Le fonctionnaire de l'État à qui revient la mission de conclure le mariage, a beau être fermement convaincu que le couple qui est devant lui a été réuni au moyen des pratiques les plus viles ; il a beau être de notoriété publique que les fiancés ne sont pas le moins du monde assortis ni par leur âge ni par leurs qualités physiques ou morales ; la femme a beau avoir vingt ans et l'homme soixante-dix, ou réciproquement ; la fiancée a beau être jeune, jolie, heureuse de vivre, et le futur vieux, rhumatisant et grognon : tout cela ne regarde ni le représentant de l'État ni celui de l'Église ; ils n'ont rien à demander à ce sujet. L'union est « consacrée », et consacrée par l'Église avec d'autant plus de solennité que la rétribution de ce « commerce sacré » a été plus abondante.

Mais qu'au bout de quelque temps un mariage conclu de cette manière se montre comme malheureux au possible, ainsi que tout le monde, la triste victime elle-même - qui est régulièrement la femme - l'avait prévu ; que l'une des parties demande sa séparation de l'autre ; alors l'État comme l'Église soulèvent les plus grandes difficul­tés, eux qui, précédemment, ne s'étaient pas inquiété de savoir si les liens qu'on leur demande de délier avaient été noués par un amour réel, par un penchant purement naturel et moral ou par un égoïsme cynique et malpropre. Ni l'État ni l'Église ne jugent de leur devoir de se renseigner avant le mariage sur ce que l'union peut avoir de manifestement contre-nature, et, par suite, de profondément immoral. Qu'il s'agisse de séparation, on n'admet que rarement la répulsion morale pour motif ; on exige des preuves palpables qui toujours déshonorent ou rabaissent l'une des parties dans l'opinion publique et faute desquelles la séparation n'est pas prononcée. L'Église romaine principalement, en n'accordant la dissolution du lien conjugal que par une dispense spéciale du pape, fort difficile à obtenir, et en ne prononçant tout au plus que la séparation de corps, aggrave l'état de choses sous lequel gémissent toutes les nations catholiques.

Voilà comment on enchaîne l'un à l'autre des êtres humains ; l'une des parties devient l'esclave de l'autre et est contrainte, par « devoir conjugal », de se soumettre à ses baisers, à ses caresses les plus intimes, qu'elle a peut-être plus en horreur que ses injures et ses mauvais traitements.

Et maintenant je pose cette question : un pareil mariage - et il y en a beaucoup de ce genre - n'est-il pas pire que la prostitution ? La prostituée est encore jusqu'à un certain point libre de se soustraire à son honteux métier et, si elle ne vit pas dans une maison publique, elle a le droit de se refuser à vendre ses caresses à un homme qui, pour une raison ou pour une autre, ne lui plaît pas. Mais une femme vendue par le mariage est tenue de subir les caresses de son mari, quand bien même elle a cent raisons de le haïr et de le mépriser.

Dans certains autres mariages conclus sous l'influence prépondérante de considé­rations matérielles, les situations sont moins mauvaises. On s'arrange, on établit un modus vivendi, on accepte le fait accompli comme une chose à laquelle on ne peut rien changer, parce qu'on a peur du scandale, parce que l'on craint de nuire à ses intérêts matériels, que l'on a des enfants auxquels il faut songer, - encore que ce soient précisément ceux-ci qui souffrent le plus, au milieu de l'existence froide et sans amour des parents qui m'a même pas besoin pour cela de se changer en hostilité ouverte, en disputes et en querelles. L'homme, de qui provient le plus souvent, com­me le démontrent les procès en séparation, le scandale dans le mariage, sait, grâce à sa situation prépondérante, se dédommager ailleurs. La femme ne peut que bien plus rarement prendre ainsi les chemins de traverse, d'abord parce que s'y lancer est plus dangereux pour elle, pour des raisons d'ordre physique, en sa qualité de partie pre­nante, et ensuite parce que chaque pas fait en dehors du mariage lui est compté comme un crime que ni l'homme ni la Société ne pardonnent. La femme ne se résou­dra à la séparation que dans les cas les plus graves d'infidélité ou de mauvais traite­ments de la part du mari, parce qu'elle est obligée, en pesant le pour et le contre, de considérer le mariage comme un asile. Elle ne se trouve le plus souvent pas dans une position matérielle indépendante, et une fois séparée, la société lui fait une situation qui n'a rien d'enviable. Si, malgré cela, l'énorme majorité des demandes en séparation proviennent de la femme (88 % en France, par exemple)  [4], c'est là un symptôme de la dangereuse gravité des maux que le mariage entraîne pour elle. Le nombre chaque année croissant, dans presque tous les pays, des unions dissoutes, en témoigne large­ment. Il exagérait donc à peine, ce juge autrichien qui, d'après un feuilleton du « Jour­nal de Francfort » de 1878, s'écriait : « les plaintes en adultère sont aussi nombreuses que les plaintes pour carreaux cassés ».

L'insécurité sans cesse croissante du travail, la difficulté chaque jour plus grande d'atteindre une position à moitié certaine au milieu de la lutte économique de tous contre tous, ne permettent pas d'entrevoir que, sous notre système social, toutes les misères dont le mariage est la cause puissent cesser ou même s'atténuer. Au contraire, les maux qui découlent du mariage ne pourront que grandir et s'aggraver par ce fait qu'il est étroitement lié aux conditions actuelles de la fortune et de la société.

D'une part la corruption croissante du mariage, de l'autre et surtout l'impossibilité pour un grand nombre de femmes d'arriver à conclure une union légitime, permettent de considérer comme des paroles irréfléchies les raisonnements comme celui-ci : la femme doit rester confinée dans son ménage ; c'est comme maîtresse de maison et comme mère qu'elle a sa mission à remplir. Par contre, la corruption forcément gran­dissante du mariage multipliera nécessairement les raisons qui y mettent obstacle - malgré les facilités que pourra accorder l'État - ainsi que les relations sexuelles extra-conjugales, la prostitution et toute la série des vices contre nature  [5].

Dans les classes qui possèdent, il n'est pas rare que, tout comme dans la Grèce antique, la femme tombe au rang de machine à produire des enfants légitimes, de gardienne de la maison, ou de garde-malade de son mari. L'homme entretien pour son plaisir et pour la satisfaction de ses fantaisies amoureuses des courtisanes et des hétaïres - qu'on appelle chez nous des maîtresses - avec les élégantes demeures des­quelles on pourrait faire les plus beaux quartiers de nos villes. En dehors de cela, les mariages contre nature mènent à toutes sortes de crimes, comme l'assassinat du conjoint ou la recherche de jouissances artificielles. L'assassinat conjugal doit surtout se pratiquer fréquemment pendant les épidémies cholériques, étant donné qu'on pense généralement que les symptômes du choléra ressemblent en bien des points à ceux de l'empoisonnement, que l'émotion générale, le grand nombre des cadavres, le danger de la contagion diminuent ce que la visite peut avoir de méticuleux et rendent nécessai­res le prompt enlèvement et l'enfouissement rapide des cadavres.

Dans les classes de la société où l'on n'a pas les moyens d'entretenir une maîtresse, on se rabat sur les lieux de plaisir publics ou intimes, les cafés chantants, les concerts, les bals, les maisons de femmes. Les progrès de la prostitution sont un fait partout reconnu.

Si, dans les classes moyennes et supérieures de la société, le mariage se trouve déconsidéré, d'une part en raison de son caractère mercantile, du superflu des riches­ses, de l'oisiveté, du sybaritisme, et d'un autre côté par une nourriture du cœur et de l'esprit correspondante, par la frivolité des spectacles, le caractère lascif de la musi­que, l'immoralité et la grivoiserie des romans et des illustrations, des causes analogues ou différentes produisent le même résultat dans les classes inférieures. La possibilité, pour le salarié, de se créer par son travail une situation, est aujourd'hui chose si précaire qu'il n'en est pas tenu compte par la masse des travailleurs dans les questions qu'ils ont à agiter. Le mariage d'argent ou d'intérêt leur est, par lui-même, interdit aussi bien qu'à la partie féminine de leur classe. En règle générale, le mariage n'est pour le travailleur que la satisfaction du penchant qu'il a pour une femme ; cependant il n'est pas rare que le calcul de voir l'épouse gagner un salaire avec lui joue un rôle dans cette sorte d'unions, de même qu'il lui arrive d'envisager ce fait que les enfants pourront acquérir de bonne heure la valeur d'un instrument de travail et couvriront ainsi, dans une certaine mesure, les frais de leur entretien. Cela est triste, mais ce n'est que trop vrai. En dehors de cela, il ne manque pas d'autres motifs qui mettent obstacle au mariage de l'ouvrier. Une trop riche fécondité sexuelle affaiblit ou annihile même la main-d'œuvre de la femme, et augmente les dépenses du ménage ; les crises commerciales et industrielles, l'introduction de nouvelles machines ou de méthodes de production perfectionnées, les guerres, la fâcheuse action des traités de commerce et de douane, les impôts indirects, diminuent plus ou moins, pour une durée tantôt longue, tantôt courte, le gain de l'ouvrier, et finissent par le jeter tout à fait sur la paille. Tous ces coups du hasard aigrissent les caractères, et c'est sur la vie domestique qu'ils influent tout d'abord, quand chaque jour, à chaque heure, femme et enfants réclament à l'homme leur strict nécessaire sans qu il puisse leur donner satisfaction. Trop souvent, de désespoir, il cherche sa consolation au cabaret dans son verre de mauvaise eau-de-vie ; le dernier sou du ménage se dépense ; les disputes et les querelles ne prennent plus fin. C'est là qu'est la ruine du mariage et de la vie de famille.

Prenons un autre exemple. L'homme et la femme vont au travail. Les enfants sont laissés à eux-mêmes ou à la surveillance de frères et sœurs plus âgés auxquels man­que la première qualité nécessaire a cette mission : l'éducation. Ce qu'on appelle le dîner (repas de midi) est englouti au grand galop, à la condition encore que les parents aient le temps de revenir chez eux ; le soir, tous deux rentrent à la maison épuisés de fatigue. Au lieu d'un intérieur agréable et riant, ils trouvent un logis étroit, malsain, manquant d'air, de lumière et souvent des commodités les plus indispensables. La femme a maintenant de l'ouvrage plein les mains, du travail jusque par-dessus la tète pour ne mettre en ordre que le plus nécessaire. Les enfants, criant et faisant tapage, sont vivement mis au lit ; la femme s'assied, coud et raccommode jusque tard dans la nuit. Les distractions intellectuelles, les consolations de l'esprit font entièrement défaut. Le mari n'a pas d'instruction, ne sait pas grand chose, la femme encore moins, le peu qu'on a à se dire est vite épuisé. L'homme va chercher au cabaret la distraction qui lui manque chez lui ; il boit, et si peu qu'il dépense, c'est encore beaucoup pour sa position. Parfois, il s'abandonne aussi au jeu, vice qui fait plus particulièrement tant de victimes dans les classes élevées, et il perd trois fois, dix fois plus qu'il ne dépense à boire. Pendant ce temps, la femme, assise à sa besogne, se laisse aller à la rancune contre son mari ; il lui faut travailler comme une bête de somme, il n'y a pour elle ni un instant de repos ni une minute de distraction ; l'homme, lui, use de la liberté qu'il doit au hasard d'être né homme. La mésintelligence est complète. Mais si la femme est moins fidèle à son devoir, si rentrant le soir fatiguée du travail, elle cherche les délassements auxquels elle a droit, alors le ménage marche à rebours, et la misère de­vient doublement dure. Oui, en vérité, nous vivons dans « le meilleur des mondes ».

Toutes ces circonstances contribuent aujourd'hui à désorganiser davantage le mariage du prolétaire. Même les périodes pendant lesquelles le travail marche le mieux ont leur influence néfaste, car cela oblige l'ouvrier à travailler le dimanche, à faire des heures supplémentaires, et lui enlève le peu de temps qu'il lui restait à consacrer à sa famille. Dans des milliers de cas, il lui faut des demi-heures, des heures entières même pour se rendre à son travail ; utiliser le repos de midi pour revenir à la maison est presque toujours une impossibilité ; il se lève donc le matin à la première heure, alors que les enfants sont encore profondément endormis et il rentre tard le soir pour les trouver déjà couchés. Beaucoup de travailleurs, notamment les ouvriers du bâtiment dans les grandes villes, restent dehors toute la semaine à cause de l'éloi­gnement de leur chantier et ne rentrent chez eux que le dimanche ; et l'on veut que la vie de famille prospère dans ces conditions-là ! D'autre part, l'emploi du travail de la femme et de l'enfant prend chaque jour plus d'extension, surtout dans l'industrie texti­le qui fait servir ses milliers de métiers à vapeur et de machines à filer, par des femmes et des enfants dont la main d'œuvre est peu rétribuée. Dans ce cas, les condi­tions des sexes et des âges sont presque retournées. La femme et l'enfant vont à la fabrique ; l'homme, n'avant plus d'emploi, reste à la maison et vaque aux travaux domestiques. À Colmar, à la fin de novembre 1873, sur 8109 ouvriers employés à l'industrie textile, il y avait 3509 femmes, 3416 hommes seulement et 1184 enfants, de telle sorte que femmes et enfants réunis formaient un total de 4693 contre 3416 hommes.

Dans l'industrie cotonnière anglaise, il y avait en 1875, sur 479.515 travailleurs, 258.667 femmes, soit 54 % du chiffre total ; 38.558 ou 8 % de jeunes ouvriers des deux sexes, âgés de 13 à 18 ans ; 66.900 ou 14 % d'enfants au-dessous de 13 ans, et seulement 115.391 hommes, soit 24 %. Qu'on se fasse une idée de la vie de famille que ces gens-là peuvent mener !

Notre état « chrétien », dont on cherche inutilement le « christianisme » partout où il devrait être appliqué, quitte à le trouver partout où il est funeste ou superflu, cet état « chrétien » agit absolument commue le bourgeois « chrétien », ce qui ne saurait étonner aucun de ceux qui savent que le premier n'est que le commis du second. Non seulement il se garde bien d'édicter des lois qui fixent des limites normales au travail de la femme, et interdisent absolument celui des enfants, mais encore il n'accorde lui-même à beaucoup de ses employés ni le repos complet du dimanche, ni une durée normale de travail, et il trouble ainsi leur vie de famille. Les employés des postes, des chemins de fer, des prisons, etc., sont tenus en grand nombre de remplir leurs fonc­tions au-delà des limites de temps habituelles, et leur rétribution est en proportion inverse du travail qu'ils fournissent. Mais c'est là une situation partout normale aujourd'hui, et pour le moment la majorité la trouve parfaitement dans l'ordre.

Comme d'autre part les loyers sont trop élevés en comparaison des salaires et des revenus des petits employés et des petites gens, travailleurs et petites gens sont obligés de se resserrer à l'extrême. On prend à domicile ce qu'on appelle des logistes, hommes ou femmes, souvent même des deux sexes à la fois. Jeunes et vieux vivent dans le cercle le plus limité, sans séparation des sexes, étroitement entassés même dans les circonstances les plus intimes : ce qu'il en résulte pour la pudeur et la morale, des faits épouvantables le démontrent. Et quelle influence peut avoir, dans le même ordre d'idées, sur les enfants, le travail de la fabrique ? Incontestablement la plus mauvaise qui se puisse imaginer, tant au point de vue physique qu'au point de vue moral.

L'emploi toujours plus répandu des femmes même mariées est appelé à avoir les plus funestes conséquences, notamment pendant les grossesses, au moment des accouchements et durant le premier âge des enfants, alors que la nourriture de ceux- ci par la mère est indiquée. Il en résulte, pendant la grossesse, une foule de maladies qui influent d'une façon aussi pernicieuse sur l'enfant que sur l'organisme de la femme, des avortements, des venues avant terme ou de mort-nés. L'enfant une fois mis au monde, la mère est obligée de retourner le plus rapidement possible à la fabrique pour que sa place n'y soit pas prise par une concurrente. Ce qu'il on résulte inévitablement pour les petits nourrissons, c'est qu'ils ne reçoivent que des soins négligés, une nourriture mal appropriée ou complètement nulle ; on les bourre d'opiats pour les faire rester tranquilles. Conséquences : une mortalité considérable, les maladies de langueur, le dépérissement, en un mot la dégénérescence de la race. Les enfants grandissent, dans bien des cas, sans avoir eu quoi que ce soit joui de l'amour paternel ou maternel, et sans avoir, de leur côté, ressenti le véritable amour filial. Voilà comment naît, vit et meurt le prolétariat. Et l'état « chrétien », la société « chrétienne » s'étonnent de voir la grossièreté, l'immoralité, les crimes de toute nature, s'accroître sans cesse !

Lorsque, au début de la période décennale de 1860, des milliers et des milliers d'ouvriers des districts cotonniers d'Angleterre furent réduits au chômage par suite de la guerre de sécession de l'Amérique du Nord, les médecins firent cette découverte saisissante que, malgré la profonde misère de la population, la mortalité des enfants diminua. La raison en était fort simple. Les enfants étaient mieux soignés et rece­vaient la nourriture de la mère dont ils n'avaient jamais profité pendant les périodes de travail meilleures. Le même fait a été constaté par les hommes de l'art de l'Amérique du Nord, lors de la crise des années 1810, dans les états de New-York et du Massachusetts. Le manque général de travail força les femmes à chômer et leur laissa le temps de soigner leurs enfants.

Dans l'industrie à domicile, que les théoriciens romantiques aiment tant à nous présenter comme idyllique, les conditions de la vie de famille et de la morale n'en sont pas d'un cheveu meilleures. Du matin au soir la femme y est enchaînée au travail à côté de l'homme ; les enfants, dès leur plus jeune âge, sont employés à la même besogne. Entassés dans les locaux les plus exigus que l'on puisse imaginer, l'homme, la femme et la famille, filles et garçons, vivent au milieu des déchets du travail, parmi les exhalaisons et les odeurs les plus désagréables, privés de la plus indispensable propreté. Les chambres à coucher forment le pendant des locaux où l'on se tient dans le jour et où l'on travaille. Ce sont en général des trous obscurs, sans ventilation, qui reçoivent pour la nuit un nombre d'êtres humains dont le quart seulement y serait déjà logé dans les conditions les plus malsaines. Bref, il existe des situations telles qu'elles donnent le frisson à quiconque est habitué à une existence digne d'un être humain.

La lutte pour l'existence devenant chaque jour plus pénible, hommes et femmes en sont souvent réduits à commettre et à supporter des actes qu'ils auraient, autrement, en horreur. C'est ainsi qu'en 1877, à Munich, il fut constaté que, parmi les prostituées inscrites à la police et surveillées par elle, il ne se trouvait pas moins de 203 femmes mariées à des ouvriers ou à des artisans. Et combien de femmes mariées exercent ce honteux métier par nécessité, sans se soumettre au contrôle de la police, qui froisse au suprême degré le sentiment de la pudeur et la dignité humaine.

Si le prix élevé des grains pendant un an influe déjà dans une mesure appréciable sur l'abaissement du chiffre des mariages et des naissances, les crises, telles qu'elles sont inéluctablement liées à notre système industriel, et qui durent des années entières, ont, à ce point de vue particulier, une influence encore plus sensible. C'est ce que démontre d'une façon frappante la statistique des mariages dans l'Empire alle­mand. En 1872, l'année du « réveil » industriel, il fut conclu 423.900 mariages : en 1879, où la crise atteignit son maximum d'intensité, 335.133 seulement ; les mariages avaient donc diminué de 25 %, et même de 33 %, si l'on tient compte de l'augmen­tation de population qui s'était produite entre temps. En Prusse, pendant les années où la crise sévit véritablement, de 1876 à 1879, le chiffre des unions avait décru d'une façon remarquable d'année en année. Ces chiffres étaient de 224.773 en 1876, de 210.357 en 1877, de 207.754 en 1878 et de 206.752 en 1879. Le chiffre des nais­sances diminuait également d'une façon significative. La crainte de la misère, la pensée de ne pouvoir donner aux enfants une éducation en rapport avec leur situation, poussent encore les femmes de toutes classes à des agissements qui ne sont pas plus d'accord avec les lois de la nature qu'avec le Code pénal. À ces agissements appar­tiennent les différents moyens employés pour empêcher la conception, et, quand celle-ci a eu lieu malgré tout, la suppression du fruit importun, l'avortement. On ferait fausse route si l'on voulait affirmer que ces moyens ne sont employés que par des femmes à l'esprit léger et dénuées de conscience. Ce sont au contraire fort souvent des épouses fidèles à leurs devoirs qui, pour échapper à ce dilemme, ou de se refuser à leur mari en comprimant énergiquement leur instinct sexuel ou de pousser leur époux à des détours qu'il n'a en général que trop de propension à suivre, préfèrent se résou­dre à employer des manœuvres abortives. À côté de celles-là, il y en a d'autres, particulièrement dans les classes élevées, qui, pour cacher une faute, ou par répu­gnance pour les incommodités de la grossesse, de l'accouchement, de l'élevage, ou encore par crainte de voir plus vite leurs charmes se flétrir et de peur de perdre alors en considération auprès de leur mari ou des hommes de leur monde, se soumettent à ces manœuvres coupables et trouvent au poids de l'or l'aide complaisante du médecin et de la sage-femme. C'est ainsi qu'au printemps de 1878, à New-York, se suicida une femme qui habitait un palais somptueux, qui pendant plus d'une génération avait exercé son honteux métier sous les yeux de la police et de la justice, et qui finit par payer sa dette à la vindicte publique à la suite d'une dénonciation qui faisait peser sur elle de lourdes charges. Cette femme, malgré son existence fastueuse, laissa une for­tune qui fut évaluée à plus d'un million et demi de dollars. Sa clientèle se recrutait exclusivement dans les cercles les plus riches de New-York. À en juger par le chiffre croissant des offres non déguisées qui s'étalent dans nos journaux, chaque jour aug­mente le nombre des établissements de tout genre où l'on fournit aux femmes et aux filles des classes riches les moyens d'attendre dans le plus rigoureux secret les suites de leurs « fautes ».

La crainte de voir le nombre des enfants devenir trop considérable eu égard à la fortune que l'on possède et aux frais de leur entretien, a élevé dans des classes, dans des peuples entiers, les règles de continence à la hauteur d'un système et, dans certains cas, en a fait une calamité publique. C'est ainsi qu'il est un fait généralement constaté, à savoir que le malthusianisme est pratiqué à tous les degrés de la société française. Dans aucun pays civilisé le nombre proportionnel des mariages n'est aussi élevé qu'en France, et dans aucun le chiffre des naissances n'est aussi bas, l'augmen­tation de la population aussi lente. À ce dernier point de vue la France ne vient même qu'après la Russie. En France, le bourgeois, le petit propriétaire, le petit cultivateur, suivent ce système, et le travailleur français se laisse aller au courant général.

Il n'en est pas autrement chez les Saxons de Transylvanie ; soucieux de conserver compacte leur grande fortune pour rester parmi le peuple la classe prépondérante, et de ne pas trop affaiblir leur patrimoine par les partages, ils s'appliquent à réduire leur postérité légitime le plus possible. Par contre, les hommes cherchent en grand nombre la satisfaction de leur instinct sexuel en dehors du mariage. Ainsi s'explique ce qui a frappé les ethnologues, à savoir le nombre des bohémiens blonds et des roumains ayant le type ainsi que les qualités caractéristiques du germain, l'activité et l'écono­mie, qualités qui en dehors de cela se trouvent si rarement chez eux. Grâce à ce système, les Saxons, bien qu'immigrés en grand nombre en Transylvanie dès la fin du XIIème siècle, s'y trouvent à peine portés aujourd'hui au nombre de 200.000. En revanche, en France, où il n'y a pas de races étrangères spécialement utilisées à la satisfaction des instincts sexuels, le chiffre des infanticides et des abandons d'enfants suit une progression significative, ces deux catégories de crimes étant encore favori­sées par les dispositions du Code civil français qui interdit la recherche de la paternité  [6]. La bourgeoisie française, comprenant bien quelle monstruosité elle com­mettait, en mettant, de par la loi, les femmes trompées dans l'impossibilité de s'adres­ser au père de leur enfant pour le nourrir, a cherché à alléger le sort de celles-ci par la création d'orphelinats. D'après notre fameuse « morale », le sentiment paternel n'exis­te pas, on le sait, pour l'enfant naturel ; il n'existe que pour les « héritiers légiti­mes ». Par l'institution des orphelinats, la mère devait, elle aussi, être enlevée aux nouveau-nés. Ceux-ci viennent au monde orphelins. La bourgeoisie fait élever ses bâtards aux frais de l'État, comme « enfants de la Patrie ». Merveilleuse institution ! Cependant, malgré les orphelinats, où les soins à donner aux enfants leur font défaut et où ceux-ci meurent en masse, l'infanticide et l'avortement augmentent en France dans une pro­portion bien plus élevée que la population.

De 1830 à 1880, les cours d'assises françaises eurent à juger 8563 infanticides, et encore ce chiffre monta de 471 en 1831 à 980 en 1880. Dans le même laps de temps, il fut prononcé 1032 condamnations pour avortements, mais 41 en 1831 et 100 en 1880. Naturellement ce n'est que l'immense minorité des avortements qui vient à la connaissance de la justice et seulement, en règle générale, lorsqu'ils ont pour consé­quences des maladies graves ou des cas de mort. La population des campagnes figure dans les infanticides pour 75 % ; celle des villes pour 67 % dans les cas d'avorte­ments. À la ville les femmes ont sous la main plus de moyens d'empêcher la naissance ; de là un grand nombre de cas d'avortements et relativement moins d'infan­ticides. À la campagne, la proportion est renversée.

Telle est l'image que nous présente, dans la plupart des cas, le mariage actuel. Elle s'écarte, sérieusement, des jolies peintures que nous en font les poètes et des fantai­sistes englués de poésie, mais elle a l'avantage... d'être vraie.

Cependant cette image serait incomplète si je négligeais d'y ajouter encore quelques traits essentiels.

Quel que soit le résultat des controverses sur les capacités intellectuelles des deux sexes - et nous reviendrons ultérieurement sur cette question - il n'existe aucune divergence d'opinion sur ce fait qu'à l'heure actuelle le sexe féminin, comparé au sexe masculin, lui est moralement inférieur. Il est vrai que Balzac, qui n'était pourtant pas un ami des femmes, a déclaré ceci : « Une femme qui a reçu une éducation masculine possède en réalité les qualités les plus brillantes et les plus fécondes pour fonder son bonheur propre et celui de son mari » ; et Göthe, qui connaissait à coup sûr bien les femmes et les hommes de son temps, dit finement dans les « Années d'apprentissage de Wilhelm Meister (Confessions d'une belle âme) » : « On avait rendu ridicules les femmes savantes et l'on ne voulait pas non plus souffrir les femmes instruites, pro­bablement parce que l'on ne trouvait pas poli de faire honte à un aussi grand nombre d'hommes ignorants » ; mais de nos jours, la masse n'a rien résolu de ces deux opinions. La différence entre les deux sexes consiste et doit consister en ceci que la femme est ce que les hommes, ses maîtres, l'ont faite.

L'éducation de la femme, en général, a été, de tout temps, plus négligée encore que celte du prolétaire, et toutes les améliorations que l'on fait aujourd'hui dans cet ordre d'idées sont encore insuffisantes à tous égards. Nous vivons en un temps où le besoin d'échanger ses idées croît dans tous les cercles, même dans la famille ; la grande négligence dans l'éducation de la femme se présente donc comme une lourde faute qui porte en elle son châtiment pour l'homme.

Le fond de l'éducation morale de l'homme consiste, en deux mots, à éclairer sa raison, à aiguiser sa pensée, à étendre ses connaissances pratiques, à renforcer sa volonté, bref à perfectionner ses fonctions intellectuelles. Pour la femme au contraire, l'éducation, là surtout où elle se donne dans une large mesure, s'attache principale­ment à rendre plus profondes ses facultés sensitives, à lui donner une culture toute de forme et de bel esprit, qui agit au plus haut degré sur sa sensibilité et sa fantaisie, comme par la musique, les belles-lettres, l'art et la poésie. C'est là le système le plus fou, le plus malsain que l'on pût appliquer ; il fait voir que les autorités chargées d'établir la mesure d'éducation à donner à la femme ne se sont laissées guider que par leurs idées préconçues de la nature de son caractère féminin et de la position qui lui est assignée dans la vie humaine. Ce qui manque à nos femmes, ce n'est ni une vie surchauffée, toute de sensations et de fantaisie, ni un renforcement de leur nervosité, ni la connaissance du beau, ni celle du bel esprit ; le caractère féminin a été richement développé et perfectionné dans ce sens, et l'on n'a donc fait qu'accentuer le mal. Mais si la femme, au lieu d'avoir trop de sensibilité, ce qui devient souvent désagréable, avait une bonne portion de raison juste, de faculté de penser exacte ; si au lieu d'être nerveuse et timide elle avait du courage physique et les nerfs solides ; si elle avait la science du monde, des hommes et des forces de la nature, au lieu de les ignorer com­plètement et de ne connaître que l'étiquette et le bel esprit, elle s'en trouverait bien mieux et l'homme aussi, sans aucun doute.

En général, ce que l'on a jusqu'ici le plus nourri, et sans mesure, chez la femme, c'est ce que l'on appelle la vie de l'esprit et de l'âme : par contre, on a empêché ou profondément négligé le développement de sa raison. Il en résulte qu'elle souffre littéralement d'une hypertrophie de vie intellectuelle et spirituelle, qu'elle en devient plus accessible à toutes les superstitions, à toutes les croyances miraculeuses, qu'elle constitue toujours un terrain inappréciable pour toutes les charlataneries, religieuses et autres, un instrument approprié à toutes les réactions. La masse des hommes, bornés comme ils le sont, s'en plaignent parce qu'ils en souffrent personnellement, mais ils n'y changent rien parce qu'ils sont eux-mêmes empêtrés dans les préjugés jusqu'aux oreilles.

La grande majorité des femmes étant, au point de vue intellectuel, formées comme nous venons de le dépeindre, il en découle naturellement qu'elles envisagent le monde sous un tout autre aspect que ne le font les hommes ; et la fin de l'histoire, c'est qu'il se soulève entre les deux sexes des différends continuels.

La participation à la vie publique est aujourd'hui, pour tout homme, un de ses devoirs essentiels ; que nombre d'individus ne le comprennent pas, cela ne change rien à l'affaire. Mais chaque jour s'élargit le cercle de ceux qui reconnaissent que la vie publique et ses institutions sont liées de la façon la plus intime à ce que l'on appelle les intérêts privés de chacun ; que le bien ou le mal, pour l'individu comme pour la famille, dépendent beaucoup plus de l'état des institutions publiques et com­munes que des qualités ou des actes d'un chacun, en raison de ce fait que tous les efforts tentés par l'homme isolé pour lutter contre des privations qui résultent de l'état des choses et constituent sa propre situation, sont absolument impuissants. Comme d'autre part la lutte pour l'existence exige une ténacité bien plus considérable que par le passé, il faut à l'homme, pour parer à toutes les obligations qui lui incombent, une dépense de temps qui diminue notablement celui qu'il consacrait ou devait consacrer à la femme. La femme, par contre, en raison de l'éducation qu'elle a reçue et de sa façon d'envisager le monde, ne peut absolument pas comprendre que l'intérêt que porte l'homme aux événements publics ait un autre but que celui de se trouver en la société de ses pareils, de gaspiller son argent et sa santé, de se créer des soucis nou­veaux, toutes choses dont elle aurait seule le dommage. Voilà l'origine des querelles de ménage. Le mari se voit souvent placé dans l'alternative ou de renoncer à travailler à la chose publique et de se soumettre à sa femme, - ce qui ne le rend pas plus heureux-, ou de renoncer â une partie de la paix conjugale et des agréments du ména­ge s'il place au-dessus de tout cela la revendication du bien-être général, qu'il sait être étroitement lié au sien propre et à celui de sa famille. S'il réussit à faire entendre raison à sa femme et à la dompter, c'est qu'il a franchi un rude écueil ; mais cela n'arrive que rarement. En général, l'homme a cette idée que ce qu'il veut ne regarde pas sa femme et qu'elle n'y entend rien. Il ne prend pas la peine de l'éclairer. « Tu ne comprends rien à ces choses-là » est la réponse stéréotypée quand la femme se plaint et s'étonne d'être si complètement mise de côté à son sens. Si les femmes ne com­prennent pas, cela provient du manque de raison de la plupart des hommes. Mais quand la femme en arrive à ce que l'homme emploie des faux-fuyants pour sortir de chez lui et aller satisfaire son besoin de conversation - besoin qui, en général ne répond pas à des prétentions élevées mais qui cependant ne peut être satisfait à la maison - alors surgissent de nouveaux motifs de querelles conjugales.

Ces différences dans l'éducation et dans les manières de voir passent presque inaperçues au début du mariage, quand la passion est encore dans toute sa force. Mais elles s'accentuent en même temps que mûrissent les années et se font alors d'autant plus sensibles, parce que la passion sexuelle s'éteint de plus en plus, et qu'elle devrait d'autant plus nécessairement faire place à l'harmonie morale entre les époux.

Laissons même de côté la question de savoir si l'homme a le sentiment de ses devoirs civiques et s'il les remplit. Sa situation naturelle, ses relations professionnelles avec le dehors, le mettent, dans une foule de circonstances, en rapports suivis avec les éléments et les opinions les plus divers, et le font ainsi pénétrer dans une atmosphère intellectuelle qui élargit le cercle de ses vues, même sans qu'il y soit pour rien. Il se trouve le plus souvent, de par son état, dans un milieu intelligent ; par contre la femme, en raison de ses travaux domestiques qui l'absorbent du matin au soir, se voit enlever ou diminuer le temps de s'instruire, quand même elle y serait disposée ; bref, elle s'encroûte et se pétrifie moralement.

Un passage de l'opuscule : « Notes à ajouter au livre de la vie », de Gerhard d'Amyntor (Sam. Lukas, Elberfeld) dépeint bien le genre de vie de la plupart des fem­mes mariées à notre époque. On y lit, entre autres, dans le chapitre intitulé « piqûres mortelles » :

« Ce ne sont pas les événements les plus terribles à l'abri desquels nul ne saurait être, la mort du mari, la ruine morale d'un enfant bien-aimé, une longue et cruelle maladie, l'écroulement d'un projet chèrement caressé, qui détruisent chez la mère de famille tout ce qu'elle a de fraîcheur et de force, mais bien les petits soucis, chaque jour renouvelés, et qui la consument jusque dans la moelle de ses os. Que de millions de braves petites mères de famille laissent leur esprit enjoué, leur teint de roses, leur gracieux minois s'étioler et s'user dans les soins du ménage jusqu'à ce qu'elles en soient réduites à l'état de vieilles momies ratatinées, desséchées, cassées. L'éternel retour de la question : « que faut-il faire cuire aujourd'hui  ? »le renouvellement quotidien de la nécessité de balayer, de battre et brosser les habits, d'épousseter, tout cela, c'est la goutte d'eau dont la chute constante finit par ronger lentement, mais sûrement, l'esprit aussi bien que le corps. C'est sur le fourneau de cuisine que s'établit le plus tristement la balance entre les dépenses et les recettes, que se font les consi­dérations les plus désolantes sur la cherté toujours croissante des vivres et la difficulté sans cesse plus grande de gagner l'argent nécessaire. Sur l'autel flamboyant où mijote le pot-au-feu, sont sacrifiées jeunesse, liberté, beauté, bonne humeur ; et qui pourrait reconnaître dans la vieille cuisinière à l'œil cave, courbée sous les soucis, la jeune mariée, joyeuse et rayonnante sous la coquette parure de sa couronne de myrte. Déjà les anciens tenaient leur foyer pour sacré, et plaçaient auprès de lui leurs Lares et leurs dieux tutélaires - ; qu'il nous soit sacré aussi le foyer sur lequel la ménagère allemande, toute à son devoir, offre sa vie en un long sacrifice pour tenir la maison toujours confortable, la table mise et la famille en bonne santé ».

Voilà tout ce que le monde bourgeois offre de consolations à la femme que l'ordre de choses actuel mène misérablement à sa perte.

Chez les femmes auxquelles leur situation pécuniaire ou sociale donne plus de liberté, l'éducation faussée, toute dans un sens et superficielle, unie aux facultés caractéristiques héréditaires du sexe féminin, exerce particulièrement une influence sérieuse. Elles n'ont de pensée que pour les choses extérieures, ne songent qu'à la toilette et aux chiffons et cherchent leur occupation et leur satisfaction dans la culture d'une élégance dépravée, en sacrifiant aux passions du luxe le plus exubérant. Une grande partie d'entre elles ne songent que fort peu à leurs enfants et à leur éducation, qu'elles abandonnent autant que possible à la nourrice et aux domestiques, pour les confier plus tard au pensionnat.

Il existe donc une série assez considérable de causes de toutes sortes qui exercent sur la vie maritale de nos jours une action perturbatrice et destructive, et par suite desquelles, dans un très grand nombre de cas, le but du mariage n'est atteint qu'en partie ou ne l'est même pas du tout. Encore ne peut-on pas connaître toutes les situa­tions de ce genre, parce que chaque couple d'époux s'ingénie à jeter un voile sur sa position, ce qui s'explique fort bien, notamment dans les classes supérieures de la société.


Notes

[1] Mainländer : « Philosophie der Erlösung ».

[2] « Les intentions et les sentiments avec lesquels deux époux s'unissent ont une influence incontestablement décisive sur les résultats de l'acte sexuel et transmettent certaines qualités caractéristiques à l'enfant qui doit en naître ». (Dr Elisabeth Blackwall : « The moral education of the young in relation to sex »). Voir aussi les « affinités électives » de Göthe, qui y dépeint d'une façon frappante l'action des sentiments.

[3] M. E..., un fabricant, m'apprend qu'il emploie d'une façon exclusive des femmes à ses métiers à tisser mécaniques ; il donne la préférence aux femmes mariées, particulièrement à celles qui ont à la maison des familles qui, pour leur entretien, dépendent d'elles ; elles sont bien plus attentives et plus aptes à s'instruire que les filles, et obligées d'astreindre toutes leurs forces au travail pour gagner leurs moyens d'existence indispensables. C'est ainsi que les qualités, les vertus qui sont le propre du caractère de la femme, tournent à son désavantage ; - c'est ainsi que tout ce qu'il y a de moral et de délicat dans sa nature devient un moyen pour la rendre esclave et la faire souffrir (Discours de lord Ashley sur le « bill des dix heures », 1844. Voir « le Capital » de Karl Marx, 2ème édition).

[4] Il a été déposé en France les moyennes suivantes de plaintes en séparation de corps par an : De 1856 à 1861, 1729 par les femmes, 184 par les maris ; de 1861 à 1866, 2135 et 260 ; de 1866 à 1871, 2591 et 330. (Bridel : « Puissance maritale »).

[5] Le Dr Karl Bücher, lui aussi, dans son ouvrage déjà cité « la question des femmes au moyen âge », déplore la déchéance du mariage et de la vie de famille. Il en accuse l'emploi croissant de travail des femmes dans l'industrie et réclame le « retour » de la femme à sa mission la plus appropriée, à la maison et à la famille, où seulement son travail acquiert de la « valeur ». Les revendications des partisans modernes des droits de la femme lui apparaissent comme du « dilettantisme » et il espère finalement que « l'on entrera bientôt dans une voie plus vraie » sans être lui-même manifestement en état d'indiquer un seul chemin menant au succès. Cela n'est pas davantage possible si l'on part du point de vue où se placent nos petits bourgeois démocrates ; d'après celui-ci, il faut considérer toute l'évolution moderne comme une sorte de cercle vicieux, comme une immense bévue com­mise par la civilisation. Seulement les peuples ne font pas de bévues dans leur dévelop­pement ; leur évolution s'accomplit suivant des lois immanentes. Ces lois, il est du devoir des penseurs de les découvrir et, guidés par elles, de montrer le chemin qui doit conduire à la suppression des maux de l'heure présente.

[6] Le § 340 du « Code Civil » dit : « La recherche de la paternité est interdite ». Par contre, le § 341 dispose que « la recherche de la maternité est admise ». Les tentatives faites pour obtenir l'abroga­tion du § 340 ont échoué, jusqu'à présent.


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