1926

Source : « les Cahiers du bolchevisme » n°47 du 15 avril 1926


Discours à l'Exécutif de l'Internationale Communiste

A. Bordiga

25 février 1926


Camarades,

Dans mon discours, je me suis occupé des questions générales de la politique de l'Internationale. Non seulement plusieurs orateurs ont voulu répondre à mes affirmations d'ordre général, mais on a parlé ici un peu des problèmes italiens que j'avais presque laissés de côté, je suis forcé de répondre très brièvement à ce qui a été dit.

On dit toujours " le système de Bordiga, la théorie de Bordiga, la métaphysique de Bordiga " et on constate que je suis ici toujours seul à soutenir mes idées et des critiques. On veut présenter mon attitude comme un phénomène tout à fait personnel. Or, bien qu'on soit arrivé récemment à la défaite officielle de la gauche italienne, il faut que je déclare encore une fois que je viens ici entretenir le congrès, non sur des élucubrations individuelles, mais sur ce qui est la pensée d'un groupement du mouvement communiste en Italie.

Boukharine a examine mon discours d'une manière très amicale et cordiale. Or, s'il n'est pas nécessaire de dire ici que Boukharine est un bon polémiste, permettez-moi de déclarer qu'il présente les problèmes à sa manière, et selon la prétendue légende sur les théories de Bordiga.

Il m'attribue des formules, part en bataille contre elles et les réduit en miettes. Dans son discours, il nous dit que le régime intérieur de l’I. C. va être changé. Cependant, il nous permettra d'être très pessimistes sur cette perspective d'assainissement du régime intérieur, d'après l'exemple même des méthodes polémiques qu'il adopte.

Boukharine simplifie les idées. C'est un grand mérite que de parvenir à simplifier les positions et à les présenter en quelques mots, mais c'est aussi un problème très difficile de les simplifier, non pas en faisant de l'agitation pitre, mais en participant au travail sérieux et à l'élaboration commune.

Simplifier sans la démagogie de l'agitation, voilà le grand problème révolutionnaire. Ces simplificateurs sont très peu nombreux.

Boukharine nous présente pour démontrer les contradictions de Bordiga un argument de cet ordre : j'aurais dit que la révolution n'est pas un problème de forme d'organisation; puis j'aurais présenté le problème de la bolchévisation au seul point de vite de l'organisation : le renversement de la fameuse pyramide. Tout cela, ce n'est pas vrai. En parlant sur la bolchévisation, j'en ai commencé la critique au point de vue théorique et tactique, c'est-à-dire que je considère la bolchévisation non seulement comme un travail d'organisation, mais comme un problème politique de l'action et de la tactique de l'Internationale. D'ailleurs, vous devez reconnaître que toute notre opposition a porté sur les problèmes de tactique, et c'est surtout pour ces problèmes que nous proposons depuis longtemps des solutions différentes. Il est parfaitement évident qu'il ne suffit pas d'un simple changement d'organisation pour résoudre le problème. C'est pourquoi nous attendons l'action tactique pour voir si vraiment nous avons une saine direction révolutionnaire.

Un autre argument de Boukharine : Bordiga se prononce contre la transplantation mécanique de l'expérience russe dans les autres pays, mais en voulant considérer le problème dans d'autres pays, voilà qu'il fait, lui, de la transplantation mécanique, en tant qu'il ne cite pas le caractère spécifique du mouvement occidental, c'est-à-dire l'existence de grands partis et syndicats social-démocrates. Or, ce n'est pas ma formule. Je dis : en général, toute l'expérience russe est utile, elle doit nous être présente, mais, en dehors d'elle, il nous faut encore quelque chose, c'est-à-dire que je ne repousse pas l'application de l'expérience russe, mais je dis que toute la solution ne peut pas être contenue dans l'expérience du parti russe. Quel est le caractère spécifique de la tragédie révolutionnaire en Occident que j'ai formulée ? Boukharine dit que ce n'est pas, dans mon exposé, la présence de grands partis social-démocrates! Or, c'est justement la différence sur laquelle je me suis arrêté. Après avoir montré la différence entre l'appareil d'Etat dans la Révolution russe et occidentale, je dis que, dans les pays d'Occident, il y a un appareil d'Etat bourgeois-démocratique établi depuis longtemps, très stable, appareil qui n'existe pas dans l'histoire du mouvement russe, ainsi que le problème se pose de la possibilité de la mobilisation du prolétariat par la bourgeoisie dans un sens opportuniste. Et qu'est-ce donc cela, sinon le problème du rôle des syndicats et partis social-démocrates ?

Mon analyse porte justement sur ce point. Boukharine ne peut donc pas dire que je suis en contradiction avec moi-même.

Quelques mots maintenant sur les affaires italiennes. Le camarade Ercoli a voulu combattre ma critique de la tactique du parti à l'égard de l'opposition avec l'argument que je ne veux pas qu'on tienne compte de la situation, pendant que la Centrale s'est basée sur une analyse complète et exacte. Or, sans me répéter, je dirai que, non seulement la tactique, mais l'analyse aussi de la situation étaient fausses. Un rapport du camarade Gramsci à la Centrale du mois de septembre 1924 est là pour prouver qu'on s'attendait pour l'automne à un succès de l'Aventin et au remplacement parlementaire de Mussolini ! On a en effet considéré comme possible la formation d'un gouvernement antifasciste basé sur les classes moyennes : l'erreur opportuniste porte donc sur l'appréciation des forces et sur la ligne politique.

Ce n'est pas vrai non plus que la tactique des propositions de l'Aventin a été démontrée bonne par son succès. Nous soutenons que la faillite colossale de l'opposition aventinienne n'a pas été accompagnée d'un déplacement des classes laborieuses vers le parti communiste précisément à cause du manque de netteté de la politique et de l'attitude de celui-ci.

Quant à l'affirmation que la défaite de la gauche a été complète là où il y a progrès dans le parti et dans les fédérations, qui travaillent mieux, je dois la démentir. On a opposé Milan et Turin à Naples : or, ce sont ces trois centres, à titre égal, qui ont donné le plus de forces à la gauche.

Je n'entre pas dans les petits détails, bien qu'il n'y ait pas ici de commission italienne. Je me borne à déclarer qu'au Congrès de notre parti, nous avons dû présenter une déclaration qui en contestait la validité, en faisant recours à l'Internationale.

La préparation du Congrès italien prend une place assez scandaleuse dans le fameux régime intérieur de compression mécanique dans nos partis. On a élevé une accusation de fractionnisme et de scissionnisme par une campagne déplorable. On a après mené la consultation avec des méthodes telles que, pour citer un cas, ma voix à moi, Bordiga, comme membre de l'organisation de base, est allée... aux thèses de la Centrale. Rien que cela.

Mais nous nous soucions très peu de toutes ces histoires. La prétendue défaite intérieure n'affaiblit pas notre attitude. Nous avons tout subi pour sauver l'unité du parti, et en présence de l'inclusion forcée dans la Centrale, nous avons cédé, mais sur une déclaration politique qui a renforcé davantage notre ligne d'opposition.

Je soutiens, et on l'a partiellement reconnu ici, que cette ligne d'opposition, qui porte sur le contenu même des questions, et dépasse la petite lutte pour arracher, en montrant une fidélité mensongère à l'Internationale, les pouvoirs et les postes dans le parti, est bien autrement loyale et utile au développement du mouvement communiste mondial.

Camarades, à propos du régime intérieur et du renversement de la pyramide, je ne veux pas ici répondre à ce que Boukharine a objecté sur la question des fractions. Mais je me demande : à l'avenir aurons-nous une modification de l'Internationale, dans nos rapports internes ? Cette séance du Plénum nous prouve-t-elle qu'on va prendre une nouvelle route ? A ce sujet, les déclarations des délégués français et italiens nous laissent plutôt incrédules, bien que les thèses parlent de la réalisation de ce régime de démocratie à l'intérieur du parti. Nous attendons de vous voir à l'œuvre.

Je pense que la chasse au fractionnisme continuera et donnera les résultats qu'elle a donnés jusqu'ici. Nous voyons cela même dans le parti allemand, je dois dire que cette méthode d'humiliation est une méthode déplorable, même quand elle est appliquée à certains éléments politiques que j'ai profondément combattu. Je ne trouve pas que ce système d'humiliation soit un système révolutionnaire d'autant plus que les exemples récents montrent qu'on a voulu l'essayer contre des éléments qui avaient non seulement un grand passé, mais qui restent précieux pour l'avenir de la Révolution. Je pense que la majorité qui donne la preuve de son orthodoxie est, probablement composée d'anciens oppositionnels autrefois humiliés. Cette manie de nous démolir nous-mêmes doit cesser, si vraiment nous voulons poser notre candidature à la direction de la lutte révolutionnaire du prolétariat.

Le spectacle que nous donne cette séance du Plénum, me donne des raisons d'être pessimiste en ce qui concerne les changements qui se feront dans l'Internationale. Je voterai donc contre le projet de résolution qui a été présenté.


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