1965

Source : «Le prolétaire» ; N° 515; Mars - Avril - Mai 2015, sans précision d'origine et de date. Il s'agit vraisemblablement d'un texte en référence à la révolte de Watts, qui a duré six jours à compter du 11/08/1965.


La colère «noire» a fait trembler les piliers vermoulus
de la «civilisation» bourgeoise et démocratique

Amadeo Bordiga

août 1965


Avant que, une fois passée l’averse de la «révolte noire» en Californie, le conformisme international ensevelisse l’événement «embrassant» sous un épais manteau de silence; lorsque les bourgeois «éclairés» cherchaient encore anxieusement à découvrir les «mystérieuses» causes qui avaient entravé là-bas le fonctionnement «régulier et pacifique» du mécanisme démocratique, quelque observateur des deux rives de l’Atlantique se consolait en rappelant, qu’après tout, les explosions de violence collective des «gens de couleur» ne ont pas une nouveauté en Amérique et que, par exemple, une explosion aussi grave eut lieu à Detroit en 1943, sans qu’elle ait de suite.

Mais quelque chose de profondément nouveau s’est produit dans ce brûlant épisode de colère, de nature non pas vaguement populaire, mais prolétarienne, pour qui l’a suivi non avec une froide objectivité, mais avec passion et espoir. Et c’est ce qui nous fait dire: la révolte noire a été écrasée; vive la révolte noire!

La nouveauté – pour l’histoire des luttes d’émancipation des salariés et sous-salariés noirs, et non pour l’histoire des luttes de classe en général – c’est la coïncidence quasi parfaite entre la pompeuse et rhétorique promulgation présidentielle des droits politiques et civiques, et l’éclatement d’une furie subversive anonyme, collective et «incivique» de la part des «bénéficiaires» du geste «magnanime»; entre l’énième tentative d’allécher l’esclave torturé avec une carotte misérable qui ne coûte rien, et le refus instinctif et immédiat de cet esclave de se laisser bander les yeux et de courber encore l’échine.

Rudement, instruits par personne – ni par leurs leaders plus gandhistes que Gandhi; ni par le «communisme» à la mode de l’URSS qui, comme s’est pressé de le rappeler L’Unità [1], repousse et condamne la violence –, mais éduqués par la dure leçon des faits de la vie sociale, les Noirs de Californie ont crié au monde, sans en avoir la conscience théorique, sans avoir besoin de l’exprimer dans un langage bien élaboré, mais en le clamant dans le vif de l’action, la simple et terrible vérité que l’égalité juridique et politique n’est rien tant que subsiste l’inégalité économique; et qu’il n’est possible d’en finir avec celle-ci, non par des lois, des décrets, des prêches ou des homélies, mais seulement en renversant par la force les bases d’une société divisée en classes. C’est cette brusque déchirure du voile des fictions juridiques et des hypocrisies démocratiques, qui a déconcerté et ne pouvait que déconcerter les bourgeois; c’est elle qui a enthousiasmé les marxistes; c’est elle qui doit faire réfléchir les prolétaires assoupis dans la ouate factice des métropoles d’un capitalisme né historiquement sous une peau blanche.


Quand le Nord américain, déjà engagé sur les rails du plein capitalisme, lança une croisade pour la suppression de l’esclavage régnant dans le Sud, il ne le fit pas pour des raisons humanitaires, ou par respect envers les éternels principes de 1789, mais parce qu’il fallait déraciner une économie patriarcale pré-capitaliste, et en «libérer» la force-travail afin qu’elle devienne une gigantesque ressource pour l’avide monstre capitaliste. Dés avant la guerre de sécession, le Nord encourageait la fuite des esclaves des plantations sudistes, trop alléché qu’il était par une main d’oeuvre qui se serait offerte à vil prix sur le marché du travail et qui, en plus de cet avantage direct, lui aurait permis de comprimer la paye de la force de travail déjà salariée, ou au moins de ne pas la laisser augmenter. Pendant et après cette guerre le processus fut rapidement accéléré, en se généralisant.

C’était un passage historiquement nécessaire pour s’affranchir des limites d’une économie ultra-arriérée; et le marxisme le salua, mais non parce qu’il ignorait que «libérée» dans le Sud, la main d’oeuvre noire allait trouver dans le Nord un mécanisme d’exploitation déjà prêt, et sous certains aspects, encore plus féroce. Selon les paroles du Capital, le «brave nègre» serait libre de porter sa peau sur le marché du travail pour la faire tanner: libéré des chaînes de l’esclavage sudiste, mais aussi du bouclier protecteur d’une économie et d’une société fondée sur des rapports personnels et humains, au lieu de rapports impersonnels et inhumains; libre, c’est-à-dire seul, nu et désarmé.

Et en réalité l’esclave échappé dans le Nord se rendit compte qu’il n’était pas moins qu’avant dans une position d’infériorité; parce que payé moins; parce que privé de qualification professionnelle; parce qu’isolé dans de nouveaux ghettos en tant que soldat d’une armée industrielle de réserve et en tant que menace potentielle de désagrégation du tissu conjonctif du régime de la propriété privée; parce que discriminé et soumis à la ségrégation comme celui qui ne doit pas se sentir être humain mais bête de somme, et en tant que tel se vendre au premier offrant sans rien de mander de plus ni de mieux.

Aujourd’hui, un siècle après sa prétendue «émancipation», il se voit concéder la «plénitude» des droits civiques dans l’acte même où son revenu moyen est énormément plus bas que celui de son concitoyen blanc: son salaire est la moitié de son frère à peau blanche, la paye de sa compagne est le tiers de la compagne de celui-ci; dans l’acte même où les métropoles dorées des affaires le cantonnent dans des ghettos épouvantables de misère, de maladie, d’insécurité, l’isolant derrière d’invisibles murailles de préjugés, d’habitudes et de règlements policiers; dans l’acte même où le chômage que l’hypocrisie bourgeoise appelle «technologique» (pour dire qu’il s’agit d’une «fatalité», du prix à payer pour avancer sur la voie du progrès, et non par la faute de la société présente), trouve ses victimes les plus nombreuses parmi ses frères de race, parce qu’ils font partie des simples ouvriers ou des sous-prolétaires voués aux travaux les plus pénibles et les plus vils; dans l’acte même où, égal sur les champs de bataille à ses frères blancs en chair à canon, il ne l’est pas du tout face au policier, au juge, à l’agent des impôts, au patron de l’usine, au bonze syndical, au propriétaire de son taudis.

Et il est également indéniable – et incompréhensible pour les pédants – que sa révolte a éclaté dans cette Californie où le salaire moyen des Noirs est plus élevé que dans l’Est; mais c’est précisément dans cette région de boom capitaliste et de prétendu «bien-être» que la disparité des traitements est la plus forte; c’est précisément là que le ghetto, déjà clos le long de la côte atlantique, se referme rapidement en présence de l’étalage obscène de luxe, de gaspillage, de bonne vie de la classe dominante – qui est blanche!

C’est contre cette hypocrisie d’un égalitarisme jésuitiquement inscrit dans la loi, mais nié dans la réalité d’une société creusée de profondes tranchées de classe, que la colère noire a explosé; de la même façon qu’explose la colère des prolétaires blancs vertigineusement attirés et entassés dans les nouveaux centres industriels du capitalisme avancé, entassés dans les bidonvilles, dans les «courées», dans les masures de la très chrétienne société bourgeoise où ils sont «libres» de vendre leurs force de travail pour... ne pas mourir de faim; de la même façon qu’explosera toujours la sainte furie des classes dominées et, comme si cela ne suffisait pas, méprisées et calomniées!

«Révolte préméditée» contre le respect de la loi, les droits du voisin et le maintien de l’ordre!» s’est exclamé le Cardinal de notre Sainte-Mère l’Eglise, Mc Intyre, comme si le nouvel esclave-sans-chaînes-aux chevilles avait un motif de respecter une loi qui le courbe face contre terre et le maintient à genoux; ou que, «voisin» des Blancs, il ait jamais constaté avoir des «droits», ou qu’il ait pu voir dans cette société basée sur le triple mensonge de liberté, égalité, fraternité, autre chose que le désordre élevé au niveau d’un principe.

«Les droits ne se conquièrent pas par la violence» a crié Johnson [2]. Mensonge. Les Noirs se souviennent, ne serait-ce que par l’avoir entendu dire, que les Blancs ont dû mener une longue guerre pour conquérir les droits que leur refusait la métropole anglaise; ils savent que Noirs et Blancs, temporairement unis, ont dû mener une guerre encore plus longue pour obtenir l’apparence d’une «émancipation» encore impalpable et lointaine; ils voient et ressentent tous les jours la rhétorique chauviniste exalter l’extermination des peaux-rouges, la marche des «pères fondateurs» vers des terres et des «droits» nouveaux et la rude brutalité des pionniers de l’Ouest, «rachetée» à la civilisation par la Bible et l’Alcool. Qu’est-ce que c’est tout cela sinon violence?

Obscurément, les Noirs ont compris qu’il n’y a pas de problèmes dans l’histoire américaine, comme dans celle de tous les pays, qui n’ait pas été résolu par la force; qu’il n’y ait pas de droit qui ne soit la résultante de heurts, parfois sanglants, toujours violents, entre les forces du passé et celles de l’avenir.

Cent années d’attente pacifique de magnanimes concessions des Blancs ne leur ont apporté que peu de choses, si l’on excepte le peu que l’occasionnelle explosion de colère a pu arracher à la main avare et couarde du patron. Et comment a répondu le gouverneur Brown, défenseur des droits que les Blancs sentaient menacés par la «révolte», sinon par la démocratique violence des mitraillettes, des matraques, des blindés et de l’état de siège?

Et qu’est-ce donc que cela, sinon l’expérience des classes opprimées sous tous les cieux, quelle que soit la couleur de leur peau et que soit leur origine «raciale»? Le Noir, peu importe s’il est un prolétaire pur ou un sous-prolétaire, qui a crié à Los Angeles: «notre guerre est ici, pas au Vietnam», n’a pas exprimé une autre idée que celle des hommes qui se «lancèrent à l’assaut du ciel» lors de la Commune de Paris et de celle de Petrograd, fossoyeurs des mythes de l’ordre, de l’intérêt national, des guerres civilisatrices, et annonciateurs d’une civilisation enfin humaine.


Que les bourgeois ne se consolent pas en pensant: ce sont des épisodes lointains qui ne nous concernent pas, chez nous il n’y a pas de question raciale. La question raciale est aujourd’hui d’une façon toujours plus manifeste, une question sociale.

Faites que les chômeurs et les demi-chômeurs en haillons de notre midi ne trouvent plus la soupape de sécurité de l’émigration; faites qu’ils ne puissent courir se faire exploiter au delà des frontières sacrées de la patrie (et se faire massacrer dans des désastres dûs non à la fatalité, à des caprices inattendus de l’atmosphère ou, sait-on jamais, au mauvais oeil, mais à la soif de profit du Capital, à sa recherche frénétique d’économies sur les coûts du matériel, des moyens de transport, des dispositifs de sécurité, et peut-être de futurs gains dans la reconstruction qui suit les catastrophes inévitables et tout sauf imprévisibles même quand elles sont hypocritement déplorées); faites que les bidonvilles de nos villes industrielles et de nos capitales morales (!!) grouillent, davantage que ce n’est le cas qu’aujourd’hui, de parias sans travail, sans pain, sans-réserves, et vous aurez un «racisme» italien, visible du reste dès aujourd’hui dans les récriminations des habitants du Nord contre les cul-terreux «sauvages» et «incultes» du Sud.

C’est la structure sociale dans laquelle nous sommes appelés à vivre aujourd’hui qui suscite de telles infamies; c’est sous ses décombres qu’elles disparaîtront.

Voilà ce que rappelle à ceux qui, drogués par l’opium démocratique et réformiste, et sans mémoire, se sont assoupis dans le rêve illusoire du bien-être, la «révolte noire» de Californie – ni lointaine, ni exotique, mais présente parmi nous; immature et vaincue, mais annonciatrice de victoire!


Notes de la rédaction du Prolétaire

[1] L’Unità était le quotidien du Parti Communiste Italien.

[2] Lyndon Johnson était le président Démocrate des Etat-Unis (il avait accédé à ce poste après l’assassinat de Kennedy, dont il était le vice-président). Son programme de «Great Society» comportait la reconnaissance des «droits civiques» pour les Noirs, la «guerre contre la pauvreté», l’institution de mesures sociales dans le secteur de la santé comme le Medicare et le Medicaid pour les plus défavorisés, etc. C’est sous ses mandats que l’engagement américain dans la guerre du Vietnam, commencé sous Kennedy, s’intensifie vraiment.


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