1915

Cet article fut édité en russe dans un recueil de travaux théoriques publié en 1924 : Ataka puis en appendice à L'économie politique du rentier (publié en 1925). Comme pour cet ouvrage, sa rédaction peut être située en 1914, voire en 1913, lorsque Boukharine exilé en Autriche envoyait des articles à la revue Prosvechchenie (Lumières). Une traduction française de seconde main réalisée d'après le texte allemand (par Jean-Marie Brohm) figure dans : L'économie politique du rentier, EDI, Paris, 1967, réédité en 1972, p. 191-201 (réédité en 2010 par Syllepse, pp. 199-208) sous le titre « Politique de réconciliation dans la théorie ».
La traduction présentée ici est réalisée d'après l'original russe (traduction : Sylvestre Jaffard, 2014).
Note de Boukharine (1925) :
"Cet article a été écrit en son temps pour la revue marxiste Prosvechchenie (Lumières). Il s'agit d'une analyse de la théorie éclectique du « principe de coalition » dans la théorie de la valeur. En tant que telle, nous la proposons également dans notre ouvrage. Il va bien sûr de soi que certains passages de cet article, qui n'ont aucun rapport direct avec le côté logique de la théorie de Tougan, ont vieilli. Ils ont été dépassés dans une large mesure par les événements. Nous conservons pourtant le tout dans son premier état, d'autant que certaines prédictions se sont littéralement réalisées (par exemple monsieur S. Boulgakov a pris l'habit), et monsieur Tougan lui-même a réussi à devenir ministre du gouvernement contre-révolutionnaire. Il est intéressant de voir P. P. Maslov s'adonner à une gymnastique à la Tougan."

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Le conciliationnisme théorique

La théorie de la valeur de Tougan-Baranovsky

N.I. Boukharine


Les hommes qui avaient encore des prétentions scientifiques et désiraient être plus que de simples sophistes et sycophantes des classes supérieures, cherchèrent alors à concilier l'économie politique du capital avec les réclamations du prolétariat qui entraient désormais en ligne de compte. De là un éclectisme édulcoré.
K. Marx1

L'évolution rapide des ex-« marxistes légaux » des années 1890, exprime une tendance bien déterminée, à savoir : la naissance d'une idéologie libéral-bourgeoise, opposée non seulement à celle des narodniki (populistes) hostiles au capitalisme, mais aussi à celle du prolétariat révolutionnaire, c'est-à-dire au marxisme. Cette tendance unie, comme tout phénomène social, était cependant de nature complexe. Tous les défenseurs de la « nouvelle » idéologie bourgeoise ne déployaient pas la même rapidité pour aller « du marxisme à l'idéalisme »2. Dans la furieuse cavalcade vers le « nouveau jalon », les uns ont déjà atteint la ligne d'arrivée, d'où ils contemplent d'un regard altier les retardataires ; d'autres sont presque arrivés ; d'autres clopinent loin à l'arrière. De ce point de vue, il est très intéressant de considérer les participants individuels de cette compétition. Voici S. Boulgakov « ancien marxiste », professeur d'économie politique, à qui il ne manque que la soutane pour faire un « très docte prêtre » typique, croyant au diable et à tous les « mystères ». A ses côtés, un autre ancien marxiste, également chrétien, Monsieur N. Berdiaev, qui se livre avec prédilection (qui n'a pas son dada !) à des raisonnements sur l' « Aphrodite terrestre » et l' « Aphrodite céleste ». Un peu à l'écart se tient l'inimitable Piotr Strouvé, cette artillerie lourde de l'érudition cadet-octobriste. Tous ces hommes vénérables ont rompu une fois pour toutes avec leur passé ; ils se plantent fermement sur les nouveaux lieux et ne veulent rien avoir de commun avec leur « péché de jeunesse » ; ils s'avancent, purs de tout compromis — ces chevaliers du capitalisme russe. Et voici que loin derrière, mais visiblement soucieux de rattraper ses collègues, on voit trotter un autre ancien marxiste, à présent conseillers des industriels, le professeur Tougan-Baranovsky. Il s'est mis à grommeler sur le christianisme plus tard que les autres ; il ne fait pas encore de l'œil au rapporteur des nouveaux temps V. Rozanov, il continue de faire les yeux doux au marxisme, et c'est pourquoi certaines personnes naïves le considèrent encore comme presque « rouge ». En un mot, c'est un « conciliateur ». Il ne peut se décider à s'enrôler entièrement et franchement chez les ennemis du prolétariat et de sa théorie ; il préfère simplement, dit-il, « nettoyer le marxisme des éléments non scientifiques », ainsi qu'il le formule. C'est justement ainsi qu'il peut induire en erreur, c'est là le côté le plus pernicieux de son activité théorique. Il ne cherche pas simplement à « rejeter » la théorie de la valeur, il s'efforce de la « réconcilier » avec la théorie de Böhm-Bawerk, ce porte-parole classique des concupiscences bourgeoises. Le lecteur va à présent observer les résultats des efforts de Tougan-Baranovsky dans la question du problème centrale de toute l'économie politique — la question de la théorie de la valeur.

1. La « formule » de monsieur Tougan

M. Tougan-Baranovsky chante, avant tout, les louanges de Böhm-Bawerk. « Le grand mérite de la nouvelle théorie (c'est-à-dire de la théorie des économistes autrichiens N.B.) consiste dans sa promesse de mettre fin une fois pour toutes à la discussions sur la valeur ; en donnant une explication complète (!) et exhaustive (!!) de tous les aspects du processus de valorisation, en partant d'un principe fondamental »3 — voilà la « valeur » de la nouvelle école de M. Tougan.

Et ailleurs : « La théorie de l'utilité marginale restera toujours la doctrine fondamentale sur la valeur — elle peut éventuellement être complétée et modifiée dans des détails à l'avenir, mais ses idées fondamentales constituent κτημα ες αει (l'acquis immortel) de la science économique. »4

« L'acquis immortel de la science », voilà de grands mots ! En réalité cet « acquis » est bien chétif, mais pour l'instant, nous n'allons pas répondre à M. Tougan, et nous allons passer d'abord à sa « plate-forme unificatrice ».

Selon l'enseignement des partisans de l'école autrichienne, la valeur d'une chose est déterminée par sa valeur marginale. Cette valeur marginale dépend à son tour de la quantité de biens du type donné. Plus la quantité est grande, plus la demande est « saturée », moins l'appétit est impérieux, plus bas tombe l'utilité marginale du bien en question. L'école autrichienne termine donc son analyse en supposant comme donnée une masse déterminée, une quantité déterminée de biens à évaluer. Monsieur Tougan-Baranovsky pose de façon très raisonnable la question suivante : par quoi cette quantité de biens est-elle déterminée ? A son avis, la quantité de biens dépend du « plan économique », c'est-à-dire de telle ou telle répartition de la force de travail humain dans les différentes branches de la production. Mais dans l'établissement de ce plan économique la valeur du travail joue le « rôle décisif ».

« L'utilité marginale est l'utilité des dernières unités de chaque espèce de produit » dit notre auteur, « elle change selon l'ampleur de la production. Nous pouvons abaisser ou augmenter l'utilité marginale au moyen de l'amplification ou de la restriction de la production. En revanche, la valeur-travail d'une unité de produit est quelque chose de donné objectivement, et qui ne dépend pas de notre volonté. Il s'ensuit que dans l'établissement d'un plan économique, le moment déterminant doit être la valeur-travail, et c'est l'utilité marginale qui doit être déterminée. En termes mathématiques, l'utilité marginale doit être fonction de la valeur-travail. »5

Comment se règle la dépendance entre l'utilité marginale des biens et leur valeur-travail ? M. Tougan raisonne de la façon suivante. Mettons qu'il y a devant nous deux branches de production, A et B. Un plan économique rationnel requiert une division du travail entre ces deux branches qui permette au bénéfice résultant du processus de travail dans la dernière unité de temps d'être au même niveau dans les deux branches6. Sans cet équilibre un plan rationnel, c'est-à-dire l'obtention du bénéfice maximum, est impensable, car, si, par exemple, dans la dernière heure de la production A on peut obtenir l'utilité maximum, s'exprimant par le nombre 10, et que dans la production B cette utilité s'exprime par le nombre 5, alors, de toute évidence, il vaut mieux ne pas produire le bien B et il vaut mieux utiliser le temps à la production A. Mais si la valeur-travail des produits est différente, tandis que le bénéfice obtenu dans la dernière unité de temps est le même, alors il s'ensuit « que l'utilité des dernières unités de produit librement reproductibles de chaque type — leur utilité marginale — doit être en proportion inverse de la quantité relative de ces produits, productible pendant une unité de temps de travail, en d'autres termes, elle doit être directement proportionnelle à la valeur-travail de ces produits. »7

Voilà, selon Tougan-Baranovsky, le rapport entre utilité marginale et valeur-travail absolue d'un produit. Ici il n'y pas pas place pour la contradiction ; au contraire, l'idylle la plus complète règne.

« Les deux théories — écrit M. Tougan — qui s'excluent l'une l'autre selon l'opinion commune, sont en réalité en totale harmonie l'une avec l'autre. Les deux théories étudient par des côtés différent le même processus économique de valorisation. La théorie de l'utilité marginale identifie les facteurs subjectifs, la théorie de la valeur-travail les facteurs objectifs, de la valeur économique. »8

Ainsi, il ne saurait être question de contradiction entre deux théories, et les partisans de la théorie de l'utilité marginale doivent tendre la main à ceux de la théorie de la « valeur-travail ». C'est en tous cas ce qu'affirme Tougan-Baranovsky. Nous espérons cependant pouvoir démontrer que cette attitude de bon voisinage repose sur une compréhension (c'est-à-dire sur une incompréhension) très naïve des deux théories : la théorie de la valeur-travail tout autant que la théorie de l'utilité marginale. Mais avant de passer aux « erreurs fondamentales » de M. Tougan, il nous sied de formuler quelques réflexions critiques sur la théorie de la valeur-travail « à la lumière de la doctrine » de notre apôtre de la paix. Nous découvrirons à cette occasion certaines particularités intéressantes de la pensée de Tougan, qui jettent à leur tour la lumière sur l'attitude conciliatrice du vénérable professeur.

2. La « logique » de monsieur Tougan

Tout homme sensé tirerait de l'exposé précédent la conclusion suivante9. Etant donné que la valeur (la valeur subjective déterminée par l'utilité marginale d'un bien) est proportionnelle à la valeur-travail, étant donné en outre que cette valeur constitue le fondement du prix, il est donc possible de dire que c'est précisément la valeur-travail qui constitue le fondement du prix. De fait, si valeur-travail et utilité marginale sont unies par un lien aussi solide et précis que la proportionnalité directe, alors il est clair que dans l'analyse nous pouvons librement échanger l'une de ces valeurs par l'autre. Ce point de vue sera pour nous tout simplement obligatoire si nous affirmons, comme Tougan, que « le moment déterminant doit être la valeur-travail, et c'est l'utilité marginale qui doit être déterminée »10. Il est clair qu'en raisonnant ainsi nous obtenons la séquence suivante : prix — utilité marginale — valeur-travail ; la valeur-travail est ici lié à la valeur subjective, et, par conséquent, au prix. Cette circonstance permet à Tougan-Baranovsky d'affirmer que :

d'un certain point de vue… la théorie de la valeur-travail est une théorie économique de la valeur par excellence, tandis que la théorie de l'utilité marginale est une théorie de l'évaluation psychologique en général et non pas spécifiquement une théorie spécifiquement économique.11

Donc, la valeur-travail détermine l'utilité marginale, qui à son tour détermine le prix ; autrement dit, la valeur-travail est l'ultime fondement du prix. Magnifique. Feuilletons six pages, et voici que nous nous heurtons à la « critique de Marx » suivante :

Au lieu d'une théorie du coût du travail, Marx propose une théorie de la valeur-travail absolue…
Dans sa fameuse critique du Livre III du Capital, Sombart12 s'efforce de défendre la théorie de la valeur-travail de Marx, en l'interprétant comme une théorie du coût de travail. Par valeur-travail il entend « le degré de productivité sociale du travail ». Mais s'il en est ainsi, à quoi bon désigner la dépense de travail « valeur » et invoquer ainsi l'idée que la dépense de travail est le fondement du prix, des rapports d'échange entre les produits (ce qui n'est clairement pas le cas), et ne pas reconnaître le droit autonome à l'existence de deux catégories différentes — la valeur et le coût ?13

M. Tougan-Baranovsky demande s'il est juste d'interpréter la valeur-travail dans le sens du coût du travail social14. Tout à fait correct. Mais tout ce qu'il dit ensuite n'est pas vrai. Emporté par sa propre critique, qu'il commence à « critiquer » non seulement Marx, mais aussi lui-même. Comme nous l'avons vu plus haut d'après les affirmations de Tougan, la valeur-travail est le fondement du prix. A présent, il s'avère tout à coup que cela « n'est manifestement pas le cas ». Il n'y a pas à dire, en voilà de la « critique » ! Qu'est-ce qui est valable ? Ce qui est écrit d'abord, ou ce qui est écrit six pages plus loin ? En tout cas, quelle clarté formidable dans la réflexion ! Voici ce qui s'appelle une logique de fer ! Peut-être le lecteur aura-t-il des doutes quant à la fermeté de la dernière « idée » de M. Tougan-Baranovsky ? En ce cas, nous proposons une citation de plus :

La valeur-travail de Marx, au fond, n'est rien d'autre que le coût du travail. Mais l'erreur de Marx n'est pas une erreur de terminologie. Marx ne désignait pas seulement le travail productif socialement nécessaire par le terme de valeur de la marchandise, mais s'efforçait constamment de ramener les rapports d'échange des marchandises au travail. C'est seulement en séparant entièrement l'un de l'autre les concepts de valeur et de coût que l'on peut ériger une théorie de la valeur et du coût logiquement juste et conforme aux réalités. »15

Ou bien un autre passage encore :

L'erreur de Marx consiste... dans son incompréhension de l'importance spécifique de cette catégorie [c'est-à-dire de la catégorie du coût, N. B.] et dans ses efforts pour la lier à une théorie du prix ; aussi n'appelait-il pas coût, mais valeur, la dépense de travail.16

Il ne peut subsister aucun doute. Tougan-Baranovsky a oublié comment il a lui-même « lié » le coût du travail à la valeur et au prix, et s'affaire à présent à rompre ces liens criminels. Une logique vraiment étonnante.

Et maintenant, une question. Si la catégorie du coût est tellement indépendante que c'est péché mortel (selon Tougan « deuxième manière ») de la placer dans les liens indiqués au-dessus, où se trouve alors l'importance économique de cette catégorie ? Il est vrai que M. Tougan nous assure qu'elle a une « très grande importance » (cf. p. 55) ; mais mis à part le « bavardage éthique », qu'on ne peut pas prendre au sérieux, nous ne trouvons absolument rien.

Nous pouvons maintenant aborder « l'erreur fondamentale » de Tougan. Il n'est pas étonnant, étant donné sa capacité à embrouiller et à « harmoniser » les positions les plus contradictoires, que nous soyons amenés encore une fois à voir dans sa « formule » un formidable embrouillaminis.

3. L'erreur fondamentale de M. Tougan

Jusqu'ici nous avons accepté sans la critiquer la formule de Tougan-Baranovsky sur la proportionnalité de la valeur-travail et de l'utilité marginale. A présent, nous allons nous efforcer de dévoiler l'inutilité théorique de cette fameuse formule. Pour cela il nous faut d'abord communiquer au lecteur l'opinion de Tougan-Baranovsky sur l'économie politique en général, et, par suite, également sur toutes sortes de « formules » — opinion avec laquelle nous sommes nous-mêmes en plein accord. Nous avons le plus grand respect pour Monsieur le Professeur, et nous allons donc le laisser exprimer cette opinion, absolument correcte ainsi qu'il a été dit.

Ce qui distingue la science économique des autres sciences sociales — l'établissement par elle d'un système de lois causales des phénomènes économiques — provient précisément des particularités caractéristiques de son sujet d'études contemporain — l'économie de libre échange… Il y a toutes les raisons d'accepter la caractérisation de l'économie politique comme une science spécifique relative aux rapports de causalité réciproques des phénomènes économiques, étroitement liée à l'économie nationale contemporaine. C'est avec elle que cette science est née et s'est développé, et c'est avec elle qu'elle disparaîtra de la scène.17

Ici il est dit clairement que l'économie politique a pour objet l'économie d'échange et, en particulier, l'économie capitaliste. C'est de ce point de vue que nous aborderons la formule de Tougan. Comme nous le savons, il établit une proportionnalité entre l'utilité marginale et la valeur-travail. Commençons les hostilités avec l'analyse de la dernière partie de la formule, avec la valeur-travail. Selon Tougan-Baranovsky, la valeur-travail détermine son plan économique. Mais ce « plan économique » dont parle notre auteur est une catégorie de l'économie individuelle et de plus, celle d'une économie naturelle qui produit pour elle-même les « biens » les plus variés. De fait, si nous jetons notre dévolu sur l'économie individuelle contemporaine, c'est-à-dire l'entreprise capitaliste, nous voyons que celle-ci n'a aucun « plan économique » au sens où l'entend Tougan-Baranovsky, pour la simple raison que la production fabriquée en usine est une production spécialisée, où il n'est pas question de répartir le temps entre différentes « branches » : chaque économie ne fabrique qu'un seul produit. En outre, la catégorie valeur-travail en général n'intéresse pas le sujet de l'entreprise capitaliste, car il ne « travaille » pas lui-même, il « travaille » avec de la main d'œuvre louée et de moyens de production achetés sur le marché. Ainsi, si il doit être question de valeur-travail, alors celle-ci ne peut se concevoir pour le mode de production contemporain (et c'est précisément lui qu'étudie l'économie politique) que comme une catégorie sociale, c'est-à-dire quelque chose qui s'applique seulement à l'ensemble social tout entier, et non pas aux économies séparées qui constituent cet ensemble social. C'est précisément ainsi que Marx a construit son concept de la valeur-travail. Qu'elle soit juste ou fausse, ce n'est en l'occurrence pas la question. Nous pensons qu'elle est juste, M. Tougan pense qu'elle est fausse. En tout cas, Marx a clairement compris que la catégorie valeur-travail, en tant que catégorie de l'économie individuelle, est un non-sens, une absurdité, et que ce terme n'a de signification que quand on en parle en tant que catégorie sociale. A présent vient la question de l'utilité marginale, le deuxième membre de la formule de M. Tougan-Baranovsky. L'utilité marginale — selon la définition qui lui est donnée par tous les théoriciens qui en sont partisans — n'est rien d'autre que l' « importance » d'un bien pour le « sujet économique » qui le possède, c'est une évaluation déterminée, qui suppose un calcul conscient. Il est entendu que la catégorie de l'utilité marginale n'a de sens que comme catégorie de l'économie individuelle, et qu'à l'inverse elle ne joue aucun rôle direct (pas même du point de vue de ses partisans) lorsque nous considérons toute l'économie sociale. Cette dernière n' « évalue » aucunement à la manière du patron individuel, car il s'agit d'un système qui se développe spontanément, et dont les lois possèdent leurs caractéristiques propres. Par conséquent, l'utilité marginale, si elle a un sens,ne peut avoir que celui d'une catégorie de l'économie individuelle.

Comme nous le savons, Tougan-Baranovsky établit une proportionnalité entre utilité marginale et valeur-travail d'un bien. Mais la valeur-travail peut se concevoir de deux manières : comme une catégorie sociale (ce qui est impératif, si l'on considère une économie capitaliste) et comme une catégorie individuelle. Il est tout à fait clair qu'il est impossible de mettre en lien la valeur-travail au premier sens à l'utilité marginale : ce sont deux grandeurs qui, fondamentalement, ne peuvent avoir entre elles rien de commun, car elles se situent sur deux plans complètement différents. Affirmer qu'une grandeur qu'en général on ne peut trouver que dans la sphère de l'économie individuelle, est proportionnelle à une autre grandeur, qui ne peut se rencontrer que dans la sphère de l'économie sociale, cela est en vérité comme si on inoculait la variole à un poteau télégraphique. Par conséquent, la compréhension correcte de la théorie de la valeur-travail nous amène à conclure qu'il y a opposition totale entre celle-ci et la théorie de l'utilité marginale. Il reste à « unifier » une compréhension absurde du concept de la valeur-travail avec l'utilité marginale, ce que fait M. Tougan. Bien entendu sa théorie n'en devient pas meilleure : elle s'effondre lamentablement dès l'instant où nous la mettons en regard de la réalité capitaliste. Il se passe alors, en gros, la même chose qu'avec les représentants de l'école autrichienne. L'affaire suit son cours de façon relativement fluide, tant que nous tournons dans la sphère d'intérêts d'un Robinson entrepreneur et que nous nous tenons — intentionnellement ou pas — en dehors des rapports capitalistes. Mais dès que nous nous approchons de ces rapports, que l'économie politique est chargée d'éclairer (ce qu'admet Tougan lui-même), toute la théorie est pulvérisée.

Nous arrivons à la conclusion. Mais nous voulons faire encore une petite remarque. Toute la « théorie » de M. Tougan concerne des économies qui produisent des biens. Cela le distingue avantageusement des purs Grenznutzler18 qui semblent oublier que les marchandises ne « tombent pas du ciel », mais doivent être produites. C'est justement pour ces économies que Tougan-Baranovsky établit sa « proportionnalité ». Cela est très bien. Allons voir encore ce qu'en dit M. Tougan dans une autre partie de son livre.

Il faut — conseille cet homme instruit — nous en tenir aux rapports économiques réels dans lesquels se forment les prix dans l'économie capitaliste contemporaine. Nous ne devons pas supposer, comme le fait, par exemple, Böhm-Bawerk, que le vendeur d'une marchandise donnée a besoin de celle-ci pour lui-même et serait prêt à la garder pour sa propre consommation si on lui propose un prix trop bas.19

Et cela est juste. Et il y a là un pas en avant par rapport aux théoriciens de l'utilité marginale « purs ». Seulement... Seulement comment va se porter la théorie de Tougan lui-même, si son économie productive n'évalue pas ses produits par l'utilité (c'est-à-dire par l'utilité marginale) ? En effet, pour que cette fameuse proportionnalité existe, il est nécessaire qu'existent les grandeurs entre lesquelles cette proportionnalité s'établit. Nous avons vu plus haut que pour ce qui est de la valeur-travail, c'est un fouillis sans nom. Et maintenant, M. Tougan lui-même, dans toute sa magnificence critique, déclare lui-même qu'une évaluation par l'utilité marginale dans les conditions du capitalisme (ou de celles de l'économie marchande simple) est une absurdité totale pour les vendeurs.

Nous avons examiné la théorie de M. Tougan, sans considérer la justesse de l'une de ses composantes — la théorie de l'utilité marginale, considérée en soi. Cependant elle n'est aucunement défendue par notre théoricien. C'est un fait très intéressant. A la recherche de nouvelles voies, le bourgeois russe est merveilleusement « critique » envers Marx ; mais envers l'idéologie scientifique capitaliste occidentale ils arborent une dévotion presque religieuse. Ceci démontre une fois de plus la véritable nature de ces « nouvelles idées en économie » dont la prédication occupe Messieurs Tougan-Baranovsky, Boulgakov, von Strouvé et tutti quanti.

Notes

1 La citation vient de la postface à la seconde édition allemande du Capital (1873) (note de la MIA).

2 Du marxisme à l'idéalisme, titre d'un livre de Sergueï Boulgakov (1903) (note de la MIA).

3 Tougan-Baranovsky, Précis d’Economie Politique, p. 40, 2e éd., 1911 (russe).

4 Ibidem, p. 55.

5 Ibidem, p. 47.

6 Pour le dire plus exactement, elle doit être indentique à l'extrémité.

7 Ibidem, p. 47. Italiques de l'auteur.

8 Ibidem, p. 49.

9 Pour prévenir tout malentendu, nous jugeons nécessaire de préciser que pour l'instant nous nous servons provisoirement, sans la critiquer, de la terminologie de M. Tougan, et que nous employons les concepts de « valeur » et de « valeur-travail » dans le sens qu'ils ont pour lui.

10 Ibidem, p. 47.

11 Ibidem, p. 50. Nos italiques. N.B.

12 M. Tougan-Baranovsky pense ici à l’article de Sombart, «Zur Kritik des ökonomischen Systems von Karl Marx» (« Sur la critique du système économique de Karl Marx »), dans l'Archiv de Braun, vol. VII.

13 Précis, etc., p. 58.

14 Nous écrivons « social ». A présent cette dénomination n'est pas importante pour nous. Mais comme nous le verrons plus bas, elle est tout à fait essentielle.

15 Ibidem, p. 69. Les dernières italiques sont ajoutées par nous. N.B.

16 Ibidem, p. 70. A ce propos, notons un point, qui n’a pas rapport direct avec la question. Monsieur T.-B. Ne comprend pas (voir pp. 68-69) la signification de la valeur d’échange (Tauschwert) chez Marx. Nous sommes heureux de la lui expliquer. Au cours de l’analyse, Marx est parfois obligé d’admettre que la marchandise est vendue selon son coût de production (valeur). En ce cas, le rapport entre les coûts correspond à la valeur d’échange. La signification de ce concept est qu'il ne nous parle pas pas d’une grandeur absolue mais relative.

17 Précis, p. 17.

18 « Marginalistes », en allemand. (Note de la MIA)

19 Précis, pp. 212-213.


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