1920

Source : numéro 49 du Bulletin communiste (première année), 16 décembre 1920.

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Du nouveau dans la révolution russe

N.I. Boukharine


Notre révolution, qui met fin à la « préhistoire de l'humanité » et ouvre les premières pages de sa véritable histoire, est tout à fait intéressante et instructive par ses expériences gigantesques, complètement neuves. Si maintenant vous ouvrez par exemple un livre fameux de Kautsky sur la Révolution sociale, bien des choses vous y sembleront du pur bavardage enfantin. Il n'y avait pas encore alors les données empiriques pour l'appréciation des formes concrètes de la dictature du prolétariat, ni même des conditions concrètes nécessaires à son établissement. Le socialisme, né du chaos de la guerre mondiale sur le sol épuisé et anémié de la vie économique, donne par cela seul une impression de complète destruction. Seuls, les grands vieillards, Marx et Engels, avaient pensé à cela. Leurs lamentables épigones, les futurs héros de la 2e Internationale, n'y ont presque pas pensé et c'est dans ce sens que tout est nouveau dans la révolution russe. Et voilà pourquoi pas un révolutionnaire sérieux, fût-il d'Allemagne ou d'Argentine, ne saurait se prononcer directement contre le laboratoire gigantesque que représente la Russie Soviétique. Nous voudrions représenter ici, par quelques exemples, ce qu'il y a de nouveau dans la révolution russe.

La révolution russe a donné en premier lieu une réponse à la question des formes de la dictature. Elle a répondu d'abord à la question de savoir quel doit être le pouvoir d'Etat du prolétariat : les Soviets. Le pouvoir soviétique, voilà cette forme née de notre révolution.

Au début on pouvait encore penser que les Soviets étaient un produit spécifiquement russe. Mais l'expérience suivante, l'expérience de l'Europe Occidentale a montré que c'est là une forme universelle, qui prend sa racine clans les bases mêmes des conditions de lutte de la classe ouvrière contre la bourgeoisie. Et précisément pour cette raison, tous ceux qui sont effectivement pour la dictature du prolétariat doivent lutter aussi pour le pouvoir soviétique. A présent, on est déjà habitué à cette idée, on la considère comme tout à fait naturelle. Et cet axiome de politique prolétarienne, c'est notre révolution qui l'a fourni.

Notre révolution a montré la première le rôle gigantesque et la signification d'avant-garde prolétarienne du parti communiste. Personne ne s'est représenté en réalité combien, après la conquête du pouvoir, ce rôle grandirait, personne ne se représentait le rôle exclusif et décisif d'organisation que devra jouer cette organisation essentielle de la classe ouvrière. Auparavant, on se représentait le rôle du parti sous une forme plus ou moins parlementaire et, dans le meilleur cas, on le considérait comme un organe de contrôle ou de réglementation. Mais en fait ? En fait, le parti travaille partout et c'est seulement grâce à lui que la dictature du prolétariat peut se maintenir. Les transports, les usines, les bains, les casernes, la préparation du pain, le régiment et la division, les détachements sanitaires, les groupes d'instructeurs pour la liquidation de l'analphabétisme, la section politique de l'armée, tout ce qui est nécessaire pour le progrès de la révolution, tout a été organisé, éveillé à la nouvelle vie, construit, tout cela enfin a été fait par l'intermédiaire des Soviets, des syndicats et des milliers d'organisations du parti. Celui-ci fournit toute l'activité. Il ne règne pas seulement, il gouverne aussi tous les domaines de la vie. Par sa force d'organisation et d'énergie, il reste tout à fait à part et au-dessus de tout. C'est ce que notre révolution a montré, en même temps que la nécessité de ce fait.

On aimait autrefois aussi à parler de la domination de la classe ouvrière, mais seule l'expérience actuelle nous indique clairement comment cette domination peut être réalisée. De plus, ce qu'on a déjà remarqué plus haut, c'est chez nous qu'on connaît enfin les moyens pratiques d'entraîner la masse du prolétariat au travail. Le rôle des ouvriers dans l'armée, les mobilisations d'avant-garde et de ravitaillement, nos campagnes économiques, le rôle des syndicats, l'inspection ouvrière et paysanne, tout cela c'est des termes nouveaux et ils ont été prononcés pour la première fois par notre révolution.

La création de nouveaux cadres administratifs ouvriers, d'un nouveau « type » de gens, voilà encore une de nos plus grandes conquêtes et peut-être même la plus forte de toutes celles qui ont été faites chez nous. À présent, nous avons presque radicalement oublié le passé. Il ne nous semble plus étonnant qu'à la tête de l'administration du canton, du district, du gouvernement, se trouve un ouvrier métallurgiste pétersbourgeois ou un ouvrier du textile moscovite, ou bien que la division soit commandée par un coiffeur, ou bien que dans les écoles du parti un peintre en bâtiment fasse des conférences, ou encore qu'un ouvrier agricole écrive des conférences sur la causalité et la téléologie dans les sciences sociales. Nous ne nous étonnons plus de ce qu'il y a toute une série de gens poussés pendant la révolution qui se révèlent des gens propres à tout et qui, maîtres dans une certaine branche, commandent aujourd'hui au combat, aident le lendemain à la rentrée des réquisitions de blé, dirigent le surlendemain une fabrique ou encore chassent les conspirateurs blancs les armes à la main. Nous ne sommes plus frappés de ce qu'une ancienne camériste ou une cuisinière soit à la tête de la section politique de l'armée ou soit secrétaire du Comité du parti, et passe d'une occupation à l'autre et y renforce tour à tour son bras ou son expérience. Mais il vaut la peine de comparer « le siècle actuel avec le siècle écoulé », afin de comprendre et de sentir toute la différence. Oui, il y a la famine et le froid, mais en même temps, il y a déjà (et chaque jour il y en a davantage) des gens qui vainquent le froid et la famine et sortent le pays de son martyre.

Mais on ne crée pas seulement des cadres de nouveaux hommes sortis des milieux ouvriers et paysans. Toute la psychologie des masses, tous les horizons, toute la façon de penser changent dans un meilleur sens. Les observateurs bourgeois et leurs valets, quel que soit leur nom, trouvent de bon ton de parler de la passivité de la masse dans la Russie Soviétique. Mais une juste appréciation de ce qui s'est passé en comparant le présent au passé prouve le contraire. La psychologie des masses trouve la meilleure expression de son imagination dans la langue. Comparez le langage de la campagne de maintenant avec celui d'avant la révolution et vous verrez qu'il y a réellement un abîme entre eux. La langue de maintenant est presque une langue littéraire. Et les perspectives donc ! Est-ce qu'elles ne se déroulent pas avec une rapidité fabuleuse ? Et est-ce que le peuple russe, en prenant ce mot dans son sens le plus large, n'a pas cessé d'être ce nigaud dont bien des intellectuels spirituels, de l'espèce des décadents se moquaient tant ? Le choc des idées a donné des résultats gigantesques inconnus jusqu'ici.

Mais la révolution a donné encore à la masse du nouveau dans le sens de la rééducation des gens par d'autres voies. Les samedis communistes, est-ce que cela n'est point un terme tout à fait moderne ? Personne n'y avait pensé avant, ce fut une chose « découverte » par la révolution, de même que fut découvert par elle le pouvoir soviétique. Toutes les formes du travail collectif, à commencer par les samedis volontaires et en finissant par les armées du travail et l'obligation du travail, suivant notre terminologie, ce sont là des expériences d'une importance incomparable. Nous-mêmes, nous savons encore très peu de nous-mêmes. Des cas sont connus à l'auteur de ces lignes où notre armée active a labouré la terre du paysan, réparé ses outils, construit des écoles, organisé des fêtes enfantines auxquelles des soldats rouges nu-pieds avaient sacrifié leur dernier bien. Ce sont là des petits germes de cette magnifique âme humaine qui croît dans les nouvelles conditions de vie.

L'instruction des masses est une chose d'un modèle tout à fait nouveau : qui y a pensé au bon vieux temps ? Qui a encore pu mener une agitation et une propagande dans des proportions telles que celles que nous menons ? Qui a jamais entrepris une campagne semblable à celle de la liquidation de l'analphabétisme ? Qui, où, comment a-t-on jamais compris la grande importance des campagnes en général, où la collaboration combinée de différents facteurs donne des résultats de masse ?

Nous sommes bien pauvres, mais nous ne sommes pas encore des mendiants. Chaque heure, chaque jour, de nouvelles forces croissent. Les contours de notre avenir commencent à se dessiner à travers cet invraisemblable brouillamini, cette confusion satanique. On nous criait : A bas le monopole et vive le marché libre ! Mais nous n'avons pas permis qu'on détruise nos moyens de transport et nous ne nous sommes pas jetés dans les bras des spéculateurs. Et le ravitaillement s'améliore. On nous criait que tout le monde périrait de faim et de froid grâce à nos méthodes : et voici que pour le chauffage aussi cela va mieux, et c'est parce que de nouvelles forces croissent que notre appareil s'améliore. Ceci se produit parce que notre classe ouvriers s'instruit au contac, de la vie et dans la lutte réelle : cette classe ouvrière qui fut toujours le grand créateur, le martyr et le combattant viril pour le bonheur de l'humanité, pour son histoire véritablement humaine.


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