1921

Traduction publiée en 1990 (Œuvres choisies en un volume, Edition du Globe, Paris, et Editions du Progrès, Moscou, pp. 64-75) de la brochure de 1921 (n° 678 dans la bibliographie de W. Hedeler) diffusée par les éditions d'Etat, puis reprise, en 1924, dans Ataka.
Corrections de la MIA d'après le texte russe.

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La nouvelle orientation de la politique économique

N.I. Boukharine


Le but du présent article est d'élucider le sens général de notre nouvelle politique économique, ses causes, ses objectifs, sa portée dans la perspective générale d'évolution de notre économie nationale vers le communisme.

Car ce qui manque le plus à nombre de nos camarades du parti, c'est précisément la perspective : elle semble avoir été perdue, des lignes claires aux contours précis semblent se dissoudre dans une sorte de brouillard, dans quelque chose de très vague.

I. Les raisons du tournant de la politique économique

Les raisons de cette « nouvelle orientation » sont à rechercher au plus profond de notre économie ; extérieurement, elles se sont manifestées dans la crise socio-politique extraordinairement aiguë du printemps 19211.

Notre politique économique, à l'époque de ce qu'il est convenu d'appeler le « communisme de guerre », ne pouvait, au fond, être une politique appelée à développer les forces productives. L'objectif « de choc », général, au reste, était la défense rouge du pays. Tout y était consacré : les ressources matérielles, les forces organisatrices, en un mot tous les éléments qualifiés de l'économie. Pour ce qui est de l'économie nationale, dans cette situation le grand mot d'ordre était non de se soucier d'un rétablissement durable (toute « amélioration » ne peut pas être réalisée « dans l'instant »), mais l'obtention immédiate d'un produit, fût-ce au prix d'un préjudice causé aux forces productives. Non pas « produire » mais « prendre » : prendre pour livrer dans les plus brefs délais à l'Armée Rouge, pour alimenter les ouvriers des usines de la défense, etc. Cela, et cela seul, focalisait l'attention. La victoire sur les forces de la contre- révolution est la justification historique de cette politique. Dans ces conditions, l'« inopportunité planifiée », dans la mesure où ses éléments étaient évidents, devenait inéluctablement, de plan de développement de la production, dans le cadre d'une juste répartition, un plan de consommation parcimonieuse, la production n'ayant qu'une signification secondaire.

Cela a eu des répercussions particulièrement manifestes dans l'agriculture. Notre politique économique se réduisait en l'espèce presque exclusivement à la politique du Commissariat du peuple au Ravitaillement, c'est-à-dire au système réquisitionnel de prélèvements de denrées agricoles. Dans le cadre de ce système, toutefois, le producteur individuel, le paysan, perdait tout intérêt, toute stimulation à étendre sa production : on a beau étendre ses labours de toute façon, on la lui prendrait, à l'exception de ce qui était nécessaire à sa subsistance. Par conséquent, on était en présence d'un conflit entre les besoins du développement d'une économie individuelle et notre politique. Mais comme l'agriculture de la Russie est une agriculture paysanne (l'économie d'Etat des sovkhozes joue dans l'ensemble un rôle infime), notre politique économique se situait — et en temps de guerre elle ne pouvait faire autrement — dans une contradiction objective avec le développement de l'ensemble de l'agriculture : la crise agricole devait s'exacerber, et c'est bien ce qui se passait dans la réalité. Et puisque la base de notre industrie, c'est l'agriculture, cela débouchait dans l'ensemble sur une exacerbation de la crise de l'économie nationale en général.

Il en découlait inéluctablement ce qui suit. L'équilibre entre les classes, qui s'était établi pendant la guerre civile, reposait non sur un processus économique « normal », mais sur un intérêt militaire mutuel du prolétariat et de la paysannerie. Bien entendu, cette alliance militaro-politique se fondait aussi sur des motifs économiques : le prolétariat obtenait du pain pour défendre les terres paysannes contre le grand propriétaire foncier. Mais dans le même temps, il est tout à fait évident qu'une fois disparu le fait même de la guerre, les contradictions purement économiques devaient s'exacerber à l'extrême. On a vu surgir des problèmes économiques de développement des forces productives, qui n'était possible dans l'agriculture que sous forme de croissance d'une économie petite-bourgeoise. La juste proportion entre le prolétariat et la paysannerie dans l'économie, en d'autres termes, une proportion donnant libre champ au développement des forces productives, s'est posée à l'ordre du jour avec une très grande acuité.

Cette contradiction fondamentale de toute la révolution — le processus d'évolution vers le communisme dans le cadre d'un pays petit-bourgeois — s'est traduite par une crise sociale très vive.

Dans le cadre d'un processus général de délabrement économique, la ville se ruine plus rapidement que la campagne ; celui qui a la maîtrise du blé obtient un avantage économique sur celui qui a la maîtrise des produits de l'industrie urbaine. Economiquement, la campagne s'affranchit du pouvoir de la ville pour autant qu'il se produit une destruction des forces productives. C'est ce qui se passait partout, dans tous les pays, en temps de guerre. La Russie n'y a pas échappé. L'importance économique du paysan s'y est élevée par rapport à celle de l'ouvrier. De plus, en Russie la classe ouvrière a pris le pouvoir, et précisément parce qu'elle a pris le pouvoir, il lui a fallu disperser ses forces (pour gouverner 160 millions d'habitants, pour l'Armée Rouge, etc.). Le délabrement industriel a transformé une bonne part de la classe ouvrière en artisans ruraux, tandis qu'une partie des ouvriers demeurés dans les villes devenaient de petits producteurs d'un autre ordre (fabricants de briquets, petit travail pour soi-même, etc.).

Lorsqu'il y a développement des forces productives, la petite bourgeoisie industrielle devient prolétariat. Dans un contexte de délabrement, le prolétariat devient petite-bourgeoisie. Le fabriquant de briquet a tout intérêt au commerce libre au même titre que l'artisan, l'homme de métier où le paysan.

Il est peu probable que sur 5 millions d'ouvriers2 un million d'entre eux, avec 700 000 communistes, aient été hostiles au commerce libre.

Dans cette conjoncture, la pression petite-bourgeoise sur le prolétariat de vieille souche, pression derrière laquelle il y avait en outre les contradictions réelles de l'économie du communisme de guerre, menaçait de balayer la dictature du prolétariat. Par conséquent, les causes économiques et les causes politiques ont fini par ne faire qu'un. Le parti du prolétariat a été contraint de prendre en compte le rapport modifié des forces de classes. Le parti du prolétariat devait, dans cette nouvelle conjoncture, s'assigner une nouvelle tâche : élever les forces productives. La démobilisation de l'armée, la fin de blocus, etc., offraient déjà des possibilités réelles pour ce travail. On abordait un contexte nouveau. Il fallait une «nouvelle orientation».

II. La tâche fondamentale de la « nouvelle orientation »

Dans toutes conditions, quelles que soient les orientations de la politique économique, pour construire le communisme les intérêts principaux sont ceux de la grande industrie. Celle-ci est le point de départ de tout développement technique ; la grande industrie est la base des rapports économiques de la société communiste ; la grande industrie est l'appui de la force sociale qui accomplit la révolution communiste, à savoir le prolétariat industriel. C'est pourquoi la tâche fondamentale d'une politique économique qui s'engage dans le développement des forces productives est de consolider la grande industrie.

Mais dès que nous posons la question d'une consolidation de la grande industrie, nous heurtons aussitôt à une question « douloureuse ». Pour consolider la grande industrie, il faut des « fonds » (vivres, matières premières, équipements, etc.). Nous sommes là menacés d'un cercle vicieux : il faut des marchandises pour l'industrie, mais il faut une industrie pour obtenir ces produits. « La terre repose sur des baleines, les baleines sont dans l'eau, l'eau est sur la terre, la terre repose sur des baleines », etc.

D'où une chose claire : pour assurer l'essor de la grande industrie, il faut accroître la quantité de marchandises à tout prix, par n'importe quel moyen.

A tout prix ! Faute de quoi nous n'aurons pas les conditions les plus élémentaires pour opérer cet essor. L'expérience antérieure nous a prouvé que par les seuls appels à l'enthousiasme au travail, sans matières premières et sans vivres on ne va pas loin.

Par n'importe quel moyen ! Parce que cette quantité supplémentaire de matières premières et de vivres qui doit affluer dans notre grande industrie, doit être prise à l'extérieur, non au domaine de la grande industrie elle-même, qui se trouve aux mains de l'Etat ouvrier, mais ailleurs, à d'autres sources extérieures, quel que soit le prix qu'il faille payer pour ces sources.

Cette augmentation de la quantité de marchandises est la loi suprême de la période économique actuelle. Dans la situation que nous avons évoquée plus haut, on voit se manifester « toute la sagesse » de la nouvelle orientation, ses assises. A cette question il faut répondre : oui ou non. Il n'y a pas d'autre issue.

De quelles sources de ravitaillement supplémentaires pouvons-nous disposer. Ces sources sont les suivantes : l'exploitation paysanne, la petite industrie, le bail, les concessions, le commerce extérieur.

L'exploitation paysanne est, comme chacun sait, une exploitation individuelle, petite-bourgeoise. Mais plus haut nous avons vu que sans stimulation de la croissance, sans essor de cette exploitation petite-bourgeoise, nous ne pourrions rien faire. Au contraire, son essor est une condition indispensable de la croissance de notre grande industrie. Il est tout à fait faux d'envisager l'exploitation paysanne hors de son lien avec le reste du monde, et trois fois faux de le faire maintenant. Prélever des quantités supplémentaires de produits dans cette sphère suppose son essor qui, — temporairement, au cours de la phase actuelle de développement, —n'est rien d'autre qu'un développement de rapports bourgeois. Mais ce développement permet d'obtenir des quantités supplémentaires de produits.

Pour ce qui est de la petite industrie, les choses se passent de la même façon qu'avec l'exploitation paysanne.

Le bail peut-être envisagé sous deux formes : un bail capitaliste (location d'une entreprise à un capitaliste) ou la location d'une entreprise à des collectifs ouvriers. Dans le second cas, nous n'aurons plus le danger capitaliste, mais les collectifs ouvriers manqueront ordinairement de fonds de roulement. Dans le cas du bail capitaliste, on suppose que nous avons en face de nous non pas un locataire spéculateur, mais un organisateur de la production qui dispose d'un capital sous une forme ou une autre. Il doit puiser de la matière première, des vivres, etc., non dans les entrepôts d'Etat, mais dans l'exploitation paysanne et la petite industrie. Etant donné que l'on louera essentiellement des entreprises passives, travaillant mal, etc., et puisque l'Etat prolétarien aura sous forme de loyers une quantité supplémentaire de valeurs réelles, ces valeurs feront partie du fonds indispensable de la grande industrie socialisée.

Les concessions sont au fond une sorte de bail. Mais en l'espèce, nous sommes en présence de locataires capitalistes de meilleure facture, qui devront aussi importer une part de fonds fixes (équipements, bâtiments, etc.).

Les quotes-parts versées par les concessionnaires au profit de la république constitueront tout autant l'une de sources de produits supplémentaires apportés au fonds de l'industrie socialisée.

Le commerce extérieur est aussi, en partie, lié aux concessions, puisque les concessionnaires nous paieront leur bail par des importations de produits étrangers.

Considérant notre objectif fondamental : l'augmentation des quantités de produits, le prolétariat consent à un essor des formes non prolétariennes (petite-bourgeoises et grandes bourgeoises) d'économie, à seule fin de préserver, de consolider et de développer les formes d'économie prolétarienne, la grande industrie mécanique socialisée.

III. La stratégie économique et les dangers de la « nouvelle orientation »

Cet essor des formes non prolétariennes, bourgeoises, capitalistes, recèle un grand danger. Il y a là également une contradiction objective de notre « moment présent ». D'une part, nous avons intérêt à accroître les quantités supplémentaires de produits, ce que l'on ne peut faire qu'en renforçant les tendances bourgeoises de développement ; d'autre part, c'est précisément ce renforcement qui est dangereux pour le communisme. Un danger par l'autre bout, pour ainsi dire, du point de vue de la concurrence des formes économiques.

En réalité, le renforcement d'une économie petite- bourgeoise ne signifie pas autre chose que l'entrée en scène, dans le sillage des échanges, du grossiste, du capitaliste commercial, du patron. Le locataire capitaliste, le concessionnaire, etc. bénéficieront tout autant, dans un élément petit-bourgeois économiquement en plein essor, d'une base solide. Comment se présente, dans ce contexte, le tableau de notre développement ultérieur ?

Il sera parfaitement clair, si nous envisageons la nouvelle orientation de la politique économique comme une opération stratégique grandiose du prolétariat, étalée sur plusieurs années, sur le front économique.

Il nous semble que sur ce front de la lutte prolétarienne, nous sommes dans une situation très semblable à celle qui était la nôtre au moment de la paix de Brest-Litovsk3 sur le front de la lutte armée contre l'impérialisme international.

Quelle était cette situation ? Et quelle était notre stratégie dans la lutte contre un ennemi très fort ? Nous dégagerons les éléments suivants :

  1. Le danger principal : l'impérialisme allemand qui faisait planer une menace sur l'existence de la dictature du prolétariat ;

  2. Notre tâche principale : mettre sur pied nos forces armées, notre Armée Rouge ;

  3. Le mot d'ordre principal, pour ce faire : la paix quoi qu'il en coûte, par tous les moyens, à n'importe quel prix ;

  4. La teneur principale de notre travail : utiliser les répits pour mettre sur pied l'Armée Rouge ;

  5. Le danger dérivé : l'influence intérieure de l'impérialisme allemand :

  6. L'achèvement de l'opération stratégique : l'Armée Rouge une fois mise sur pied, on peut tourner le gouvernail de l'autre côté.

Comparons à cela la situation sur notre front économique. Nous y retrouvons les mêmes éléments.

  1. Le danger principal : le délabrement, qui fait aussi planer une menace sur l'ensemble de l'édification du communisme ;

  2. Notre tâche principale : mettre en place notre armée rouge industrielle, en d'autres termes, notre grande industrie socialisée ;

  3. La consigne principale, pour donner corps à cet objectif : assurer la quantité supplémentaire de produits par tous les moyens, fût-ce au prix d'un renforcement temporaire des formes économiques propres à la petite et à la grande bourgeoisies ;

  4. La teneur principale de notre travail : utiliser des quantités supplémentaires de produits pour mettre sur pied une grande industrie socialisée qui doit être en « parfait état de se battre ».

  5. Le danger dérivé : l'influence interne des formes d'économie bourgeoise en plein essor ;

  6. L'achèvement de l'opération stratégique : une fois mise sur pied la grande industrie socialisée, grâce à un recours à une quantité supplémentaire de produits, on peut tourner le gouvernail de l'autre côté.

Comment expliquer le succès de notre politique de Brest-Litovsk ? Par le fait que nous avons réussi à organiser une Armée Rouge, et aussi par le fait que l'impérialisme allemand était miné de l'intérieur par la révolution. Quelle sera la garantie de notre victoire sur le front de la lutte contre le délabrement économique ? C'est que nous saurons assurer l'essor de notre grande industrie socialisée.

Ce faisant, comme nous l'avons dit plus haut, nous « tournerons le gouvernail ». Mais ce nouveau tournant ne signifiera en rien un retour à la situation antérieure, en d'autres termes, au système de prélèvements de denrées agricoles, etc. Car ces méthodes, adaptées à une régulation de la consommation lorsqu'il y a chute des forces productives, chute de la puissance économique des villes face à la campagne, seront parfaitement inadaptées à une situation où il y a développement des forces productives, et, plus particulièrement, la puissance croissante de la grande industrie. « Tourner le gouvernail » consistera à supprimer peu à peu, par des méthodes économiques, la grande économie privée et à soumettre économiquement le petit producteur à la direction de la grande industrie : le petit producteur sera entraîné dans une économie socialisée non par des mesures de contraintes extraéconomiques3, mais essentiellement par les avantages économiques que lui procureront les tracteurs, les lampes électriques, les machines agricoles, etc. : il sera pris (et ce sera tout profit pour lui) dans des fils électriques, lesquels seront porteur d'une énergie vivifiante pour l'économie.

IV. Le problème du travail dans la grande industrie

Nous avons vu plus haut que notre tâche essentielle consistait à organiser une grande industrie nationalisée, Mais cette tâche a son aspect interne : la question du travail et de son intensité. En période de « communisme de guerre », la classe ouvrière a pour une bonne part joué un rôle de réservoir de forces organisatrices qui étaient « prises » sur les fronts en quantité croissante. Celles qui restaient étaient entretenues de façon plus ou moins régulière, et peu important qu'elles exécutaient ou non, dans la réalité des choses, leurs fonctions productives. Il en résultait, parallèlement à une baisse générale de l'enthousiasme et de la capacité de travail (sous l'effet de la faim, de l'épuisement, etc.), étant donné l'essor d'un état d'esprit petit-bourgeois et, par voie de conséquences, de motivations économiques personnelles, une chute inévitable de l'intensité du travail.

Mutatis mutandis (avec des changements appropriés) on était ici, en partie, en présence du même tableau que dans l'agriculture : l'absence d'intéressement matériel immédiat, personnel et collectif, à la production, conduisait à une baisse de cette production. L'effet productif était moindre, malgré l'existence d'un surplus de main-d'œuvre entretenue tant bien que mal par l'Etat.

D'où un moyen inéluctable de guérir ce malaise : introduire un élément d'intéressement individuel et collectif des ouvriers au gain. En d'autres termes, il fallait faire dépendre le ravitaillement des ouvriers de la quantité de produits fabriqués. On y parvient en appliquant d'une façon ou d'une autre ce qu'on est convenu d'appeler un principe de « ravitaillement collectif ».

Ce principe joue en l'espèce un double rôle : d'une part, parce qu'il stimule l'intéressement immédiat, il incite les ouvriers à travailler plus intensivement et, par voie de conséquence, à donner un plus grand effet productif ; d'autre part, c'est un levier d'amélioration qualitative de la composition du prolétariat. Si on l'applique, on parvient à une sélection permanente de véritables ouvriers professionnels qui constitueront le pivot de la grande industrie. A contrario, les éléments petit-bourgeois, non prolétariens, seront écartés, balayés, refoulés dans leur milieu petit- bourgeois. La grande industrie réorganisée, en plein essor, disposera de cadres prolétariens appropriés,

V. Le « capitalisme d'Etat » dans le système de la dictature du prolétariat

Pour être tout à fait clair, il nous reste à dire quelques mots du « capitalisme d'Etat » dans le système de la dictature du prolétariat. Nous jugeons, personnellement, que ce terme est impropre. Mais puisque nous ne nous préoccupons pas des termes mais du « fond des choses », non des mots mais des concepts (en l'espèce, il n'y a aucune divergence dans les rangs du parti), il convient donc de souligner ce « fond des choses ».

Le capitalisme d'Etat, dans son acception ouest-européenne et américaine, pour ainsi dire, c'est la toute-puissance de la bourgeoisie portée à son extrême limite, où la production est concentrée aux mains de l'Etat bourgeois. En ce cas, la bourgeoisie, en la personne de son Etat est la détentrice et l'ordonnatrice suprême de tous les moyens de production.

Lorsque l'Etat prolétarien loue à un concessionnaire une entreprise (c'est-à-dire dans un cas encore inédit dans l'histoire où le capitaliste devient locataire de l'ouvrier) la classe ouvrière demeure en tout état de cause le propriétaire de l'entreprise.

Il en découle un développement d'un caractère tout à fait différent.

Sous le capitalisme d'Etat, au véritable sens de ce mot, toute la plus-value est à la disposition de l'Etat bourgeois c'est-à-dire de la bourgeoisie. Dans notre « capitalisme d'Etat» (la concession, le bail, etc.) la plus-value est immédiatement divisée en deux parts : l'une va comme bénéfice dans la poche du capitaliste, l'autre prend la forme d'une quote-part ou d'un bail et revient à notre Etat, en d'autres termes passe aux mains du prolétariat.

Plus nous grandirons, plus nous signerons de contrats avantageux, et plus la part du prolétariat sera importante qui, parce qu'elle ne cessera de grandir, finira par absorber la part du capitaliste. Ce sera la victoire finale du communisme. Il apparaîtra alors que le capital étranger, contre sa volonté, et malgré ses désirs, jouera dans notre économie générale le rôle d'un « spécialiste » qui nous aidera à arracher à l'ornière le chariot brimbalant de l'économie soviétique.

Le prolétariat se doit de briser par la révolution le capitalisme d'Etat de facture européenne et américaine. Notre « capitalisme d'Etat » dépérira de façon tout à fait pacifique, sous réserve que nous menions à bien de façon juste notre plan stratégique.

VI. Les principales objections contre la « nouvelle orientation »

Les principales objections que l'on oppose quelques fois contre la nouvelle orientation de la politique économique proviennent d'une incompréhension de l'ensemble du « plan d'opération stratégique » et rappellent comme deux gouttes d'eau les objections que certains camarades (« dont je suis le premier ») faisaient contre la tactique tout à fait juste de la paix de Brest-Litovsk, ou que faisaient, contre cette même paix de Brest-Litovsk, des adversaires déclarés de la dictature du prolétariat.

La principale objection était la question des « limites des concessions ». Où s'achèvent-elles? En rendant Minsk, rendrons-nous Smolensk ? Ou Moscou ? La question était de toute évidence absurde. Les limites des concessions ne pouvaient être déterminées par avance : elles dépendaient des conditions concrètes. Il nous fallait simplement pouvoir mettre sur pied nos propres forces : voilà quelle était la question.

Même chose aujourd'hui. Il ne faut pas déterminer les « limites » des concessions, jusqu'à la fabrique et à l'usine, car on ne peut évoquer que des généralités : la base de la grande industrie et du transport doit demeurer directement entre nos mains, ce qui n'exclut pas le transfert d'un territoire ou d'une entreprise au concessionnaire.

La deuxième objection était : nous dégénérerons. Et nos ennemis nous disaient : en faisant des concessions vous devenez un parti de l'impérialisme allemand. Il est clair que c'était stupide.

Aujourd'hui pourtant, certains raisonnent de la même façon : si vous faites des concessions à la petite bourgeoisie, vous devenez par là même un parti de la petite bourgeoisie. Si c'est vrai, alors le gouvernement anglais, par exemple, qui a fait des concessions aux mineurs, est un gouvernement des ouvriers ou à tout le moins un gouvernement « de toute la nation ». Ce raisonnement n'est pas marxiste.

Nous nous trouvons, certes, dans une situation dangereuse. Bien entendu, si nous ne construisons pas de grande industrie, alors nous dégénérerons, ou nous serons renversés ! Mais malgré nos ennemis nous construirons notre grande industrie. Que les « bien-pensants » bourgeois se gaussent et nous prédisent une fin proche. Nous espérons bien encore chanter un « requiem » sur leurs tombes.

Notes

1 La crise politique et sociale de 1921 plongeait ses racines dans les relations sociales et de classe qui s'étaient constituées à cette époque dans le pays. L'intervention étrangère et la guerre civile avaient engendré une ruine économique colossale. Lénine notait que « jamais le pays n'a été aussi fatigué, aussi usé qu'aujourd'hui » (t. 32, p. 290). Une bonne partie des meilleurs cadres d'ouvriers ont péri au front. Nombre d'usines et de fabriques étaient fermées, il y avait du chômage, les ouvriers partaient pour les campagnes et se déclassaient. Tout cela affaiblissait la base sociale de la dictature du prolétariat. Le système monétaire était chaotique, les prix et la spéculation grimpaient en flèche. Une question se posait avec acuité : la consolidation de l'alliance entre la classe ouvrière et la paysannerie sur une base nouvelle, économique. Aiguë également était la question du refus du prélèvement des denrées alimentaires et du passage à l'impôt en nature à la campagne, du développement des rapports marchandises-monnaie et de l'autonomie financière. « ...en 1921, dit Lénine, ... nous nous sommes heurtés à une grande, je pense, la plus grande — crise politique intérieure de la Russie des Soviets, crise qui a amené le mécontentement d'une partie notable des paysans, et aussi des ouvriers», (t. 33, p. 433). L'une des manifestations caractéristiques de cette crise sociale et politique fut l'insurrection de Cronstadt, en février 1921.

2 Ce nombre est par ailleurs clairement exagéré.

3 La paix de Brest-Litovsk. Traité de paix entre la Russie soviétique et les puissances de la Quadruple alliance (l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, la Bulgarie et la Turquie), signé le 3 mars 1918 à Brest-Litovsk et ratifié le 15 mars par le IVe Congrès extraordinaire des Soviets de Russie. Les conditions de paix étaient extrêmement dures pour la Russie soviétique. Selon ce traité, l’Allemagne et l'Autriche-Hongrie prenaient le contrôle de la Pologne, de la quasi totalité des pays baltes et d’une partie de la Biélorussie ; l’Ukraine était séparée de la Russie soviétique et devenait un Etat dépendant de l’Allemagne. La Turquie obtenait les villes de Kars, Batoum et Ardagan.
Après la révolution de Novembre 1918 en Allemagne, qui renversa le régime monarchique, le CECR annula le traité du Brest-Litovsk le 13 novembre.


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