1921

Un travail de Boukharine récapitulant les acquis du marxisme. Il servira de manuel de formation de base aux militants communistes durant les années de construction des sections de l'Internationale Communiste.


La théorie du matérialisme historique

N.I. Boukharine

1
La cause et le but dans les sciences sociales


10: La finalité dans les sciences sociales.

Lorsque nous parlons de la conception téléologique appliquée à la nature morte ou aux animaux, l'homme excepté, l'insanité de cette théorie apparaît clairement. De quelle finalité peut-on parler lorsque aucun but n'existe ! Il en est autrement lorsque nous avons affaire à la société et aux hommes. Une pierre ne se pose pas de buts; quant à une girafe, la chose est douteuse; par contre, l'homme diffère des autres parties de la nature en ceci, qu'il se pose des buts. Marx s'exprime au sujet de cette différence de la façon suivante : « L'araignée exécute des travaux qui nous rappellent ceux d'un tisserand, et l'abeille peut rendre jaloux, avec ses alvéoles de cire, un architecte d'origine humaine. Mais ce qui distingue d'avance le dernier des architectes de la meilleure abeille, c'est le fait que l'architecte conçoive sa construction avant de commencer à l'exécuter. À la fin du processus de travail, nous arrivons à un résultat qui avait existé au début idéologiquement dans la conception de l'ouvrier. Ce dernier, non seulement provoque un changement de formes dans la nature, mais il réalise en même temps, dans la nature, son but, dont il a conscience, but qui détermine l'aspect et les moyens de son travail pratique comme une loi, but auquel il doit soumettre sa volonté. Cette soumission ne constitue pas une action séparée. Outre la tension des organes qui travaillent, dans le courant du travail lui-même, l'homme a besoin d'une volonté dirigée par un but, d'une volonté qui se manifeste en tant qu'attention ». (Marx : Le Capital, v. I, page 140, édition allemande.) Marx trace ici une ligne de démarcation très nette entre !'homme et le reste du monde. A-t-il raison  ? Certainement, personne ne pouvant contester que l'homme se pose des buts précis. Nous allons voir maintenant quelles conclusions en tirent les partisans de la « méthode de finalité » dans les sciences sociales.

Étudions pour cela l'opinion de notre adversaire le plus éminent, le savant allemand Rudolph Stammler, qui a écrit jadis un grand ouvrage contre le marxisme, intitulé : L'économie et le droit au point de vue du matérialisme historique.

Quel est l'objet des sciences sociales  ? demande Stammler. Et il répond : les sciences sociales concernent les phénomènes sociaux. Ces derniers ont des particularités qui n'existent dans aucun autre phénomène. C'est pourquoi on a besoin de sciences particulières (sociales). En quoi consiste le caractère particulier, le signe particulier des phénomènes sociaux  ? À cette question, Stammler répond : le signe des phénomènes sociaux consiste en ce qu'ils sont réglés d'une façon extérieure par les normes du droit (lois, décrets, arrêtés, etc...). Si ces règles n'existent pas il n'y a ni droit ni société. Si la société existe, cela veut dire que sa vie est enfermée dans certains cadres, qu'elle remplit comme la fonte remplit un moule.

Voici comment Stammler formule sa pensée : « Ce fait (déterminant. N. B.) est déterminé à son tour par la règle de conduite et de vie commune établie par les hommes. Une réglementation extérieure des rapports entre les hommes rend, pour la première fois, possible la conception de la vie sociale considérée comme objet particulier. Cette réglementation apparaît comme le dernier fait auquel se ramène en apparence toute considération sociale dans sa particularité ». (Page 83 de la deuxième édition allemande.)

Mais si la régularité constitue un des traits essentiels des phénomènes sociaux, il est bien clair, dit Stammler, que cette régularité est d'ordre téléologique. En effet, qui « règle » la vie sociale et que signifie « régler »  ? Ce sont les hommes qui le font en établissant certaines normes (règles de conduite) pour atteindre certains buts, posés consciemment par les hommes eux-mêmes. Il en résulte, selon Stammler, une différence énorme entre la nature de la société, entre l'évolution sociale et naturelle (la -vie sociale, selon Stammler, est quelque chose d'opposé à la nature), et par conséquent, entre les sciences naturelles et les sciences sociales. Les sciences sociales sont des sciences soumises à la finalité; quant aux sciences naturelles, elles étudient les phénomènes au point de vue des causes et des conséquences.

Ce point de vue est-il justifié  ? Est-il juste de croire qu'il y a deux sortes de sciences, dont les unes sont aussi éloignées des autres que la terre du ciel  ? Non, certes, et voici pourquoi.

Admettons un instant que la caractéristique de la société consiste en ceci que les hommes règlent consciemment, au moyen du droit, leurs relations mutuelles, que nous ne puissions pas poser la question de savoir pourquoi les hommes règlent leurs relations à un moment et à un endroit donné d'une certaine façon, et dans d'autres lieux et dans d'autres temps, d'une façon différente  ? Prenons un exemple : la République bourgeoise allemande de 1919-1920 « règle » les relations sociales en fusillant les ouvriers; la République prolétarienne des Soviets les « règle », par contre, en fusillant les capitalistes contre-révolutionnaires. La législation des États bourgeois a pour but de consolider, d'élargir et de renforcer la domination du capital; les décrets d'un État prolétarien ont, de leur côté, pour but de détruire la domination du capital et d'assurer celle du travail. Si maintenant nous voulons comprendre scientifiquement, c'est-à-dire expliquer ces phénomènes, suffit-il de dire tout simplement que les buts sont différents  ? Tout le monde comprendra qu'évidemment, cela ne suffit pas, car on peut se demander pourquoi « les hommes » se posent un but dans un cas, et un autre dans un cas différent  ? Et ceci amène la réponse suivante : parce que, dans un cas, c'est le prolétariat qui est au pouvoir, et la bourgeoisie, dans l'autre ; la bourgeoisie désire une chose parce que les conditions de sa vie provoquent chez elle certains désirs, tandis que les conditions vitales des ouvriers provoquent d'autres désirs, etc... En un mot, aussitôt que nous voulons comprendre dans leur réalité les phénomènes sociaux, nous sommes immédiatement obligés de nous poser la question « pourquoi  ? » ; c'est-à-dire de nous demander quelles sont les causes de ces phénomènes, bien que ces phénomènes aient prouvé l'existence d'un but humain. Par conséquent, même si les hommes réglaient tout d'une façon consciente et si tout se passait dans la société comme ils le désirent, ce n'est pas la téléologie qui serait nécessaire pour expliquer les phénomènes, mais l'étude des causes de ces phénomènes, c'est-à-dire la recherche de la causalité. C'est ainsi que, dans cette question, il n'existe aucune différence entre les sciences sociales et les sciences naturelles.

En réfléchissant bien, on se rend compte tout de suite qu'il n'en peut être autrement. En effet, l'homme lui-même et la société humain,-, quelle qu'elle soit, ne font-ils pas partie de la nature  ? Le genre humain ne fait-il pas partie du monde animal  ? Celui qui le nie ignore l'A. B. C. de la science contemporaine. Et si l'homme et la société humaine font partie de la nature, il serait au plus haut point étrange que cette partie se trouvât en pleine contradiction avec tout le reste de la nature. Il n'est pas difficile de voir qu'ici encore, les partisans de la téléologie laissent percer leur idée de l'origine divine de la nature humaine, c'est-à-dire la même pensée naïve que nous avons examinée plus haut.

Nous voyons ainsi à quel point la doctrine de la finalité est inapplicable, même si l'on admet qu'une réglementation extérieure (le droit) constitue le trait essentiel de la société. Même alors, la téléologie « ne sert à rien ». Cependant, en réalité, la réglementation « extérieure » ne constitue nullement le trait essentiel de la société. Presque toutes les sociétés qui ont existé jusqu'à présent (et la société capitaliste en particulier) se sont distinguées par leur absence de réglementation, par leur régime anarchique. Dans la somme des phénomènes sociaux, la réglementation, qui institue l'ordre, tel qu'il a été voulu par les législateurs, n'a aucunement joué un rôle décisif. Et comment les choses se passeront-elles dans la société future (communiste)  ? Il n'y aura pas du tout de réglementation « extérieure » (juridique). En effet, les hommes du régime nouveau, conscients, éduqués dans l'esprit de la solidarité du travail, n'auront besoin d'aucune contrainte extérieure (nous en reparlerons d'une façon plus détaillée dans le chapitre suivant). Ainsi, la théorie de Stammler ne vaut rien, même à ce point de vue, Et la seule méthode juste pour étudier scientifiquement les phénomènes sociaux est celle qui les examine du point de vue de la causalité.

À travers la théorie de Stammler, on aperçoit clairement l'idéologie d'un fonctionnaire de l'État capitaliste, idéologie qui considère comme éternelles des choses qui ne sont que temporaires. En fuit, l'État et le droit sont les produits d'une société de classe, dont les différentes parties sont engagées dans une lutte constante, parfois extrêmement acharnée. Il est évident que les principes juridiques et l'organisation d'État de la classe gouvernante sont les conditions d'existence de cette société. Mais, précisément, le tableau doit changer du tout au tout dans une société sans classe. Il n'est par conséquent pas possible de considérer des rapports historiques en état d'évolution constante (I'État, le droit) comme des caractéristiques permanentes de toute société quelle qu'elle soit.

D'autre part, Stammler oublie de prendre en considération encore un autre fait. Il arrive très fréquemment que les lois et les normes du pouvoir d'État, à l'aide desquelles la classe dominante veut atteindre un certain résultat, conduisent, par suite d'une évolution élémentaire et de l'anarchie sociale, à d'autres résultats que ceux qui avaient été posés comme but. Nous en trouvons le meilleur exemple dans la guerre mondiale. En effet, au moyen de toute une série de mesures gouvernementales (mobilisation de l'armée et de la flotte, opérations militaires sous la conduite du pouvoir d'État, etc ...), la bourgeoisie des différents pays voulait atteindre des buts bien définis. Et qu'est-il arrivé  ? Une Révolution du prolétariat contre la bourgeoisie. Comment peut-on l'expliquer, en se plaçant au point de vue pieux et téléologique de Stammler  ? Évidemment, il est impossible de le faire. Quelle est la raison de cette erreur  ? C'est que Stammler surestime la « réglementation » et sous-estime la marche élémentaire de l'évolution, de sorte qu'en fin de compte, toute sa conception ne repose sur rien.


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