1921

Un travail de Boukharine récapitulant les acquis du marxisme. Il servira de manuel de formation de base aux militants communistes durant les années de construction des sections de l'Internationale Communiste.


La théorie du matérialisme historique

N.I. Boukharine

2
Déterminisme et Indéterminisme (Nécessité et libre arbitre)


12: Le problème de la liberté et de la non-liberté de la volonté individuelle.

Ainsi que nous l'avons vu, certaines lois sont observées dans la vie sociale comme dans la vie de la nature. Cependant, quelques doutes sérieux peuvent subsister à cet égard. Ce sont, en effet, les hommes qui déterminent les phénomènes sociaux. La société est composée d'hommes qui pensent, qui réfléchissent, qui sentent, qui se posent des buts, qui agissent. L'un fait une chose, un autre parfois agit de même, un troisième autrement, etc... Le résultat de ces actes constitue un phénomène social. Il n'y aurait, sans hommes, ni société, ni phénomènes sociaux. Voyons ce qui en résulte. Si les phénomènes. sociaux se conforment à des lois, et s'ils sont le résultat des actions humaines, il est évident que les actes de tout homme dépendent aussi de quelque chose. Ainsi, l'homme et sa volonté ne sont pas libres, mais liés et soumis à leur tour, à des lois. S'il n'en était pas ainsi, si chaque homme et sa volonté ne dépendaient de rien, quelle serait alors l'origine de la régularité des phénomènes sociaux  ? Elle ne pourrait pas exister. Elle. n'aurait pas existé. Cela va de soi. Si tous les hommes boitaient, la société serait une société de boiteux : il ne pourrait en exister d'autre.

Mais d'autre part, comment expliquer la non-liberté de la volonté humaine  ? Un homme ne décide-t-il pas lui-même ce qu'il veut faire  ? Je veux boire, je bois ; je veux aller à une réunion, je décide d'y aller. Un soir, les camarades proposent, les uns d'aller au théâtre, les autres ailleurs, j'ai décidé d'aller moi-même au théâtre, je fais moi-même mon choix. L'homme n'est-il pas libre de choisir  ? L'homme n'est-il pas maître de ses actes  ? L'homme n'est-il pas maître de ses désirs et de ses aspirations  ? Est-il un pantin, une simple marionnette, dont des forces inconnues tirent les ficelles  ? Chaque homme ne sait-il pas, par sa propre expérience, qu'il peut décider, choisir, agir librement  ?

Cette question porte, en philosophie, le nom de problème du libre arbitre, de la liberté et de la non-liberté humaines. La théorie qui affirme que la volonté humaine est libre (indépendante) s'appelle indéterminisme (théorie du libre arbitre). La théorie qui affirme que la volonté humaine n'est pas libre et qu'elle est soumise à certaines conditions, s'appelle déterminisme (théorie de la non-liberté de la volonté). Il faut, par conséquent, que nous décidions laquelle des deux est juste.

Voyons d'abord où nous mène l'indéterminisme, si nous l'admettons jusqu'au bout. Si la volonté humaine est libre et ne dépend de rien, cela veut dire qu'elle n'a aucune cause. Mais s'il en est ainsi, à quoi aboutissons-nous  ? Nous aboutissons à la vieille théorie religieuse de l'Ancien Testament. En effet, voici ce qui en résulterait : tout se passe dans le monde d'après certaines lois déterminées, tout dans le monde, en commençant par la multiplication des puces, et en finissant par le mouvement du système solaire, a des causes ; seule, la volonté de l'homme ne leur est pas soumise. Elle constitue une exception unique et étrange. L'homme ne fait plus partie de la nature, mais il est une sorte de divinité au-dessus du monde. Par conséquent, la théorie du libre arbitre conduit directement à la religion qui n'explique rien, où il n'y a plus de science, mais une foi aveugle dans les diableries, dans les mystères, dans le surnaturel, dans l'absurdité.

Évidemment, il y a ici quelque chose qui cloche. Pour nous expliquer ce fait, considérons ce qui suit. Souvent, presque toujours, on confond la sensation de l'indépendance avec l'indépendance objective (réelle, indépendante de notre conscience). Prenons un exemple. Supposons que vous voyez un orateur dans une réunion publique. Il prend un verre d'eau et boit avidement. Qu'est-ce qu'il ressent, lorsqu'il saisit le verre  ? Il décide lui-même de boire de l'eau, Personne ne l'y oblige. Personne ne le force. Il a la sensation complète de sa liberté ; il -a décidé lui-même qu'il a besoin de boire de l'eau et non pas de danser. Il a la sensation de sa liberté. Mais cela veut-il dire qu'il a agi sans cause et que sa volonté soit réellement indépendante  ? Pas le moins du monde. Et tout homme intelligent verra tout de suite de quoi il S'agit. Il dira : « L'orateur a la gorge sèche ». Cela signifie qu'à la suite de l'effort fait par l'orateur, certains changements se sont produits dans sa gorge, changements qui ont provoqué le désir de boire de d'eau. Telle en est la cause ; un changement produit dans l'organisme (cause physiologique) a provoqué un certain désir. Et il s'ensuit qu'on ne doit pas confondre la sensation du libre arbitre, le sentiment de l'indépendance avec l'absence de cause, avec l'indépendance des désirs et des actions humaines. Ce sont même là deux choses totalement différentes. Et c'est sur leur confusion que reposent d'habitude tous les raisonnements des indéterministes, qui veulent à tout prix établir « l'origine divine » particulière de « l'esprit humain ».

Un philosophe des plus éminents, B. Spinoza (mort en 1677), a dit de la majorité de ces philosophes qu'ils considèrent d'une façon tout à fait fausse « l'homme de la nature, comme un État dans l'État ». Car ils pensent que l'homme trouble l'ordre naturel plutôt qu'il ne se soumet à lui, qu'il a, lui homme, une puissance illimitée, et ne dépend de rien, sauf de lui-même. (Œuvres de Spinoza : Éthique, Paris 1871, Charpentier et Cie, p. 7). Mais, en réalité, cette fausse conception est déterminée par le fait que les hommes ne connaissent pas les causes extérieures de leurs actions (p. 113 de l'édition française). C'est ainsi qu'un enfant s'imagine qu'il désire librement du lait qui le nourrit ; s'il est fâché, il pense que c'est librement qu'il veut se venger ; s'il a peur, qu'il décide librement de s'enfuir (page 115 de l'édition française). Leibnitz (mort en 1717) disait aussi que souvent les causes de leurs actes échappent aux hommes, ce qui provoque l'illusion d'une liberté absolue. Leibnitz citait à ce propos l'exemple d'une aiguille magnétique qui, si elle pouvait penser, se serait certainement réjouie de se tourner constamment vers le pôle Nord (G. G. Leibnitz, Opera Omnia, Tomus I Genevea, Apud fratres de Tournes, 1768, p. 155).

La même pensée a été exprimée par D. Méréjkovsky, avant qu'il ne fût devenu un fou apocalyptique et antibolchéviste :

Si la goutte de pluie
Avait pensé comme toi,
En tombant à l'heure fatale
Du haut des cieux,
Elle aurait dit :
« Ce n'est pas une force inconsciente
Qui me dirige
C'est de ma propre volonté
Que je tombe en rosée
Sur un champ altéré. »

En réalité, les hommes démentent complètement en pratique la doctrine du libre arbitre. En effet, si la volonté humaine ne dépendait de rien, on ne pourrait pas agir, car il ne serait possible ni de compter sur quoi que ce soit, ni de prévoir. Imaginons, par exemple, qu'un spéculateur va au marché. Il sait qu'il y fera du commerce et qu'il marchandera, que chaque commerçant fera des demandes, que les acheteurs s'efforceront d'acheter le meilleur marché possible, etc... Mais il ne s'attend pas à trouver sur le marché des hommes qui marchent à quatre pattes ou qui hurlent comme des loups. On me dira que cet exemple n'a pas de sens. Pas du tout. Analysons-le comme il faut. Pourquoi les hommes ne marcheront-ils pas à quatre pattes  ? Parce que ce n'est pas dans leur nature. Cela signifie que leur organisme est ainsi fait. Et pourtant les clowns marchent à quatre pattes  ? Mais oui, c'est parce que leur volonté est déterminée par d'autres conditions et lorsque le même spéculateur s'en va au cirque, il prévoit qu'il y trouvera des hommes marchant à quatre pattes « contre nature ». Pourquoi les acheteurs veulent-ils acheter le meilleur marché possible  ? Précisément parce qu'ils sont des acheteurs. Leur situation en tant qu'acheteurs les « oblige » à chercher les marchandises bon marché et dirige de ce côté leurs désirs, leur volonté, leurs actions. Et si les mêmes hommes étaient vendeurs  ? Ils auraient agi en sens contraire. Ils auraient cherché à vendre le plus cher possible. Il en résulte, par conséquent, que la volonté n'est pas du tout indépendante, mais qu'elle est définie par toute une série de causes, et que les hommes ne pourraient agir s'il en était autrement.

Étudions un peu la question sous une autre face. On sait généralement qu'un homme ivre a des désirs « ineptes » et qu'il commet des actes aussi « ineptes ». Sa volonté agit tout autrement que le fait celle d'un homme qui n'est pas ivre. Pourquoi  ? La cause en est l'empoisonnement par l'alcool. Il suffit d'introduire une certaine quantité de cette matière dans un organisme humain, pour que la « volonté divine » nous en fasse voir de toutes les couleurs. La chose est claire. Prenons encore un autre exemple : on donne à quelqu'un à manger des choses salées. Infailliblement, il voudra « en toute liberté » boire beaucoup plus que d'habitude. Ici aussi, la raison en est évidente. Mais si le même homme se nourrit « normalement »  ? Il boit alors une quantité « normale » d'eau ; il « voudra » boire autant que les autres. Comme on le voit dans ce cas aussi, la volonté dépend de certaines causes, comme dans des cas extraordinaires.

L'homme commence à aimer lorsqu'il a atteint l'âge de la puberté. L'homme très épuisé devient la proie d'un « sombre désespoir ». En un mot, les sentiments et la volonté de l'homme dépendent de l'état de son organisme et des conditions dans lesquelles il se trouve. Sa volonté, ainsi que tout dans la nature, est déterminée par certaines causes déterminées et l'homme ne fait aucune exception dans le monde : l'homme veut se gratter derrière l'oreille (il a un petit bouton qui le démange) ou bien il commet une action héroïque, peu importe : tout a sa cause. Certes, il est difficile parfois de trouver ces causes, mais c'est là une autre question. Avons-nous découvert toutes les causes dans le domaine de la nature vivante  ? Nullement. Cependant les hommes n'ayant pas encore réussi à tout expliquer, il ne s'ensuit point que l'explication ne soit pas possible.

Il faut remarquer qu'il n'y a pas que les faits normaux qui soient soumis à la loi de causalité ; ce sont les phénomènes qui en dépendent. Les maladies psychiques nous en offrent un exemple frappant. À quelle loi, à quel « ordre » obéissent en apparence les désirs et les accents incohérents, étranges et monstrueux des malades psychiques et des fous  ? Ils ont pourtant leurs causes, qui déterminent ces actes de leurs auteurs. Cela signifie que la loi de causalité garde sa vigueur, même dans les cas de folie.

C'est sur ces faits qu'est basée la classification des maladies psychiques. On distingue quatre ordres de causes : 1º l'hérédité (la syphilis, la tuberculose, etc ... 2º les contusions (traumatismes) ; 3º les empoisonnements 4º l'épuisement et les chocs moraux (Serbsky : Les maladies mentales). Voici, par exemple, la description d'un accès de fièvre délirante : « Il semble aux malades qu'on trame quelque chose contre eux, que leur entourage entier prend part à la conspiration, à laquelle se joignent, non seulement les voisins, mais même les animaux domestiques et les objets inanimés, etc... » (A. Bernstein : La fièvre délirante). Cette sorte de fièvre est due souvent à l'alcoolisme. Voici encore la description d'une crise de paralysie progressive (conséquence de la syphilis) ; d'abord désordre psychique, légèreté d'esprit, cynisme, manque absolu de méfiance ; en deuxième lieu, le délire (folie des grandeurs, le malade croit qu'il est milliardaire, qu'il est roi) ; la troisième phase : abattement général (P. Rosenbach : La paralysie progressive). Suivant les parties du cerveau qui sont atteintes, la direction de la volonté se modifie. Toute la pratique médicale, en ce qui concerne les maladies nerveuses, est basée sur les rapports entre la vie psychique et certaines causes déterminées.

C'est à dessein que nous avons pris les exemples les plus variés. Leur étude nous montre que la volonté, les sentiments, les actes d'un homme sont toujours déterminés par une certaine cause, quelles qu'en soient les conditions, ordinaires ou extraordinaires, normales ou anormales; les actions humaines sont ainsi toujours « déterminées, définies ». La doctrine du libre arbitre (l'indéterminisme) est, en réalité, la forme raffinée d'une conception semi-religieuse, forme qui n'explique rien, qui est contraire à tous les faits, et qui entrave le développement de la science. C'est le déterminisme qui constitue la seule conception juste.


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