1921

Un travail de Boukharine récapitulant les acquis du marxisme. Il servira de manuel de formation de base aux militants communistes durant les années de construction des sections de l'Internationale Communiste.


La théorie du matérialisme historique

N.I. Boukharine

2
Déterminisme et Indéterminisme (Nécessité et libre arbitre)


14: La volonté organisée collectivement (la résultante des volontés individuelles dans la société organisée, communiste).

Voyons maintenant comment les choses se passent dans une société communiste. L'anarchie de la production n'existe plus. Nous n'avons ici ni classes, ni lutte de classes, ni opposition des intérêts de classes, etc... Il n'y a pas ici non plus de contradiction entre les intérêts personnels et les intérêts de la société. Nous nous trouvons en présence d'une association fraternelle de producteurs qui travaillent pour eux-mêmes, suivant un plan établi.

Qu'advient-il de la volonté individuelle  ? Il est évident que cette société est composée, elle aussi, d'hommes, et le phénomène social est la résultante des volontés individuelles. Mais la façon dont cette résultante est formée, le moyen par lequel on y aboutit, sont tout autres que ceux que nous avons vus dans une société non organisée. Pour mieux comprendre cette différence, commençons par donner encore un petit exemple : imaginons que nous sommes en présence d'une société ou d'un groupe de personnes qui s'accordent entre elles. Elles ont toutes le même but, c'est en commun qu'elles résolvent certaines questions, envisagent les difficultés et, enfin, prennent une décision commune, suivant laquelle elles agissent. Leur action commune, ainsi que leur décision sont déjà un « produit » collectif. Mais ce dernier n'est pas une force extérieure, grossière, élémentaire, qui contredit la volonté de chacun. Au contraire, la possibilité de satisfaire chaque désir particulier est ici plus grande. Cinq hommes décident de soulever ensemble une pierre. Aucun d'eux ne peut la soulever tout seul ; les cinq la soulèvent sans effort. La décision commune ne contredit point le désir de chacun ; au contraire, elle l'aide à réaliser ce désir.

C'est de la même manière, bien que sur une échelle immensément plus grande, et d'une façon plus compliquée, que les choses se passeront dans une société communiste. (Par cette dernière, nous comprenons, non pas l'époque d'une dictature prolétarienne, ni celle des premiers pas du communisme, mais une société développée, vraiment communiste, où il n'y a plus de classes, où il n'y a plus d'État ni de normes légales extérieures). Dans une telle société, tous les rapports entre les hommes seront clairs pour chacun et la volonté sociale sera. une volonté organisée. Nous n'aurons plus ici une résultante élémentaire, « indépendante » de la volonté de chacun, mais une décision sociale prise en toute connaissance de cause. C'est pourquoi il ne peut. s'y passer ce qui se passe dans une société capitaliste. « Le produit social » n'y domine plus les hommes, ce sont les hommes qui sont maîtres de leurs décisions, car ce sont eux qui décident et décident consciemment. Il ne peut s'y produire qu'un phénomène social soit nuisible à la majorité de la société.

Toutefois, il ne résulte nullement de ce qui précède que la volonté sociale, aussi bien qu'individuelle, dans une société communiste, ne dépende de rien, ou que, dans un régime communiste, ce soit le libre arbitre qui domine, et que l'homme devienne tout d'un coup un être surnaturel auquel la loi de causalité ne s'applique plus.

Non. Dans le régime communiste, l'homme reste quand même une parcelle de la nature, parcelle soumise à la loi universelle de causalité. En effet, tout individu n'y dépendra-t-il pas de l'ambiance  ? Certes, si. Il n'agira pas comme un sauvage de l'Afrique centrale, ou bien comme un banquier de la Maison Pierpont Morgan et Co, ou bien encore comme un hussard de la guerre impérialiste. Il agira en membre d'une société communiste. C'est évident. Mais qu'est-ce que cela signifie  ? Que l'ambiance générale déterminera sa volonté. Ainsi tout le monde comprendra qu'une société communiste sera obligée, elle aussi, de lutter avec la nature, et, par conséquent, les conditions de cette lutte détermineront la conduite des hommes, etc. En un mot, la théorie du déterminisme gardera sa force entière également à l'égard d'une société communiste.

Nous pouvons ainsi établir les propositions suivantes, concernant une société organisée :

Les phénomènes sociaux résultent du croisement des volontés, des sentiments, des actes, etc, individuels. Ce processus n'est pas le produit d'une force élémentaire aveugle, mais d'une force organisée dans les domaines les plus importants.
1. Les phénomènes sociaux déterminent à chaque moment donné la volonté des hommes pris en particulier et ne la contrarient pas.
2. Les phénomènes sociaux expriment la volonté des hommes et, en général, ne la contredisent pas ; les hommes sont maîtres de leurs décisions et ne ressentent aucune pression de l'élément social, ce dernier étant remplacé par une organisation sociale rationnelle,

Engels a écrit que l'humanité, en passant au communisme, faisait « un bond du royaume de la nécessité dans celui de la liberté ». Certains savants bourgeois en ont conclu que, d'après Engels, le déterminisme cessait pour ainsi dire d'agir dans une société communiste. Un tel raisonnement est basé sur l'incompréhension grossière et sur une déformation du marxisme. En réalité, Engels a voulu dire par là, très justement, que l'évolution dans une société communiste prenait un caractère conscient et organisé, et non plus inconscient et aveugle. Les hommes savent ce qu'il faut faire et comment il faut agir dans des conditions données. « La liberté est une nécessité dont on a conscience. »


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