1921

Un travail de Boukharine récapitulant les acquis du marxisme. Il servira de manuel de formation de base aux militants communistes durant les années de construction des sections de l'Internationale Communiste.


La théorie du matérialisme historique

N.I. Boukharine

3
Le matérialisme dialectique


23: Les contradictions dans l'évolution historique.

Ainsi, c'est la loi du changement, la loi du mouvement incessant qui est à la base de tout. Deux philosophes, un ancien (Héraclite), un autre plus moderne (Hegel), comme nous l'avons vu, ont tout particulièrement défendu la conception d'après laquelle tout ce qui existe change et se meut. Mais ils ne se sont pas limités à cela. Ils ont également posé la question de savoir comment se poursuit ce processus du mouvement. Et c'est ici qu'ils ont découvert le fait que les changements sont provoqués par les contradictions internes croissantes, par une lutte intérieure. « La lutte est la mère de tout ce qui se passe », disait Héraclite. « La contradiction, c'est ce qui pousse en avant », a écrit Hegel.

Cette proposition est incontestablement exacte. En effet, imaginons un instant qu'il n'y ait dans le monde aucun conflit de forces, aucune lutte, que les forces différentes ne soient pas dirigées l'une contre l'autre. Qu'est-ce que cela signifierait ? Cela signifierait que le monde entier se trouve en état d'équilibre, c'est-à-dire en état de stabilité entière et absolue, en état de repos complet, excluant tout mouvement. Où voyons-nous le repos ? Il existe là où toutes les parcelles, toutes les forces se trouvent dans de tels rapports l'une vis-à-vis de l'autre, qu'aucun conflit n'a lieu, aucun contact entre elles, où en un mot, il n'existe aucune contradiction, aucune opposition entre les forces en lutte, où l'équilibre n'est jamais rompu, où domine au contraire, une stabilité absolue. Mais nous savons déjà qu'en fait « tout se meut », « tout coule ». Le repos, la stabilité absolue n'existent pas. Essayons de l'expliquer d'une façon un peu plus précise.

Comme on sait, la biologie (science des organismes) parle d'adaptation. On comprend sous le nom d'adaptation un état de choses où ce qui s'adapte à une autre chose peut coexister longtemps avec elle. Si, par exemple, on dit qu'une espèce d'animaux s'est « adaptée » à un certain milieu, cela veut dire qu'elle peut vivre dans ce milieu ; elle s'est habituée à ce dernier, et ses qualités sont telles qu'elles lui permettent de durer et de vivre. Une taupe est « adaptée » aux conditions qu'elle trouve sous terre, un poisson est adapté à l'eau ; mais jetez une taupe dans l'eau ou enterrez un poisson, et ils périront tous les deux.

Nous observons également un phénomène analogue dans la nature soi-disant « morte » ; ainsi, la terre ne tombe pas sur le soleil, mais tourne autour de lui, sans « l'accrocher ». Le système solaire tout entier se trouve en rapport avec le reste de l'univers de telle sorte qu'il peut exister d'une façon prolongée, etc... Ici, on parle habituellement non plus d'adaptation, mais d'équilibre entre les corps, entre les systèmes de corps, etc...

Enfin, nous observons aussi un phénomène analogue dans la société. La société vit tant bien que mal au milieu de la nature ; elle s'y est plus ou moins bien « adaptée », elle se trouve plus ou moins en rapports d'équilibre avec cette dernière. Tant qu'elle vit, les différentes parties de la société sont adaptées l'une à l'autre de telle sorte que leur coexistence est possible : en effet, les capitalistes et les ouvriers coexistent depuis longtemps !

D'après ces exemples, on voit qu'en réalité, il s'agit dans les deux cas, d'une même chose, de l'équilibre. S'il en est ainsi, pourquoi parler de contradictions et de luttes ? Au contraire, la lutte est une rupture d'équilibre ! Eh bien, l'équilibre que nous observons dans la nature et dans la société n'est point absolu, ni immobile: c'est un équilibre instable. Toute la question est là ; que signifie ce terme ? Il signifie que l'équilibre s'établit et se détruit immédiatement après, et se rétablit sur une base nouvelle pour être détruit à nouveau, et ainsi de suite.

La notion exacte de l'équilibre est à peu près celle-ci On dit d'un système qu'il se trouve en équilibre s'il ne peut pas quitter de lui-même cet état, c'est-à-dire sans le secours d'une énergie agissant du dehors ». Si, par exemple, des forces qui s'équilibrent mutuellement exercent une pression sur un corps quelconque, ce dernier se trouve dans un état d'équilibre ; il suffit de diminuer ou d'augmenter une de ces forces pour que l'équilibre soit détruit.

Si un corps retrouve rapidement son équilibre momentanément rompu, ce dernier est dit stable, dans le cas contraire, nous avons l'équilibre instable. Dans les sciences naturelles, on distingue l'équilibre mécanique, chimique, biologique. (Voir Handwörterbuch der Naturwissenschaften, tome II, pages 470-519).

On peut encore exprimer ceci autrement. Il existe dans le monde des forces différentes dirigées l'une contre l'autre. Elles ne s'équilibrent mutuellement que dans des cas exceptionnels. C'est alors que nous voyons exister un état de « repos », c'est-à-dire que la « lutte » réelle entre ces forces nous reste cachée. Mais il suffit qu'une de ces forces change pour que les « contradictions intérieures » apparaissent, que l'équilibre soit rompu, et si un violent équilibre s'établit alors, son principe sera autre, les combinaisons de forces étant nouvelles, etc. Quelle conclusion peut-on en tirer ? Il en résulte que la « lutte », les « contradictions », c'est-à-dire les antagonismes entre les forces dirigées différemment déterminent le mouvement.

D'autre part, nous voyons également ici la forme de ces processus : c'est, en premier lieu, l'état d'équilibre, en second lieu, la rupture de cet équilibre, en troisième lieu, le rétablissement de l'équilibre sur une base nouvelle. Ensuite, l'histoire recommence : le nouvel équilibre devient le point de départ d'une nouvelle rupture d'équilibre, et ainsi de suite, jusqu'à l'infini. Nous avons devant les yeux, dans son ensemble, le processus d'un événement déterminé par le développement des contradictions internes.

Hegel a aperçu ce caractère du mouvement et l'a exprimé comme suit : il a appelé l'équilibre primitif thèse, la rupture d'équilibre antithèse, c'est-à-dire opposition, le rétablissement de l'équilibre sur une base nouvelle synthèse (état d'unification dans laquelle toutes les contradictions s'accordent). C'est à ce caractère du mouvement de tout ce qui existe, exprimé dans une formule composée de trois chaînons (la triade), que Hegel a donné le nom de dialectique.

Le terme « dialectique » signifiait chez les anciens Grecs l'art de parler, de discuter. Comment discute-t-on, quand les hommes se contredisent ? L'un dit une chose, l'autre une chose contraire (il « nie » ce que dit le premier) ; enfin « la vérité naît de la discussion » et contient ce qui est vrai dans les deux affirmations (la « synthèse »). C'est aussi de la même façon que se développe le processus de la pensée. Hegel, en tant qu'idéaliste. représentait tout comme le développement indépendant de l'esprit. Il est clair qu'il n'a jamais pensé à des ruptures d'équilibre. Les qualités de la pensée, cette dernière étant une chose spirituelle et première, étaient pour lui, par cela même, les qualités de l'existence. Marx a écrit à ce sujet « La méthode dialectique, non seulement diffère quant au fond de la méthode de Hegel, mais encore elle lui est tout à fait contraire. Pour Hegel, le processus de la pensée, qu'il transforme.. sous le nom d'idée, en un sujet indépendant, est le démiurge (créateur) de la réalité, cette dernière n'étant que sa manifestation extérieure. Pour moi, au contraire, l'idée n'est autre chose que le monde matériel traduit et transformé par le cerveau « humain. » « La dialectique de Hegel se tient sur la tête. Il faut la remettre sur ses pieds pour découvrir le noyau rationnel sous son enveloppe mystique. » (Marx : Le Capital, tome 1, préface). Pour Marx, la dialectique, c'est-à-dire le développement par les contradictions, est avant tout une loi d' « existence », une loi du mouvement de la matière, une loi du mouvement de la nature et de la société. Le processus de la pensée n'est que son expression. La méthode dialectique, la manière dialectique de penser est indispensable, parce qu'elle permet de saisir la dialectique de la nature.

« Nous considérons comme tout à fait possible de traduire la langue mystique », comme l'a appelée Marx, de la dialectique de Hegel, dans la langue de la mécanique moderne. Il y a relativement peu de temps presque tous les marxistes ont protesté contre les définitions d'ordre mécanique. Ils ont agi ainsi parce que l'ancienne conception des atomes considérait ces derniers comme des parcelles isolées, sans aucune attache avec les autres. À l'heure actuelle, grâce à la théorie des électrons et des atomes, considérés comme des systèmes entiers analogues au système solaire, il n'y a plus de raison de craindre des définitions mécaniques. Le courant le plus avancé de la pensée scientifique pose partout le problème exactement de cette façon. Marx fait clairement allusion à une manière analogue de poser la question (la théorie de l'équilibre entre les branches diverses de la production, la théorie de la valeur du travail qui s'y rattache, etc ...).

Nous pouvons considérer n'importe quel objet, que ce soit une pierre, un être vivant, la société humaine ou autre, comme un tout composé d'éléments liés ensemble. En d'autres termes, nous pouvons envisager ce tout comme un système. Chaque objet de ce genre (système) n'existe pas dans le vide ; il est entouré d'autres éléments de la nature qui constituent son ambiance (milieu). Pour un arbre qui pousse dans une forêt, son milieu est constitué par d'autres arbres, par les ruisseaux, la terre, les fougères, l'herbe, les buissons, etc., avec toutes leurs qualités. Pour un homme, l'ambiance, c'est la société humaine, au milieu de laquelle il vit (de là le terme « milieu »). Pour la société humaine, le milieu est constitué par la nature extérieure, etc. Il existe un rapport constant entre le milieu et le système. Le « milieu » exerce une influence sur le « système »; ce dernier influe à son tour sur le « milieu ». Nous devons d'abord répondre à une question de principe : quels sont les rapports entre le milieu et le système  ? Comment peut-on les déterminer ? Quelles sont leurs formes ? Quelle signification ont-ils pour ce système ?

Parmi ces rapports, nous distinguons immédiatement trois types principaux :

1º L'équilibre stable. - L'équilibre stable se produit lorsque les rapports mutuels entre le milieu et le système s'expriment par un état de choses constant, ou bien par des troubles passagers, après lesquels le système revient à son état primitif. Supposons, par exemple, une espèce d'animaux vivant dans la steppe. Le milieu lui-même ne change point, la quantité de nourriture nécessaire pour cette espèce reste invariable. La quantité de fauves ne change pas non plus : toutes les maladies d'origine microbienne (tout cela compose le « milieu ») sévissent dans les mêmes proportions. Qu'arrivera-t-il alors ? En général, le nombre de nos animaux, restera invariable : les uns mourront ou périront du fait des fauves, les autres naîtront, mais l'espèce donnée, dans de telles conditions du milieu, sera conservée telle qu'elle a toujours été. Nous avons ici un exemple de stagnation. Pourquoi ? Parce que le rapport entre le système (l'espèce d'animaux donnée) et son milieu reste invariable. Nous avons ici un cas d'équilibre stable. Ce dernier n'est pas toujours en état complet d'immobilité. Le mouvement peut y exister, mais chaque rupture d'équilibre est suivie par son rétablissement sur l'ancienne base. Dans ce cas, l'opposition entre le milieu et le système se répète constamment dans le même rapport quantitatif.

Le même exemple nous sera offert pour une société en stagnation (nous en reparlerons plus loin en détail). Si le rapport entre la société et la nature reste toujours le même, c'est-à-dire si cette société, par sa production, draine de la nature autant d'énergie qu'elle en perd elle-même, l'opposition entre la société et la nature se reproduira toujours dans sa forme ancienne. La société piétine sur place, et nous sommes en présence d'un équilibre stable.

L'équilibre instable avec signe positif (le développement du système). - En fait, l'équilibre stable n'existe pas. Ce n'est qu'une fiction « idéale ». En réalité, le rapport entre le milieu et le système ne se reproduit jamais dans les mêmes proportions. En d'autres termes, la rupture d'équilibre n'amène pas, en réalité, la reconstitution de celui-ci sur la même base, mais, par contre, un équilibre nouveau s'établit sur une base nouvelle. Supposons, par exemple, en revenant aux animaux dont nous avons parlé plus haut, que la quantité de fauves a diminué pour une raison quelconque et, que, par contre, la quantité de nourriture a augmenté. Il n'est pas douteux que, dans ce cas, le nombre d'animaux augmentera, Notre « système » se développera, un nouvel équilibre s'établira sur une base plus élevée. Nous sommes ici en présence d'un développement. Autrement dit, l'opposition entre le milieu et le système a changé quantitativement.

Si, au lieu d'animaux, nous prenons une société humaine et supposons que le rapport entre elle et la nature change de telle sorte que la société draine de la nature plus d'énergie qu'elle n'en perd (le sol est devenu fertile ou bien on a inventé des instruments nouveaux, etc.), alors cette société croîtra, et ne piétinera plus sur place. L'équilibre nouveau sera chaque fois véritablement autre. L'opposition entre la société et la nature se reproduira chaque fois sur une base nouvelle « plus élevée », grâce à laquelle le système grandira, se développera. Nous sommes ici en présence d'un équilibre, pour ainsi dire, dans le sens positif.

3º L'équilibre instable avec signe négatif (la destruction du système). - Un cas absolument contraire peut encore se présenter, notamment lorsque l'équilibre s'établit sur une base « inférieure ». Supposons, par exemple, que la quantité de nourriture ait diminué pour nos animaux, ou bien que le nombre des fauves qui s'en nourrissent ait augmenté. Dans ce cas, notre espèce tendra à « disparaître ». L'équilibre entre le milieu et le système se rétablira chaque fois aux dépens d'une partie de ce système ; les oppositions se reproduiront sur une autre base, dans le sens négatif. Examinons l'exemple de ma société. Supposons que le rapport entre la nature et la société change de telle façon que cette dernière soit obligée de perdre de plus en plus d'énergie et d'en recevoir de moins en moins (le sol s'épuise, les moyens techniques deviennent de plus en plus mauvais, etc.). Alors le nouvel équilibre se rétablira chaque fois sur une base inférieure, au détriment de la société, dont une partie périra ? Nous aurons ici un mouvement dans le sens négatif, la société sera en train de se décomposer et de périr.

On peut ramener à ces trois cas tous les autres. À la base du mouvement, comme nous l'avons vu, réside, en réalité, l'opposition entre le milieu et le système, opposition qui renaît sans cesse.

Mais le problème a encore un autre aspect. Nous n'avons parlé jusqu'ici que des contradictions entre le milieu et le système, les contradictions externes. Mais il existe aussi des contradictions internes, à l'intérieur du système lui-même. Chaque système est composé de différents éléments liés entre eux ; la société humaine composée d'hommes ; la forêt, d'arbres et de buissons ; un troupeau, d'animaux ; un tas de pierres, etc... C'est entre ces éléments composants qu'on trouve un grand nombre d'oppositions, de heurts, de conflits, Un équilibre. absolu n'y existe pas. Si, strictement parlant, l'équilibre absolu entre le milieu et le système ne se rencontre jamais, il n'existe pas non plus de tel équilibre entre les éléments du même système.

C'est par l'exemple du système le plus complexe, celui de la société humaine qu'on s'en rend le mieux compte. N'y rencontrons-nous pas un nombre infini de contradictions ? La lutte des classes est l'expression la plus frappante des « contradictions sociales » et nous savons que « la lutte des classes est le levier de l'histoire ». Les oppositions entre les classes, entre les groupements, entre les idées, les oppositions entre les modes de production et de répartition, le désordre dans la production - l'anarchie capitaliste de la production - tout cela forme une chaîne sans fin de contradictions et constitue autant de contradictions à l'intérieur du système, dues à la structure même de ce dernier (contradictions de la structure). Toutefois, ces contradictions elles-mêmes ne détruisent pas la société. Elles peuvent la détruire (lorsque par exemple les deux classes en lutte périssent dans une guerre civile), mais elles peuvent aussi parfois ne pas la briser.

Dans ce dernier cas, il faut qu'il existe un équilibre instable entre les éléments de la société. L'analyse de cet équilibre fera l'objet de notre étude ultérieure. Pour le moment, une seule chose nous importe : on ne peut pas considérer la société, ainsi que le font souvent les savants bourgeois, comme s'il n'existait en son sein aucune contradiction. Au contraire, l'étude scientifique de la société présuppose l'examen de celle-ci au point de vue des contradictions qui s'y trouvent. « L'évolution » historique est une évolution contradictoire.

Il faut que nous portions encore notre attention sur un fait auquel nous reviendrons souvent dans cet ouvrage. Comme nous l'avons dit, les contradictions sont de deux sortes : entre le milieu et le système et entre les éléments du même système. Existe-t-il un lien quelconque entre ces deux phénomènes ?

Il suffit de réfléchir un instant pour répondre affirmativement.

Il est évident que la structure intérieure du système (I'équilibre interne) doit changer suivant les rapports existant entre le système et le milieu. Le rapport entre le système et le milieu est un facteur déterminant en effet l'état du système; les formes essentielles de son mouvement (décadence, développement, stagnation.) sont déterminées par ce rapport.

Posons la question de la façon suivante : nous avons vu plus haut que le caractère de l'équilibre entre la société et la nature détermine la ligne essentielle du mouvement social. Dans ces conditions, la structure interne peut-elle se développer longtemps dans une direction contraire ? Certainement, non. Admettons que nous ayons une société qui se développe. Est-il possible que, dans ces conditions, la structure interne de la société empire sans cesse ? Certainement non. Si, cependant, grâce à sa structure, sa situation interne s'aggrave, tandis que la société elle-même se développe, c'est-à-dire si son désordre interne augmente, cela prouve que nous sommes en présence d'une nouvelle contradiction entre l'équilibre interne et externe. Qu'arrivera-t-il alors ? Si la Société continue à se développer, elle sera obligée de se reconstruire, c'est-à-dire que sa structure interne devra s'adapter au caractère de l'équilibre externe. Par conséquent : l'équilibre interne (de la structure) est un facteur qui dépend de l'équilibre externe. Il est « fonction » de cet équilibre externe.


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