1921

Un travail de Boukharine récapitulant les acquis du marxisme. Il servira de manuel de formation de base aux militants communistes durant les années de construction des sections de l'Internationale Communiste.


La théorie du matérialisme historique

N.I. Boukharine

7
Rupture et rétablissement de l'équilibre social


50: Le processus de reproduction de la vie sociale dans son ensemble.

Nous pouvons maintenant récapituler brièvement.

Entre la société et la nature, il se produit un constant « échange de substances », un processus de reproduction sociale, un processus de travail se répétant par cycles, et qui, incessamment remplace ce qui est usé, élargit sa base, parallèlement à l'évolution des forces productives, donnant à la société la possibilité d'élargir constamment les frontières de sa vie.

Mais le processus de production des produits matériels est en même temps un processus de rapports économiques donnés. « Le processus capitaliste de production, dit Marx, considéré comme quelque chose de continu, c'est-à-dire comme processus de reproduction, ne produit pas seulement des marchandises, mais en outre, produit et reproduit ce rapport même qu'on nomme capital, c'est-à-dire d'une part, le capitaliste, et de l'autre l'ouvrier salarié. » (K. Marx, Capital, Tome I. p. 541 de l'édit. de Hambourg 1903). Cette formule de Marx n'est pas vraie seulement pour le mode de production capitaliste : elle est vraie en général. Si, par exemple, nous prenons l'économie esclavagiste de l'antiquité, chaque cycle de production sera accompagné de ce fait, que le maître d'esclaves recevra sa part, l'esclave la sienne ; que dans le cycle suivant aussi, le maître d'esclave remplira son rôle, l'esclave le sien ; qu'en cas d'amplification de la reproduction, le changement consistera uniquement en une augmentation de la part du maître d'esclaves, de sa puissance, du nombre de ses esclaves, de la masse de travail supplémentaire fourni par eux. Ainsi, le processus de reproduction matérielle est en même temps un processus de reproduction des rapports de production, de l'écorce historique dans laquelle il se meut. D'autre part, le processus de reproduction matérielle est un processus de constante reproduction des forces ouvrières correspondantes. « L'homme lui-même, écrivait Marx, considéré simplement comme force ouvrière en soi, est un objet de la nature, une chose, vivante sans doute et consciente d'être une chose ; et son travail même apparaît comme l'extériorisation concrète de sa force. (Capital, T. I, p. 165) Mais, dans les diverses périodes historiques, en corrélation avec la technique de la société, le mode de production, etc., on a des forces ouvrières définies, à savoir des forces ouvrières de qualification adéquate.

Le processus de reproduction reproduit constamment cette qualification. En d'autres termes : le processus de reproduction sociale reproduit non seulement les choses, mais aussi les « choses vivantes », c'est-à-dire des ouvriers qualifiés de façon déterminée ; il reproduit aussi les rapports entre eux ; il apporte en cas d'élargissement les corrections correspondant au niveau nouveau des forces productives, en disposant en pareil cas d'autres hommes, autrement qualifiés, d'autres « machines vivantes », à d'autres places du champ de travail. Mais il laisse inchangé (s'il ne s'agit pas d'une période révolutionnaire de transition) le dessin fondamental des rapports de production, en le reproduisant constamment sur une échelle sans cesse plus grande.

Si l'on veut donner à l'ensemble des diverses qualifications des forces de travail le nom de physiologie sociale, on peut dire que le processus de reproduction reproduit constamment l'économie de la société, et par voie de conséquence, sa physiologie.

Tout travail exigeait jusqu'à présent, et, en vertu de la spécialisation, exige encore un type psysiologique déterminé. C'est pourquoi, par exemple, on peut distinguer, rien que par l'aspect extérieur, un débardeur, un métallurgiste, un commis, un boucher, un mouchard, etc. (Cf. à ce sujet L. Krjivistky : Les types professionnels ), sans parler d'un musicien ou de gens de « professions libérales ». Ainsi, non seulement la psychologie des hommes est leur psychologie sociale, mais aussi leur structure physiologique est un produit de l'évolution sociale : « agissant sur la nature, l'homme change sa propre nature. » Ce que nous appelons conventionnellement « physiologie sociale » ne peut pas s'opposer à l'économie, puisque c'en est une partie intégrante. La différence à observer est la suivante : lorsqu'il s'agit de l'économie on analyse les liens et le type de ces liens entre les hommes, on considère leurs rapports mutuels matériels ; ce que nous appelons physiologie sociale est non pas le lien mais les qualités de ces éléments eux-mêmes.

Mais en même temps que le processus de reproduction matérielle, toute la gigantesque machine de la vie sociale tourne tout entière ; il y a reproduction des rapports entre classes, reproduction des rapports de l'organisation d'État, reproduction des rapports concernant les diverses branches du travail idéologique. Parallèlement à cette reproduction d'ensemble de toute la vie sociale, se reproduisent constamment aussi les contradictions sociales. Les contradictions partielles qui apparaissent comme rupture d'équilibre consécutive à un choc venu de l'évolution des forces productives, se résolvent constamment par reconstruction partielle de la société dans les cadres du mode de production qui est le sien. Mais les contradictions fondamentales, découlant de l'essence même d'une structure économique donnée, se reproduisent sur une base qui va sans cesse s'élargissant, jusqu'à ce que leur croissance atteigne des dimensions telles, qu'elles conduisent à la catastrophe. Alors s'écroule toute l'ancienne formation des rapports de production et pour que la société puisse se développer, il faut qu'une nouvelle forme des rapports de production s'établisse. « L'évolution des contradictions d'une forme historique donnée de production est... le seul moyen historique de sa dislocation et de sa réformation. » (Capital, I, p. 454). Ce moment s'accompagne d'une interruption temporaire du processus de reproduction, de sa rupture, qui trouve son expression dans la ruine d'une partie des forces productives. La refonte générale de tout l'appareil de travail humain, la réorganisation de tous les liens humains conduit a un nouvel équilibre, et la société commence un nouveau cycle historique de son évolution, en élargissant sa base technique et en accumulant son expérience sociale, qui chaque fois sert de point de départ à tout mouvement en avant, quel qu'il soit.


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