1921

Un travail de Boukharine récapitulant les acquis du marxisme. Il servira de manuel de formation de base aux militants communistes durant les années de construction des sections de l'Internationale Communiste.


La théorie du matérialisme historique

N.I. Boukharine

8
Les classes et la lutte de classes


55: Les formes de la solidarité relative des intérêts.

De ce que nous venons de dire ressort déjà la possibilité, dans des conditions déterminées, d'une solidarité relative des classes. Il faut cependant ici distinguer deux formes principales de cette solidarité relative.

En premier lieu, cette solidarité peut être telle, qu'elle lie l'intérêt permanent d'une classe avec l'intérêt temporaire d'une autre, cet intérêt temporaire contredisant les intérêts généraux de cette classe ;

En second lieu, cette solidarité peut être telle, qu'il n'y ait pas de telle contradiction, et qu'il s'agisse de la coïncidence de l'intérêt durable d'une classe avec l'intérêt transitoire d'une autre, ou d'intérêts transitoires des deux parties.

Pour expliquer le premier cas, prenons l'exemple de la guerre impérialiste de 1914-1918 et essayons d'analyser l'attitude des ouvriers au début de cette guerre. C'est un fait connu, que dans la plupart des grands pays, les plus évolués au point de vue capitaliste, les ouvriers, foulant leurs intérêts internationaux et généraux de classe, se jetèrent à la défense de leurs « patries ». Or, sous ces « patries », se cachaient en réalité, les organisations d'État de la bourgeoisie, c'est-à-dire les organisations de classe du capital. Par conséquent, la classe ouvrière partit défendre des organisations économiques, marchant les unes contre les autres dans une guerre de concurrence pour le partage de marchés d'écoulement, de marchés de matières premières, de sphères d'expansion du capital. Il est clair qu'il y avait ici, de la part des ouvriers, trahison de leurs intérêts de classe. Cependant, quel était le fond des choses  ? Où résidait la cause cachée la plus profonde de ce monstrueux reniement, consciemment soutenu par les partis social-démocrates opportunistes  ?

Cette cause, c'était la solidarité relative entre le prolétariat et la bourgeoisie des pays capitalistes-financiers. Voici sur quoi elle se basait. Représentons-nous toute l'économie mondiale. Dans l'innombrable réseau de fils qui s'entrecroisent - les rapports de production - il y a des noeuds forts et épais ; ce sont les grands pays capitalistes. Là se trouvent les groupes « nationaux » de la bourgeoisie, organisée politiquement. Ils rappellent les gigantesques entreprises, les trusts géants, qui « travaillent » dans les limites de l'économie mondiale. Plus un de ces États est puissant, plus il exploite sans merci sa périphérie économique : colonies, sphères d'influences, demi-colonies, etc. Avec l'évolution de la société capitaliste, la situation de la classe ouvrière devrait empirer. Mais les États rapaces de la bourgeoisie, écorchant jusque au sang leurs énormes possessions coloniales et « sphères d'influence », soignaient « leurs » ouvriers, en les intéressant à l'exploitation des colonies. Ainsi se créait une « communauté d'intérêts » relative entre la bourgeoisie impérialiste et le prolétariat. De ces rapports de production germait aussi la psychologie et l'idéologie correspondante, qui se ramenait à la renaissance de l'idée de patrie. Le raisonnement était des plus simples si « notre » industrie (en réalité, il fallait dire : « l'industrie de nos patrons») se développe, le salaire de son côté augmentera et l'industrie se développe quand elle a des marchés et des sphères de placement du capital ; donc la classe ouvrière est intéressée à la politique coloniale de la bourgeoisie ; donc, il faut défendre « l'industrie de la patrie », il faut se battre pour sa place au soleil. Et de là découlait tout le reste : célébration de la puissance de la patrie, de la grande nation, etc., et aussi galimatias ampoulé à l'infini sur l'humanité, la civilisation, la démocratie, le désintéressement et autres thèmes qui eurent tellement cours dans les premiers temps de la guerre. C'était là une idéologie d' « impérialisme ouvrier », la classe ouvrière trahissait ses intérêts permanents et généraux pour les miettes que lui jetait la bourgeoisie, en pressurant de plus belle les ouvriers et demi-ouvriers des colonies. Et, tout compte fait, la marche de la guerre et la période d'après-guerre montrèrent à la classe ouvrière qu'elle avait joué la mauvaise carte, que les intérêts durables d'une classe sort plus importants que ses intérêts passagers. Alors commença un processus de rapide « révolutionnarisation. »

Le professeur Tougan-Baranovski, aujourd'hui défunt, qui se considérait comme « presque marxiste », mais trouva le temps pendant la révolution russe d'être un moment ministre blanc (cela par excès « d'éthique » : il reprochait sans cesse à Marx de n'être pas assez « éthique » et de se laisser trop entraîner par la haine de classe, ce qui certes, est fort peu philanthropique), ce Tougan-Baranovski faisait donc à Marx l'objection suivante : « Marx, disait-il, ne voit pas la solidarité d'intérêt et la nie dans la société capitaliste. Pourtant « dans la défense de l'indépendance politique de l'État » (de l'État bourgeois, N. B.), toutes les classes sont également intéressées en tant que valeur idéale. Dans le domaine économique, I'État sert non seulement de base à la domination d'une classe, mais aussi d'aide à l'évolution économique, et à l'augmentation de la somme générale de richesse nationale, ce qui répond aux intérêts de toutes les classes sociales comme collectivité. À cela s'ajoute aussi la mission culturelle de l'État, qui est immédiatement intéressé au progrès de la culture et à l'élévation du niveau intellectuel de la population nationale, quand ce ne serait que pour cette seule raison que la puissance politique et économique est inséparable de la culture. » (Tougan-Baranovski : Theoretische Grundlagen des Marxismus, Fondements théoriques du marxisme - en russe).

M. Cunow (op. cit., tome Il, p. 78-79) cite ce passage de Tougan et l'approuve, affirmant seulement qu'ici Tougan confond intérêts sociaux et intérêts d'État. Mais en fait, Cunow, lui, confond le point de vue révolutionnaire de Marx et le point de vue de trahison de la social-démocratie à la Scheidemann. L'argumentation de Tougan-Cunow est puérile. Dès l'instant que l'État ne s'occupe pas seulement d'oppression mais aussi de..., alors toutes les classes y sont intéressées. Braves gens ! De cette façon-là, on peut prouver tout ce que l'on veut. Puisque les trusts ne s'occupent pas seulement d'exploitation, mais aussi de production, ils sont d'utilité publique. Du moment que les agences de mouchards en Amérique ne se contentent pas de retourner les bras aux prolétaires révolutionnaires, mais aussi mettent la main au collet des filous, toutes les classes y sont intéressées. Et ainsi de suite. Voilà avec quelles niaiseries M. Cunow remplit deux tomes « d'études » sur la sociologie marxiste !

Cunow, aussi bien, bat le record de tous les falsificateurs du marxisme par sa cynique impudence.

« D'après la doctrine de Marx - écrit-il aux pages 77 et 399, du tome II de son ouvrage, - cette volonté générale, sur laquelle opérait l'ancienne philosophie sociale, n'existe absolument pas, parce que la société n'est pas quelque chose d'entier avec des intérêts absolument identiques. (Voilà une société !), mais elle est divisée en classes (ceci n'est pas mal, mais alors, que fait Cunow I'État  ? De qui exprime-t-il alors la volonté ? N. B.). Mais il existe parfaitement des intérêts sociaux universels, car (écoutez bien ! N. B.), comme la vie et l'activité sociale sont impossible.!, sans un certain ordre, tous les membres de la société - pour autant qu'ils ne nient pas appartenir à la société -sont intéressés au maintien d'un tel ordre : mais comme, en vertu de leurs positions diverses à l'intérieur de cet ordre social, ils ont un idéal d'ordre différent, ils se trouvent n'être pas identiquement intéressés aux règles d'ordre particulier et ils regardent ces règles sous l'angle de leur classe, de différents côtés. » En langue vulgaire : il y a des gens qui pensent, par exemple, qu'en régime capitaliste, la bourgeoisie est intéressée au régime et le prolétariat au renversement du régime. Pas du tout ! Le fin Cunow s'avance et vous explique : vu que la vie est impossible sans ordre, tous sont intéressés au maintien du capitalisme. Mais vu que les ouvriers ont un autre « idéal », eh bien, qu'ils critiquent les « règles particulières », cela, Cunow les y autorise. Mais si vous faites quelque chose de plus, alors crac ! vous tombez du coup parmi les gens qui nient le fait d'appartenir à la société. Le voilà, le marxisme corrigé et complété par M. Cunow !

Prenons encore cette période de l'évolution de la classe ouvrière où elle se trouvait en « rapports patriarcaux » avec ses patrons dans chaque entreprise prise à part ; la prospérité de l'entreprise, étant donné la faiblesse des liens sociaux généraux, intéressait les ouvriers au succès du patron. Les ouvriers et leur « bienfaiteur », celui qui les « nourrissait », celui qui leur donnait du travail, illustraient bien aussi la question du rôle de la solidarité relative des intérêts au détriment des intérêts généraux de la classe dans son ensemble.

Il y a ici quelque analogie avec la communauté d'intérêts des esclaves et des possesseurs d'esclaves dans le monde antique, dans la mesure où il y avait encore des « esclaves d'esclaves » (par exemple, les « vicarii » romains); les esclaves qui avaient des esclaves, étaient de ce fait même des possesseurs d'esclaves, et on comprend bien que sur ce terrain, ils avaient une « communauté d'intérêts » avec les possesseurs d'esclaves « du premier degré » pour ainsi dire. Dans les coopératives agricoles actuelles de l'Europe occidentale, on observe souvent que les paysans vont de pair avec las propriétaires terriens et les patrons agricoles capitalistes : ils s'unissent avec eux sur le terrain de la vente des produits agricoles ; ils s'opposent à la population urbaine comme leurs vendeurs, intéressés aux prix élevés exactement comme y est intéressé le grand propriétaire agraire.

Mais cet exemple nous mène déjà en partie hors des limites de la première forme de solidarité relative des classes, puisqu'en fait, il se constitue peu à peu au sein de la paysannerie une véritable bourgeoisie agricole, ne se distinguant en rien de la bourgeoisie agricole héréditaire.

Par seconde forme de solidarité relative entre classes, dans laquelle cette solidarité relative n'est pas en contradiction avec les intérêts permanents des classes, on peut désigner avant tout les cas où se forment des blocs de classes contre un ennemi commun. À un degré déterminé de l'évolution, c'est chose parfaitement possible. Par exemple, pendant la révolution française (dans sa première phase) il y avait contre le régime féodal, en économie, comme en politique, diverses classes : bourgeoisie, petite bourgeoisie, prolétariat. Tous ces groupements avaient un intérêt commun au renversement du féodalisme. Ensuite, naturellement, le bloc commun se désagrégea, et la petite bourgeoisie, tout en luttant contre la grosse bourgeoisie passée à la contre-révolution, se débarrassa en même temps impitoyablement de toutes les tentatives de mouvements indépendants du prolétariat, (exécution des « enragés », etc.). Nous avons ici un exemple de solidarité de classes ne contredisant pas les intérêts généraux et durables de ces classes.


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