1921

Un travail de Boukharine récapitulant les acquis du marxisme. Il servira de manuel de formation de base aux militants communistes durant les années de construction des sections de l'Internationale Communiste.


La théorie du matérialisme historique

N.I. Boukharine

Supplément
Brèves remarques sur le problème de la théorie du matérialisme historique


Dans mon livre « Théorie du matérialisme historique », j'ai essayé non seulement d'exposer à nouveau ce qui avait été dit auparavant, mais encore d'en donner d'autres formules et, en outre, de préciser et de développer les principes du matérialisme historique, de faire avancer l'étude des problèmes qu'il comporte. Comme on le sait, Engels disait, peu avant sa mort, qu'on n'avait fait que les premiers pas dans le domaine du matérialisme historique. Ainsi, la tâche immédiate incombant aux disciples des grands maîtres, serait, semble-t-il, de travailler au développement de ces problèmes théoriques. Mais telle est la force du conservatisme inhérent à la pensée humaine, que beaucoup sont organiquement incapables de comprendre cette tâche.  [1] Cependant, l'étude et la solution de ces problèmes sont à l'ordre du jour. La littérature de nos adversaires s'est formidablement accrue. Nous devons procéder à une contre-attaque, et cela sur la base élargie de nos propres thèses théoriques. Dans ces « brèves remarques » je tenterai de motiver les « innovations » qui se rencontrent dans mon ouvrage et qui, je l'affirme, sont entièrement conformes à « l'interprétation la plus orthodoxe, la plus matérialiste et la plus révolutionnaire de Marx. »  [2]

I: Le « Mécanique» et l'« Organique ».

Jusqu'à ces derniers temps, on opposait ces notions dans notre milieu. Dans le domaine des sciences sociologiques, nous, marxistes, nous protestions contre « l'explication, mécanique », préférant parler de liens « organiques à, etc., bien que nous fussions complètement étrangers aux préjugés de ce qu'on appelle l'école organique, en sociologie.

Depuis, deux facteurs décisifs sont apparus : tout d'abord le renversement des conceptions sur la structure de la matière ; ensuite, le développement extraordinaire de l'idéalisme dans la science bourgeoise officielle. La révolution dans la théorie sur la structure de la matière a radicalement changé la conception de l'atome en tant qu'unité absolument isolée. Or, c'est précisément cette conception de l'atome qu'on reportait sur l'individu (« atome » et « individu » se traduisent en russe par un seul et même mot : « indivisible »). Les « Robinsonades » dans les sciences sociologiques correspondaient exactement aux atomes de l'ancienne mécanique. Cependant, dans le domaine des sciences sociologiques, il s'agissait précisément de venir à bout des « Robinsonades ». Il fallait énergiquement et résolument mettre au premier plan le point de vue social, ce qui avait été fait de façon géniale par Marx, s'opposant aux théories des individualistes bourgeois, y compris les brillants « classiques » de l'économie politique (Smith et Ricardo). Les protestations contre l'élément « mécanique » dans le domaine des sciences sociologiques étaient-elles justifiées  ? Évidemment, oui.

Mais il ne faut pas se borner à rappeler des termes, sans comprendre l'essence de la question. Maintenant, ce qui est juste dialectiquement, se transforme en son contraire. Car la conception actuelle de la matière a bouleversé les anciennes idées. L'atome isolé et dépourvu de qualité est mort. L'élément du lien, de l'interdépendance, de l'éclosion de qualités nouvelles, etc. est rétabli dans tous ses droits. Opposer le « mécanique » à « l'organique » est, de ce point de vue, devenu un non-sens.

D'autre part, l'extension que l'idéalisme a pris dans la science et la philosophie bourgeoises a conduit au mysticisme « organique.» La conception de « vie » est devenue mystique (Bergson, Drisch et consorts). Que s'ensuit-il  ? Qu'il faut, dans notre idéologie, renoncer à l'ancienne opposition entre le mécanique et l'organique, si nous voulons sérieusement lutter pour la conception matérialiste du monde en général et pour la sociologie matérialiste en particulier.


Notes

[1] Plékhanov écrit dans la préface à la Critique de nos critiques : « Les articles de messieurs les subjectivistes et populistes... (narodniki) m'avaient convaincu qu'ils avaient retenu nos termes, mais qu'ils n'avaient pas compris nos idées... Pour en convaincre aussi les lecteurs, je résolus d'exposer notre théorie en d'autres termes. Ce que j'attendais se produisit. N'ayant pas saisi ma pensée un de nos adversaires les plus en vue se mit à crier que j'avais renoncé au « matérialisme économique »... Que des adversaires se fussent ainsi fourvoyés, je ne le regrettais évidemment pas, mais ce qui était triste, c'est que quelques-uns de mes partisans non plus ne m'avaient pas compris : « visiblement ils n'avaient, eux aussi, retenu que les mots » (page 1, ligne 6). Malheureusement, l'espèce des partisans de nos idées qui ne retiennent que les mots n'a pas encore disparu, même en Russie soviétique. Mais nous y reviendrons ailleurs .

[2] Voir la préface à ce livre.


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