1919

Un ouvrage qui servira de manuel de base aux militants communistes durant les années de formation des sections de l'Internationale Communiste.


L'ABC du communisme

N.I. Boukharine


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Comment le développement du capitalisme a conduit à la révolution communiste
(L’impérialisme, la guerre et la faillite du capitalisme)


30 : Le capitalisme d’Etat et les classes

La guerre impérialiste ne se distingue pas seulement par ses proportions gigantesques et par son action dévastatrice, mais aussi par le fait que toute l’économie du pays en guerre est subordonnée aux intérêts militaires. L’argent suffisait jadis à la bourgeoisie pour faire la guerre. Mais la guerre mondiale prit une telle ampleur et les pays englobés par elle avaient une telle immensité, que l’argent seul ne put suffire à ses besoins. Les aciéries durent exclusivement fondre des canons plus monstrueux les uns que les autres; la guerre absorba tout le charbon extrait des mines, tous les métaux, les tissus, le cuir, etc. Bien entendu, parmi les trusts capitalistes nationaux, c’est celui dont la production et les transports répondaient le mieux aux besoins de la guerre, qui pouvait espérer être victorieux. Comment se fit cette adaptation ? Par la centralisation de toute la production.

Il fallait que la production marchât sans àcoup, qu’elle fût bien organisée, soumise aux instructions directes de l’état-major général, afin que les ordres de « ces messieurs à galons et képis étoilés » fussent ponctuellement exécutés.

Pour cela, la bourgeoisie n’eut qu’à mettre la production privée et les différents syndicats et trusts à la disposition de son Etat de proie bourgeois. Ainsi fut fait. L’industrie fut « mobilisée » et « militarisée », c’est-à-dire mise à la disposition de l’Etat et des autorités militaires. « Mais, objectera-t-on, la bourgeoisie a perdu ses profits ? Car ce fut alors la nationalisation ? Une fois tout remis à l’Etat, quel a été le profit de la bourgeoisie et comment accepta-t-elle un pareil marché ? » Et cependant, la bourgeoisie l’a accepté et il n’y a rien d’étonnant à cela. Car les syndicats particuliers ont tout remis, non à l’Etat ouvrier, mais à leur propre Etat impérialiste. Et qu’y avait-il là de si effrayant pour la bourgeoisie ? Elle ne faisait que passer ses richesses d’une poche dans l’autre, sans y perdre un centime.

Il faut se rappeler constamment le caractère de classe de l’Etat. L’Etat n’est pas une sorte de troisième pouvoir placé au-dessus des classes; il est, de haut en bas, une organisation de classe. Sous la dictature des ouvriers, l’Etat est une organisation d’ouvriers. Sous la domination de la bourgeoisie, l’Etat est une organisation d’entrepreneurs, tout comme un trust ou un syndicat.

Par conséquent, lorsque la bourgeoisie a remis ses syndicats privés entre les mains de son Etat (pas un Etat prolétarien, mais son propre Etat capitaliste de proie), elle n’y a absolument rien perdu. Que le fabricant Dupont ou Durand touche son profit à la caisse d’un syndicat ou à celle de la banque d’Etat, n’est-ce pas la même chose ? Non seulement, la bourgeoisie n’y perdit rien, mais elle y gagna. Grâce à cette centralisation, en effet, la machine militaire marcha mieux et ainsi s’accrurent les chances de victoire dans cette guerre de brigandage.

C’est ainsi que pendant la guerre, dans presque tous les pays capitalistes, un capitalisme d’Etat prit la place des syndicats particuliers. L’Allemagne, par exemple, ne put remporter ses victoires et résister si longtemps à l’assaut de forces ennemies supérieures en nombre, que parce que la bourgeoisie allemande s’entendit admirablement à organiser ce capitalisme d’Etat.

Le passage au capitalisme d’Etat s’est opéré de diverses manières. Le plus souvent, des monopoles d’Etat furent créés dans l’industrie etle commerce, c’est-à-dire que l’industrie et le commerce passèrent, dans leur totalité, entre les mains de l’Etat bourgeois. Ce passage ne s’accomplissait pas toujours d’un seul coup, mais peu à peu, comme lorsque l’Etat achetait une partie seulement des actions d’un syndicat ou d’un trust.

Alors cette entreprise appartenait pour moitié à l’Etat, pour moitié à des particuliers, et l’Etat bourgeois y imposait ses vues. De plus, même dans les entreprises restées aux mains des particuliers, il imposait souvent une réglementation rigoureuse : ainsi, certaines entreprises étaient tenues, par une loi spéciale, d’acheter des produits à d’autres entreprises qui, à leur tour, ne devaient vendre que par quantités déterminées et à un prix fixé; l’Etat rendait aussi obligatoires certaines méthodes de travail, certains matériaux, il imposait la carte d’achat pour tous les produits importants. Ainsi, à la place du capitalisme privé, se développa le capitalisme d’Etat.

Le capitalisme d’Etat substitua aux organisations particulières de la bourgeoisie son organisation unique, son Etat. Jusqu'à la guerre, il y avait dans chaque pays capitaliste l’organisation de l’Etat bourgeois et, en dehors d’elle, des syndicats, des trusts, des consortiums d’entrepreneurs, des unions de propriétaires fonciers, des partis politiques bourgeois, des associations de journalistes, de savants, d’artistes bourgeois, des associations culturelles, des congrégations, des sociétés de jeunes gardes blancs, des bureaux de détectives privés, etc. Sous la domination du capitalisme d’Etat, toutes ces organisation particulières se fondent dans l’Etat bourgeois, deviennent ses filiales, exécutent ses plans, se soumettent à un « commandement suprême ». Dans les mines et dans les usines, on exécute les ordres de l’état-major général; les journaux ne publient que ce qui plaît au grand état-major; on prêche dans les églises comme le veulent ces brigands galonnés; dessinateurs, poètes, chansonniers se soumettent à leur censure; on invente les machines, les canons, les munitions, les gaz dont l’état-major a besoin. Ainsi, toute la vie est « militarisée » pour assurer à la bourgeoisie ses profits souillés de boue et de sang.

Le capitalisme d’Etat signifie un renforcement formidable de la haute bourgeoisie. De même que, sous la dictature du prolétariat, la classe ouvrière est d’autant plus forte que la collaboration dans le travail des soviets, des syndicats ouvriers, du Parti Communiste, etc., est plus intime; de même, sous la dictature de la bourgeoisie, cette dernière est d’autant plus puissante que toutes les organisations bourgeoises sont rattachées l’une à l’autre par des liens plus solides. Le capitalisme d’Etat, en les centralisant et en en faisant les rouages d’une seule et unique machine, favorise la puissance formidable du capital. La dictature de la bourgeoisie célèbre vraiment là son triomphe.

Le capitalisme d’Etat est apparu, pendant la guerre, dans tous les grands pays capitalistes et même dans la Russie tsariste (comité d’industrie de guerre, monopoles, etc.). Mais, par la suite, la bourgeoisie russe, effrayée par la Révolution, craignit que la production, avec le pouvoir d’Etat, ne passât dans les mains du prolétariat. C’est pourquoi, après la révolution de février 1917, elle s’opposa à l’organisation de la production.
Nous avons vu que le capitalisme d’Etat ne supprime en aucune façon l’exploitation, mais augmente prodigieusement la puissance de la bourgeoisie. Néanmoins, les partisans de Scheidemann, en Allemagne, et autres socialistes d’union sacrée ont proclamé que cette contrainte dans le travail était du socialisme, qu’une fois tout en possession de l’Etat, le socialisme serait réalisé. Ils ne voyaient pas qu’il ne s’agit point d’un Etat prolétarien, mais d’une concentration de la puissance gouvernementale dans les mains des ennemis les plus acharnés et des assassins du prolétariat.

En unissant et en organisant la bourgeoisie, et en augmentant ainsi sa puissance, le Capitalisme d’Etat affaiblit la classe ouvrière. Sous sa domination, les ouvriers devinrent les esclaves à peau blanche d’un Etat de proie. On les priva du droit de faire grève, on les mobilisa et militarisa; tous ceux qui se déclaraient contre la guerre étaient aussitôt condamnés pour crime de trahison; dans beaucoup de pays, on leur enleva la liberté de circuler, le droit de passer d’une entreprise dans une autre, etc. Le « libre » ouvrier salarié était devenu un serf condamné soit à mourir sur les champs de bataille pour la cause de ses ennemis, soit à travailler jusqu'à épuisement, non pour lui-même, pour ses camarades ou pour ses enfants, mais dans l’intérêt de ses oppresseurs.


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