1926

 

 

Publié dans l'Encyclopédie Granat, 7e édition 1927-1929 ; trois annexes du volume 41, préparées dès 1924-1925, contenaient les biographies de quelques deux cents dirigeants de la Révolution d'Octobre. C'est la source du livre Les bolchéviks par eux-mêmes, présenté par Georges Haupt et Jean-Jacques Marie, Librairie François Maspéro, Bibliothèque Socialiste 13, 1969. L'autobiographie de N. I. Boukharine, écrite quelques années auparavant, est pp. 29-37 (avec les notes de Jean-Jacques Marie). WH 1600 et aussi 1527. Corrections de la MIA d'après le texte russe.

 

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Sur le caractère de notre révolution et sur les possibilités de construction victorieuse du socialisme en URSS

N.I. Boukharine



1. Genèse du problème. 2. La question de la maturité du capitalisme mondial. Différentes critiques du bolchévisme : du point de vue de l'immaturité générale du capitalisme, du point de vue des destructions militaires, du point de vue de l'immaturité du prolétariat. 3. La question des prémisses du socialisme en Russie : la social-démocratie internationale, le menchevisme russe, Bogdanov-Bazarov, Trotski, l'attitude de l'aile droite bolchevique en Octobre. 4. La question de la construction du socialisme en Russie en tant que question du caractère de notre révolution. 5. La garantie contre les dangers extérieurs et les forces intérieures de notre développement. 6. Bilan.

Nombre de questions fondamentales de notre révolution sont de nouveau posées dans toute leur étendue, carrément, pourrait-on dire. Bien que l'examen détaillé des causes qui y président nous paraisse impossible, on ne peut pas ne pas mentionner une raison fondamentale qui est que nous sommes actuellement en train de passer d'un processus dit de relèvement à un processus de reconstruction. Cependant cette terminologie nous paraît pas tout à fait exacte ni tout à fait correcte. Si l'on définit la phase précédente du développement de notre économie comme un processus de relèvement, cela sous-entend, au sens strict, que le relèvement de l'industrie et de toute l'économie nationale suit le même chemin qu'à l'époque prérévolutionnaire. Ce n'est qu'à cette condition qu'on peut parler du processus de relèvement au sens strict du mot. En réalité, après la révolution d'Octobre le redressement de l'économie et, en premier lieu, de son secteur d'Etat, a été tel que parallèlement au redressement de l'économie il y a eu une transformation permanente des rapports de production. Notre développement s'effectuait sur une autre base que celle du développement économique d'avant la victoire d'Octobre de la classe ouvrière. C'est pourquoi, quand on parle d'un processus de redressement, il faut se rappeler que cette expression est conventionnelle. Cela signifie que notre production a retrouvé son niveau d'avant-guerre, que la base matérielle de la production a retrouvé son ampleur d'avant-guerre. Ce n'est que dans ce sens-là qu'on peut parler d'un processus de redressement. Et ce n'est qu'à cette condition qu'on peut parler du passage de la période de redressement à celle de la reconstruction.

Il est parfaitement évident qu'actuellement la tâche de reconstruction de toute l'économie, de son rééquipement technique se pose à nous dans toute son ampleur.

Cette tâche consiste d'abord à trouver et à appliquer de grands moyens à l'extension de la base productive, à la construction ou à la fondation d'entreprises nouvelles, en majeure partie sur une base technique nouvelle. On peut facilement comprendre que c'est là une tâche d'une extrême difficulté sans, pourtant, qu'elle se limite au domaine pratique. Même théoriquement, ce problème représente, comme les Allemands disent ein harter Nuss (une noix solide). C'est cette difficulté qui génère dans nos rangs des hésitations et des indécisions. C'est aussi la raison de notre intérêt pour les questions fondamentales de la révolution.

Il importe de noter que la question des fonds fixes avait été posée il y a relativement longtemps (cf. la question de l'électrification chez Lénine) ; elle a été posée aussi par certains de nos adversaires. Signalons entre autres à ce propos un ouvrage de P. P. Maslov, publié par lui en 1918 et intitulé Le bilan de la guerre et de la révolution1. A l'époque, Maslov, professait une position entièrement menchevique et prêchait, dans le livre en question, un point de vue menchevique. Il va de soi qu'il niait la possibilité de la révolution socialiste dans notre pays, et se justifiait dans une grande mesure en invoquant l'impossibilité d'une solution du problème des techniques nouvelles dans le contexte d'arriération générale de la base technique et économique de notre pays. Il écrivait à l'époque : « Il suffit de considérer le type prédominant d'entreprises dans l'agriculture et dans la production artisanale qui emploie la majeure partie de la main-d'œuvre industrielle, pour arriver à la conclusion que la révolution ne peut pas instaurer le système socialiste avant que la production capitaliste ne crée pour ce faire les conditions matérielles. La grande révolution russe dissociera dans les premières années l'industrie de l'agriculture à la campagne, elle les dissociera par le biais du capitalisme et le socialisme les réunira en un tout harmonieux « dans un avenir plus ou moins éloigné ». L'industrie ne pourra pas se transformer en une production sociale sans se dissocier de l'agriculture dans les petites entreprises, parce que la technique désuète des artisans ne peut pas se conserver et que les changements techniques briseront une économie semi-agricole. Même la révolution est incapable de créer ex nihilo de nouvelles entreprises sur des principes techniques nouveaux, bien qu'elle possède un potentiel créateur énorme »2.

La phrase la plus caractéristique et la plus intéressante de cette citation est la dernière, où l'auteur relie l'idée de l'impossibilité de la révolution socialiste chez nous avec celle qu'on ne peut trouver nulle part les forces et les moyens de doter notre économie d'une nouvelle base technique.

Tout le problème est de savoir par quels moyens y parvenir. Ce « problème des fonds fixes », selon la terminologie nouvelle, est prioritaire pour P. Maslov. Et puisque, selon le Maslov-menchevik, il ne faut pas même songer aux techniques nouvelles, il en a tiré un argument décisif pour nier totalement le caractère socialiste de notre révolution.

Il s'en suit que la question du transfert de notre économie à de nouvelles bases techniques, le problème des fonds fixes mène directement à la question du caractère de notre révolution, à celle de la possibilité de la construction du socialisme dans un seul pays, en un mot, à certaines questions qui font matière à discussion dans notre parti. Aussi n'est-il pas inutile de tourner aujourd'hui un regard vers le passé, de se rappeler ce qui s'est dit à propos de la révolution socialiste en général, sur les possibilités de la révolution socialiste dans notre pays. Cette information historique mettra à jour certains arguments qui feront la lumière sur les discussions d'aujourd'hui, tout en permettant de remonter aux origines idéologiques des points de vues de l'une et de l'autre parties à cette discussion.

Il importe de s'arrêter ici, bien que très brièvement, sur la question de la « maturité » du capitalisme contemporain, et avant tout mondial, comme ce problème avait été posé par les bolcheviks. Il est de notoriété publique que les pronostics et la tactique des bolcheviks reposent toujours sur une analyse déterminée, absolument objective de la situation. Les bolcheviks prenaient en considération trois types de phénomènes dans la solution de la question de la maturité du capitalisme mondial. D'abord sa base technique et économique et ses formes d'organisation. Ensuite, les rapports de classes, le rapport de forces entre la classe ouvrière, la petite bourgeoisie et la grande bourgeoisie capitaliste. Enfin, la maturité culturelle et idéologique du prolétariat. Il va de soi que les marxistes orthodoxes envisageaient ce problème autrement qu'au sens où le prolétariat ne peut prendre le pouvoir avant d'avoir créé sa propre culture et de s'être doté des cadres administratifs nécessaires pour la gestion de l'Etat, etc. C'est A. Bogdanov qui posait la question ainsi. D'après sa théorie, le prolétariat ne peut pas s'emparer du pouvoir sans avoir assimilé les principes « de la science générale de l'organisation », sans s'être pénétré des vues sur une théorie générale de la culture prolétarienne. Il est certain que si l'on adopte une approche pareille à celle de Bogdanov, il est peu probable que la question de la maturité du capitalisme trouve une solution positive. Les bolcheviks envisageaient les choses de façon différente, et en ce sens ils n'avaient aucun doute quant à la maturité générale du capitalisme avant la transition au socialisme. Les bolcheviks ont avancé plusieurs idées : celle de la phase ultime, impérialiste, du capitalisme, celle du degré suffisant de centralisation et de concentration du capital, celle des formes spéciales d'organisation du capitalisme (le capital financier, les monopoles capitalistes, les consortiums bancaires, etc.), tout en considérant le fait même de la guerre impérialiste mondiale comme une preuve de la maturité des rapports capitalistes, puisque la guerre impérialiste elle-même n'est rien d'autre que l'expression d'un conflit énorme entre la croissance des forces productives et leur enveloppe capitaliste, devenue trop étroite pour un développement plus ou moins normal de ces forces productives à l'avenir.

Bien évidemment, les bolcheviks ne fondaient pas leur appréciation du capitalisme mondial sur l'aveu, si l'on peut s'exprimer ainsi, de la maturité générale du capitalisme, et ils étaient loin de juger qu'en tout point géographique du globe le degré de centralisation et de concentration du capital, le degré de concentration de la classe ouvrière, etc., sont identiques et suffisants pour le passage au socialisme. Au contraire, les bolcheviks et notamment Lénine ont formulé l'idée d'une « loi de l'inégalité du développement capitaliste »3. Cette loi a pour base l'hétérogénéité des structures du capitalisme selon les pays. Mais cette loi procède aussi d'un fait : il faut strictement distinguer entre les centres de l'économie capitaliste et sa périphérie coloniale ; d'autre part, la maturité du capitalisme dans son ensemble, en tant que capitalisme mondial, ne suppose nullement un niveau absolument égal du développement capitaliste, les mêmes cadences du développement dans les différents pays, etc. Cette loi léniniste de l'inégalité du développement capitaliste a permis aux bolcheviks de fonder leur approche théorique de la question de la maturité de l'économie capitaliste mondiale, de son degré de préparation au passage à l'économie socialiste, de la révolution mondiale en tant que processus complexe et long, qui peut commencer même dans un seul pays.

Voilà comment les bolcheviks posaient cette question. Les adversaires du bolchevisme l'abordaient d'une autre manière. Il faut noter, cependant, que leurs arguments et les « preuves » qu'ils donnaient de l'immaturité des rapports capitalistes avaient un certain nombre de variantes. Nombre de prises de position critiques visent les bolcheviks et ont vocation à démentir la thèse bolchevique de la maturité relative des rapports capitalistes dans l'économie mondiale contemporaine. Les uns disent que le capitalisme n'est pas encore mûr économiquement ; les autres affirment qu'il l'est, mais que par suite de la guerre mondiale et de la misère qu'elle a entraînée, ce n'est plus une base suffisante pour opérer une transition à la révolution socialiste. Enfin, d'autres encore avancent certaines idées particulièrement « originales » et notent que le prolétariat n'est pas mûr du point de vue culturel et, de ce fait, est incapable d'accomplir une révolution mondiale.

Le premier type de critiques du bolchevisme, quant à parler de l'immaturité économique des rapports capitalistes, est très caractéristique des ouvrages d'Heinrich Cunow. Dans une de ses brochures, écrite pour justifier le vote du 4 août 1914 au Reichstag allemand, il formule la conception suivante. Actuellement, dit-il, il est illusoire et utopique de songer à passer à un système socialiste. Marx notait qu'aucune forme économique ne cesse d'exister avant d'avoir exploité complètement toutes ses possibilités, avant d'être totalement épuisée. Prenez les pays, poursuit Cunow, où le capitalisme n'est pas suffisamment développé, prenez des marchés non saturés de marchandises capitalistes, prenez certains pays où le capitalisme est à l'aube de son développement, et il deviendra pour vous absolument évident que le capitalisme connaîtra une très longue évolution. Après la guerre, selon Cunow, apparaît une possibilité supplémentaire de développement des rapports capitalistes parce que la destruction partielle des forces productives étend un réseau de marchés qui était déjà très important. Aussi est-il absurde, utopique et antimarxiste de penser que dans l'immédiat la société puisse s'engager dans la voie du socialisme.

Tout est si clair et sans détours qu'il n'est pas besoin de citer les autres critiques affichant les mêmes positions. Il suffit d'évoquer un auteur, russe cette fois-ci, marxiste ou semi-marxiste, A. Bogdanov. On lit dans un de ses ouvrages, notamment dans la brochure Les questions du socialisme : « Pour prouver (la nécessité et la possibilité du passage au socialisme. — N. B.) on évoque l'essor gigantesque des branches qui produisent les moyens de production. Si l'on considère la production mondiale des matières fondamentales de l'industrie : la fonte et le charbon, compte tenu de leur prix, du coût de la main-d'œuvre et de la norme approximative de son exploitation, et si l'on calcule quelle part de toute l'énergie laborieuse de l'humanité est cristallisée dans l'énorme masse annuelle de ces produits, on verra que cela représente 2-2,5%, mais en aucun cas plus de 3%. Un résultat qui n'a apparemment rien d'écrasant »4.

Pour avoir évoqué ses 2 à 2,5% dans la production de fonte et de charbon, A. Bogdanov considère comme prouvée sa thèse d'une phase de développement des rapports capitalistes où il ne faut même pas songer à envisager une transition à la révolution socialiste et à la construction directe du socialisme.

Ceci ne peut pas être tenu pour une critique marxiste sérieuse : ce n'est rien de plus qu'une caricature du marxisme5, parce que les « critiques » partent de l'idée simpliste, absolument non dialectique des conditions de la disparition du capitalisme. La forme capitaliste de production ne disparaîtra, selon eux, qu'après avoir évincé complètement (ou presque) les autres formes de production. Cependant, en réalité le mode de production capitaliste disparaît beaucoup plus tôt, car il développe plus tôt ses contradictions internes, qui empêchent objectivement qu'il continue d'exister (cf., par exemple, les guerres mondiales, « l'Epoque des guerres et des révolutions ».). Ces « critiques » partent également de l'idée que le capitalisme doit avoir atteint un niveau de maturité matérielle tel qu'après la prise du pouvoir on ait un socialisme presque prêt à l'usage, embrassant entièrement et d'un coup toute la société. Pourtant, en réalité il ne s'agit que des points de départ du mouvement, de la possibilité de construction ultérieure. Les « critiques » ont omis presque toute la période de transition, qui est celle du développement des formes économiques socialistes dans un environnement de formes non socialistes. Le radicalisme apparent de ces « critiques » est l'autre face de leur opportunisme profond. Il ne vaut pas la peine de s'étendre sur ce type de critiques ; ce que nous avons déjà dit est suffisant pour passer à un autre groupe d'objections.

On en fera le résumé général suivant : le socialisme a, bien sûr, mûri, le capitalisme a déjà créé dans son sein les forces productives capables de mettre à l'ordre du jour la question de la révolution socialiste, mais la guerre a tout détruit et maintenant il faut changer de ton : l'heure n'est plus à la révolution socialiste. Voilà comment nul autre que Kautsky6 pose la question, pour qui les destructions énormes de la guerre ont rendu impossible la construction du socialisme sur la base du capitalisme, détruit par la guerre. Mais des sociaux-démocrates russes ont posé le problème de la même manière, par exemple, Liber, un menchevik russe de renom. Dans la préface à sa brochure La révolution sociale et la désagrégation sociale, éditée à Kharkov en 1919, il ne manque pas de signaler qu'il avait «malheureusement» perdu ses anciens manuscrits à l'époque où il avait dû se cacher des « gardes communistes », et il énonce les idées ci-dessous : « Les principales thèses « pessimistes », développées dans la présente conférence ont été défendues par moi à l'époque de la « lune de miel » de notre révolution. Dès les premiers jours de la révolution russe j'ai parfaitement décelé les traits de sa désagrégation putride entraînée par la guerre et à aucun moment les feux follets des marais ne m'ont paru des phares de la révolution »7. Cette description, qui se veut poétique, comprend l'idée politique suivante : pourquoi vous, les bolcheviks, parlez d'un socialisme quelconque, de la révolution mondiale et d'autres choses ? Pourquoi le mettez-vous à l'ordre du jour ? En réalité, tout ce qui se passe n'est pas un processus du mouvement révolutionnaire de la société en avant, mais un processus de désagrégation putride entraîné par la guerre.

Dans le troisième chapitre de sa brochure, l'auteur, décrivant « l'anarchie » née de la guerre, déclare sans ambages dans le chapitre « Les perspectives et les tâches à venir », que son point de vue est applicable non seulement à la Russie, mais au monde entier : « De tout ce que je viens de dire il découle clairement que le socialisme est impossible à réaliser »8.

On peut facilement remarquer que cette argumentation se base sur la supposition opportuniste d'une transition « indolore » du capitalisme au socialisme. Les « critiques » évoquent la possibilité d'une évolution des événements véritablement idyllique, ce qui est en contradiction totale avec la théorie révolutionnaire de Marx, qui avait prédit la naissance du socialisme parmi les catastrophes (« Zusammenbruchstheorie »), inévitablement liées à la destruction des forces productives. Par ailleurs, l'argumentation que nous analysons est également liée à la notion arithmétique des présupposés de la construction du socialisme : tout écart par rapport à une certaine limite dans le développement de l'ossature matérielle de la production rend du même coup impossible une transition au socialisme. Un rapport des forces de classe changeant, l'éducation et l'auto-éducation du prolétariat dans les combats, etc., tout cela est négligé. Il est indiscutable que la vérification empirique de cette thèse, c'est-à-dire toute l'évolution ultérieure des événements, a totalement réfuté les arguments des opportunistes, qui ont tout simplement fui la solution des tâches comme ils ont fui la révolution en général.

Le troisième groupe d'objections très en vogue a été présenté sous l'aspect, d'une théorie appelée à prouver que, d'une façon générale, le prolétariat n'était pas en mesure de prendre le pouvoir parce qu'il constituait une minorité arithmétique dans la population. La prise du pouvoir, la dictature du prolétariat, la conquête du pouvoir par le parti politique de la classe ouvrière, la construction du socialisme, la transition d'une société capitaliste à une société socialiste supposent obligatoirement, à en croire ces critiques sociaux-démocrates, une majorité détenue par le prolétariat. Cette question a été analysée très à fond dans les publications bolcheviques, et point n'est besoin de s'y arrêter. En particulier, on connaît bien les arguments que le camarade Lénine a opposés à Kautsky.

« Et si les « socialistes » (lisez : les démocrates petit-bourgeois) de la IIe Internationale, écrit Lénine, ne comprennent pas la dictature du prolétariat, cela tient à ce qu'ils ne comprennent pas que : le pouvoir d'Etat aux mains d'une seule classe, du prolétariat, peut et doit devenir un instrument pour attirer aux côtés du prolétariat les masses laborieuses non prolétariennes, un instrument pour conquérir ces masses sur la bourgeoisie et partis petit-bourgeois »9. On peut parfaitement imaginer une combinaison concrète de forces sociales telle qu'une minorité prolétarienne de la population puisse diriger la masse de la petite bourgeoisie. Par ailleurs, certaines couches du prolétariat majoritaires dans le pays peuvent afficher des velléités aristocratiques susceptibles de rendre extrêmement difficile la révolution prolétarienne10. Par conséquent, seuls ces clichés, cette attitude vulgaire, manquant de concret, non dialectique envers cette question peuvent générer un point de vue social-démocrate, qui juge impossible une révolution accomplie par une minorité prolétarienne.

Le point de vue d'A. Bogdanov est une variante originale de la théorie de l'immaturité du prolétariat même. Bogdanov a, comme on le sait, une théorie particulière de la maturation des éléments socialistes dans les entrailles de la société capitaliste. Selon cette théorie, les choses se présentent ainsi : la classe ouvrière ne pourra se fixer pour objectif de s'emparer du pouvoir afin de construire le socialisme que lorsqu'elle disposera de cadres formés, capables de résoudre les tâches les plus complexes de l'édification du socialisme. L'argumentation de Bogdanov est assez simple. Il considère, par exemple, une question comme celle du plan et dit : établir un plan d'économie socialiste est une tâche d'une difficulté colossale, qui devient incommensurable si l'objectif est de mettre sur pied une organisation mondiale de la société socialiste. Y faire face nécessite une culture et une organisation préalables, qui font pour l'instant défaut. Aussi l'heure n'est-elle pas à la construction du socialisme.

La position d'A. Bogdanov est assez originale, aussi citerons-nous certains passages caractéristiques en entier. A la page 38 de sa brochure Les questions du socialisme l'auteur écrit :

« Une organisation planifiée de l'humanité suppose une généralisation et une socialisation de l'expérience organisationnelle, qui doit prendre une forme scientifique. Faute de quoi, force est de conclure que les conditions historiques présidant à la solution de cette tâche ne sont pas encore mûres. La chose est impossible, tout comme est impossible un système de production mécanisé sans les sciences naturelles et techniques, qui généralisent et socialisent l'expérience technique ».

Il poursuit, p. 68:

« La dépendance culturelle du prolétariat est à l'heure actuelle un fait fondamental et indubitable, qu'il faut reconnaître franchement et dont il faut partir pour établir un programme à court terme. La culture d'une classe c'est l'ensemble de ses formes et méthodes d'organisation. S'il en est ainsi, quelle méchante ironie, quelle naïveté enfantine que ces projets d'imposer immédiatement au prolétariat l'œuvre la plus radicale, d'une complexité inouïe dans l'histoire, qui consiste à tout réorganiser à l'échelle planétaire ! Et cela alors que sous nos yeux on voit si fréquemment s'effondrer, tomber en poussière — souvent même sans l'effet de coups extérieurs — ses propres organisations ».

En un certain sens, nous avons un point de vue tout aussi intéressant et très proche de celui d'A. Bogdanov chez V. Bazarov. Celui-ci part à peu près des mêmes présupposés que Bogdanov mais il formule ses conclusions de façon plus concrète et plus claire. Laissons l'argumentation générale, que nous avons notée, et voyons de plus près ces conclusions. Analysant les formes de capitalisme d'Etat ouest-européennes, Y. Bazarov écrit :

« Considérant tout ce qui vient d'être dit plus haut, il nous paraît parfaitement invraisemblable que le parti ouvrier puisse, dans un avenir proche, utiliser cette nouvelle forme de régime bourgeois comme une arme pour créer une authentique économie socialiste, librement planifiée. La seule tache à sa portée dans ces conditions est celle qui a été formulée par les opportunistes allemands : la transformation d'une économie fondée sur le profit en une « organisation économique étatique appelée à être au service de la consommation, en une « Bedarfsdeckungswirtschaft », comme le proclame un néologisme malhabile »11.

Après avoir apporté un correctif qui est un coup de patte aux opportunistes, au sens où il est nécessaire que cette organisation ait un caractère internationalun capitalisme d'Etat — l'auteur en vient à cette conclusion- synthèse :

«... Il s'agit ici d'une organisation extrêmement vaste et complexe. Mais comme elle ne rompt en rien avec les assises de l'entité étatique démocratique bourgeoise contraignante, et comme, par ailleurs, les contours généraux de cette organisation commencent à s'esquisser dans les processus spontanés de l'époque que nous vivons, la démocratie moderne est ici confrontée à un problème qui ne saurait être reconnu comme insurmontable pour elle. L'évolution de l'histoire du monde au cours des prochaines décennies, et peut-être même des prochains siècles, dépendra de savoir si le prolétariat saura faire preuve de l'initiative indispensable et regrouper autour de lui les autres éléments démocratiques intéressés au succès de la solution de cette tâche12 ».

En d'autres termes, l'argument de Bazarov sur l'inculture de la classe ouvrière consiste à proclamer : Dieu veuille que, dans le sillage des opportunistes allemands, nous puissions maintenir les organisations capitalistes d'Etat dont la bourgeoisie est le maître ; que vient faire ici la construction du socialisme ! Des décennies, voire des siècles durant, le prolétariat devra se contenter d'une occupation des plus spirituelles : soutenir le régime capitaliste sous sa forme la plus concentrée13.

La « théorie » de la maturation culturelle et organisationnelle du prolétariat dans le giron des rapports capitalistes, théorie chère à Bogdanov et à Bazarov, est fausse d'un bout à l'autre ; elle contredit les faits fondamentaux du développement de la classe ouvrière, elle est tout entière idéaliste. Elle est fausse parce qu'elle présuppose que le prolétariat, classe exploitée, opprimée aux plans économique, politique et culturel, peut « mûrir » dans le cadre du capitalisme, au point d'être prêt immédiatement à gouverner toute la société, et à disposer de forces capables de résoudre les tâches les plus complexes de la période d'édification. Bogdanov et Bazarov ne comprennent pas toute la différence de fond qu'il y a entre une révolution bourgeoise et une révolution prolétarienne, entre la maturation du capitalisme dans le cadre du régime féodal et celle du socialisme dans le cadre d'un régime capitaliste. A ce sujet, nous écrivions jadis :

« Dans le cadre du régime capitaliste, le prolétariat crée les esquisses géniales d'une future culture, des remarquables potentialités d'un progrès culturel de l'humanité ; mais dans ce cadre, en tant que classe culturellement opprimée, il ne peut développer ces esquisses au point de se préparer à organiser toute la société.
Il parvient à se préparer à « détruire l'ancien monde ». « Il change de nature mais ne devient véritablement l'organisateur de la société qu'à la période de sa dictature »14.

La théorie de Bogdanov-Bazarov est par conséquent fausse aussi parce qu'elle exige beaucoup trop pour la conquête du pouvoir, et parce qu'elle ne comprend pas la signification de la période de transition en tant que période de maturation culturelle du prolétariat. Si, en son fond, la théorie de Bogdanov était juste, la révolution prolétarienne serait une tâche d'une façon générale insoluble, au même titre que le problème de la quadrature du cercle ou du mouvement perpétuel.

La critique du bolchevisme, à propos de la maturité du capitalisme international, et de la maturité de l'économie mondiale, s'est exprimée sous cette forme. Pour ce qui est du bolchevisme même, il a fait preuve à cet égard d'une unité monolithe : jamais il n'y a eu aucune divergence dans notre parti sur le sujet de la maturité des rapports capitalistes de l'économie mondiale. Les multiples nuances, courants et orientations au sein de notre parti n'ont jamais affiché le moindre scepticisme à ce sujet, et jamais personne parmi les bolcheviks n'a contesté l'idée de la nécessité d'une maturité du capitalisme pour accomplir une révolution socialiste à l'échelle internationale, et au premier chef dans ce que l'on appelle les pays avancés d'Europe.

Mais il en va tout autrement d'une autre question ; la maturité des rapports capitalistes en Russie. Les réponses divergent entre les bolcheviks, d'une part, les sociaux-démocrates, les s.-r. et autres partis conciliateurs, d'autre part. Mais il y a aussi des divergences dans la façon de poser cette question et d'y répondre au sein même de notre propre parti. Car s'interroger sur la possibilité de construire le socialisme dans notre pays, n'est rien d'autre que poser la question du caractère de notre révolution. En ces termes, elle a été soulevée plus d'une fois.

Là encore, il est intéressant et utile d'écouter préalablement l'opinion de nos adversaires du camp social-démocrate.

Celui qui a ouvert le feu contre les bolcheviks à propos du caractère de notre révolution a commencé en termes modérés, puis on a découvert en lui le renégat, et enfin le contre-révolutionnaire achevé : je veux parler du pape célèbre de la social-démocratie, Karl Kautsky. Dans ses toutes premières brochures, il adoptait un ton relativement modéré. Par exemple dans la brochure contre laquelle avait engagé la polémique le camarade Lénine, Kautsky demeurait dans les limites de la décence, mais dès cette époque, il faisait objectivement office de laquais idéologique de la bourgeoisie15. Dans ses travaux, Kautsky posait la question du caractère de notre révolution avec une certaine précision, clairement et de façon déterminée. Dans un gros volume intitulé La révolution prolétarienne et son programme, il déclare crûment que notre révolution affiche les traits typiques d'une révolution bourgeoise. Il ne peut à proprement parler en être autrement, dit-il, parce que cette révolution s'accomplit dans un pays dont l'immaturité capitaliste est un fait universellement reconnu. Marx disait, nous raconte le vieil exégète, qu'aucune société nouvelle ne peut naître avant que l'ancienne n'ait développé toutes ses possibilités productives. Autrement dit, le socialisme est impossible, puisque le stade antérieur du développement social n'est pas achevé, puisque l'ancienne société n'a pas encore épuisé ses potentialités. Ainsi armé, Kautsky se lance bravement à l'attaque contre les bolcheviks qui, à l'en croire, se sont pris au jeu de la sage-femme, de façon très malhabile, au reste, parce qu'ils insistent pour que la parturiente se libère de son fardeau bien avant le terme fixé par les lois de la nature. Au fond, les bolcheviks ne sont nullement des accoucheurs, mais de faux guérisseurs qui se contentent de se faire leur propre publicité, parce qu'ils ont suivi un cours à l'école d'accouchement révolutionnaire, l'école de Marx. En réalité, ils n'ont rien à voir avec elle (l'école de Marx). La mère Russie n'accouche absolument pas du socialisme : elle subit simplement une expérience à laquelle se livrent les gredins bolcheviks.

En un mot, le capitalisme en Russie est attardé, immature, par conséquent ce n'est pas là qu'il faut construire le socialisme, conclut, sentencieuse, l'une des encycliques du pape social-conciliateur16.

Parallèlement à celui du pape Kautsky, il faut analyser le point de vue d'Otto Bauer, personnage que l'on peut à juste titre considérer comme le prélat de la social-conciliation. Un prélat il faut bien le dire, beaucoup plus rusé, un homme de plus de ressources que le pape : le point de vue d'O. Bauer est plus subtil et aussi plus spirituel que la position de Kautsky.

Il pose la question de la façon suivante. Il ne nie pas une seconde qu'en Russie il y a une dictature de la classe ouvrière. Il ne nie pas une seconde que notre parti a pris le pouvoir en tant que parti de la classe ouvrière des villes. La dictature du prolétariat en Russie, dit-il, a effectivement d'autres formes qu'en Europe occidentale, mais elle est indispensable et elle existe. En Europe occidentale, elle prendrait la forme d'une démocratie, tandis qu'en Russie elle s'est coulée dans le monde tout à fait particulier du « despotisme prolétarien ». Nous avons donc un « despotisme », mais prolétarien malgré tout. Il ne saurait, au reste, se maintenir longtemps. Sa tâche consiste à éveiller par tous les moyens à la vie culturelle l'élément majoritaire dans la population de notre pays, autrement dit le moujik. En éveillant à la vie culturelle des millions de paysans, le « despotisme prolétarien » (la dictature du prolétariat) éduque la force politique qui l'évincera. Aussitôt que la dictature de la minorité prolétarienne aura suffisamment éduqué ce paysan, celui-ci lui dira : « Débarrasse le plancher ! » Ainsi aura été remplie la mission historique du « despotisme prolétarien », et notre peuple sera mûr pour la véritable démocratie.

Les deux citations qui suivent caractérisent assez bien la position de Bauer. « En Russie, écrit-il, où le prolétariat ne constitue qu'une infime minorité de la nation, il ne peut affirmer sa domination que temporairement ; il doit inéluctablement (muss) la perdre, dès lors que la masse paysanne de la nation sera suffisamment mûre au plan culturel pour s'emparer elle-même du pouvoir »17 « La domination temporaire du socialisme industriel dans la Russie agraire n'est qu'une flamme qui appelle le prolétariat de l'Occident industriel à la lutte. Seule la conquête du pouvoir politique par le prolétariat de l'Occident industriel garantit une domination durable du socialisme industriel »18.

A part Kautsky et Bauer, on notera l'intérêt de la position de Parvus et de Ströbel. La brochure du premier (Le socialisme ouvrier et la révolution mondiale : lettres aux ouvriers allemands) contient tant de calomnies contre notre révolution qu'elle atteint à un rare degré de bassesse. Les perles du mensonge de Kautsky ne sont rien en comparaison des machinations du rusé Parvus. Il en vient même à résumer son attitude en 1905 comme s'il n'avait jamais parlé de révolution socialiste, mais simplement de démocratie ouvrière dans le style de la démocratie... australienne ! Il n'y a rien là, on l'aura compris, que désir d'obtenir le pardon de l'opinion publique bourgeoise de l'Europe pour des pêches qui remontent à une lointaine jeunesse. C'est pour cela que M. Parvus a eu besoin de se parer de la toge australienne.

Notre révolution, n'est pour ce plus lâche des renégats, ni plus ni moins qu'une occupation du pays par une soldatesque constituée de déserteurs.

« Pour réaliser le socialisme, il faut un certain degré de développement de l'industrie, et une maturité de la classe ouvrière »19 Il n'y a jamais rien eu de tout cela en Russie, par conséquent une révolution socialiste y est impossible, tout comme il est impossible d'y construire le socialisme. La mission des bolcheviks est de servir de pont par lequel le pouvoir sera confié à un César, à un Bonaparte ou quelqu'un du même acabit. Tel est le « bilan » calomniateur que dresse de notre révolution le brave marchand Parvus, qui a maintes fois voulu toucher au bonheur de pouvoir écouler une marchandise fétide sur notre marché politique.

En ce qui concerne le dernier auteur que nous avons mentionné, Ströbel, il a tenté de regrouper ses vues sur notre révolution en un « système » théorique.

Dans une brochure au titre caractéristique : « Non pas la violence, mais l'organisation », Ströbel, raisonnant sur la « nature profonde de la révolution russe » déclare qu'il serait tout à fait ridicule de parler d'une révolution communiste prolétarienne, parce que le fait fondamental de notre révolution c'est la consolidation de la propriété privée du paysan. Voilà l'élément déterminant du caractère de cette révolution. Qui ne le comprend pas n'est pas un marxiste, mais un « communo-populiste », pour reprendre un langage moderne, etc. En résumé, Ströbel réduit le bolchevisme au bakouninisme.

« Si les bolcheviks ont imaginé, écrit H. Ströbel, que l'on pouvait gagner les paysans russes par la propagande (Zureden) et la contrainte à la cause du communisme réel et du mode de production communiste, ils n'ont fait que prouver une fois de plus qu'ils sont prisonniers d'idées typiques propres au vieux révolutionnarisme russe, et qui constituent l'essence spécifique du bakouninisme »20

« Les paysans... représentent au moins les sept huitièmes de toute la population de la Russie soviétique. Le poids de leur nombre et de leur importance économique règle en fin de compte le sort de la révolution en général ! Que de fantaisie, que de foi fanatique dans le miracle il faut avoir, dans ces conditions, pour considérer la révolution russe comme une révolution communiste par son caractère interne et son résultat final ! »21Ce n'est pas le socialisme que construisent les bolcheviks russes, mais ils préparent le terrain à l'essor d'un nouveau régime capitaliste : tel est le bilan de l'analyse de notre révolution que nous fournit la social-démocratie internationale. En Russie, il y a des rapports capitalistes immatures, c'est un pays semi-asiatique, dans lequel des rapports de classe appropriés trouvent leur expression dans une prédominance numérique colossale de la paysannerie ; le prolétariat nage comme une mouche dans le lait paysan, et ce prolétariat-mouche, placé face à l'éléphant-paysan, ne peut accomplir aucune révolution communiste. Le poids de la paysannerie pèse de plus en plus lourd, et c'est ce qui détermine le caractère de la révolution russe. Quelque costume de mascarade que puissent passer les militants actifs de la révolution russe, quel que soient les mots d'ordre qu'ils lancent, quoi qu'ils imaginent, en fin de compte, d'une manière ou d'une autre la paysannerie tranchera. Le seul sens de toute la révolution, c'est la consolidation de la propriété privée paysanne. La révolution paysanne n'a d'autre sens objectif que d'affranchir la paysannerie du carcan féodal. Voilà qui imprime son caractère bourgeois à la révolution russe. « Dixit » la social-démocratie internationale.

Maintenant, il n'est pas superflu de tourner nos regards vers nos compatriotes, les mencheviks russes, qui raisonnaient approximativement de la même façon que leurs collègues d'Europe occidentale. Prenons un classique du menchevisme russe, Guéorgui Valentinovitch Plekhanov, qui, au plan théorique, a été le plus conséquent. Dans un style qui lui est propre, il a porté avec une « simplicité livresque » un jugement sur notre révolution : « Marx dit franchement qu'un mode de production donné ne peut quitter la scène de l'histoire d'un pays donné tant qu'il ne fait pas obstacle, mais au contraire favorise le développement de ses forces productives. Demandons-nous maintenant ce qu'il en est du capitalisme en Russie ? Avons- nous lieu d'affirmer que sa page est tournée, autrement dit qu'il est parvenu à son stade suprême, où il n'est plus en mesure de favoriser le développement des forces productives du pays, auquel il est au contraire un obstacle ? La Russie souffre non seulement du fait qu'il y existe un capitalisme, mais aussi du fait que le mode de production capitaliste y est insuffisamment développé. C'est là une vérité indiscutable que jamais n'ont contestée aucun des Russes qui se disent marxistes »22. Dans une lettre ouverte aux ouvriers de Petrograd en date du 28 octobre 1917, G. Plekhanov citait d'autres arguments. Il écrivait : « Dans la population de notre Etat, le prolétariat est non pas majoritaire, mais minoritaire. Pourtant il ne pourrait exercer avec succès sa dictature que s'il était majoritaire. Aucun socialiste sérieux ne le contesterait »23.

Voici une autre opinion sur cette question, de quelqu'un que nous avons déjà mentionné : P. P. Maslov, qui était à l'époque un menchevik orthodoxe : « La classe ouvrière, en Russie, ne peut assumer l'organisation de la production, parce qu'elle représente une minorité de la population du pays. D'autres classes prédominent très fortement au plan numérique »24Ou encore, à un autre endroit : « La révolution en cours, révolution bourgeoise, c'est- à-dire qui conserve toutes les assises du régime capitaliste, peut pourtant être — et sera inéluctablement — une révolution sociale qui entraînera une mutation significative des relations économiques non pas dans le domaine de l'organisation de la production, mais dans celui de la répartition du revenu national entre les diverses classes »25(autrement dit, les ouvriers toucheront un peu plus, et les paysans seront un peu moins taxés d'impôts, etc.).

Voilà ce qu'écrivaient des piliers du menchevisme, ses meilleurs idéologues, au début d'une révolution, qu'ils jugeaient comme nécessairement et inéluctablement bourgeoise.

Au fil des événements, à mesure que le pouvoir des bolcheviks se consolidait, que l'avant-garde de la dictature du prolétariat se sentait de plus en plus ferme, on ne pouvait évidemment manquer d'entendre — avec de plus en plus d'insistance, effectivement — des notes sur l'inéluctabilité du déclin bolchevique.

Si, au début, on parlait en termes assez rudes des revers inévitables, de la mort des bolcheviks, dans un second temps, une fois les bolcheviks solidement installés au pouvoir, on a entendu de tout autres antiennes : les bolcheviks se maintiennent, mais ils ne sont plus les mêmes ; les bolcheviks se consolident, mais ils dégénèrent, sous l'influence de l'élément paysan. Il ne pouvait en être autrement. Qui reconnaît le caractère bourgeois de notre révolution devait, naturellement, avant que se consolident les Soviets, clamer à l'échec inévitable de la révolution prolétarienne, mais une fois les Soviets consolidés, celui-là devait inéluctablement parler de dégénérescence.

Daline, l'a très bien dit, qui est l'une des grandes figures du menchevisme en général, et en particulier l'un des théoriciens du menchevisme mourant. Dans son livre Après les guerres et les révolutions, il écrit : « Il faut comprendre le sens des événements ; il faut se débarrasser de ses vêtements de mascarade. Il faut laver les couleurs et le blanc pour le visage. Il faut juger non aux paroles, mais aux actes, non aux intentions, mais au résultat. Il faut comprendre le sens objectif de la révolution »26. Or ce sens « objectif » de la révolution tient à ceci : « La révolution que connaît la Russie depuis bientôt cinq ans (ceci est écrit en 1922. - N. B.) a été dès le départ et demeurera jusqu'au bout une révolution bourgeoise »27 Question : « Pourquoi ce bilan d'une révolution communiste ? » Voici la réponse : « Parce que les intérêts de la paysannerie ont fait un sort à toute la politique »28.

Dans cette même optique, on trouvera intéressante la position de Liber, ce fieffé menchevik de droite dont nous avons déjà parlé. Voilà ce qu'écrivait Liber dans cette même brochure, pour résumer ses idées sur l'impossibilité du socialisme en Russie : « ... Pour nous, les socialistes « qui ne sont pas retournés à l'école », il ne fait aucun doute que le socialisme ne peut d'abord prendre corps que dans les pays qui se situent au plus haut degré de développement économique : l'Allemagne, l'Angleterre et l'Amérique. C'est d'abord là qu'il y a les bases de très importants mouvements socialistes victorieux. (C'est «d'abord » en Amérique qu'il y aurait les « bases » de très importants mouvements socialistes victorieux ! — N.B.) Pourtant, nous observons depuis quelques temps chez nous le développement d'une théorie diamétralement opposée. Elle ne nous offre rien de nouveau à nous, les vieux sociaux-démocrates russes. Elle a été générée par les populistes russes dans la lutte contre les premiers marxistes »29. En d'autres termes, le bolchevisme est une théorie populiste d'où est né le marxisme russe en la combattant. (Comment ne pas se rappeler ici les reproches « les plus récents » de « communo-populisme » !). Mais cela ne suffit pas à notre « penseur ». Soucieux de compromettre davantage encore les tenants du bolchevisme — les populistes sont trop peu de chose pour M. Liber — il « fouille » la question et écrit :

« Cette théorie (la théorie bolchevique — N. B.) est très ancienne et prend racine dans le slavophilisme »30

Toujours dans ce style fondamental, A. Bogdanov envisage de façon originale le caractère de notre révolution. Les bolcheviks se sont emparés du pouvoir en profitant de la faiblesse de la bourgeoisie après la guerre, laquelle (la bourgeoisie) était en banqueroute. La conquête du pouvoir, non sans le concours de la soldatesque, n'est en aucune façon le début de la révolution socialiste : le prolétariat n'est pas mûr pour le socialisme ; quant aux paysans, ils sont la majorité. Aussi l'Etat que créent les bolcheviks n'a-t-il absolument rien d'un Etat prolétarien. C'est l'Etat d'une couche d'organisateurs techniques, d'une intelligentsia désormais constituée en classe. Même s'il n'était pas dans les intentions subjectives des bolcheviks de mettre sur pied un pouvoir de ce type, objectivement, leur rôle se réduit à construire un Etat original à la tête duquel il y a une classe nouvelle, qui s'est définitivement consolidée dans le feu de la révolution. Parce qu'ils connaissent une dégénérescence bureaucratique, les gens d'origine prolétarienne tendent à devenir eux-mêmes des éléments composants de cette nouvelle classe. L'impossibilité objective du socialisme a, en l'espèce, joué de manière décisive, malgré les illusions subjectives des agents mêmes du processus révolutionnaire.

Il faut remarquer que Bazarov, qui a très souvent été le jumeau littéraire de Bogdanov, ne pouvait créditer notre révolution d'un caractère socialiste. A l'en croire, elle n'a de socialiste que les déclarations bolcheviques. En réalité, un fossé si profond sépare ces déclarations de la réalité, qu'il faudra plus d'une centaine d'années au prolétariat pour le combler31.

Telle est dans l'ensemble l'appréciation que le socialisme opportuniste russe et au premier chef les mencheviks portent sur notre révolution : dans le pays les rapports capitalistes ne sont pas mûrs ; le rapport des forces est on ne peut plus défavorable au prolétariat ; le caractère de la révolution russe est déterminé par la paysannerie ; en tout état de cause, grâce au parti bolchevik ou sans lui, à son initiative ou contre sa volonté, qu'il se maintienne au pouvoir avec une dégénérescence subséquenteou bien qu'il soit renversé, un nouveau capitalisme émerge qui s'appuie sur la majorité paysanne de notre population. Telle est la théorie social-démocrate du caractère de notre révolution, ou, ce qui revient au même, de la possibilité de construire le socialisme dans notre pays.

Voilà qui épuise la critique non bolchevique du bolchevisme sur cette question. Voyons maintenant les critiques émises par les groupes et les courants internes de notre parti.

L'examen des critiques de cette dernière catégorie doit être commencé par le camarade Trotski ; d'autant que sa critique est si insistante et si criarde que chacun l'a en travers de la gorge. Il suffit ici de rappeler deux endroits maintes fois cités dans les publications, pour pouvoir faire certaines comparaisons avec les critiques que nous venons d'analyser. Voilà ces passages extraits des Œuvres de Trotski : «Pour assurer sa victoire, l'avant-garde prolétarienne doit, au début de sa domination, affecter très profondément non seulement la propriété féodale, mais aussi la propriété bourgeoise, ce qui la conduira à affronter non seulement tous les groupes de la bourgeoisie..., mais aussi les larges masses de la paysannerie, avec le concours desquelles elle est parvenue au pouvoir. Les contradictions dans la situation du gouvernement ouvrier, dans un pays attardé à population paysanne très largement majoritaire, ne peuvent trouver de solution qu'à l'échelle internationale, dans l'arène d'une révolution mondiale du prolétariat. Après avoir, par nécessité historique, fait éclater les cadres démocratiques bourgeois restreints de la révolution russe, le prolétariat vainqueur sera contraint de faire exploser ses cadres étatiques nationaux, autrement dit, il devra consciemment chercher à faire que la révolution russe devienne le prologue de la révolution mondiale »32

Voilà ce premier passage d'une œuvre de Trotski datant de 1922(!).

Voici le second passage : « Sans soutien politique (souligné par nous. — N. B.) direct du prolétariat européen, la classe ouvrière de Russie ne pourra se maintenir au pouvoir ni transformer sa domination temporaire en une dictature socialiste durable. On ne saurait en douter un instant »33 Si l'on se donne la peine de comparer ce que dit ici le camarade Trotski avec ce qu'écrivait le social- démocrate O. Bauer, on notera involontairement une extraordinaire proximité de vues, pour ne pas dire une totale coïncidence. Si en 1922 le camarade Trotski ne niait pas qu'il existait en Russie une dictature du prolétariat, pour le rusé Bauer aussi cette dictature était un fait. Mais par ailleurs, si le rusé prélat du trône papal social-démocrate introduit avec beaucoup de prudence une petite restriction : la dictature est bien prolétarienne mais bien peu viable, et sa solidité dépend directement de l'aide politique du prolétariat occidental, le tribun de la révolution Trotski ne s'écarte pas d'un iota de Bauer : lui aussi (visiblement par crainte de tomber dans le péché d'étroitesse nationale) n'admet pas l'idée selon laquelle le prolétariat russe pourra, sans soutien étatique direct, transformer sa domination temporaire en une dictature socialiste durable.

Ils ont beau biaiser, beau retourner les choses, la coïncidence, pour employer un terme modéré, saute aux yeux. La position de Trotski quant à la possibilité de construire le socialisme dans notre pays (ou, ce qui revient au même, à propos du caractère de notre révolution) n'est ni plus ni moins que la traduction russe de la variante social- démocrate de Bauer. Voilà qui explique pourquoi dans la lutte contre le CC léniniste des bolcheviks russes le camarade Trotski a fait chorus avec un personnage tristement célèbre aujourd'hui, le renégat Korsch et ses amis. Car cet honorable monsieur, qui essayait de laver son péché d'obédience communiste en prêchant une croisade contre la révolution russe, a aussi vu, illuminé par la bénédiction de Kautsky, le caractère paysan et bourgeois de notre révolution, et il clame aujourd'hui que les bolcheviks russes cultivent les pousses d'un capitalisme nouveau, de type américain. En serait-on surpris ? Faute de l'aide d'un Etat prolétarien en Occident, il ne faut pas s'étonner que la dictature du prolétariat commence à se transformer en quelque chose qui est « loin d'être prolétarien », ni qu'elle « abandonne » une orientation de classe. Voilà quelle conclusion d'une simplicité élémentaire on peut tirer des présupposés de Bauer et de Trotski...

Nous en terminerons ici avec Trotski, mais nous devons analyser une variante des plus originales, une critique « amicale » des vues léninistes sur le caractère de notre révolution : nous entendons par là la critique de Lénine à laquelle se sont livrés les camarades Zinoviev, Kamenev et autres pendant la Révolution d'Octobre. L'originalité de cette critique tient au fait que ces camarades ont opposé à Lénine non seulement leur « ligne » théorique mais aussi, « amicalement », une contre-plateforme politique. Préalablement, il est indispensable de s'arrêter à la critique des vues léninistes qu'a formulée Kamenev lors de la conférence d'Avril 1917. C'est tout à fait indispensable parce que la position de Kamenev en avril, qui ressort avec une particulière clarté de son corapport à la conférence panrusse, est la source idéologique en même temps que la justification théorique de toute la ligne qui a conduit ces camarades à déserter en octobre.

La conférence d'Avril, dans le rapport de Lénine et le corapport de Kamenev soulevait la question du caractère de la révolution qui s'était amorcée, des classes qui pouvaient en être et en étaient les forces motrices. Après avoir ébauché la ligne de conduite du parti à court terme — or il s'agissait de la période de développement de la révolution, — la conférence ne pouvait pas ne pas répondre à la question de savoir quelle révolution était en cours ; était- elle uniquement bourgeoise, ou déboucherait-elle sur une révolution socialiste ? Le rapporteur (Lénine) et le corapporteur (Kamenev) posent la question et y répondent. Ce faisant, Lénine voit l'objectif futur et immédiat — dans les quelques mois qui suivent —, en ceci qu'il faut «faire les premiers pas concrets vers cette transition » (à la révolution socialiste). Pour Kamenev, penser, tout comme Lénine, que « cette révolution n'est pas démocratique- bourgeoise et qu'elle se rapproche d'une révolution socialiste », c'est tomber dans « la plus grande des erreurs ».

« Si la révolution démocratique-bourgeoise avait été conduite à son terme, ce bloc (entre la classe ouvrière et la petite-bourgeoisie. — N. B.) n'aurait pu exister, il n'aurait eu aucune tâche précise, et le prolétariat aurait mené la lutte révolutionnaire contre le bloc petit-bourgeois. A ce moment, toute entreprise conjointe aurait été tout à fait impossible. Et pourtant, nous reconnaissons... les Soviets en tant que centres d'organisation des forces. Par voie de conséquences nous reconnaissons qu'il y a des tâches susceptibles d'être accomplies par une alliance des ouvriers et des paysans. Autrement dit, la révolution bourgeoise n'est pas encore achevée, elle n'est pas parvenue à son terme et je pense que tous doivent reconnaître qu'une fois achevée cette révolution, le pouvoir passerait effectivement aux mains du prolétariat. Alors surviendrait le moment de la dislocation du bloc du prolétariat et de la petite-bourgeoisie, le prolétariat donnant corps de façon autonome à ses objectifs prolétariens. Je pense qu'il faut adopter l'une de deux tactiques suivantes : ou bien le prolétariat doit assumer des tâches qui ne peuvent être réalisées que par le prolétariat, et aucun groupe social ne peut l'aider, et alors nous disloquons le bloc et nous nous engageons à donner corps aux idées qui doivent être réalisées par le prolétariat. Ou bien nous considérons que dans des conditions actuelles ce bloc est viable, qu'il a un avenir, et alors nous y participons et nous construisons notre tactique de façon à éviter sa dislocation. C'est pourquoi je dis que le parti prolétarien doit se distinguer dans ce bloc et doit définir clairement et précisément ses propres objectifs socialistes internationalistes. Nous marchons avec ce bloc, et nous pouvons faire ensemble encore quelques pas. Voilà comment je veux qu'agisse le parti prolétarien »34.

Au passage, une autre question est tranchée (plus exactement, un autre aspect de ce problème) : celle du rôle de la paysannerie dans la révolution prolétarienne. Celle de savoir si la paysannerie peut encore être utilisée comme force capable d'aider la révolution. Là encore, le point de vu de Kamenev est clair. Il ne peut en aucun cas être question d'une dictature du prolétariat marchant avec la paysannerie ; il ne peut aucunement être question d'une dictature de la classe ouvrière où le prolétariat serait occupé à construire le socialisme avec la paysannerie en dirigeant cette dernière. Pour Kamenev, au contraire, le moment de la prise du pouvoir par le prolétariat, le moment à partir duquel le prolétariat peut amorcer en fait la construction du socialisme, c'est précisément le moment de la rupture du bloc avec la paysannerie. Non pas alliance avec la paysannerie, mais lutte, uniquement, et lutte inconciliable : voilà ce qui miroitait chez Kamenev au début de la révolution.

On comprend que cette analyse théorique de notre révolution, cette appréciation de ses forces motrices et des relations entre la classe ouvrière et la paysannerie, cette affirmation de l'impossibilité d'un bloc ouvriers-paysans sous la dictature du prolétariat, etc., aient totalement déterminé la position de Kamenev et de ses pairs durant les journées d'Octobre. Kamenev, opposé à Lénine et à la majorité du CG en ces journées, a, parce que c'est un homme ayant de la suite dans les idées, tiré des conclusions pratiques de sa théorie, qu'il a développée pour faire contrepoids à la théorie de Lénine lors de la conférence d'Avril. Les autres, ses émules, avec conséquence ou sans, n'ont pas non plus fait autre chose que de tirer les conclusions de cette première tentative « amicale » de révision théorique du léninisme. En fait, si la prise du pouvoir par le prolétariat implique obligatoirement un affrontement avec la paysannerie, il ne peut être question de prendre part à un gouvernement de dictature du prolétariat ; on ne peut appeler le prolétariat à s'insurger, car on peut prévoir sa défaite avec une précision mathématique. D'où les lettres contre l'insurrection, d'où la démission du CC et du Conseil des Commissaires du peuple35.

Effectivement, voyez ce qui constitue le leitmotiv de tous les documents « fondant » et « expliquant » ces abandons, ces départs lamentables, cette transgression à la discipline de parti, cette fuite du champ de bataille. Voici un document signé, entre autres, par le camarade Chliapnikov. « Nous nous en tenons, y est-il dit, au point de vue qu'il est nécessaire de constituer un gouvernement socialiste, avec tous les partis soviétiques » (on entendait alors par partis soviétiques non pas ceux qui professaient une « plateforme soviétique», mais ceux qui, à l'époque, faisaient partie des Soviets, à savoir les bolcheviks, les mencheviks, et les s.-r. — N. B.). « Nous considérons que seule la mise en place d'un gouvernement de ce type permettrait de consolider les fruits de la lutte héroïque de la classe ouvrière et de l'armée révolutionnaire au cours des journées d'Octobre et novembre. Nous pensons qu'hors de cela il n'y a qu'une voie : le maintien d'un gouvernement purement bolchevique par le moyen de terreur politique. C'est la voie dans laquelle a choisi de s'engager le Conseil des Commissaires du peuple. Nous ne pouvons et ne voulons pas l'accepter. Nous voyons que cela conduit à écarter les organisations prolétariennes de masse de la direction de la vie politique, à établir un régime irresponsable et que cela conduira à la défaite de la révolution et du pays. Nous ne pouvons assumer la responsabilité de cette politique, c'est pourquoi nous déclarons au CEC renoncer à notre titre de commissaires du peuple »36.

Voilà une citation brève mais éloquente d'une longue lettre de Zinoviev, Kamenev et d'autres : « Nous quittons le Comité central, écrivent-ils, au moment de la victoire, au moment de la domination de notre parti, parce que nous ne pouvons considérer calmement cette politique du groupe dirigeant du CC qui conduit à la perte par le parti ouvrier des fruits de cette victoire et à la débâcle du prolétariat »37.

Bien entendu, ces conclusions politiques ne sont pas survenues ex nihilo. Non, elles sont parfaitement « justes », elles sont la conséquence d'un certain point de vue sur notre révolution. En fait, puisque la révolution bourgeoise n'était pas encore achevée et n'avait pas encore débouché sur une révolution socialiste (et cela parce que le prolétariat est encore faible chez nous, parce que la majorité de la population est paysanne, et ne peut donc être d'aucun secours comme force ne serait-ce que prêtant son concours à la révolution socialiste) force est bien d'en conclure que la dictature du prolétariat — dans ces conditions — est un objectif irréalisable, une aventure dangereuse. Bien entendu, on peut obliger le parti à se lancer à corps perdu dans cette aventure, mais il n'en sortira rien de bon, comme d'aucune aventure : le parti doit s'attendre soit à une débâcle immédiate, soit à sa mort inéluctable au bout d'un certain temps de domination. Il ne peut en être autrement : car même une fois solidement installé au pouvoir, il ne pourra assumer cette condition nouvelle que par la violence, par les baïonnettes de la dictature. Or les baïonnettes vous placent dans une situation instable et incommode. Le parti, dans cette situation, ne pourra pas éviter de s'éloigner du prolétariat, ce qui ne manquera pas de rétrécir le cercle des forces révolutionnaires jusqu'à ses propres limites, et une fois mis en évidence, contre son propre désir, le caractère peu raisonnable, insensé, l'irréalisme d'une telle démarche, il laissera la révolution à la vindicte de ses détracteurs.

Ici, il n'est pas inutile de noter que ces premières conclusions de la théorie selon laquelle une révolution socialiste est impensable chez nous, qui est aussi une théorie de la défiance envers les forces de notre prolétariat, et de la sous-estimation de la paysannerie, laissent transparaître des notes qui, par la suite, seront reprises maintes et maintes fois, à chaque flambée d'humeur oppositionnelle. Le prolétariat est faible, il n'a pas d'aide à attendre — cette aide ne viendra certainement pas de la campagne — alors pourquoi songer à construire le socialisme !? Ces tentatives sont vouées à l'échec, elles déboucheront obligatoirement sur leur contraire ; s'acharner conduira à transformer le nouveau régime en un régime irresponsable de pression bureaucratique de l'appareil, de terreur politique. Cela le conduira à se détacher des masses, pour aboutir finalement à une dégénérescence du parti lui-même. En un mot, il ne sortira rien de bon des tentatives des bolcheviks pour construire le socialisme « dans un seul pays ». En revanche, on aura tout ce que l'on voudra d'autre ; cela pourrait même aller jusqu'à la « pétrification asiatique » dont parlait un bourgeois allemand que nous avons déjà cité, Schiemann...

Maintenant, que l'on me permette de faire certaines conclusions.

D'abord, la comparaison de tous les points de vue que nous venons d'analyser, — ceux de la social-démocratie européenne, de Bogdanov et Bazarov, ceux des mencheviks russes, de Trotski et de Kaménev-Zinoviev — permet d'établir une coïncidence totale sur le fond : à propos du caractère de la révolution russe, à propos du rapport des forces internes de la révolution russe, à propos de la question de la maturité de la structure économique de la Russie quant à obtenir certains acquis socialistes. Dans le cadre de ces questions, on peut dire sans aucunement exagérer les convergences réelles, qu'il y a similitude de fond entre toutes ces positions. Bien entendu, si nous soulignons les éléments communs à une position de départ, nous ne voulons pas pour autant dire que tous les groupes que j'ai énumérés aboutissent à des conclusions identiques. Non, ces conclusions sont différentes : certains personnages sont devenus des héros de la révolution, d'autres l'ont combattue, d'autres encore se sont honteusement traînés à ses pieds. La justice commande de noter que les conclusions étaient divergentes dans le cadre d'un même groupement. Plekhanov, par exemple, s'est détaché de ses amis lorsqu'il a refusé — on le sait maintenant — les tentatives d'en finir avec une révolution peut-être « prématurée » mais néanmoins prolétarienne. Les conclusions étaient différentes également au sein d'un autre groupe : durant les journées d'Octobre, Trotski a tiré certaines conclusions, mais il marchait aux premiers rangs des combattants ; Kamenev et Zinoviev ont abouti à d'autres conclusions. Trotski escomptait que même si, en vertu des causes internes, l'échec était inévitable, on réussirait malgré tout grâce à l'aide du prolétariat occidental. Aussi, disait-il : en avant ! Kamenev et Zinoviev raisonnaient autrement : c'est précisément parce que l'échec était inéluctable, tout bien considéré la composition interne des forces, qu'il ne servait à rien de vouloir aller si vite : donc, se cantonner à l'arrière.

Les conclusions, répétons-le, sont différentes, mais l'assise théorique (entendons par là les appréciations des forces motrices de la révolution, l'approche de l'appréciation du bloc ouvriers-paysans, la solution de la question de la combinaison des forces et de la possibilité, pour la petite classe ouvrière, d'entraîner à sa suite l'immense machine paysanne ; entendons par là la solution de la question du conflit inévitable entre ces forces ; la solution de la question du caractère de la révolution russe, en d'autres termes, de la possibilité du socialisme dans notre pays), l'assise de tout cela est la même pour tous. Et cette « assise » est si éloignée de la façon dont Lénine posait la question que si elle rappelle cette dernière, c'est uniquement par opposition, mais en aucun cas par convergence. Lénine posait la question de la maturité du capitalisme en Russie non point du tout avec cette simplicité bornée propre à nombre d'intelligences qui le critiquaient. Lénine n'a jamais contesté les affirmations qu'en Russie il y avait bien moins de conditions matérielles pour construire le socialisme qu'en Europe occidentale ou en Amérique du Nord. Mais par ailleurs, il pensait que dans aucun pays il y avait une situation telle qu'après que les communistes s'étaient emparés du pouvoir, le socialisme naîtrait immédiatement, tout prêt, sous tous ses aspects. Dans chaque pays, même dans le plus développé, même aux Etats-Unis d'Amérique du Nord il y aurait une situation telle qu'il faudrait une assez longue étape historique avant que l'organisation de l'économie n'englobe l'ensemble du complexe économique national.

Cela n'empêchait pas Lénine de juger que dans l'économie arriérée de la Russie il existait un îlot qui pouvait servir de point de départ à des opérations socialistes. Et cela d'autant plus qu'à l'intérieur du pays nous avons une combinaison particulière de « révolution prolétarienne et de guerre paysanne », une combinaison que Marx jugeait être la condition la plus propice à une victoire du prolétariat. Les conditions particulières de genèse de la révolution à partir d'une guerre impérialiste, la combinaison particulière des forces à l'intérieur du pays, l'existence d'une certaine base matérielle comme point de départ à un mouvement, tout cela, considéré ensemble, permettait une progression systématique en direction de la révolution socialiste. Simplement, il faut soigneusement consolider le secteur économique socialiste, en faire une base opérationnelle, et après seulement, en l'utilisant comme levier de commande, commencer de façon planifiée, sans hâte excessive, à regrouper tous les éléments économiques sous influence socialiste.

Après tout ce qui vient d'être dit, il n'est pas superflu de poser la question de savoir quelles conclusions doivent être tirées, dans le cadre d'une application conséquente de ce point de vue, d'une défiance envers la possibilité de construire le socialisme dans nos conditions, point de vue commun aux sociaux-démocrates européens, à Bogdanov-Bazarov, à Trotski, à Kamenev-Zinoviev.

Nous en avons déjà dit quelques mots ; maintenant, il convient de le souligner avec davantage de force. Il se trouve qu'appliqué avec esprit de suite ce point de vue de la défiance aboutit à l'une de ces deux thèses : sans le triomphe d'une révolution ouvrière internationale, les bolcheviks périront, soit parce qu'ils seront renversés, soit sous l'effet de leur propre dégénérescence. Il n'y a pas d'autre solution. Parce que s'il n'y a pas de conditions objectives à une révolution socialiste, si la dictature du prolétariat, en tant que dictature prolétarienne, ne peut exister durablement, elle peut au mieux garder sa forme, tout en modifiant son contenu. En d'autres termes, l'Etat prolétarien doit devenir «quelque chose de très éloigné d'un Etat prolétarien».

Si, socialement parlant, nous observons le poids immense de la paysannerie et si l'affrontement avec elle est inévitable alors la dégénérescence (si nous « survivons ») de notre Etat est inéluctable qui, sous la pression de la paysannerie, fait de plus en plus de concessions à cette paysannerie, laquelle fait le jeu des couches aisées. Par conséquent, on verra se développer une forme concrète de dégénérescence de notre Etat, sa « koulakisation ». Autrement dit, dans les présupposées opportunistes établies dès l'été 1917, on retrouve toute entière l'idéologie de l'opposition actuelle qui, à partir du fait même de notre existence, évoque les tendances de notre dégénérescence. Le principe théorique de l'opposition aboutit inéluctablement à ces conclusions-là. Il est vrai que ce sont là des conclusions que les sociaux- démocrates avaient faites avant les communistes oppositionnels. A cet égard, on pourrait taxer les œuvres de Kautsky de vademecum de l'opposition communiste en Union Soviétique, autrement dit de compagnon du communiste oppositionnel. Mais cette circonstance ne fait que souligner l'éloignement idéologique de notre opposition du léninisme. Si elle parle de « koulakisation », Bauer disait la même chose bien avant. Il dit encore aujourd'hui qu'il y a dans notre économie bon nombre d'éléments socialistes ; il considère aujourd'hui encore que nous ne sommes pas tout à fait un parti ouvrier ; il suppose « seulement » que nous commençons à prendre une coloration paysanne, et tel est notre destin.

Paul Levi dans la préface à une brochure anti-léniniste de la camarade Rosa Luxemburg (brochure qu'il a éditée contre la volonté de la défunte révolutionnaire) écrit la même chose38. Daline, dans le livre que nous avons déjà cité, écrit que « subjectivement » nous avions une révolution prolétarienne, mais qu'objectivement ce n'est rien d'autre qu'une révolution bourgeoise, parce qu'elle est inévitablement paysanne, etc., etc. Quant à l'autre courant théorique — Bogdanov et Bazarov — n'affiche-t-il pas une théorie de notre dégénérescence bureaucratique inévitable, théorie dont est tellement entichée aujourd'hui l'opposition unie ? Si les sociaux-démocrates soulignent au premier chef l'aspect paysan, Bogdanov insiste résolument sur la seconde moitié de ce processus de notre « dégénérescence », à savoir notre dégénérescence bureaucratique (avec une technocratie, une caste « d'organisateurs »). Dans le discours de certains oppositionnels à l'Académie communiste, on a même parlé de « Cavaignacs ». Mais cette sottise n'a rien d'original. Elle a depuis longtemps était « émise » par Parvus et Kautsky et autres gentlemen, parce que toute cette société ne croit pas à la possibilité d'une révolution triomphante chez nous. Or comme les « maudits bolcheviks » ne quittent pas la scène, il ne reste plus qu'une possibilité, un espoir, une étoile lumineuse : la dégénérescence, le bonapartisme, le césarisme, et autres « thermidors ». La théorie de la dégénérescence est entièrement le produit des points de vue social-démocrates, bogdanoviens, trotskistes, kaménévo-zinoviévistes émis en octobre...

Après cette introduction historique, nous pouvons revenir à la même question, mais en considérant la façon particulière dont elle a été posée au cours des débats littéraires avec l'opposition. Nous passons à la question de la « construction du socialisme dans un seul pays ». Le mieux est de prendre la formulation que nous a donnée le camarade Zinoviev, parce qu'elle peut être envisagée comme une sorte de point de vue officieux de notre opposition.

Le camarade Zinoviev pose la question ainsi. Il faut, dit-il, distinguer deux choses, et plus précisément : « 1) la possibilité garantie de construire le socialisme : elle est parfaitement envisageable (!!) dans le cadre d'un seul pays et 2) la construction définitive et la consolidation du socialisme39 ».

Voilà comment est posée la question. Le camarade Zinoviev commence par se référer à une citation de Lénine. Au Xe congrès Lénine disait que l'on ne pouvait parler de succès définitif de la révolution socialiste « qu'à deux conditions » : 1) qu'il ait le soutien d'une révolution dans des pays avancés et 2) après accord avec la majorité de la paysannerie40.

Le camarade Zinoviev évoque plus loin toute une série de citations de Lénine ou celui-ci affirme que la « victoire définitive du socialisme dans un seul pays est impossible ».

Il ne fait aucun doute que l'on peut trouver en très grand nombre chez Lénine des citations résumables par l'idée générale de l'impossibilité d'une victoire définitive du socialisme dans un seul pays, et plus précisément le nôtre ; cette formulation, dans l'acception où elle nous est opposée à celle de Zinoviev (nous en parlerons plus bas) est tout à fait juste.

Avant d'aborder son interprétation, il convient malgré tout de dire que l'on peut opposer aux citations rapportées par Zinoviev un certain nombre d'autres citations, qui figurent également dans l'ouvrage du camarade Zinoviev. Nous en citerons trois qui, en bonne logique formelle, constituent en quelque sorte une contradiction à la thèse sur laquelle s'appuie au premier chef le camarade Zinoviev. Plus précisément, chez Zinoviev, à la page 269 de son livre, on trouve, en liaison avec une citation de Lénine sur la loi de l'inégalité de développement capitaliste41, le raisonnement suivant :

« Le prolétariat vainqueur de ce pays (qui s'est engagé dans la voie de la révolution. — N. B.) après avoir exproprié les capitalistes et organisé chez lui une production socialiste42 se dresserait contre le reste du monde capitaliste, attirant à lui les classes opprimées d'autres pays, les poussant à l'insurrection contre le capitalisme, et intervenant, en cas de nécessité, par la force des armes contre les classes exploiteuses et leurs Etats ».

Le plus intéressant, dans cette citation, c'est l'idée de Lénine que le prolétariat non seulement vaincra, mais organisera chez lui une production socialiste. En d'autres termes, le camarade Lénine parle ici de la possibilité d'organiser une production socialiste, c'est-à-dire, pour traduire cela d'une langue étrangère en russe, de la possibilité de construire le socialisme dans un seul pays.

Rapportons une autre citation extraite de l'article « De la coopération ». Lénine écrit ici que nous avons

«... tout ce qui est nécessaire pour édifier une société socialiste intégrale »43.

Et plus loin :

« Ce n'est pas encore la construction de la société socialiste, mais c'est tout ce qui est nécessaire et suffisant à cet effet »44.

Il ne fait donc aucun doute que pour le camarade Lénine il est parfaitement possible de construire une société socialiste intégrale. En d'autres termes, il juge possible non seulement de tenter de le construire, mais aussi la construction même du socialisme. Nous bâtissons le socialisme et nous pouvons mener cette œuvre à bien, parce que nous avons « tout ce qui est nécessaire et suffisant » pour cela. Maintenant, tâchons de confronter tout ce qui est dit dans ces citations. D'une part, il en ressort que la victoire définitive du socialisme dans notre seul pays est impossible ; d'autre part, que nous pouvons mettre sur pied une production socialiste et que nous avons toutes les conditions indispensables pour parvenir intégralement à un nouveau régime socialiste. Comment concilier ces assertions apparemment contradictoires ? Et y a-t-il ici contradiction chez Lénine lui-même ? Ne professait-il pas dans un cas un point de vue, et ailleurs un autre point de vue ? Ou alors tout cela cache-t-il quelque chose que précisément ne comprend pas notre opposition ? Si l'on considère l'ensemble des interventions des camarades de l'opposition, on décéléra partout une volonté de s'appuyer sur la première série de citations, qui semblerait confirmer la « théorie » de l'opposition. Mais ces mêmes oppositionnels cachent, sans même en faire l'analyse, Vautre série de citations, qu'avancent contre eux les partisans du Comité central. Où trouver la clé d'une solution de tout cela ? Il faut la chercher chez Lénine même, et on peut la trouver très facilement si l'on regarde de plus près les propos de Lénine, notamment ceux qui sont contenus dans ses derniers travaux. Il nous semble que la clé du problème peut être trouvée dans la dernière citation prise dans l'article «De la coopération» dont il a été question.

Lénine écrit :

« Je dirais bien que pour nous, le centre de gravité se déplace vers l'action éducative, n'étaient les relations internationales le devoir que nous avons de défendre notre position à l'échelle internationale »4546.

Cette même citation précise comment interpréter un certain nombre de thèses de Lénine relatives au fait que la victoire définitive du socialisme dans un seul pays (dans notre pays. — N. B.) est impossible. Son idée se réduit à ceci. Si nous partons d'une combinaison de forces à l'intérieur de notre pays, alors malgré son retard, malgré les immenses difficultés qui procèdent de ce retard, nous avons tout ce qui est nécessaire et tout ce qui est suffisant pour construire le socialisme. Nous pouvons engager la construction et nous pouvons construire une société socialiste. Cette prise de position de Lénine est totalement opposée à celle des sociaux-démocrates ; c'est une position parfaitement distincte de celle du camarade Trotski. C'est une position fondamentalement différente de tous ces « courants », « nuances » et « groupes » qui considèrent que (eu égard au fait que l'immense majorité de la population est paysanne) dans une telle combinaison de forces sociales nous sommes inexorablement voués à notre perte ou à la dégénérescence. Voilà qui est nier cette position sur toute la ligne.

La thèse de Lénine quant à la possibilité de construire le socialisme intégral est en même temps une réponse à la question du caractère de la révolution russe. C'est une réponse à la question de savoir si l'on peut ou non, pour des raisons internes, entreprendre et mener à son terme l'édification du socialisme, et cette réponse est positive. Mais ce n'est pas toute la réponse : parallèlement, Lénine nous dit : mais nous ne vivons pas seuls au monde ; outre une combinaison interne de forces dans notre pays, il y a encore une situation internationale. Cette situation est grosse de dangers divers qui, pour cette raison font planer des menaces : les guerres, les interventions, les blocus, etc. ; elle est liée à notre devoir internationaliste qui est de promouvoir plus avant la révolution internationale.

Et nous n'avons pas en poche de garantie, que nous construirons effectivement jusqu'au bout le socialisme sans l'aide du prolétariat de l'Europe occidentale, que nous mènerons la révolution à son terme, autrement dit, que nous parviendrons à une société socialiste intégrale.

Ainsi donc, lorsque Lénine dit que la victoire définitive du socialisme dans un seul pays est impossible, il entend par là : n'oubliez pas que vous avez encore un environnement international ; ne vous plaignez pas de voir que vous ne pouvez pas construire le socialisme à cause de notre retard technique et économique, parce que nous avons quand même tout pour construire le socialisme ; mais n'oubliez pas que vous ne vivez pas seuls au monde, n'oubliez pas que vous vous trouvez dans un environnement international, et qu'en ce sens vous aurez à faire face aux forces considérables du capitalisme international. Telle est précisément l'idée qu'exprime la citation que nous avons proposée, une idée que rapporte une infinité de fois le camarade Zinoviev sous diverses variantes. Si l'on passe à la loupe tous les extraits de Lénine (y compris ceux que cite le camarade Zinoviev dans son Léninisme) contre la « victoire définitive du socialisme dans un seul pays », on verra sans peine qu'il y est question précisément du danger extérieur. Pourtant, le camarade Zinoviev embrouille les choses, il met dans un même panier les dangers internes et externes. A cet égard, quoi de plus curieux que ce qui suit. A la page 278 de son ouvrage, le camarade Zinoviev écrit :

« Personne, espérons-le, n'adressera un reproche de pessimisme à un livre comme L'ABC du communisme1247. Ce livre a été écrit alors que la révolution marchait, triomphante, de victoire en victoire. Nous y lisons :
« La révolution communiste ne peut vaincre que si elle est une révolution mondiale... Dans une situation où les ouvriers n'ont triomphé que dans un seul pays, l'édification économique (ce qui est souligné — l'est dans le texte original) est extrêmement difficile... Si pour le triomphe du communisme la victoire de la révolution mondiale et l'appui réciproque des ouvriers entre eux sont nécessaires, cela signifie que la solidarité internationale de la classe ouvrière est la condition indispensable de la victoire ».
Ce n'est pas du « pessimisme » c'est simplement l'abc du communisme (sans guillemets).

Par conséquent, le camarade Zinoviev pense, par simplicité d'esprit, qu'il peut s'abriter derrière l'abc du communisme. Hélas ! En réalité, cet abc (tout comme L'ABC) témoigne totalement contre lui.

Considérons d'abord le camarade Zinoviev a placé ces points de suspensions. Il en a mis par deux fois. Voyons ce qu'il y a dans L'ABC à ces endroits. A la suite de l'idée que la révolution communiste ne peut triompher que comme révolution mondiale, on trouve cet endroit, qu'a omis le camarade Zinoviev:

« Si, par exemple, dans un pays quelconque la classe ouvrière s'emparait du pouvoir, mais que dans les autres pays le prolétariat soit sincèrement dévoué au capitalisme, ce pays serait finalement étranglé par les grands Etats de rapine. En 1917, 1918 et 1919, toutes les puissances essayèrent d'étrangler la Russie soviétique ; en 1919, elles ont étranglé la Hongrie soviétique. Mais elles n'ont pu étouffer la Russie soviétique, parce que la situation intérieure des grandes puissances était telle qu'elles pouvaient craindre d'être renversées elles-mêmes par la pression de leurs propres ouvriers réclamant le retrait des troupes de la Russie. L'existence de la dictature prolétarienne dans un seul pays est continuellement menacée si elle ne trouve pas d'appui chez les ouvriers des autres pays. En outre...(plus loin suit l'endroit que cite Zinoviev sur la difficulté, et non l'impossibilité, camarade Zinoviev ! de l'édification économique).

Ensuite vient la seconde omission chez Zinoviev. Nous rétablirons cet endroit-là aussi, parce qu'il explique la cause de ces difficultés : « Ce pays, lisons-nous dans L'ABC ne reçoit rien ou presque rien de l'étranger : il est bloqué de tous côtés ».

Le camarade Zinoviev joue habilement de ces citations ! Il place très opportunément les points de suspension, précisément là où il en a besoin, où cela satisfait l'opposition ! Complétons les citations de L'ABC en nous référant au paragraphe 45, où il est question du caractère petit-bourgeois du pays, des instincts de propriétaire de la paysannerie, et des survivances de ces instincts jusque chez une fraction des ouvriers. Quelles conclusions en tire-t-on dans L'ABC ? 1) L'œuvre d'édification du communisme en Russie est «d'une extrême difficulté» ; 2) différents obstacles d'ordre interne «compliquent la réalisation de nos tâches, sans pourtant la rendre impossible ». Cela n'a rien à voir avec du Zinoviev, c'est du Lénine.

Ainsi donc, le camarade Zinoviev dénature Lénine, et il a tout à fait tort de faire référence à « L'ABC du communisme ». Le camarade Zinoviev cherche bien vainement à embrouiller la question. Il serait insensé de se disputer pour savoir si nous avons la garantie de construire le socialisme quelle que soit la situation internationale, dans le cas d'une intervention, par exemple, des pays capitalistes. Il est clair que la seule garantie contre danger extérieur c'est la révolution internationale.

Il n'y a aucune discussion à ce sujet chez nous. Tel n'est pas l'objet du débat. Ce n'est pas là que passe la ligne de partage entre notre Comité central et l'opposition. Le débat est de savoir si nous pourrons construire le socialisme, en faisant abstraction des affaires internationales. Autrement dit, ce qui est en question c'est le caractère de notre révolution. Pouvons-nous dire, avec Lénine, que le centre de gravité est pour nous transféré sur le plan culturel, n'étaient nos obligations internationales, etc. ? Ou alors notre retard doit-il inexorablement nous précipiter au fond ? Voilà la question. Et c'est bien ce dont témoigne l'histoire des divergences avec l'opposition actuelle. Pour la première fois, nous avons affiché des divergences sur cette question lors d'une réunion du bureau politique où le camarade Kamenev et, en partie, le camarade Zinoviev ont déclaré que nous ne viendrions pas à bout des tâches d'édification du socialisme, parce que nous avions une infrastructure technique et économique arriérée48. Nous en avons parlé aussi au XIVe congrès, par conséquent, la question n'est pas aussi simple qu'elle le paraît au premier abord, et nous sommes tenus de distinguer la bonne façon de la poser de la mauvaise. On peut évidemment s'interroger : pourquoi toutes ces subtilités ? Pourquoi nous faut-il d'une part poser la question de l'éventualité d'avoir à lutter contre le monde capitaliste, contre des interventions capitalistes, des guerres, etc., et pourquoi faut-il, d'autre part, détacher de cette question celle de la combinaison interne de nos forces, alors que dans la réalité l'une et l'autre vont de pair ?

Pour répondre, il convient de citer un certain nombre d'arguments de poids, très convaincants. De fait, si nous avons à vivre une certaine période du développement mondial, quelques années, dirons-nous, envisager une impossibilité de construire le socialisme dans notre pays en vertu de notre retard technique et économique, pour la raison que nous avons une paysannerie pléthorique doit nous inciter à penser que durant toute cette période pacifique nous allons vers une dégénérescence.

Si nous répondons par la négative à une question que Lénine résolvait de façon positive lorsqu'il analysait les forces internes de notre développement, il faut donc résolument tout mettre en doute : le caractère socialiste de nos entreprises d'Etat, le caractère socialiste de notre dictature, le caractère socialiste de la dynamique de notre développement économique et le caractère socialiste de la dynamique de notre Etat. Car si nous répondons par la négative à la question de savoir s'il est possible de construire le socialisme étant donné la combinaison des forces de classe existant dans notre pays, alors le développement des forces productives coïncidera obligatoirement avec un développement qui donnera plus ou moins un avantage aux éléments capitalistes. Voilà qui « garantira » un caractère de développement qui, très certainement, déplacera le centre de gravité du côté de la paysannerie, au détriment de la classe ouvrière. Cela s'accompagnera obligatoirement dans le système de notre appareil d'Etat d'un regroupement des hommes tel que l'on pourra monter à la tribune et dire qu'en haut nous nous transformons en une bureaucratie détachée de la masse ouvrière, tandis que les étages inférieurs de l'appareil de l'Etat sont noyés par les éléments koulaks. Autrement dit, toute la « position de l'opposition » aujourd'hui, qui consiste à attaquer le parti pour prouver notre dégénérescence, découle du fait que les camarades mettent en doute les passages de Lénine où il dit franchement que nous avons tout ce qui est nécessaire et suffisant pour construire une société socialiste.

De cette dissection de la question découle aussi une manière effectivement marxiste révolutionnaire et effectivement internationaliste de poser la question.

Si l'on parle de révolution internationale à tort et à travers, cela ne prouve pas toujours un maximum d'esprit révolutionnaire. On peut poser la question du caractère international de la révolution tout en étant en contradiction directe avec un point de vue révolutionnaire. Chez Liber, par exemple, on trouve un passage très subtil où il explique en quoi une révolution prolétarienne se distingue d'une révolution bourgeoise. Enumérant les traits particuliers d'une révolution prolétarienne, M. Liber écrit : « Enfin, l'autre trait caractéristique de la révolution socialiste est son caractère international (voyez vous cela, son « caractère international »! — TV. B.). Le régime socialiste se substitue au capitalisme. Le trait distinctif du régime capitaliste c'est qu'il met en place une économie mondiale... C'est pourquoi on ne peut imaginer l'édification du socialisme dans une partie quelconque de cette économie, sans que toute l'économie mondiale soit affectée. La révolution socialiste n'est envisageable que comme une révolution internationale, et par conséquent elle présuppose une certaine situation non seulement dans un, deux, trois, quatre, cinq pays, mais dans la majorité des pays industriellement évolués, faute de quoi il y aurait affrontement inévitable entre les pays non préparés au socialisme et ceux qui sont déjà mûrs pour lui »..

On voit clairement ici de quel caractère international il est question, et comment on le justifie : « Ne fais pas la révolution, ne construis pas le socialisme, sinon tu auras à affronter d'autres pays». La révolution internationale n'est ici présentée que comme une pièce en un acte très courte ; comme si d'un seul coup les prolétariats de tous les pays entraient dans l'arène de l'histoire pour crier : « Vive la révolution ! » Après quoi on leur servirait en un rien de temps le socialisme sur un plateau. Pratiquement, le sens politique de cette façon d'en appeler à la révolution mondiale tient dans cette morale : « N'avance pas, n'accomplis pas de révolution dans un pays, parce que de toutes les façons tu n'as aucune chance de triompher ». Ce qui, traduit dans une langue plus moderne, signifie : « Que peux-tu bien faire tout seul à vouloir construire le socialisme dans une rue de la cité des Sottises. Pourquoi t'en tiens- tu à un point de vue si étroitement national ? » « Si tu commence la révolution dans un pays, tu cesseras d'être un véritable internationaliste », nous dit Liber.

Cet « internationalisme »-là est le revers de la médaille de la social-trahison.

Répétons encore une fois que le débat est à propos des forces internes et à propos des dangers liés à l'étranger. Ce qui est en question, par conséquent, c'est le caractère de notre révolution.

Lorsque nous parlons de la construction du socialisme dans un seul pays, nous avons en vue le nôtre. Nous ne pouvons pas dire que l'on peut construire le socialisme dans tout pays. Si, par exemple, nous étions en présence d'un pays parfaitement arriéré, sans même le minimum de conditions matérielles à la construction du socialisme que nous avons chez nous, nous ne pourrions pas tirer nos conclusions. Par conséquent c'est bien de notre pays que nous parlons, avec tout ce qui le caractérise, avec sa technique, son économie, ses rapports sociaux et de classe, son prolétariat, sa paysannerie, avec des rapports déterminés entre ce prolétariat et cette paysannerie. Voilà comment il faut poser la question. Et envisager une possibilité de construire le socialisme dans notre pays, c'est poser la question du caractère de notre révolution.

Puisque celle-ci présuppose malgré tout des rapports tels que la construction du socialisme est possible, puisque nous avons « tout ce qui est nécessaire et suffisant » pour construire le socialisme, il est clair que dans le processus même de cette construction du socialisme il n'y a nulle part d'instant zéro à partir duquel cette construction serait impossible. Si à l'intérieur du pays nous observons une combinaison de forces telle que par rapport à chaque année précédente le secteur socialiste prévaut, dans l'économie, et qu'il progresse plus vite que le secteur capitaliste privé, au fil des ans nous prenons des forces. Si l'on calcule une « moyenne », en faisant abstraction de toute une série de zigzags et de hasards éventuels qui finissent par s'équilibrer mutuellement, nous observerons, dans l'ensemble, une ligne ascendante du développement.

On ne comprend absolument pas d'où pourrait surgir, à l'intérieur du pays, une force capable d'entraver les nouveaux développements de l'édification du socialisme. Mais puisque dans la réalité la vie ne suit pas son cours uniquement sur le territoire de l'Union Soviétique, puisque la dictature du prolétariat ne se situa pas sur une île isolée quelconque, mais occupe un sixième du globe, dans un entourage de cinq sixièmes de pays capitalistes, il y a alors toute une série de dangers de caractère international. Posons-nous cette question : avons-nous des garanties absolues contre d'éventuelles interventions? A cela, il faut répondre par la négative. Et puisque tout dans la réalité est interdépendant, puisqu'il y a des jeux d'influences réciproques, Lénine a donc parfaitement raison de dire que la victoire définitive du socialisme dans notre seul pays est impossible dans le contexte d'un entourage capitaliste. Mais lorsque les camarades Zinoviev, Kamenev, Smilga et d'autres «réduisent» cette idée à ceci qu'il est impossible de parvenir à une société socialiste intégrale à cause de notre retard technique, c'est faux, et cette idée doit être combattue à tout prix. Combattue parce qu'autrement on ne peut défendre des options qui ont été esquissées par le camarade Lénine. Tout sarcasme à propos du socialisme « dans une rue », « à Trivial », à la « cité des Sottises » doit être rejeté par tout vrai révolutionnaire. Les gens pensent que ces plaisanteries éculées sont fort spirituelles. Mais ils n'imaginent pas qu'elles sont simplement pitoyables, qu'elles ne font que reprendre les mots d'esprit de Kautsky sur le « socialisme au Turkestan », les flèches de Hilferding sur le « socialisme des mollahs de Boukhara », etc. Sottises que tout cela, comme si ces plaisanteries social-démocrates cachaient un internationalisme révolutionnaire. En fait, nous observons ici tout simplement une désertion au moment crucial.

Aujourd'hui, nous sommes submergés par de nouvelles difficultés liées à notre retard technico-économique, liées au fait que nous devons trouver les moyens pour de grands investissements ; liées enfin à des rythmes du développement plus lents que ce qui serait possible si une révolution prolétarienne avait triomphé en Europe. Cette révolution victorieuse aurait radicalement modifié la situation ; les rythmes d'industrialisation de notre pays se seraient très fortement accélérés au bout d'un certain temps. Nous devrions organiser autrement nos forces productives ; nous observerions un autre rapport entre la ville et la campagne ; nous pourrions beaucoup plus rapidement entraîner dans l'orbite de l'influence de l'industrie notre agriculture arriérée. En un mot, les rythmes seraient beaucoup plus rapides. Aujourd'hui nous avançons avec une lenteur excessive. Mais ces rythmes relativement lents (comparés aux rythmes d'une économie européenne socialiste unie) ne doivent pas nous inciter à nier la possibilité de construire le socialisme dans notre pays. Ces rythmes n'expriment qu'une difficulté, relativement importante, de notre œuvre édificatrice.

Voilà comment il faut résoudre la question de la possibilité de construire le socialisme dans un seul pays. Pour relier cette question à d'autres plus générales nous nous permettrons de rappeler ce qui suit. En 1923, au cours d'une polémique, nous disions : si le camarade Trotski a raison, et si notre pays, sans l'aide politique du prolétariat de l'Europe occidentale, n'est pas en mesure de maintenir la dictature du prolétariat parce qu'il doit affronter la paysannerie, cela nous oblige à tirer des conclusions très importantes. Parce que si nous étendons la révolution prolétarienne au monde entier, nous obtenons approximativement le même rapport de forces entre le prolétariat et la paysannerie que celui qui existe en Union Soviétique. Car si le prolétariat prend le pouvoir en Angleterre, il aura affaire à l'Inde et à d'autres anciennes colonies britanniques, Si le prolétariat prend le pouvoir en France, il aura affaire à l'Afrique. Si le prolétariat prend le pouvoir dans le monde entier, il aura affaire à tous les autres pays paysans. Le prolétariat mondial devra résoudre un problème : comment vivre en bonne entente avec la paysannerie mondiale ? Et si l'on retrouve des rapports approximativement équivalents à ceux qui existent en Union Soviétique, et après avoir tiré les conclusions qui s'imposent de la théorie de l'échec inévitable sans aide de l'extérieur, on en viendra volens nolens à poser la question à la manière de Cunow, qui proclame que le monde « n'est pas mûr » pour la révolution socialiste. Il y a un nombre considérable de paysans qui, selon Trotski, entreront « inéluctablement » en conflit avec le prolétariat. Puisqu'en Chine ils sont 400 millions, la révolution y est « inévitablement » vouée à sa perte : en effet, il n'est pas question d'aide de l'extérieur. Voilà où conduit la théorie formulée par l'opposition. Si elle ne tire ses conclusions-là, c'est simplement parce qu'elle n'a pas réfléchi à la question jusqu'au bout, c'est parce qu'elle s'arrête à mi-chemin. Lorsqu'on parle de l'Angleterre, on pense Londres, Manchester et l'on oublie les autres parties du monde qui, à l'heure actuelle, sont attachées à l'Angleterre, on ignore avec un semi-dédain une masse colossale de peuples coloniaux et semi-coloniaux, ce qui est une façon de manifester son « marxisme européen » raffiné.

De la même façon, on s'aperçoit que la question du caractère de notre révolution, de ses forces motrices, etc., a une très grande importance mondiale pratique.

On pourrait résumer tout ce qui vient d'être dit de la façon suivante :

Les sources idéologiques de l'opposition, ce sont indiscutablement les tendances social-démocrates. Il ne faut pas le comprendre de façon vulgaire et simpliste. Les guides de l'opposition ne sont évidemment pas des mencheviks. Mais ils affichent des tendances au menchevisme. Ils donnent le « petit doigt » au diable menchevique, cela ne fait absolument aucun doute. De leurs principes idéologiques découle un besoin incoercible de prophétiser notre perte. Le groupe de Kamenev-Zinoviev-Chliapnikov, qui fait partie intégrante du bloc oppositionnel, a prédit cette perte, comme on le sait, au cours des journées d'Octobre. Cette position leur a valu d'être taxée par Lénine, de « pessimisme criard »49. On a aussi prophétisé cette perte au printemps 1921 (particulièrement le camarade Trotski). On a prophétisé cette perte à l'automne 1923 (la célèbre « déclaration des 46 ») »50. On prédit cette perte aujourd'hui, lorsqu'on fait bloc en rangs serrés contre le parti. Toutes ces « prophéties » qui subissent échec après échec, buttent sur une théorie fausse qui, au fond, est une théorie niant le caractère objectivement socialiste de notre révolution.

N. Boukharine: Le caractère de notre révolution et la possibilité d'une construction socialiste victorieuse en URSS,

Editions ouvrières « Priboï », Léningrad, 1926.

Notes

1 P. MASLOV : Le bilan de la guerre et de la révolution, Moscou, 1918.

2 P. MASLOV: Op. cit., p. 151 (souligné par nous).

3Voir les ouvrages de Lénine : A propos du mot d'ordre des Etats-Unis d'Europe et Le programme militaire de la révolution prolétarienne (Œuvres, t. 21, p. 351-352 et t. 23, p. 84-96). (Note des Editions du Progrès)

4 A. BOGDANOV : Les questions du socialisme, Moscou, 1918, p. 48.

5 On peut aussi évoquer comme une chose curieuse une critique « marxiste » des bolcheviks par un certain Rudolf Schneider, secrétaire de « l'Union Impériale de l'industrie allemande », qui, dans sa brochure Le régime des Soviets, la socialisation et l'économie forcée, invoque Marx lui-même pour taper sur les bolcheviks et les socialistes en général. « Il y a déjà 50 ans, écrit ce défenseur savant des industriels allemands, K. Marx, grand théoricien du socialisme, a brillamment démenti tous ces utopistes et ces réformateurs du monde par une seule remarque (p. 20). Quand on parle de la réalisation pratique du socialisme, on tombe dans une utopie : « Le socialisme est revenu de la science à l'utopie... » (p.20) (Schneider Rudolf : Geschäftsführer des Reichsverbandes der deutchen Industrie « Rätesystem, Socialiserung und Zwangswirtschaft, Dresden, 1919).

6Lénine, dans ses ouvrages La faillite de la IIe Internationale, L'impérialisme, stade suprême du capitalisme, L'Etat et la révolution, La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky et plusieurs autres a soumis à une critique extrêmement vive le kautskysme. (Note des Editions du Progrès)

7 M.I. LIBER : La révolution sociale et la désagrégation sociale, Kharkov, 1919, Préface (souligné par nous).

8 Ibid., p. 57.

9V. Lénine, Œuvres, t. 30, p. 268-269. (Note des Editions du Progrès)

10 Voir à ce propos les considérations extrêmement intéressantes de Lénine. Recueil léniniste III, p. 493-494.

11 V. BAZAROV (Roudnev) : En marche vers le socialisme, 1ere éd., Kharkov, 1919, p. 21-22.

12 Ibid., p. 22.

13 Nous jugeons indispensable de rappeler au lecteur que ce point de vue caractéristique de Bazarov ne vaut que pour une période appropriée.

14 Cf. N. BOUKHARINE : « Révolution bourgeoise et révolution prolétarienne » in Recueil L'Attaque, 1ère éd., p. 232.

15A cet égard, un jugement extrêmement pertinent nous est fourni par le célèbre docteur Paul Schiemann, dans une brochure, au titre tout à fait spécifique de « L'asiatisation de l'Europe », éditée par le « Secrétariat général de la Ligue pour l'étude et la lutte contre le bolchevisme ». Ce Paul Schiemann écrit littéralement ceci au sujet de l'intervention de Kautsky : « Le meilleur (en allemand, c'est dit encore plus fort : « Das weitaus Beste ») et le plus convainquant de ce qui a été écrit du point de vue social-démocrate sur le bolchevisme c'est la brochure de Kautsky « De la dictature du prolétariat » (Il s'agit de la brochure de Kautsky La dictature du prolétariat que Lénine avait critiquée dans son ouvrage La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky. (Note des Editions du Progrès)). Schiemann explique pourquoi c'est « le meilleur et le plus convainquant » en donnant à l'appui son appréciation du bolchevisme. Il écrit à propos du bolchevisme : « La mort spirituelle, l'engourdissement interne de l'humanité, propres aux peuples d'Asie durant des millénaires, se dressent maintenant tels des fantômes aux portes de l'Europe enveloppés dans un manteau de débris d'idées européennes. Ces débris dupent un monde culturel aveuglé. Le bolchevisme est porteur de l'asiatisation de l'Europe » (Paul Schiemann : Die Asiatisierung Europas, 1919, S. 8, 9).

16 Cf. Karl KAUTSKY : Die proletarische Revolution und ihr Programm, Ver. Dietz, 2 Aufl., S. 78, 90.

17 Otto BAUER : Bolschewismus oder Sozialdemokratie, 3. Aufl., Wien, 1921, S. 7.

18 Otto BAUER: Bolschewismus oder Sozialdemokratie. On notera sans peine l'étonnante convergence de vues entre Bauer et Trotski. Mais nous en parlerons plus loin.

19 PARVUS : Der Arbeitersozialismus und die Weltrevolution, Briefe an den deutschen Arbeiter, Berlin, 1919, S. 15.

20H. STRÔBEL : Nicht Gewalt, sondern Organisation, Verl. « Der Firn », Berlin, 1921, S. 12.

21 Ibid., p. 13.

22 G.Y. PLEKHANOV : « Une année au pays » in Recueil complet d'articles et de discours. 1917-1918, t. 2, Ed. Povolotski & C°, Paris, 1921, t. 1, p. 26.

23 Ibid. t. 1 p. 246.

24 P. MASLOV : Op. cit., p. 143.

25 Ibid., p. 142.

26D. DALINE : Apres les guerres et les révolutions, Ed. « Grani », Berlin, 1922, p. 10.

27 Ibid., p. 7.

28Ibid., p. 13.

29 M.I. LIBER : Op. cit., p. 116.

30 Ibid., p. 17. Le lecteur voit que M. Liber altère singulièrement l'approche des bolcheviks, confondant le problème de savoir qui a « commencé » le premier, avec la question concernant le type de révolution. Nous avons été les premiers à percer le front impérialiste et notre prolétariat s'est le premier emparé du pouvoir, ce qui tenait en grande partie à la faiblesse de la bourgeoisie russe. Par ailleurs, il nous est plus difficile de bâtir, à cause du retard technique et économique du pays. Tout cela a maintes fois été expliqué dans les publications bolcheviques. Notons également que les ratiocinations « les plus récentes » sur 1'« étroitesse nationale » ont eu de glorieux antécédents avec Ströbel, Liber & C°. Mais le « slavophilisme » des bolcheviks, c'est encore plus fort ! Si M. Liber rattache les bolcheviks aux slavophiles, M. Tchernov nous accuse de plagier les idées de ceux que l'on appelle les « maximalistes ». « Les maximalistes populistes russes, écrit-il, ont prophétisé, dans leur fantaisie, pratiquement toutes les grandes expériences bolcheviques » (V. TCHERNOV : Le socialisme constructif, Prague, t. 1, p. 162).

31 Voir BAZAROV : Op. cit.

32 Avant-propos au livre 1905, 1922.

33 L. TROTSKI Notre révolution ». Cité d'après le livre de Boukharine A propos du trotskisme, Gosizdat, 1925, p. 114.

34Conférence de ville de Petrograd et conférence panrusse du POSD(b)R (avril 1917), Gosizdat 1925, p. 53.

35Il s’agit d’une lettre de G. Zinoviev et L. Kamenev au journal Novaïa Jizn en octobre 1917, dans laquelle ils sont intervenus contre l’insurrection armée qui se préparait, et de leur déclaration faite en novembre 1917 où ils annoncèrent qu’ils se retiraient du Comité central, ce dernier ayant refusé d’accepter leur exigence de former un gouvernement de coalition avec participation de partis conciliateurs. Alors, plusieurs membres de Conseil des Commissaires du peuple en ont démissionné pour la même raison. (Note des Editions du Progrès)

36 Archives de la Révolution de 1917. La Révolution d'Octobre. Faits et documents. Sous la direction de Popov, sous la rédaction de N. Rojkov. Ed. « Novaïa Epokha », Petrograd, 1917, p. 408.

37 Ibid., p. 409.

38Boukharine a en vue la brochure Die russische Revolution. Eine kritische Würdigung. Aus dem Nachlass von Rosa Luxemburg. Elle avait écrit cette brochure en 1918 en prison, sans avoir d’informations complètes sur la situation en Russie soviétique, ce qui s’est traduit par des appréciations fausses de la tactique des bolcheviks. (Note des Editions du Progrès)

39 G. Zinoviev : Le léninisme, Politizdat, Leningrad, 1926, p. 26.

40Cf. V. Lénine. Œuvres, t. 32, p. 225. (Note des Editions du Progrès)

41Cf. Ibid., t. 23, p. 86. (Note des Editions du Progrès)

42 Souligné par nous.

43Ibid., t. 33, p. 481 (souligné par N. Boukharine). (Note des Editions du Progrès)

44Ibidem. (Note des Editions du Progrès)

45Souligné par nous.

46Ibid., t. 33, p. 487 (souligné par N. Boukharine). (Note des Editions du Progrès)

47Le livre L'ABC du communisme, écrit par Boukharine avec pour coauteur E. Préobrajenski. Publié pour la première fois en 1919. A connu plusieurs rééditions successives. (Note des Editions du Progrès)

48 Maintenant, c'est le camarade Smilga qui trottine derrière le camarade Kamenev, jugeant que, « le point central du marxisme et du léninisme c'est l'idée qu'« il est impossible de construire le socialisme dans un pays attardé techniquement ». Le camarade Smilga met l'accent précisément sur ce retard, et il en conclut à l'impossibilité de construire le socialisme. Il ne parle pas de difficultés, mais d'une impossibilité. Voilà bien du « léninisme »! (Voir les comptes rendus sténographiques sur les débats à l'Académie communiste ; voir également l'article du camarade Slepkov « Contradictions dans la plateforme économique de l'opposition », Pravda, n° 232).

49Cf. V. Lénine : Œuvres, 4e édition russe, t. 34, p. 422. (Note des Editions du Progrès)

50Il s’agit de la « déclaration des 46 » qu’avaient faite à l’automne 1923 les participants de groupes oppositionnels qui existaient auparavant : les « décistes »», les « communistes de gauche», les trotskistes ainsi qu’un certain nombre de communistes qui jugeaient absolument impératif que soit discutée la situation dans le parti. (Note des Editions du Progrès)


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