1928

Discours publié dans l'Internationale Communiste, n°18, septembre 1928, pp.1415-1427,
repris dans L’impérialisme et l’accumulation du capital, EDI, Paris, 1977, pp. 159-178. Référence dans la bibliographie de W. Hedeler : n°1563.
En annexe, des extraits d’un texte de Sultan-Zadé, paru dans Die Kommunistsche Internationale, Heft 29-30, Juillet 1928, pp.1725-1740.

 


QUELQUES QUESTIONS DU PROJET DE PROGRAMME DE L’I.C.

N.I. Boukharine



QUELQUES QUESTIONS DU PROJET DE PROGRAMME DE L’I.C.

(Extraits d’un discours à la commission du programme en réponse à Sultan-Zadé)

Je ne suis malheureusement pas en état de répondre à toutes les questions qui ont été soulevées au cours de la discussion. Je vais donc essayer de résoudre les questions les plus importantes.

1. La nature du système capitaliste actuel, c’est-à-dire le problème du capital financier.
2. Le rapport existant entre l’impérialisme et l’époque pré-impérialiste.
3. Les théories sur les crises.
4. Les dividendes.
5. L’introduction au programme.

Le camarade Sultan-Zadé a contesté, ici, le fait que l’époque de l’impérialisme était l’époque de la domination du capital financier.

Je voudrais examiner l’argumentation de Sultan-Zadé d’une façon tout à fait objective, parce que la question est assez importante. A part quelques articles, je ne connais dans la littérature russe qu’un seul livre, celui de Finn Enotaïevsky, ex-bolchévik, qui critique la théorie du capital financier à peu près du même point de vue que Sultan-Zadé. Ce serait, je pense, une mauvaise méthode d’affirmer : puisque Hilferding a dit telle ou telle chose à tel moment, cette chose est eo ipso fausse. Hilferding a écrit son livre avant la guerre, comme Kautsky, de son côté, écrivait la brochure Le chemin du pouvoir. Comme on le sait, on trouve à la fin du Capital financier la phrase suivante : « Dans le choc formidable des éléments antagonistes la dictature du capital financier s’écroule et se transforme en dictature du prolétariat. »

Si, maintenant, quelqu’un venait et disait : « Vous prenez à votre compte la théorie d’Hilferding du renversement de la dictature du capital financier et de son remplacement par la dictature du prolétariat ; et ainsi vous prouvez que vous vous tenez sur le terrain de l’actuelle social-démocratie allemande », ce serait la marque d’une grande légèreté d’esprit. Lénine est d’accord avec cette partie de la théorie d’Hilferding. A cela Sultan-Zadé répond : Oui, mais il y a apporté d’abord quelques modifications. Naturellement, mais un certain nombre de ces modifications dérivent de sources diverses, même non-marxistes. Par exemple, le livre de Hobson n’a-t-il pas eu une grosse influence sur Lénine ? Cela ne diminue pourtant, en aucune façon, la théorie léniniste.

Prenons maintenant le deuxième argument de Sultan-Zadé : au temps de Lénine, la chose n’aurait pas été tout à fait claire, ce n’est que maintenant qu’elle apparaît avec netteté. Mais c’est précisément ce que dit Sultan-Zadé qui nous montre qu’il ne la voit pas aussi clairement que ne la voyait Lénine.

Comme nous voulons argumenter objectivement, nous allons d’abord expliquer ce que nous entendons par « capital financier ». Sultan-Zadé a, tout d’abord, complètement altéré la théorie du capital financier, et jusqu’à la notion même de ce capital. Le capital financier, ou la domination du capital financier, n’est pas la domination du capital bancaire. Le caractère fondamental du capital financier consiste précisément dans l’union, la fusion intime, du capital bancaire avec le capital industriel, et l’expression « capital financier » a cette signification. On a parlé de « haute finance », mais la « haute finance » est quelque chose de différent du capital financier. On n’a pas le droit de confondre ainsi les choses. Ce sont des choses toutes différentes. Nous entendons par capital financier une forme unifiée, une certaine pénétration des deux formes du capital, une infiltration du capital bancaire dans le capital industriel. Voilà le caractère fondamental du capital financier. Nous pouvons repousser ou accepter cette notion, nous pouvons ou non y souscrire, c’est une autre question. Mais dans le cas où nous cherchons à réfuter une théorie, nous devons accepter les notions dans le sens où les emploient les auteurs. Une argumentation comme celle de Sultan-Zadé est risible et n’est pas une discussion théorique sérieuse. Même Hilferding en parle dans une note. Il y a déjà longtemps que je l’ai lue, mais je l’ai très nettement retenue. Il pose la question de savoir si les banques dominent l’industrie et y répond par la négative. Et il traite, en effet, assez convenablement ce problème. Cet aspect de la question — l’interpénétration, l’unification des deux formes du capital — est donné comme le caractère fondamental du capital financier dans la littérature russe, dans les travaux de Lénine et dans les miens également. C’est ainsi seulement qu’on peut poser la question.

Sultan-Zadé a aussi découvert une nouvelle phrase théorique et en a tiré également les conclusions tactiques. Il déclare qu’il est parlé de la forme la plus abstraite du capital — le capital financier — mais que la classe ouvrière n’a point à se battre contre des abstractions mais contre la réalité. C’est un raisonnement enfantin. Dans quel sens emploie-t-on ces mots « forme abstraite » ? Veut-on entendre par là que la « forme abstraite » est une abstraction logique qui n’a aucune réalité ? Pas du tout. Je voudrais vous remettre en mémoire une tournure de langage analogue chez Marx. Lorsque Marx dit que le pouvoir de l’argent est un pouvoir abstrait, ou que le capital fictif représente la forme la plus abstraite du capital, ou que le capital argent est une forme plus abstraite que le capital industriel, croyez-vous que Marx conçoive alors l’argent comme une abstraction logique ? Il veut seulement insister sur le caractère impersonnel, général, de l’argent. Lorsque nous disons « pouvoir impersonnel de l’argent », nions-nous, par là, le pouvoir de l’argent en tant que force sociale effective et réelle ? Evidemment non. Comment peut-on faire usage de tels arguments ?

Sultan-Zadé a continué sur le même sujet, en disant, par exemple, que différents trusts avaient leurs propres banques. Dans un livre assez connu de Liefmann : Sociétés de financement à participation (1) dont j’ai lu, en son temps, la première édition, de plus de 600 pages — toutes ces formes de financement des filiales de sociétés, de soutiens au moyen de crédits sont traitées ; par exemple, en examinant le cas de trusts industriels quelconques possédant leurs propres banques, ou en étudiant les sortes de banques utilisées pour les sociétés filiales. Est-ce un argument contre la notion de capital financier ? Je crois le contraire. Personne ne prend ceci au sérieux. Des barbouilleurs de papier seuls pourront écrire une telle chose, mais on ne peut pas l’utiliser comme argument contre la théorie même. Que signifie le fait qu’une partie des entreprises industrielles a ses banques ou fonctionne comme institution de crédit ? Cela signifie, précisément, l’interpénétration du capital bancaire et du capital industriel. Ce n’est donc pas un argument contre notre théorie, mais contre Sultan-Zadé lui-même.

Autre argument : Le capital de l’industrie et des trusts est colossal et une infime partie seule est financée par les crédits bancaires. Il en a toujours été ainsi et il en sera toujours de même dans la société capitaliste. Mais ce fait infirme-t-il le processus d’interpénétration ? Comment peut-on avancer cela comme preuve contre ce processus d’interpénétration et d’unification ? Il est particulièrement comique de nier ce fait à l’époque actuelle. Tout le monde sait que la régénération du capitalisme de l’Europe centrale est liée aux banques américaines, que de grands investissements de l’économie allemande ne sont pas dus à autre chose qu’au soi-disant secours de ces mêmes banques. Des pays capitalistes tout entiers se développent sur cette base. Et Sultan-Zadé vient dire qu’un tel fait n’existe pas !

Mais ensuite Sultan-Zadé a utilisé l’argument suivant. Il a dit : Du point de vue du matérialisme historique, c’est la production qui est primaire et la circulation qui est secondaire ; comment le secondaire peut-il dominer le primaire ? Il développe maintenant cet argument capital de la manière suivante. Il dit : le capital-argent est économiquement quelque chose de dérivé et la théorie de sa domination contredit complètement la thèse de Marx sur les rapports entre la production et la circulation, entre le primaire et le secondaire, de telle sorte que cette théorie fausse ne peut, a priori, être juste.

Je fais à Sultan-Zadé une concession momentanée et je dis : simplifions la chose et ne parlons pas de l’interpénétration du capital, mais parlons seulement de la domination du capital bancaire. Je veux analyser son argumentation dans sa forme la plus pure. Supposons que nous soyons en présence d’un système de capitalisme d’Etat. D’après l’hypothèse même, — et c’est un caractère fondamental du capitalisme d’Etat, — l’État « domine » la production et la régularise. Sultan-Zadé dira : « C’est un phénomène irrationnel. La production est le primaire et l’Etat n’est même pas quelque chose comme la circulation. Il est, au contraire, encore plus éloigné de la base de la production, c’est une superstructure encore plus élevée. Par conséquent, la forme de capitalisme d’Etat ne peut pas exister ; son existence contredirait le marxisme ». Maintenant, les conclusions tactiques de cette théorie sont tout à fait évidentes. Par rapport à notre Union soviétique, par exemple, cela signifie la négation de la possibilité de l’existence de la dictature du prolétariat. Précisément, ici, nous devrions dire que la superstructure régularise tout ; mais comme on ne le peut pas, la dictature du prolétariat n’est pas possible. Il est superflu d’expliquer, au même point de vue, comment la domination du capital marchand était possible à l’époque où le capitalisme, au sens propre du mot, n’existait pas encore.

Ce n’était pas le capitalisme au sens propre du mot, mais le capital marchand qui avait pourtant, d’une façon indirecte, la haute main sur la production. Marx a parlé de cette époque du capital marchand.

(Sultan-Zadé interrompt.)

Que vous soyez d’accord ou non, les choses sont ainsi. De toute façon, Marx en a parlé. Donc, j’ai fait une concession et j’ai raisonné comme si l’époque du capital financier était celle de la domination du capital bancaire sur l’industrie ! Je reprends à présent ma concession. Mais si je la reprends, la position de Sultan-Zadé va se trouver encore plus mauvaise. J’apprécie cette position d’une façon tout à fait « pessimiste ». Tout ceci à propos de la question du capital financier.

Venons-en maintenant aux rapports entre l’analyse de l’impérialisme et l’analyse du capitalisme en général. Quelques camarades prétendirent que, dans le projet de programme, l’époque de l’impérialisme était trop nettement délimitée de l’époque antérieure du capitalisme, comme s’il n’existait actuellement que des monopoles, etc. Ici je dois dire qu’un certain nombre de remarques critiques découlent du fait que dans les langues étrangères (je parle en tant que russe) les phrases correspondantes du projet de programme sont plus mal exprimées qu’en russe. Cela tient aux différences de langue. Là où un verbe exprime chez nous un processus d’une certaine durée, la traduction ne la rend pas. C’est ainsi que, par exemple, dans la traduction allemande, un processus se trouve défini comme terminé, alors que, dans le texte russe, ce processus se trouve indiqué comme progressant, mais non arrivé à son terme. De ces choses insignifiantes peuvent surgir des conclusions très importantes. Je crois qu’il est juste que des remarques critiques soient formulées ici par différents camarades. Elles sont pleinement justifiées. Mais le texte exact disparaît dans la traduction. Ce ne sont pas du tout des « concessions » de ma part. Je crois que de nombreuses rectifications de cette nature sont à leur place ici. Il conviendrait de souligner le caractère varié de la situation actuelle, et qu’il existe plus d’un monopole aujourd’hui, ce sur quoi ont déjà parlé les camarades Lenz, Brand, etc. Mais il faut bien se pénétrer de l’idée fondamentale que nous sommes dans une époque nouvelle, bien délimitée, qui contient en elle bien plus de conflits, qui est catastrophique, etc. On ne peut pas affaiblir cette notion fondamentale, mais il serait très bon, au cas où on les trouverait, d’avoir quelques moyens d’expression un peu plus élastiques.

Passons maintenant à la question de la théorie des crises. C’est une des questions les plus compliquées, également, du point de vue de la recherche rapide de la formule précise, auquel nous nous tenons. Il convient, à ce stade de développement de notre conception théorique de traiter deux questions séparément, ou au moins de les poser séparément. L’une de ces questions est celle de la périodicité des crises, l’autre est celle de l’origine des crises, en général. Naturellement, ces deux questions sont en liaison étroite, en relation intime. La périodicité des crises est la question la plus difficile. Peut- être parce que les causes de la périodicité des crises ne sont pas les mêmes dans les différentes époques du processus de production capitaliste et dans les différents pays.

Je ne suis pas en état d’aborder maintenant ce problème, mais la question de l’origine des crises en général est assez claire, et je crois que nous devons avoir dans le programme l’énoncé de l’origine des crises. Je prie les camarades de ne pas considérer mes paroles comme une saillie polémique, lorsque je dis que, chez certains camarades, à la façon dont ils parlent contre notre conception, apparaissent des restes de la théorie de Luxemburg. Je ne dis pas cela dans le but d’aggraver notre discussion d’une façon quelconque, mais parce que j’en suis intimement persuadé. En quoi consiste la difficulté dans l’explication des causes générales des crises ? Deux séries de causes sont invoquées. D’une part, la contradiction entre le pouvoir de consommation et le développement des forces productives, d’autre part, la disproportion entre les différentes branches d’industrie. De nombreux économistes marxistes sont tout à fait clairs à ce sujet et reconnaissent un grand rôle à ces deux facteurs. Chez Marx on peut trouver ces facteurs dans des combinaisons diverses. Marx examine ce problème de différents points de vue. Une fois il a souligné telle chose, telle autre, une autre fois. C’est pourquoi de nombreux théoriciens marxistes s’en tenaient, soit au point de vue de la théorie de la disproportion, soit à l’autre point de vue, ou encore recherchaient à coordonner les deux systèmes. Mais cette tentative était vaine. Ici réside d’après moi la difficulté du problème. Pour l’expliquer, je donne l’exemple suivant : Prenons la société où règne le capitalisme d’Etat. Nous pouvons prendre ici tout tranquillement, c’est bien permis théoriquement, la forme pure de capitalisme d’Etat. Nous avons là une société antagoniste, nous avons le monopole de la classe dominante sur les moyens de production, nous avons deux classes : opprimée et opprimante, exploitée et exploiteuse. Nous n’avons de commerce avec les autres nations que dans les rapports économiques mondiaux. Alors, nous posons la question de savoir si, dans une telle forme de capitalisme — qui, en fait, représente déjà une certaine négation du capitalisme, à cause de la disparition du marché intérieur et de la circulation de l’argent dans l’intérieur du pays — si une crise peut survenir. Aurons-nous là des crises ? Je ne le crois pas ! Dans une telle société, peut-il exister une contradiction entre la consommation limitée des masses (consommation au sens physiologique) et les forces productives croissantes ? Oui, cela peut être. La consommation des classes dominantes croît sans cesse, l’accumulation des moyens de production, mesurée en unités de travail, peut croître d’une façon gigantesque, mais la consommation des masses reste, elle, en arrière. La disproportion entre la croissance des forces productives et la croissance de la consommation des masses est, peut-être, encore plus aiguë ici. Mais nous n’aurons pourtant pas de crises.

Il y a ici un plan d’économie, une défense organisée, qui ne vise pas seulement les rapports et les échanges de différentes branches d’industrie, mais vise aussi la consommation. Dans cette société, l’esclave reçoit une ration de nourriture, qui aura été produite par le travail collectif. Il pourra recevoir très peu, mais la crise n’aura pas lieu.

Lorsque nous parlons de la contradiction entre la croissance des forces productives et la croissance de la capacité de consommation, quel est, là, l’élément décisif ? Chacune des contradictions n’est pas déterminante. Il faut préciser ce que nous entendons, en fait, par cette contradiction. Par exemple, dans mon Etat fantastique, y a-t-il une contradiction ? Oui, il y en a, à savoir : forces productives croissantes, accumulation croissante et en même temps chute de la part échue aux travailleurs, aux esclaves. Mais la contradiction entre la consommation d’une part et la production de l’autre, n’amène à des crises que lorsqu’il y a un intermédiaire — circulation d’argent, relations d’argent, relations de marché. Que signifie tout cela ? Que signifie relations de marché ou relations d’argent ? C’est l’expression de l’absence de plan de la société capitaliste. Cette absence de plan consiste-t-elle seulement dans les mauvais rapports entre les différentes branches d’industrie ? Elle ne consiste pas seulement en cela, mais aussi dans les mauvais rapports entre la production et la consommation. Exprimé en argent : entre la demande dite effective (qui ne se confond pas avec la notion physiologique du besoin) et les valeurs produites. Mais qu’entend-on, en général, par disproportion entre les branches industrielles ? En posant cette question, il ne faut pas faire abstraction, au point de vue des proportions, entre la production et la consommation. Quel sens peut avoir la notion de la disproportion ou de la proportion entre différentes branches d’industrie, si on l’examine sans rapport avec la consommation ? Nous avons les textiles, le fer, le charbon. Au cas où nous faisons abstraction des consommateurs, du besoin individuel, que signifie la proportion entre le charbon et les textiles ? Comment peut-on le définir ? En quoi consiste la proportion entre les textiles et le fer ? Cette question n’est pas séparable de celle de la proportion entre les forces de consommation et les valeurs produites. Ma conviction personnelle a été, jusqu’à présent, que, lorsque nous parlons toujours d’absence de plan, de disproportions, etc., nous comprenons toujours aussi peu que ces notions sont stupides, absurdes, si nous ne posons pas en même temps la question de la disproportion entre les forces productives et le pouvoir de consommation.

Ici, il faut encore prendre autre chose en considération. J’en ai déjà parlé une fois. J’ai aussi écrit déjà beaucoup à ce sujet. Il existe encore un côté de la question. Lorsque nous considérons le procès de la production, dans son ensemble, et les facteurs qui sont englobés dans cet ensemble, alors on voit que l’un des facteurs de cette production est la force de travail. Il ne faut pas présenter la chose comme si la force de travail n’avait rien à voir là-dedans. D’après Marx la force de travail est une marchandise. Cette marchandise a ses propres lois d’évolution et de développement. La valeur d’usage et la valeur de cette marchandise spécifique « force de travail » se modifient suivant la marche des choses. Des modifications dans la capacité de consommation de la force de travail apparaissent sous l’influence d’une autre qualification, c’est-à-dire d’une autre valeur d’usage de la force de travail, d’une autre qualité, d’autres possibilités de développer telles ou telles énergies dans le procès de la production. Doit-on considérer en bloc l’ensemble de la marche de la production, de façon à éliminer le processus de production et de reproduction de la force de travail ? Si c’est une partie du processus d’ensemble de la production, il est tout à fait facile d’admettre que cette branche particulière, spécifique de la production, qui n’évolue pas dans les fabriques, a des tendances plus spécifiques. Malgré tout nous avons pleinement le droit de poser également la question de la proportion entre d’autres branches de la production et celle-ci où se reproduit la force de travail. De ce point de vue, il est encore plus clair qu’il faut analyser dans le même cadre la consommation, les contradictions de la production et la force de travail.

De ce point de vue, si tout cela est vrai, la question des origines et des causes des crises s’éclaire tout à fait. Si l’absence de plan et l’anarchie englobent tout cela, si la consommation n’est pas autre chose que la reproduction de la force de travail, alors nous ne devrions pas parler de la disproportion des différentes branches de travail, sans parler aussi de la disproportion entre la production de la force de travail et la production de toutes sortes d’autres marchandises. Si nous ne le faisons pas, nous n’y comprendrons presque rien. Mais si nous l’entendons ainsi, alors les notions d’anarchie dans la société capitaliste et d’absence de plan dans tous les domaines de cette société, vont clairement apparaître à nos yeux.

Dès ce moment, nous aurons une image nette de ce qui est à coordonner, et de la façon dont il faut présenter les rapports de production, les rapports dans les différentes branches d’industrie et dans la consommation. Lénine, un peu rapidement, mais avec justesse, je pense, a écrit à ce sujet. Il a dit :

« La force de consommation de la société et la proportionnalité des différentes branches de production ne représentent pas des conditions séparées d’une façon quelconque, indépendantes ou n’allant pas ensemble. Au contraire, un niveau déterminé de la consommation est un des éléments de la proportionnalité. » (2)

Ainsi Lénine ne considérait pas cette contradiction entre la production et la consommation de telle sorte qu’on eût, d’une part, cette contradiction, d’autre part, cette disproportionnalité ; mais il considérait les rapports entre la production et la consommation comme une partie constitutive de la proportionnalité d’ensemble, respectivement, la disproportionnalité d’ensemble, l’absence de plan dans l’ensemble de la société capitaliste. Et c’est absolument juste. Qu’est-ce qui n’est pas clair ici ? Je crois que c’est tout à fait clair. Si l’on veut quelque chose d’autre, alors on tombe nécessairement dans la théorie de Luxemburg. Car on part dès lors de l’hypothèse du fameux épuisement du marché intérieur, cette impossibilité du procès de réalisation. Cette question est aussi assez claire. Dans le même petit livre contre Rosa Luxemburg, je définis trois courants principaux :

« I. Harmonistes (Say et Cie) et apologistes. Il n’y a jamais de surproduction générale.

« II. Sismondistes, Narodniki (populistes), Rosa Luxemburg. Il doit toujours y avoir une surproduction générale.

« III. Marxistes orthodoxes. La surproduction générale est parfois inévitable (crises périodiques). » (3)

Ainsi on ne doit pas dire que la surproduction générale existe à tout instant. Pas du tout. Mais elle s’exprime régulièrement dans des périodes particulières. C’est la question du mécanisme interne de ces crises.

« Ou sous un autre rapport :

« Tougan-Baranovsky, Hilferding, etc. Les crises surgissent à la suite de la disproportion entre les différentes branches de production. Mais le moment de la consommation ne joue ici aucun rôle.

« Marx, Lénine, et les marxistes orthodoxes. Les crises surgissent de la disproportionnalité de la production sociale. Mais le moment de la consommation constitue une partie intégrante de cette disproportion. » (4)

Et je crois que cet énoncé est aussi clair que possible ; je n’ai entendu aucune objection contre une telle façon de poser la question et je pense qu’on ne peut pas la réfuter. Pouvons-nous trouver dans Marx un exposé semblable ? Je pense que oui, quoiqu’il ne soit pas aussi net. Par exemple, dans un passage des Théories sur la plus-value, au tome II, Marx attaque un pamphlétaire anglais. On trouve là une phrase célèbre de Marx. Il dit que tous ces messieurs font toutes sortes de suppositions ; et il écrit :

« On suppose ici : 1. La production capitaliste, où la production de chaque branche particulière de la production et son accroissement n’est pas directement déterminée par les besoins de la société, mais seulement par les forces productives sur lesquelles règne chaque capitaliste isolé, sans aucune liaison avec les besoins de la société. 2. Il est supposé que, toutefois, on produit d’après un rythme proportionné, comme si le capital était directement employé par la société dans les différentes sphères de la production, d’une façon correspondant à ses besoins. »

Cet énoncé est très intéressant. Ce sont des finesses, mais elles sont décisives dans cette querelle générale. Quelle est la situation examinée ici par Marx ? Le pamphlétaire agit comme si le capital était « employé par la société dans différentes sphères de production, d’une façon correspondant à ses besoins ». L’erreur de ce pamphlétaire consiste donc en ce qu’il remplace une société sans plan par une société ayant un plan de production. Et quelles sous- notions contient, d’après Marx, la notion de la production ? Il dit : Le capital employé dans différentes sphères de la production, correspond ou non aux forces de consommation, aux besoins. C’est donc précisément la même chose que ce que j’avance ici. Ici aussi, chez Marx, tout est coordonné. Le plan ne consiste pas seulement dans la juste proportion entre les branches de production ; c’est un non-sens, une notion absurde, qui ne veut rien dire. Le plan, la méthode, est une chose qui a trait à la question des rapports entre la consommation et la production et, sur cette base entre les différentes branches de la production.

D’autre part, quel est le primaire dans toute cette affaire ? Naturellement, il est bien clair qu’il existe une certaine proportion entre l’ensemble de la production et l’ensemble des besoins. C’est la base même de la division du travail à l’intérieur des différentes branches de production.

Ma conviction est qu’il ne reste plus de problème difficile : il est résolu. La question est ici seulement de choisir tel ou tel énoncé. Je ne dirais pas que l’énoncé écoulé est parfait. Mais je pense qu’il n’y a plus aucune raison maintenant, après toutes ces discussions, de nous quereller sur les causes générales des crises. Ce problème est pour moi complètement résolu.

Mais je souligne une autre particularité. Comment explique-t-on la périodicité des crises, le rôle du capital fixe, son renouvellement et d’autres choses ? Tout n’est pas clair ici. Je suis persuadé que la complexité de la question tient à ce fait que différents facteurs, la longueur du cycle, etc., sont des quantités variables. Mais c’est une autre question. Cette question, je propose de ne pas la rédiger ici, car tout n’y est pas clair. Mais je proposerais qu’on rédige la question des causes générales des crises, d’une façon ou d’une autre, parce qu’elle est résolue.

En liaison avec les crises, le camarade Haidar (de Palestine) a proposé qu’on énonce la chose de telle façon que nous mettions dans le même sac les crises et les guerres. Je crois que c’est impossible. Lénine s’est élevé vivement contre un tel procédé. Prenez son article de 1917 contre le camarade Sokolnikoff, où il attaque violemment le fait que nous avons des phrases identiques pour la guerre et les crises périodiques. Y a-t-il ici quelque chose de commun ? Evidemment. Le caractère commun réside, ici, en ce que la croissance des forces productives de quelque production que ce soit, ou sous tout autre rapport, amène des contradictions qui doivent éclater, soit en guerres, soit en crises. Voilà le caractère commun : l’explosion des rapports de production et une ruine partielle des forces productives. Mais il y a des choses qui ne nous permettent pas du tout de mettre ces phénomènes dans le même sac. Haidar dit, par exemple, que nous ne sommes pas encore en état d’établir la périodicité des guerres. Nous n’avons pas été en mesure de le faire, en effet, mais je crois que nous ne pourrons jamais l’être, parce qu’en fait, une telle périodicité n’existe pas. Il y a maintenant différentes tendances à fixer les grands cycles, les grands cycles séculaires. Mais cela me rappelle un peu l’astronomie babylonienne et les événements correspondants sur la terre. Il n’y a aucun matériel scientifique, mais on essaie cependant, avec beaucoup de peine, de déterminer artistiquement les cycles périodiques « séculaires ». A mon avis, c’est bien puéril.

Les guerres dépendent de tant de faits concrets qu’une « détermination » de leur périodicité est tout à fait impossible. Ce phénomène n’existe d’ailleurs pas. Les crises, les cycles du procès de reproduction capitaliste sont des choses absolument spécifiques,

Les guerres et les crises sont inéluctables dans le cadre historique du capitalisme. C’est vrai. Mais la marche propre de ces phénomènes, les lois internes qui les régissent, leurs formes, sont si variées, qu’il est tout à fait faux, théoriquement, de mettre ces phénomènes dans le même sac.

Sur la question des dividendes, une seule remarque. Je veux bien que nous parlions d’une tendance à la baisse des dividendes, au lieu de parler d’une baisse des dividendes. Marx parle aussi de cette tendance. Mais l’argumentation de quelques camarades n’est pas juste. Au fond, c’est l’expression de la croissance de la composition organique du capital. Cette tendance est la tendance fondamentale du développement actuel. Les cartels entravent en partie cette tendance, mais celle-ci n’est pas du tout arrêtée par là. Pour un certain temps, pour certaines branches, c’est possible. Mais quand nous considérons l’ensemble, alors je suis « pour » la baisse des dividendes. La loi de l’émigration du capital, de l’exportation du capital y est liée. Si vous n’êtes pas d’accord avec la thèse de la diminution des dividendes, vous vous placez alors au point de vue de Rosa Luxemburg. Je suis personnellement de cet avis, et vais le défendre : à savoir que l’impossibilité absolue du procès de reproduction capitaliste due à la diminution des forces de consommation est une chose inexistante. L’émigration des capitaux n’est pas causée par le fait qu’il serait absolument impossible d’employer davantage de capitaux supplémentaires, mais par le fait que, dans d’autres endroits, un quantum de capitaux peut être utilisé d’une façon plus rémunératrice. Dans le tome II du Capital se trouvent différents raisonnement, orientés dans le même sens. Il ne convient pas de les citer ici.

Dunker : — Et la question des douanes et de l’exportation des capitaux ?

En ce qui concerne la question douanière, voilà ce que j’en pense : Si vous avez des tarifs douaniers élevés, vous avez des difficultés gigantesques pour l’échange des marchandises. Supposez que je sois capitaliste dans un pays exportateur ; j’exportais auparavant mes marchandises dans un autre pays ; dans ce pays, les tarifs douaniers ont été augmentés ; cela me rend plus difficile l’exportation de mes marchandises vers ce pays. Mais si j’exporte mes capitaux dans ce même pays, alors je suis moi-même protégé par ces tarifs douaniers et je retire ainsi un surprofit grâce aux tarifs protecteurs d’un autre pays. C’est pourquoi différentes modifications de cette nature dans les rapports commerciaux internationaux aboutissent au fait que l’exploitation des capitaux, en comparaison avec l’échange international des marchandises, croît beaucoup plus rapidement que celui-ci. L’extension du rôle de l’exportation des capitaux paralyse ces différentes tendances à l’économie protectionniste. Si vous désirez ici une formule précise, on peut la rédiger.

Quelques mots sur l’introduction au programme. Je crois que nous devrons la conserver. Pourquoi ? Parce que, finalement, nous voulons conquérir « un peu » les ouvriers sociaux-démocrates. Si nous ne considérons pas que notre mouvement est la continuation de ce qu’il y avait de meilleur auparavant, si nous ne disons pas que nous avons derrière nous l’héritage de Marx, d’Engels, et de tous les mouvements révolutionnaires, alors on luttera contre nous en tant que mouvement neuf, venant « de l’Asie » et qui menace de tout détruire. Pourquoi rompre ces fils qui nous rattachent au passé ? Au contraire ; nous devons démontrer que nous sommes les seuls continuateurs du marxisme. Je ne vais pas si loin que notre ami, le camarade Skrypnik qui veut introduire dans le programme toutes sortes de choses moyenâgeuses. Pourquoi né pas parler alors de l’ancienne Babylone et des soulèvements d’esclaves de l’antique Egypte, qui, d’après un égyptologue connu, Ermann, lequel vient de trouver toutes sortes de papyrus, ont réellement eu lieu, ont été victorieux et auraient même exercé leur dictature ? Ou alors pourquoi ne pas parler des grands mouvements de paysans chinois ? Pourquoi serions-nous orientés d’une façon si européenne ? Peut-être pourrions-nous même accepter dans le programme le premier soulèvement contre Dieu ? Je crois que ce serait une trop longue histoire. Il serait meilleur, bien sûr, de tout avoir, mais nous devons être un peu plus modestes, et nous limiter à ce que contient le projet de programme.

Cette augmentation a également trait à différents édifices idéologiques. C’était une mode, surtout dans la social-démocratie allemande, de dire : Platon était un socialiste, un tel et un tel de l’antiquité étaient socialistes, avant la conquête de l’Amérique par les Espagnols il existait là-bas le socialisme, etc., etc. Il y a évidemment quelques fondements à de tels propos. Il y a eu, en fait, des formes variées d’organisation de l’économie naturelle. Mais ce n’était pas le socialisme. Personnellement je suis contre la méthode qui consiste à tout mettre dans un même sac. Mais notre socialisme est réellement le socialisme. Après ça il nous faudrait peut-être donner l’hospitalité dans notre programme au capitalisme de guerre de l’Empire allemand ?

A tous points de vue, nous allons donc traiter la chose d’une façon un peu plus moderne. Je crois que ce qui a été dit dans le programme suffit.

Une remarque au sujet des propositions de Haidar. Dans la discussion des différents critères qui doivent servir à différencier le capitalisme en général de l’impérialisme, Haidar a proposé le texte suivant : « Il faut dire, l’impérialisme ne peut exister qu’aux dépens seulement des « tierces personnes », c’est-à-dire, non seulement les ouvriers, non seulement les capitalistes, mais aussi les paysans, la moyenne bourgeoisie et différentes autres couches pré-capitalistes. »

Cette théorie (à la manière de Luxemburg) n’est pas exacte. L’impérialisme pourrait exister aussi bien sans ces « tierces personnes ». En réalité il les dévore également. Mais cette circonstance n’est pas un signe caractéristique de l’impérialisme. Quand le capitalisme commence à croître, il ruine aussi les artisans, les petites gens et les paysans. Il dévore ces gens, prétendez- vous que le simple capitalisme ou le capitalisme marchand ne ruine pas ces gens à chaque pas ? Prenez comme exemple la description de l’expropriation du sol en Angleterre, dans le premier volume du Capital. Comment peut-on rattacher exclusivement à l’impérialisme de tels phénomènes ? Le capitalisme en général fournit la base fondamentale de ces phénomènes. C’est pourquoi nous devons écarter la proposition de Haidar.

Notes

1 R. Liefmann, Beteiligungs- und Finanzier- ungsgesellschaftten. Eine Studie iiber den modernen Kapitalismus und das Effektenwesen, lère éd., Iena 1909.

2 [Lénine, Œuvres, t. 4, p. 58 (traduction légèrement différente : « La capacité de consommation de la société » et « les proportions respectives des différentes branches de production » ne sont nullement des conditions isolées, indépendantes, sans liaison réciproque. Au contraire, un état déterminé de la consommation constitue l’un des éléments de la proportionnalité.).]

3 N. Boukharine, L’impérialisme et l’accumulation du capital, EDI, 1977, p. 90.

4 Idem, p. 91


Annexe :

Extraits de : A. Sultan-Zade, « Existe-t-il une époque du capital financier ? A propos des nouvelles tendances dans le développement du capitalisme ». (Die Kommunistische Internationale), Heft 29-30, juli 1928, pp. 1725-40 ; réimprimé in : A. Sultan-Zadé, Politische Schriften I, édition Mazdak, Florence 1975, pp. 127-143. (5)

« Le programme de l'internationale Communiste doit exposer la quintessence de la théorie économique contemporaine, en ce sens que tout ce qui est en mesure de susciter le moindre doute doit être soigneusement écarté de ce programme. Le projet de programme définit l’époque actuelle comme une époque du capital financier, comme le fait Hilferding dans Le capital financier. [...]

Les auteurs du projet reprennent pour ainsi dire à la lettre le point de vue soutenu par Hilferding [...] et utilisent ses données théoriques.

Bien que depuis longtemps dépassée par la réalité, la théorie d’Hilferding est l’une des théories les plus populaires et les plus répandues dans les milieux marxistes, surtout en URSS, [...]

On appelle capital financier le capital argent ou plus exactement le capital bancaire transformé en capital industriel. Le capital financier a placé sous son contrôle les principaux secteurs de la production. Si le prolétariat établit son règne sur le capital financier il occupe ainsi les positions les plus importantes. La propriété des six plus grandes banques de Berlin équivaut à la propriété des secteurs vitaux de l’industrie. Hilferding affirme plusieurs fois dans son ouvrage que le développement du capitalisme fait croître la dépendance des industries envers les banques, car les banques, en mobilisant l’argent des classes non productives, peuvent disposer à la longue d’une partie de cet argent qui croît constamment. Tant que cette masse d’argent n'était pas de très grande dimension, les banques purent atteindre leur but en l’employant pour financer la spéculation et les crédits de paiement. En tenant compte du fait que la masse de cet argent augmentait constamment et en tenant compte d’autre part de la diminution de l’importance de la spéculation et du commerce l’on se trouva dans l’obligation de transformer une partie toujours plus croissante de cet argent en capital industriel. [...] Hilferding estime que la nouvelle phase du capitalisme a conduit à une dépendance toujours plus grande de l’industrie par rapport aux banques, et qu’elle a conduit à la prédominance du capital financier après que celui-ci se soit constitué dans la période de forte concentration du capital industriel, c’est-à-dire dans la période des entreprises monopolistes : trusts, cartels, syndicats, etc.

Mais est-ce que tout cela est juste ?

LE CREDIT ET SON IMPORTANCE DANS L’ECONOMIE CAPITALISTE

Tout d’abord, il faut expliquer l’origine de la nécessité du crédit et par là même l’existence des banques dans la période du capitalisme.

Dans une société dont les fondements sont la propriété privée et la division du travail, les rapports sociaux et les processus de reproduction sociale ne s’effectuent que grâce à la transformation de produits en marchandises et par leurs échanges. Du fait de cet échange se créent des rapports de crédits, qui sont à considérer comme la phase suivante de développement et qui ont la même origine que l’échange, c’est-à-dire qui ont vu le jour du fait de la spécificité des rapports de production de la société concernée. Mais le crédit ne coïncide pas avec l’échange : Le crédit de marchandises est une forme modifiée de l’échange, et le crédit de capitaux (crédit de banque ou crédit d’usure) est la transformation de l’échange en prêt. La nécessité du crédit n’est pas seulement conditionnée par le type de structure de production. C’est la plus importante mais non la seule raison. Parallèlement, d’autres facteurs agissent, ceux-ci sont concrètement de nature économique, ils ne sont pas toujours constants mais changent par rapport à la forme et au type de crédit, se développent en fonction de «conditions élémentaires» [...]

Avec le développement du commerce et du système de production capitaliste qui ne se réfère qu’au chiffre d’affaires, ce fondement matériel du crédit s’élargit, se consolide et gagne une signification générale. Dans l’ensemble l’argent ne joue ici que le rôle de moyen de paiement, c’est-à-dire que la marchandise n’est pas vendue contre de l’argent comptant, mais en échange de la promesse écrite du paiement à une date donnée, c’est-à-dire contre une traite.

Où réside donc la différence entre un crédit de commerce et un crédit de capitaux ? Cette différence est déterminée par la différence entre le capital industriel et le capital porteur d’intérêts. Evidemment, dans une société capitaliste c’est le même capital qui se trouve entre les mains d’un capitaliste. En réalité il effectue comme Marx le constate un mouvement double et tout à fait différent.

Mais traitons d’abord des propriétés du capital industriel. Sa première propriété réside dans le fait qu’il agit en tant que capital seulement dans le processus de production, c’est-à-dire dans le procès d’exploitation de la force de travail et produisant une plus-value. Ce capital est en contradiction directe avec le travail et le capitaliste, incarnation du capital, est en contradiction avec le travailleur. Deuxièmement, c’est un capital qui doit changer sa forme dans les mains de son propriétaire qui n’existe pour ce propriétaire que sous la forme de capital marchandise simple, c’est-à-dire d’un capital qui nécessite une retransformation ou, du moins et en premier lieu, doit se transformer en argent. Cette métamorphose de la marchandise a lieu dans le cas cité avec l’aide du crédit. C’est-à-dire que le capital ne figure dans le processus de transaction non en tant que capital mais en tant que marchandise ou comme argent (métamorphose de la marchandise).

Le capital industriel est incarné par le capitaliste industriel et le capital porteur d’intérêts incarné dans le type particulier de capitaliste que sont les capitalistes d’argent (financiers). Ils se partagent maintenant entre eux la plus-value obtenue. Le premier bénéficiera du profit industriel (ou profit commercial), le second des intérêts. Du fait que les mouvements du capital industriel sont différents de ceux du capital financier porteur d’intérêts, le profit industriel et les intérêts représentent non seulement une répartition quantitative mais aussi une répartition qualitative de la plus-value : dans le premier s’exprime et se reproduit le capitaliste industriel, dans le second le capitaliste financier. Cette division qualitative provient « d’une division purement quantitative de la même partie de la plus-value» (Marx). Le propriétaire de capitaux touche les intérêts et le chef d’entreprise capitaliste le profit du chef d’entreprise.

Il s’ensuit que si l’on voulait séparer le capital industriel du processus de production il s’arrêterait d’être capital alors que pour le capital porteur d’intérêts l’utilisation faite du crédit est sans importance.

Cela explique qu’à l’époque où le capital industriel en était à ses premiers pas, le capital porteur d’intérêt avait déjà la réputation d’être un gros mangeur non seulement du surtravail, mais aussi du travail nécessaire connu. [...]

De cette manière c’est toujours le capital qui apparaît en tant que donneur de crédit, [...]

Mais en considérant la position économique du preneur de crédit celui-ci apparaît tantôt dans le rôle de l’usurier, et tantôt dans celui du banquier qui joue le caissier des capitalistes industriels, [...]

Tant que le processus de production fonctionne normalement, et que le reflux du capital est de ce fait assuré, le crédit est stable et augmente. Cette augmentation repose sur l’augmentation du processus de reproduction lui-même. A partir du moment où, du fait de la baisse des prix ou de saturation du marché, le reflux des capitaux ralentit, un surplus de capitaux industriels s'accumule sous une forme où ces capitaux ne peuvent plus assurer leur fonction. Une grande quantité de capital commercial est disponible mais ne peut trouver d’acheteur. Une grande partie du capital de base est disponible, mais, étant donné la stagnation du processus de reproduction il n’est pas utilisé.

Le crédit se trouve réduit : 1) Du fait que ce capital est inutilisé, c’est-à-dire du fait qu’il reste bloqué au niveau du processus de reproduction, car il ne peut pas accomplir sa métamorphose. 2) Du fait que la confiance dans le déroulement ininterrompu du processus de reproduction est ébranlée. 3) Du fait que la demande pour le crédit commercial devient plus petite. [...]

Le crédit, catégorie immanente de la méthode de production capitaliste, conditionne (dans les limites que nous venons de décrire) non seulement la continuité de la reproduction sociale mais il constitue la condition nécessaire à la réalisation du cycle du capital de l’ensemble de la société, de même que de chacune de ces parties. Sous le système des rapports de crédit la reproduction à l’intérieur de la société capitaliste serait tout simplement impossible, c’est-à-dire en d’autres termes, la possibilité de la circulation du capital social, et en conséquence l'existence d’un système de production capitaliste s’appuyant sur une base matérielle techniquement hautement développée ne pourrait être envisagée.

LES BANQUES, LEURS ACTIVITES ET LEURS NOUVELLES FONCTIONS

Le crédit est donc indispensable dans une société capitaliste. Il fait partie des moyens essentiels de production. De ce fait, il est naturel que le développement de l’économie capitaliste ait été accompagné du développement des organismes de crédit. [...]

Hilferding a tout à fait raison de remarquer le rôle nouveau des banques par rapport à l’apparition de la forme société par actions dans l’organisation des entreprises industrielles. Cette situation a d’abord intensifié les mouvements de concentration et par ailleurs du fait de leur relation au marché monétaire les banques furent en mesure de soutenir les capitalistes industriels. Ces derniers eurent besoin d’un soutien financier, c’est-à-dire un apport sensible de capitaux extérieurs dans trois cas :

1) Lors de la création de nouvelles entreprises ;

2) Lors de l’extension de la production d’entreprises déjà existantes ;

3) Au cours de différentes associations, réunions, fusions.

Pour ces raisons, lors de la création d’entreprises nouvelles, les actions sont confiées aux banques afin de les répartir. Du fait que les actions, c’est-à-dire un capital fictif, sont réparties par l’intermédiaire des banques et transformées en capital fonctionnant véritablement, le financement est assuré par les banques. [...]

L’aide réciproque entre les banques et l’industrie [...], [n’] amène [pas] à une domination des banques sur l’industrie, Les banques jouent dans leur rapport avec l’industrie un rôle d’appoint toujours subordonné. L’initiative reste entre les mains des industriels. La domination apparente des banques sur l’industrie dans le système économique contemporain s’explique du fait que l’industrie elle-même se donne une fonction toujours plus purement financière. [...]

LES BANQUES ET L’INDUSTRIE, QUI DEPEND DE L’AUTRE ?

Nous savons que le crédit comme l’échange est un des leviers essentiels du processus de production, qu’il est sous sa forme contemporaine tout à fait le produit de l’époque capitaliste, et que les banques dans leurs actions sont obligées de s’orienter au principe de la liquidité de leur bilan, que celles d’entre elles qui négligent ce principe et se sont lancées imprudemment dans des crédits à long terme se ruinent elles-mêmes ainsi que des douzaines d’autres organismes.

La transformation qui va en augmentant du capital crédit au capital de fonds industriels est, comme nous venons de le constater, liée pour la banque à de gros risques et n’est pas tout aussi simple qu’Hilferding le pense. Il faut remarquer qu’Hilferding dont la théorie se fonde sur la transformation du capital bancaire en capital industriel ne se donne même pas la peine de calculer jusqu’à quelles limites les banques peuvent investir les fonds qui leur sont confiés en capital de base pour l’industrie. Cette possibilité pour les banques n’est pas si élevée. [...]

Mais Hilferding pense que la plus grande partie du capital de crédits revient constamment à la banque, bien que son niveau change constamment. C’est justement ce minimum constant dont dispose la banque qu’elle peut utiliser pour l’investir en capital industriel.

J’estime que cette partie n’est pas si importante pour parler d’une dépendance croissante de l’industrie des banques. Les banques peuvent évidemment disposer pour ce faire d’une partie de leur capital de base, mais dans ce cas avant de parler de cette tendance dans le développement du capitalisme il faut premièrement démontrer que la croissance du capital de base des banques est plus rapide que la croissance du capital industriel, et deuxièmement que la concentration dans les affaires bancaires dépasse les concentrations dans l’industrie. Il est évidemment impossible de démontrer l’un ou l’autre. La formation, ces dernières années, d’associations industrielles géantes avec des capitaux se chiffrant en milliards dépasse toute spéculation.

De toute manière tous ceux qui sont familiers du travail des grandes banques savent que la fusion du capital bancaire avec le capital industriel, c’est-à-dire un investissement à long terme du passif de la banque dans l’industrie est une affaire qui n’est pas si facile à réaliser que le pense Hilferding, en particulier si l’on se souvient des catastrophes qui se sont déroulées dans ces conditions. […]

Voici un exemple de la manière dont nos camarades acceptent les théories de Hilferding sans esprit critique : je m’adressais une fois au camarade Varga, l’un des meilleurs connaisseurs de la situation économique allemande en le priant de m’indiquer l’une ou l’autre source où l’on serait susceptible de trouver des éléments concrets sur la participation des banques à l’une ou l’autre entreprise monopoliste. Le camarade Varga me dit que de telles sources lui sont inconnues mais que chacun en Allemagne est au courant de ce type de participations. Je me dois d’avouer que bien que m’étant trouvé plusieurs fois en Allemagne n’avoir rien pu entendre de concret dans ce domaine.

Si les banques allemandes se trouvaient réellement en possession d’une partie aussi importante d’actions industrielles, elles n’auraient pas perdu pendant l’inflation près de la moitié de leur capital de base, les actions industrielles se trouvant, elles, bien placées, pendant toute cette période.

Il est encore moins compréhensible d’entendre parler de domination des banques sur l’industrie à une époque des gigantesques organisations monopolistes.

[Après avoir décrit de grands trusts industriels allemands et précisé qu'on ne pouvait parler dans ce cas d’une domination du capital financier, Sultan-Zadé poursuit :] on peut affirmer avec certitude que chacun de ces trusts est à chaque instant en mesure de créer, non une mais plusieurs banques, de l’importance de la « Deutsche Bank ». En réalité cela se passe d’ailleurs ainsi. Les capitaux de la banque créée par AEG ne sont pas moins importants que ceux d’une quelconque grande banque berlinoise.

Ces nouvelles structures d’organisations ne sont pas créées sous la direction des banques, au contraire, elles sont créées par l’industrie afin que les banques deviennent une source de crédit bon marché et se transforment en caissier d’un capital producteur.

LA TENDANCE DE DEVELOPPEMENT DU CAPITALISME, MARX OU HILFERDING ?

Nous avons déjà évoqué, au début de cet article, que les auteurs du projet de programme du Komintern définissent notre époque comme époque du capital financier : Nous avons déjà démontré avec l’exemple du trust de l’acier que les moyens, non d'une banque seule, mais de plusieurs banques ensembles, seraient insuffisants à soutenir efficacement un grand trust, d’ailleurs les principes des affaires bancaires interdisent qu’une banque investisse ses capitaux dans une seule entreprise. [...]

Nous nous en sommes assurés : les faits parlent contre cette définition, de par l’énorme progrès des concentrations de capital industriel qui rendent impossible la domination du capital financier.

Il serait ridicule de parler de la dépendance du trust de l’acier américain par rapport aux banques si l’on considère qu’à une certaine époque le compte du trust dans les banques atteignait la somme de 500 millions de dollars, c’est-à-dire davantage que tout le passif de bien des grandes banques berlinoises. Il est ridicule de parler de la dépendance toujours plus grande de l’industrie par rapport aux banques si 20 entreprises industrielles en Amérique ont apporté 676 millions de bénéfice à leurs actionnaires. La « General Motors », à elle seule, a obtenu 222 millions de dollars, une somme qui est à peu près le double des capitaux de la plus grande banque newyorkaise.

Si l’on veut parler d’une époque du capital financier, c’est-à- dire d’une domination du capital bancaire sur le capital industriel, pourquoi alors ne pas parier d’une domination du capital commercial sur l’industrie. Il fut un temps où l’industriel était fortement dépendant du grossiste qui distribuait ses marchandises par le moyen d’un réseau d’échanges. Nous savons cependant que la concentration du capital industriel en direction verticale et horizontale a conduit à la création de grandes organisations de vente — syndicats — qui ont permis à l’industrie de se libérer du pouvoir des grossistes. Aujourd’hui, les syndicats eux-mêmes traitent avec les grossistes, mais aussi avec les revendeurs, cette tâche leur est d’ailleurs facilitée du fait du développement des grands magasins. De la même manière que les grandes industries réunies en trust se sont libérées du pouvoir des intermédiaires commerciaux, créant leur propre circuit de distribution, il était historiquement inévitable que ces géants se libèrent du pouvoir des intermédiaires de l’argent : les banques.

Les nouvelles tendances dans le développement du capitalisme n’entraînent donc d’aucune manière la dépendance de l’industrie par rapport aux banques (dans la mesure où cette dépendance a jamais existé). Au contraire, elles libèrent la grande industrie des intermédiaires de commerce ou d’argent. [...]

A l’époque où Hilferding travaillait à sa théorie sur la domination du capital financier, Kardorff, industriel très connu, déclarait, prenant la parole au cours d’une réunion du Verein für Sozialpolitik, en 1905, que «les banques n’ont jamais été si impuissantes en face de nous qu’aujourd’hui ».

Trois ans plus tard, en l’occurrence en 1908, l’on pouvait lire dans le rapport annuel de la Dresdner Bank, l’une des plus importantes banques d’Allemagne, « le mouvement de concentration et le système des cartels dans l’industrie, particulièrement dans l’industrie dite lourde, a incontestablement rendu l’industrie plus indépendante par rapport aux banques».

Comment peut-on parler d’une dépendance de l’industrie par les banques si justement le rapport d’une grande banque signale un mouvement de concentration qui rend l’industrie plus indépendante par rapport aux banques ? Si, en 1908, l’on pouvait parler d’un mouvement de concentration, ce mouvement a décuplé après la guerre. On entend souvent dire qu’à l’époque de Marx les banques étaient trop faibles et que de ce fait Marx ne pouvait prévoir leur rôle futur, ou bien l’on dit aussi que Marx n’a pu terminer le troisième livre du Capital et de ce fait n’a pu énoncer la loi de développement des banques. Tout cela est sans fondement aucun.

Si Marx, à partir de l’exemple anglais, a pu prévoir de manière géniale le développement du capitalisme, en particulier l’inévitabilité des concentrations et centralisations, il aurait pu de la même manière prévoir la domination future des banques. Mais là-dessus, il n'y a pas un seul mot dans les œuvres de Marx.

C’est la théorie de Marx, et non celle de Hilferding, qui nous montre la direction du développement capitaliste de manière juste.

Il n'y a donc pas d’époque du capital financier. L’époque de l’impérialisme c’est l’époque du règne de la technique des machines, l’époque du capitalisme le plus développé. De ce fait nous estimons que dans le projet de programme du Komintern il n'y aurait pas dû y avoir de place pour des théories douteuses. »

Note :

5 Sultan-Zadé (Avetis Mikaelian), (1889-1938). Fils d’un paysan arménien d’Iran, émigre au Caucase puis en Russie où il étudie et milite au sein de l’aile bolchevique du P.O.S.D.R. (1912). En 1919, il adhère au parti Adalat. Fondateur du Parti communiste d’Iran et représentant celui-ci au Komintern, il est membre de l’exécutif de l’I.C. en 1920 et 1921 et participe aux 2ème, 3ème et 6ème congrès de l’I.C. Auteur de travaux sur l’économie politique et le capital financier (A.S. [ultan-Zadé] Mikaeljan. — Ekonomiceskaja Politika o Finanskogo kapitala, — Moscou, 1920). C’est en tant qu’expert en matières financières qu’il a été chargé de créer la Banque du Soviet de Moscou. Auteur en outre de plusieurs ouvrages sur l’Iran, l’Orient et les pays capitalistes, il dirige le P.C. d’Iran après le VIème congrès de l’I.C. jusqu’en 1932 lorsqu’il est dénoncé en tant que déviationniste de gauche. Il est exécuté pendant les purges.


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