1936

Documents publiés par Nicolas Werth dans la revue Communisme, L’âge d’homme, n°61, 2000, pp.7-40
Lettres inventoriés par W. Hedeler sous les n° : WH 2283, 2308, 2383, 2385, 2400, 2402.


Six lettres de Boukharine

N.I. Boukharine

Août 1936 - décembre 1937


Cinq des lettres de Nikolai Boukharine ici présentées ont été rédigées entre le moment où celui-ci apprend qu'il a été mis en cause par un certain nombre d'accusés - Kamenev, Zinoviev, Reingold, Mratchkovski - du premier procès de Moscou (19-24 août 1936), et le moment où doit s'ouvrir le second procès (23-31 janvier 1937), au cours duquel les accusés de cette nouvelle mascarade judiciaire, notamment Radek, vont, de manière plus explicite encore, incriminer les dirigeants de l’ancienne opposition dite « de droite » - Boukharine, Rykov - dans la participation à des attentats terroristes. Durant ces cinq mois, de la fin août 1936 à la fin janvier 1937, Nikolai Boukharine est encore en liberté, une liberté surveillée. Il reste, formellement, rédacteur aux Izvestia. Mais il n'est plus déjà, comme il l'écrit lui-même le 16 janvier 1937 à Staline, qu'« un mort en sursis ». Les quelques mois qui précèdent son arrestation, le 27 février 1937, sont, pour Boukharine, une véritable torture ; dans l'entreprise d'anéantissement et de désarticulation de la personnalité, le facteur temps est essentiel : bien avant son arrestation, la victime désignée commence à être soupçonnée, est mutée à un poste subalterne, fait l'objet d’insinuations publiques, voit ses collaborateurs se détourner peu à peu d'elle. Progressivement, s'installe un climat d'insécurité. « Toute une symbolique de signes est mise en branle pour être perçue par l'intéressé et son entourage [1] ». « Des fluides de suspicion », comme l'écrit Boukharine à Molotov, dissolvent peu à peu les relations de sociabilité de l’individu incriminé, qui ne comprend plus « sur quelle planète » il vit, qui se sent peu à peu « englué dans une toile d'araignée de calomnies ».

« Les enquêteurs, notait avec perspicacité Annie Kriegel dans son essai Les grands procès dans les systèmes communistes (un ouvrage qui, près de trente ans après sa parution, n'a pas pris une ride), s'affairaient à pincer plus particulièrement trois cordes sensibles chez les responsables bolcheviques : celles qui commandent le sentiment de culpabilité, l'esprit de zèle, la soif de vengeance [2]».

Ces lettres de Boukharine confirment pleinement cette remarque d'Annie Kriegel. De ces textes, écrits avant même l'incarcération du dirigeant bolchevique, se dégage avec force la propension de l'accusé à reconnaître une culpabilité imaginaire et diffuse qui déborde largement les motifs concrets de culpabilité dont il sera accusé par la suite. Cette disposition incitait Annie Kriegel à explorer la perspective psychanalytique, à évoquer le « surmoi fort » de personnalités « irrésistiblement conduites à développer un intense sentiment de culpabilité inconscient dès lors qu'elles se trouvaient en difficulté avec le Parti [3]». La source du dérèglement, du sentiment de culpabilité poussé à son paroxysme est à chercher dans la fétichisation du Parti, la fascination pour Staline, qui incarnait le Parti, qui faisait l'Histoire, etc..., la désignation du Parti comme mesure unique à laquelle se rapportaient et s'étalonnaient toutes les valeurs. Parmi les « fautes », les « péchés » - tels sont les termes employés par Boukharine dans ses lettres - figuraient: la déviation de la Ligne (en 1928-1929 dans le cas de Boukharine), la perte de vigilance face aux « hommes à double face » infiltrés au sein du parti, la « trahison » vis-à-vis de Staline et de ses plus proches compagnons.

Même convaincu de son innocence personnelle, Boukharine est écrasé par « les intérêts d'importance mondiale et historique » mis en œuvre par le parti ; l’erreur judiciaire qui frappe la « misérable personne » du prévenu n'est, comme l'écrit Boukharine à Vorochilov, « sub specie historiae, qu'un point de détail, un sujet littéraire [4]».

Le « goût de l'émulation » et la « soif de vengeance », autres ressorts de la psychologie des accusés mis en mouvement durant le long cheminement qui allait de la dénégation à l'aveu, transparaissent aussi admirablement dans les lettres de Boukharine. « Expulsion du Parti - fin de la vie » : pour réintégrer l'un des cercles du pouvoir, fût-il le plus modeste, reconquérir le statut privilégié de combattant du parti, Boukharine était prêt à repartir en mission, au combat, pour « lutter à mort contre les trotskystes ». L'énumération des services rendus dans un passé proche, la recherche de recommandations et de preuves de sa fidélité au parti, le zèle à démasquer les « hommes à double face », la propension à anticiper les possibles questions des enquêteurs en fouillant soi-même inlassablement dans son passé, son cercle de connaissances, ce qui pouvait ne pas être - ou n'avoir pas été - conforme, tout ceci exprime assurément le désarroi d'un homme livré déjà à une solitude absolue, tous les liens de solidarité ayant été rompus avec ses camarades, aussi bien ceux restés dans la Ligne que ceux ayant déjà avoué leurs forfaits. Plus fondamentalement, ces attitudes s'enracinent dans une culture politique, assise sur un certain nombre de rites, au premier plan desquels se placent la pratique de l'autobiographie, l'examen de passage à l'occasion des « purges » périodiques du parti, le rituel de l’autocritique [5].

Tout au long de cette descente aux enfers, Boukharine résiste, refuse d’avouer, y compris au cours de deux grandes séances à huis-clos lors des plénums du Comité central qui se tiennent en décembre 1936 et en février 1937.

Entre la lettre du 16 janvier 1937 et la lettre écrite par Boukharine à Staline le 10 décembre 1937, « le camarade le plus aimé du Parti », comme Lénine l'avait caractérisé dans son « Testament » a « désarmé ». Il a finalement accepté, contraint et forcé, de se plier au rituel de l'aveu, tout en rappelant - en privé, dans sa dernière lettre à « Koba » - qu'il lui restait suffisamment de jugement pour distinguer, en initié, le rituel exigé par Staline de la réalité.

Peut-être, dans un avenir plus ou moins proche, les historiens auront-ils accès à l'ensemble du dossier de Boukharine. En attendant, les cinq premières lettres ici présentées complètent et éclairent la sixième, document que nous avons déjà traduit et commenté ailleurs (Lettre de Boukharine à Staline, du 10 décembre 1937, in Le Débat, n°107, novembre-décembre 1999, pp. 155-161) ; elles permettent de mieux comprendre, de l'intérieur, la culture politique d'un grand dirigeant communiste et le cheminement qui l'a mené aux aveux publics de crimes imaginaires, ces aveux que Boris Souvarine caractérisait comme « l'une des plus troublantes questions posées à l'entendement humain ».


Lettre de Boukharine aux membres du Politburo

Copie au cam. Vychinski 27 août 1936 [6]

Chers camarades !

Étant en Asie Centrale, je n'avais pas la moindre idée de ce qui se passait au procès [7]. Je n’avais reçu aucune instruction de retourner à Moscou - ni du Comité central, ni du Parquet. Arrivé à Frunze, je suis tombé par hasard, en ouvrant le journal, sur les déclarations de Kamenev [8]. Je partis aussitôt pour Tachkent, d'où j'envoyai un télégramme à Staline, et je m'envolai sur-le-champ pour Moscou. Je suis arrivé hier, ai passé toute la nuit à lire les journaux, que je n'avais pas pu lire en voyage. Tant que ma raison n'a pas été totalement obscurcie par la honte et le déshonneur qui découlent non pas tant du fait même de ma mise en examen que des déclarations qui présupposent ma culpabilité reconnue (sur la foi des seules déclarations de salauds du type Kamenev et compagnie), je m'adresse à vous par écrit.

Ma situation est rendue d’autant plus difficile que, bien que j'aie pris l'avion (ayant ainsi enfreint l'interdiction de vol) [9], je ne suis pas arrivé à temps pour être présent au procès, pour être confronté à Kamenev, Zinoviev [10], Reingold [11]. On a fusillé - et on a bien fait de le faire - mes accusateurs, mais leurs accusations ne sont pas mortes.

Je déclare non seulement que je suis innocent des crimes qui me sont attribués, mais je dis avec fierté que tout au long des dernières années, j'ai soutenu avec passion et conviction la ligne du parti, la ligne du CC, la direction de Staline.

Je voudrais dire, avant tout, quelques mots sur les raisons qui ont poussé Kamenev et compagnie à me calomnier. Ils ont eu recours à la calomnie pour les raisons suivantes :

a) Montrer (au monde entier) qu’ « ils » n'étaient pas seuls ;

b) saisir le moindre espoir d'être grâciés en simulant le plus grand zèle, la plus grande sincérité (« démasquer » même « les autres », ce qui ne les empêchait pas de cacher leurs complices réels) ;

c) objectif annexe : se venger de ceux qui tâchent de continuer à vivre politiquement. Kamenev et Reingold ont donc tenté d'empoisonner tous les puits — un geste réfléchi, rusé, calculé. Dans ces conditions, n'importe quel membre du Parti aura peur de faire confiance à quiconque de ses camarades qui a, un jour, fait partie de quelque opposition que ce soit.

Au nom du Parti, la Pravda a écrit dans un de ses récents éditoriaux, à propos des individus cités dans la déclaration du cam. Vychinski [12], qu'il fallait vérifier qui était honnête et qui était un homme à double face. Cette manière de poser le problème est absolument correcte. C'est précisément le but que doit se donner l'instruction.

A ce sujet, je dois dire que depuis 1933 environ j'ai rompu tout rapport personnel avec mes anciens amis politiques, M. P. Tomski [13] et A.I. Rykov [14]. Cet isolement volontaire était difficile, mais j'ai considéré qu'il était politiquement indispensable, car il fallait couper court à tous les ragots possibles sur l'existence d'un « groupe ». Ceci n'est pas une affirmation gratuite, vous pouvez aisément la vérifier en interrogeant les chauffeurs, en vérifiant leur feuille de route, en interrogeant les sentinelles, les agents du NKVD, les femmes de ménage, etc. C'est un fait avéré, connu de tous. Ce seul fait met à bas l'ensemble de l'argumentation de Kamenev-Reingold sur ma collaboration ou mes liens supposés avec le « groupe des droitiers ». Cela fait longtemps qu'il n'y avait plus de [dirigeants] droitiers.

Je n'ai jamais eu le goût du pouvoir - ceci, tout le monde le sait aussi. Et en ce qui concerne la ligne du parti, mes accusateurs ont tout faux : d'un côté, Boukharine ne serait pas d'accord avec la ligne générale ; de l’autre côté, eux seraient d'accord et ne seraient intéressés que par le pouvoir ; en même temps, Boukharine serait d'accord avec eux. Dans ce raisonnement, on sent à la fois une incongruité logique et une ignominie morale et politique. On aimerait bien savoir quelle pouvait bien être cette autre ligne que Boukharine mettait en avant? Malheureusement, on ne le saura jamais.

Venons-en au fait. Après avoir compris et reconnu mes fautes (assimiler ces leçons dans toute leur ampleur a assurément été un long processus, et n'a pas pu se faire en un tournemain), j'ai défendu la ligne du Parti et la direction stalinienne dans tous les domaines et avec une réelle conviction. Je considérais - et je considère toujours - que seuls des imbéciles (puisqu'on parle de vouloir aller vers le socialisme, et pas vers autre chose) peuvent proposer une « autre ligne générale ». Quelle « autre ligne » proposer ? Refuser les kolkhozes, alors qu'ils croissent, s’enrichissent sur une base collective ? Refuser l’industrialisation ? La politique de paix ? Le front uni ? Ou bien poser la question de la direction du Parti ? Seul un imbécile (ou un traître) peut ne pas se rendre compte des jalons victorieux que le Parti a posés : l'industrialisation, la collectivisation, l'extermination des koulaks, les deux grands plans quinquennaux, l'attention portée à l'homme, la maîtrise de la technique, le stakhanovisme, la vie riche, la nouvelle Constitution. Seul un imbécile (ou un traître) peut ignorer les pas de géant faits par notre pays, inspiré et dirigé d'une main de fer, celle de Staline. Seul un fou peut opposer à Staline un fanfaron creux ou un littérateur piailleur.

Je pense que les salauds trotsko-zinoviévistes mentaient, lorsqu'ils disaient qu’ils aspiraient à prendre le pouvoir, mais sans avoir une ligne politique précise. Trotsky a bien sa ligne, profondément méprisable, et, du point de vue du socialisme, absolument débile ; ils avaient peur d'en faire état, ces salauds. Cette ligne - c'est la thèse du prolétariat réduit en esclavage par la « bureaucratie stalinienne » ; c'est la critique du stakhanovisme, c'est la critique de la nature même de notre État ; c'est la critique du projet de notre Constitution, de notre politique extérieure, etc. Mais toute cette critique est si lamentable, que les salauds n'en n'ont même pas touché mot.

Je me suis arrêté sur toutes ces questions en détail pour la raison suivante. Démontrer que je suis sincère dans une atmosphère délétère (créée par la faute de ces salauds qui ont érigé la duplicité en principe politique monstrueusement omniprésent), dans une atmosphère de totale défiance a priori - démontrer ceci nécessite assurément une formidable dépense d'énergie.

Pourtant, il n'est pas difficile de comprendre que je ne peux rien avoir de commun, de par mon attitude présente et passée, avec une telle ligne (trotskyste).

Par ailleurs, je n'ai jamais eu l'appétit du pouvoir. Et je serais bien fou de penser qu’on peut remplacer Staline par un apprenti apothicaire.

Enfin - troisièmement - le groupe des droitiers n'existe plus depuis belle lurette.

Alors, quelle place y aurait-il pour quelque chose? (on se demande bien quoi ??)

Non, camarades ! C'est avec toute ma sincérité et tout mon amour que je défends la Cause commune, et personne ne peut m'accuser d'être non-Parti !

Mais, direz-vous, comment puis-je répondre aux « faits » dont ont parlé Kamenev, Zinoviev, Reingold ?

Ce que pouvaient bien se raconter Tomski et Kamenev lorsque ce dernier travaillait aux éditions de l’Académie, je n'en sais rien, car je ne voyais pas Tomski, comme je l'ai dit ci-dessus. Kamenev a déclaré qu'il avait eu des contacts avec Tomski et avec moi, et il a dit aussitôt après qu'il était informé de mes positions politiques par Tomski. Pourquoi avait-il besoin de passer par Tomski, si auparavant il avait parlé avec moi ? Dans ce passage précis de sa déclaration, Kamenev distille son poison, sa calomnie : Boukharine ne serait soi-disant pas d'accord avec la Ligne (en quoi ? sur quels points ?), il serait d'accord « avec nous » (mais vous, vous êtes d'accord avec la Ligne ?), donc il a sa « tactique » propre : il veut gagner la confiance du Parti, alors qu'en fait c'est un homme à double face...

Tomski n'est plus de ce monde, et avec lui non plus je ne peux plus m'entretenir... Mais il est clair que ce salaud de Kamenev a bien joué. Chacun sait que j'étais très actif, extérieurement (en partie de par la nature même de mes fonctions). A partir de ce fait, il prétend que Tomski a dit que... (c'est très commode pour lui, Kamenev). Ce salaud d'homme à double face est à son affaire. Tandis que moi, comme je le fais dans cette lettre, je dois me battre pour obtenir votre confiance. Votre confiance non pas pour faire du mal au Parti, mais pour que vous me confiez des tâches encore plus importantes. Je ne veux pas tomber victime de la calomnie kameneviste...

Le pire est que ces assassins prétendent que j'étais « d'accord » avec eux, que je « sympathisais » avec eux. Vous remarquerez qu'il n'est dit nulle part en quoi j'étais d'accord, en quoi je sympathisais avec eux. Ces lâches sous-entendent, naturellement, que j'étais d'accord avec l'emploi de méthodes terroristes, mais ne le disent jamais clairement. Il n'est pas difficile de comprendre pourquoi. A ceux qui ne faisaient pas partie des leurs, ils ne pouvaient rien dire, car ils auraient été aussitôt démasqués. Leur système était entièrement construit sur cette pratique ignoble, la plus lâche qu’on ait jamais vue dans toute l’histoire. Aussi, il ne pouvait jamais être question de parler de terrorisme. Et pourtant, ils y ont fait allusion (dans une formulation très vague). Pourquoi ? Pour noyer des gens honnêtes dans le même cloaque puant, dans le but que j'ai déjà exposé au début de ma lettre.

Maintenant, venons-en à [mes] fameuses « liaisons ». Je n’ai jamais eu le plaisir de faire la connaissance de Reingold, et pourtant dans l'affaire, c'est lui qui semble le mieux informé sur moi (d'où tient-il ces informations ?). Kamenev, ce salaud en puissance, je l'avais rencontré trois fois et avais eu trois conversations professionnelles avec lui (il s'agit naturellement de la dernière période : je ne nie pas, en effet, mon crime très grave au cours de la période précédente - à savoir la fameuse conversation, « enregistrée » par Kamenev et transmise à Trotsky [15]). Quant aux trois dernières discussions que j'ai eues avec Kamenev, c’était lorsqu'il officiait à « l'Académie », alors que Gorki s'apprêtait à en faire un dirigeant de l'Union des Écrivains, alors que le CC avait décidé que nous, les académiciens communistes, nous devions élire Kamenev à la tête de l'institut de la littérature et des arts de l'Académie des Sciences (à la place qu'avait occupée feu A. Lounatcharski) [16]. Nous étions donc appelés à faire de la réclame parmi les académiciens sans-parti pour Kamenev — personne ne soupçonnait donc quel sinistre serpent était en train de se faufiler là. Et le CC ne le savait pas non plus. Et personne d'entre nous ne le savait. Et moi je ne le savais pas non plus. Alors tout le monde lui faisait confiance. Et ses articles étaient publiés dans la Pravda.

Voici la teneur de mes trois conversations (l'essentiel) :

Première conversation : J’ai demandé à Kamenev si en tant que futur directeur du secteur littéraire, ça ne l'intéresserait pas de s'occuper des rubriques littéraires du journal. S'il acceptait, j’en parlerais avec le cam. Staline. Sa réponse fut (j'en donne le sens général) : « Je veux mener une vie calme et tranquille. Je n'opportunerai personne , et qu'on me laisse tranquille. Je veux qu'on m'oublie et que Staline ne se souvienne même plus de mon nom ». Après ce discours en faveur « d'une vie tranquille », j'ai renoncé à lui proposer quoi que ce soit. Ainsi, Kamenev non seulement ne me tenait pas informé de ses projets contre-révolutionnaires, mais il donnait le change, ce qui n'est pas étonnant. Et maintenant, il a menti de manière éhontée.

La seconde conversation fut, à la rédaction, à propos d'un article de Kamenev qu'on était en train de publier (comme je l'ai dit plus haut, il se faisait aussi publier, à cette époque, dans la Pravda).

La troisième conversation a eu lieu au foyer de l'Académie des Sciences. Au foyer, il y avait des repas, des collations, des thés pris en commun, à de grandes tablées. Un jour, je lisais à haute voix un de mes articles (scientifiques). Je me souviens d'un échange que j'ai eu alors avec Kamenev :

Kamenev : « Comment ça va ? »

Moi : « Très bien. Le pays se développe. La direction manœuvre et dirige brillamment ».

Kamenev : « Oui, elle manœuvre et elle dirige ».

Point final. Alors, c'est vrai, je n'ai pas suffisamment fait attention au ton évidemment semi-ironique de la répartie de Kamenev. Maintenant, cet épisode est remonté à ma conscience.

Mais de cet épisode, il découle aussi que Kamenev était parfaitement au courant de mes opinions de communiste. Alors, pourquoi a-t-il menti, ce salaud ?

Donc, mes « rapports » avec Kamenev n’avaient aucun caractère criminel. Le CC « appointait » Kamenev à un travail, et je devais bien travailler avec lui. Ce n'est que maintenant que l’on a appris que Fritz-David [17] était une crapule terroriste. Alors qu'il y a peu de temps encore, on publiait ses articles dans la Pravda. Dans toute cette affaire, il est question non de relations criminelles entre comploteurs ayant un programme commun, il est question de quelque chose de différent, que l'on ne peut me reprocher (la seule chose que l'on puisse me reprocher - c'est tout au plus un manque de vigilance). Souvent, dans les moments critiques de l’Histoire, certains ne remarquent pas cette différence capitale, ont peur. Mais le simple bon sens exige une approche différenciée des questions - sous peine de faire de grosses erreurs...

Maintenant quelques mots à propos de Reingold. Je ne sais pas à quelle conversation entre Tomski et Zinoviev en 1932 Reingold fait allusion. En ce qui concerne la phrase : « Le contact avec Boukharine était maintenu par Karev, un zinovieviste actif, qui était lié à deux autres groupes terroristes : ceux de Slepkov et de Eismont », je ferai les remarques suivantes [18] :

1) J'ai rencontré Karev à plusieurs reprises à l’Académie des Sciences, et principalement, à l'appartement du responsable des cadres S. Volynskii, un vieux tchekiste expérimenté qui a « accompagné » Trotsky lors de l'expulsion de celui-ci vers Constantinople. Karev était assurément des nôtres, un ami de la maison (on l'appelait « Kolia Karev »), et dans cette situation, je ne pouvais en aucun cas imaginer que Karev était en réalité un terroriste. Il n'y a jamais eu la moindre allusion à une quelconque activité terroriste. Vous pensez vraiment qu'on peut m'accuser de « liaison terroriste » ? Alors et Volynskii, et sa femme, et tous les académiciens qui traînaient dans cet appartement ont eu ce type de « liaison ».

2) Je ne savais absolument rien sur le groupe de Eismont jusqu'à ce que cette affaire fût examinée au CC. Et je ne savais pas que Karev était impliqué dans ce groupe (s'il faut en croire les affirmations de Reingold, sur lesquelles ce n'est pas à moi de me prononcer).

3) Je ne sais toujours pas si le groupe de Slepkov, un groupe contre- révolutionnaire, était également un groupe terroriste. Il est exact que Staline lui-même m'a montré une série de documents, d’après lesquels il apparaissait que ces gens « s'étaient échappé de mes bras » (Staline) depuis longtemps. Depuis longtemps, ces gens ne me faisaient plus confiance, certains même me considéraient comme un traître, il y avait à la périphérie des allusions sordides à la nécessité d'actes terroristes, dont je n'ai eu connaissance que par ces documents. Mais jusqu'à présent, je ne sais pas si ce groupe de gens formait ou non une organisation terroriste. Les descriptions que l’on m'a faites, à la demande du cam. Staline, de la fameuse réunion [19], ne contenaient aucune allusion à une quelconque action terroriste. Et je n'ai rien su d’autre sur le groupe de Slepkov.

En conclusion, la « déclaration » de Reingold ne donne rien. Quelles qu'aient été par ailleurs les « liaisons » de Karev, avec moi, les seules « liaisons » qu'il entretenait étaient d'ordre littéraire et philosophique, dans l'appartement de S. Volynskii et je n'avais - et ne pouvais avoir- jusqu'au moment où j'ai lu les journaux sur le procès pas la moindre idée du rôle terroriste joué par Karev.

Je voudrais dire enfin quelques mots sur mon voyage à l'étranger. Vous savez que lors de ma conférence à Paris, ce sont précisément les trotskystes qui se sont manifestés de la manière la plus hostile, si bien que nos gardes du corps ont dû les expulser de la salle. Vous savez peut- être que les trotskystes parisiens s'apprêtaient à me faire des saloperies plus graves, et c'est pourquoi nos agents m'ont demandé de quitter l'hôtel pour l'ambassade ; la police française a mis pour ma protection des policiers, car on craignait une agression contre moi... Je reconnais que tomber sous les coups de l'ennemi aurait été plus doux que de tomber sous les coups de la calomnie kameneviste, calomnie reprise par mes camarades proches (cf. certaines résolutions). Je suis bouleversé jusqu'au plus profond de moi-même par l'absurdité tragique de ma situation : depuis trente ans, j'ai été entièrement dévoué au Parti, j'ai vécu tant de grands moments du Parti (j'y ai quand même fait aussi des choses positives !) et voici qu'on m'inclut dans les rangs de ses ennemis - et de quels ennemis ! Cesser d'exister biologiquement - est devenu politiquement inadmissible. Mais la vie en état de mort politique n'est plus une vie. Je suis dans une impasse sans issue, si le CC lui-même ne me lave du déshonneur. Je sais combien il est difficile de croire aujourd'hui, après la découverte, au cours de ce procès où les êtres étaient déjà des non-êtres, de tout cet abîme de puanteur et de sang. Mais, là aussi, il faut garder la mesure des choses : parmi les anciens oppositionnels, il n'y a pas que des hommes à double face.

Je vous écris, camarades, tant qu'il me reste un souffle de forces de l'esprit. Ne franchissez pas une certaine limite dans votre défiance! Et je vous prie de ne pas faire traîner l'instruction du prévenu Nicolas Boukharine. Vivre dans cette situation est un tourment insupportable - je ne peux supporter qu'on aie peur de moi même lorsque je passe mon chemin - surtout quand je ne suis coupable en rien.

Qu’on ait fusillé les salauds - c'est parfait : l'air a aussitôt été purifié. Et le procès aura eu un énorme retentissement du point de vue international. C'est un pieu, un véritable pieu planté dans la tombe du vampire ensanglanté, tout plein de morgue, de cette morgue qui l'a conduit jusqu'aux services secrets fascistes ! Nous n’avons pas encore pris la mesure, me semble-t-il, de la portée internationale du procès. En général, il fait bon vivre, mais certainement pas dans ma situation. En 1928-1929, j'ai fait une bêtise criminelle, sans me rendre compte de toutes les conséquences de mes fautes, et voici qu'aujourd'hui, il me les faut payer d'un prix terrible.

Je vous salue. N'oubliez pas qu'il existe aussi des êtres qui ont fait, en toute sincérité, amende honorable, et qui, quoi qu'il arrive, de toute leur âme et de tout cœur (tant que celui-ci battra), seront avec vous.

Nicolaï Boukharine

PS : Quelques faits complémentaires.

Pour qu’il n'y ait aucun malentendu, je dois vous dire que durant mes années de travail au Commissariat du Peuple à l'industrie lourde [20] et aux Izvestia, des lieux où circulent beaucoup de gens divers, chacun avec ses pétitions, ses plaintes, etc., j’ai eu l'occasion de rencontrer des gens, rencontres que je vous rapporte ici en bref.

1. Au Commissariat du peuple (je ne me souviens pas en quelle année) est venu me voir, directement du bureau de Sergo [21], I. N. Smirnov [22]. Il m'a dit qu'il avait été à Samara (ou Saratov ?), où « crevait de faim » Riazanov [23], avec sa femme malade. Est-ce que je ne pouvais pas les aider ? J'ai promis de faire quelque chose, du genre : « Je me renseignerai » ; peut-être ai-je téléphoné au CEC.

2. Aux Izvestia est apparu un jour Riazanov, médaille sur la poitrine... Quand je lui ai demandé ce qu'il avait fait de sa carte du Parti ; il s’est mis à hurler, à taper du poing et a déclaré qu'il ne reconnaîtrait jamais sa faute. Il n'est pas resté longtemps.

3. J'ai tout fait pour éviter la visite d'Alexandre Chliapnikov [24], mais il m'a un jour coincé (c'était cette année, peu de temps avant son arrestation) aux Izvestia, en me demandant de transmettre une lettre à Staline. J'ai dit à mes collaborateurs de ne plus le laisser entrer, parce qu'il « puait politiquement » (il se plaignait, disant : « Je ne vais quand même pas m'enfuir à l'étranger », et autres choses du même acabit). Les lettres qu'il me laissait, je ne les ai pas envoyées, en voyant l'état dans lequel il était.

4. Dans l'appartement de Radek [25], peu de temps après ma nomination aux Izvestia, j'ai rencontré par hasard un soir Zinoviev (il était alors à la rédaction de Bolchevik, et il était venu chercher des livres chez Radek) : nous l'avons obligé à boire à la santé de Staline (il se plaignait du cœur). Il chantait alors les louanges de Staline (quel salaud !).

5. Un jour, je suis venu voir Radek à la Maison du Gouvernement pour lui lire, en tant que membre du comité de rédaction, un article que je venais d'écrire. J'y suis tombé sur un type grand et maigre. J'ai lu rapidement mon article, et ce type a filé presque aussitôt la lecture finie. J'ai appris qu'il s’agissait de Mratchkovski [26]. Radek m’a dit qu'il n'avait pas pu le mettre dehors. Il avait dit à sa femme qu'elle ne le laissât plus entrer, et il était fort mécontent de cette intrusion. Tous ces faits peuvent être aisément vérifiés, car tous les visiteurs sont enregistrés à l'entrée de la Maison du Gouvernement.

Les deux derniers faits que je viens de rapporter ne jettent, à mon avis, aucune ombre sur Radek. Je crois en sa sincérité envers le Parti et envers le camarade Staline. J'ai souvent discuté avec lui sur des thèmes politiques sensibles : il réfléchit très consciencieusement, et toutes les conclusions qu’il tire sont fermement dans la ligne du Parti. Certes, sur des points de détail, nous avons eu plus d'un désaccord et j'étais loin d'être toujours enchanté de son attitude. Mais, en ce qui concerne les grandes questions politiques, il fait preuve, autant que je peux en juger, d'un sens réel du Parti, manifeste une immense admiration et un amour sans bornes pour le camarade Staline et pour les autres dirigeants du Parti.

6. Un jour, Astrov [27] m'a téléphoné, mais je ne l’ai pas reçu.

Je rajouterai que pour des gens comme Radek ou moi, il est parfois difficile de chasser les importuns qui viennent nous voir : cette attitude dévalorise son homme, on a l'impression qu'il a peur de tout (« pourvu que rien ne m'arrive »). Des gens sont venus me voir pour que j'intercède en faveur de Mandelstam [28] (à propos de B. Pasternak. C'est le cam. Staline qui a réglé l'affaire), en faveur de S.Volski [29] (le cam. Staline a ordonné qu'il fût immédiatement libéré, suite à la lettre de la femme de Volski), etc., etc.

Bien sûr, en ces affaires, il faut agir avec mesure, mais souvent on ne peut- et parfois il ne faut - pas fuir systématiquement des rencontres de cet ordre.

Je signalerai encore un épisode, qui a eu lieu il y a quelques mois. L’ancien secrétaire de Tomski, N. I. Voinov, est passé me voir aux Izvestia et m'a dit que Tomski était absolument seul, dans une profonde dépression, que personne ne lui rendait visite, qu’il fallait lui remonter le moral. Il m'a demandé de passer voir Tomski. Je n'ai pas donné suite à cette demande humanitaire, j’ai réglé ma conduite en fonction de la norme politique que j'ai mentionnée ci-dessus. Peut-être était-ce une erreur. En effet, les humeurs politiques pessimistes et malsaines naissent souvent sur un fondement non-politique ; celui-ci, à son tour, peut être induit par la politique.

En conclusion, je dois vous dire camarades : actuellement, je ne suis pas en état, ni physiquement, ni politiquement, de venir au travail. Je ne peux rien ordonner, rien exiger de mes subordonnés, alors que je suis mis en examen, et déjà condamné dans des résolutions du Parti. Je suis profondément reconnaissant au CC de ne m'avoir pas chassé des Izvestia [30]. Mais je vous demande de comprendre que je ne puis me remettre au travail qu’après avoir été blanchi des calomnies de Kamenev. Je suis brisé au point que je ne puis faire autre chose que d'attendre dans mon appartement ou ma datcha une convocation du CC ou du Parquet.

Salut communiste

N. Boukharine Moscou, le 27 août 1936


Lettre de N. Boukharine à K. Vorochilov

31 août 1936 [31]

Cher Klement Efremovitch,

Tu as sans doute déjà reçu la lettre que j'ai adressée aux membres du Politburo et à Vychinski, je l'ai envoyée cette nuit au secrétariat du cam. Staline avec prière de faire circuler. J'y ai écrit l'essentiel en rapport avec les accusations monstrueusement lâches de Kamenev à mon encontre. En t'écrivant, j'éprouve une sensation d'irréalité : est-ce un cauchemar, un mirage, une hallucination ? Suis-je dans un asile de fous ? Mais non, c'est bien la réalité.

Je voudrais vous demander une question simple : vous croyez vraiment tout ça ? Pour de vrai ?

Prenons par exemple les articles que j'ai écrits sur Kirov [32]. A ce propos, quand j'étais en disgrâce (d'accord, je l'avais mérité), je suis tombé malade à Léningrad, eh bien Kirov est venu me rendre visite et il est resté une journée entière avec moi, il s’est occupé de moi, m'a prêté son wagon spécial pour que je rentre à Moscou. Il a fait tout ça avec une telle gentillesse, que je m'en souviendrai jusqu’à la fin de mes jours. Alors, après ça, vous pensez vraiment que je n'étais pas sincère quand j'ai écrit ces articles sur Kirov ?

Posez honnêtement le problème. Si je n'étais pas sincère, alors il faudrait aussitôt m’arrêter et m’éliminer ; car on ne peut pas tolérer de salauds pareils au sein du Parti. Si vous pensez : « il n'est pas sincère », mais vous me laissez quand même en liberté, alors vous êtes des lâches, et vous ne méritez pas qu'on vous respecte.

Mais si vous ne croyez pas ce qu'a dit Kamenev, cet assassin cynique, ce type ignoble, cette charogne, alors pourquoi acceptez-vous des résolutions du type de celles que votent des organisations du Parti (comme celle de Kiev [33]) qui disent que «j'étais au courant » de je ne sais quoi ? A qui sert alors l'instruction, la légalité révolutionnaire etc ? En effet, si la direction régionale communiste de Kiev affirme : « il savait », comment le juge d'instruction pourrait-il dire: « il ne savait pas », puisque « le Parti a dit »: « il savait » ?

Je comprends que puisqu'une déclaration pareille a été faite publiquement lors du procès (encore qu'il est peu probable qu'une telle déclaration soit « apparue » soudainement - où était-elle au moment de l'instruction ? et pourquoi ne m'a-t-on pas convoqué alors ?), c'est qu’elle découlait de l'instruction. En ce cas, il faut la mener jusqu'au bout, ne pas se hâter et ne pas discréditer la légalité révolutionnaire.

Tu as dit que les « droitiers » prêtaient main-forte aux trotskystes-zinoviévistes (dans ton discours à propos de S. Kamenev [34]). Aujourd'hui, cette affirmation est devenue un slogan politique. Peut-être pour toi, ce n'est pas si simple, mais les masses, elles, ne comprennent pas toutes ces subtilités. Dis-moi, toi, tu crois vraiment à toutes ces monstruosités ?

Si vous croyez ces choses-là, ne traînez pas l'affaire et réglez-moi mon compte rapidement. Il y a dans l'Histoire de nombreux exemples où des gens remarquables et des politiciens excellents ont commis des erreurs fatales dans des « affaires privées ». Eh bien, je serai ce coefficient d'erreur. Sub specie historiae (du point de vue de l'histoire), c’est un point de détail, un sujet littéraire.

Je te dirai - tant que je garde un peu de jugeote - que du point de vue international, il est absurde d’élargir la base de ces salauds (ce serait aller au-devant des désirs de crapules du type Kamenev - ce qu'ils voudraient justement prouver, c'est qu’ils ne sont pas isolés). Mais, bon, je ne vais pas parler de ça, vous pourriez penser que j'essaie de plaider ma cause au nom des intérêts de la grande politique...

Ce que je veux, c'est faire triompher la vérité. Et la vérité, elle est de mon côté. Même si j'ai péché devant le Parti, et Dieu sait si j'ai souffert des conséquences de mes péchés.

Mais je le crie et je le répète, tout au cours des dernières années, j'ai défendu avec une immense conviction intérieure la politique du Parti et la direction de Koba, et je l'ai fait sans flagornerie.

Que c'était merveilleux l'autre jour de voler au-dessus des nuages - moins 8 degrés, l'azur pur comme du diamant, la sérénité des espaces infinis...

Je t’ai peut-être écrit des absurdités. Ne te fâche pas contre moi. Peut- être, vu les circonstances, te sera-t-il désagréable de recevoir de moi une lettre - tout est possible.

Mais « à tout hasard », je voudrais te répéter, à toi (qui a toujours été très chic envers moi) : ta conscience doit être absolument en paix : je ne t'ai jamais compromis : en vérité, je ne suis coupable de rien, et, tôt ou tard, on le reconnaîtra, malgré tous les efforts qui sont faits pour salir mon nom.

Pauvre Tomski ! Il s’est sans doute « embrouillé » - je ne sais pas [35]. C'est possible. Il vivait seul. Si j'étais allé le voir, il aurait moins déprimé et il ne se serait peut-être pas « embrouillé ». Qu'elle est compliquée la destinée humaine !

Mais tout ça - c'est du lyrisme. Alors que ce qui est en jeu, c'est la politique, chose au demeurant fort peu poétique et plutôt cruelle.

Qu'on ait fusillé ces chiens - j'en suis très heureux. Ce procès signe l'arrêt de mort politique de Trotsky ; ce sera bientôt évident pour tous.

Si je suis encore en vie quand la guerre éclatera - je voudrais aller au combat (ce n'est pas des fanfaronnades), je te demanderai un dernier service - trouve-moi une place dans l'armée, même comme simple soldat (et tant pis si je suis tué par une balle zinovieviste)

Je te conseille de lire les pièces de Romain Rolland [36] sur la Révolution française.

Excuse-moi pour cette lettre confuse. Mes pensées galopent comme des chevaux fous, et je n'ai pas de rênes solides pour les retenir.

Je t'embrasse, car ma conscience est pure.

Nicolaï Boukharine


Lettre de N. Boukharine à K. Vorochilov

3 septembre 1936 [37]

J'ai reçu ton affreuse lettre. Ma lettre se terminait par « Je t'embrasse ». La tienne se termine par « salaud [38] ». Que puis-je écrire après ça ?

Chacun a - ou devrait avoir - sa fierté. Ce que je voudrais, c’est effacer un malentendu politique.

Je t'ai écrit une lettre personnelle (ce que je regrette aujourd'hui). J'étais dans un état intérieur tourmenté ; calomnié, je t'ai écrit parce que tu es un grand homme ; je devenais fou à la seule pensée que quelqu'un puisse croire que j'étais coupable.

Et voilà, en criant mon innocence, j'écrivais :

Si vous croyez que je « n'étais pas sincère » (que je n’étais pas sincère quand j'écrivais les articles sur Kirov), et si vous me laissez en liberté, alors nous n’êtes que des lâches, etc.

Et plus loin, j'écrivais: « Et si vous-mêmes, vous ne croyez pas ce qu'a raconté Kamenev, etc ». Penses-tu vraiment que je crois que vous êtes des lâches ou que je qualifie de lâche la direction du Parti ? Mais non, je dis le contraire. En écrivant ça, je dis: « Comme tout le monde sait que vous n'êtes pas des lâches, donc vous ne croyez pas que j'aie pu écrire des articles qui n'étaient pas sincères ». On ne peut pas comprendre différemment ma lettre !

Et si j'ai écrit ce que j'ai écrit de manière si confuse que tu as pu croire que j'attaquais la direction - alors sache que je retire tout ce que j'ai écrit, plutôt trois fois qu'une, et sache que je ne voulais pas dire ce que tu as pensé.

Je considère la direction du Parti remarquable. Dans ma lettre, sans exclure la possibilité que vous vous trompiez à mon égard, je t'ai écrit: « Il existe des cas, dans l’Histoire, où des gens remarquables et des hommes politiques excellents commettent des erreurs d'ordre privé ». Est-ce que je ne t'ai pas écrit ça ? C'est ainsi que je réagis vis-à-vis de la direction. J'ai reconnu depuis très longtemps mes erreurs et cette réalité, et je le répéterai autant qu’il le faudra. Et j'ose croire qu'au cours des dernières années j'ai démontré amplement ma loyauté.

En tout cas, je te demande d'effacer ce malentendu-là. Je te prie de m'excuser pour ma dernière lettre et désormais je ne t'importunerai pas avec d'autres lettres. Je suis à bout de nerfs. C'est ce qui explique ma dernière lettre. Et pourtant, il me faut attendre la fin de l'instruction avec le plus de sang-froid possible. Je suis convaincu que l'instruction démontrera que je n'avais rien à voir avec ces bandits. Car telle est la vérité. Adieu.

Boukharine


Lettre de N. Boukharine à V. Molotov

1er décembre 1936 [39]

Cher Viatcheslav Mikhaïlovitch,

Je ne peux pas ne pas t'écrire les lignes qui suivent, bien que je sache que tu es très occupé et que ma requête personnelle est bien peu de chose en comparaison du Grand Œuvre. Et cependant, je dois écrire et je te prie instamment de lire cette lettre du début à la fin.

Ces derniers temps, j'ai vécu (je vis) dans les tourments. Au journal, on ne me donne rien à écrire, on m'empêche de remplir mes fonctions, même si extérieurement on reste correct avec moi. Mais l'atmosphère dans la rédaction, et bien d'autres signes montrent l'existence de fluides de suspicion à mon égard. Je n'ai pas eu le rendez-vous avec le cam. Egorov [40]. Les calomnies se multiplient. La Pravda a publié un texte sur l'Académie des Sciences dans lequel (entre les lignes) je suis accusé d’avoir soutenu les trotskystes, ou quelque chose dans ce genre. Après, la Pravda publie un autre article où apparaît la formule « les complices droitiers », qui, il y quelques années, « ont été chassés du gouvernement ». Après ça, la presse étrangère (j'ai lu le journal italien Giornale d'Italia et le journal anglais Manchester Guardian) publie l'information, selon laquelle je serais accusé de crimes graves, arrêté, etc. Après ça, dans ton propre discours au congrès apparaît la formule « les complices et les chantres des regénats droitiers », formule qui est ensuite largement reprise.

Après l'article dans la Pravda, etc., les gens vont naturellement me soupçonner d’être ce « complice et ce chantre », et je ne peux que m'insurger de tout mon être contre ceci. Dieu sait combien j'ai enduré déjà ! Je ne sais pas (car malgré toutes mes demandes, personne ne m'a informé) ce que les salauds et les couards de grand et de petit calibre ont raconté comme mensonges sur moi. Je te prie de bien me comprendre: je sais parfaitement que votre devoir de dirigeants est de démasquer, d'attraper et d’exterminer toute la vermine. Et chacun a le devoir de participer à cette tâche.

Mais ce que je ne peux pas comprendre, c'est que dans l'atmosphère de méfiance totale dans laquelle nous vivons, il y ait tellement de gens qui « passent de l'autre côté » en 24 heures. Je le sais d'expérience : les gens qui m'ont « balancé », ce sont les mêmes qui m’avaient donné la « carte du travailleur de choc n°l », et qui, dans une autre conjoncture, me crachaient dessus... Il y a une heure : « Hosanna ! ». Une heure plus lard : « Crucifie-le ! ».

Je te prie de comprendre encore une chose : la situation absolument insupportable dans laquelle je me trouve ne provient pas du fait que j'ai « peur » de quelques « conséquences disciplinaires » (même objectivement injustifiées) - la vie que je mène n'est pas une vie. Elle est due au fait que je ne supporte pas moralement les soupçons et les accusations. Imagine-toi l'état d'un homme qui aime de tout son être le Grand Projet dans lequel il s'est engagé, et soudain on accuse cet homme de détruire ce Grand Projet. C'est un tourment infernal - un châtiment moral permanent.

Je ne suis pas un rhinocéros. Vous savez tous combien j'aime les gens - mais aujourd'hui, j'ai peur des gens, comme un fou ; j'ai peur de chaque regard de travers, de chaque remarque inamicale. Et dîtes-moi, comment les gens pourraient-ils ne pas me regarder de travers, quand on balance à mon encontre pareilles accusations, mêmes camouflées !

C'est proprement diabolique de m’associer, de quelque côté que ce soit, avec des salauds, des oppresseurs, des assassins. Est-ce que vraiment, en réalité, il y aurait quelqu'un parmi vous, vous qui me connaissez depuis tant d'années, qui puisse avoir une telle pensée ? Je ne comprends plus sur quelle planète je vis, je ne comprends plus ce qui se passe. Il y a, sans doute, des gens qui veulent m'achever, me pousser au désespoir le plus total, à l'angoisse la plus noire, dans cet état où l'on devient indifférent à tout, où la compréhension des choses de ce monde s'obscurcit. Mais vous, ne pouvez-vous donc pas comprendre la réalité ?

Les gens qui se comportent mal envers moi (c'est une litote), du genre Gleb Krjijanovski [41], tentent assurément, sans doute à cause de leur origine non-prolétarienne, de se défouler sur moi.

Mais essayez de voir les choses dans leur globalité.

Vous savez que je travaillais chez Sergo [42] et à l'Académie. Est-ce que vous pouvez vraiment nier le fait que j'ai ma petite part dans l'entreprise de rassemblement de l'intelligentsia professionnelle autour de nos objectifs ? Pourquoi aurais-je fait tant d'efforts si je n'avais été, de toute mon âme, dévoué à la Cause (d'ailleurs, Piatakov [43] lui, a toujours saboté aussi bien la propagande technique que le travail scientifique - je viens seulement de m'en rendre compte). Vous me direz : « Tu as voulu jouer toi-même un rôle ». En ce cas, permettez-moi de vous donner deux arguments.

Premier exemple : Pavlov, Ivan Petrovitch [44]. A lui seul, il vaut des tas, multipliés au carré, d’intellectuels. Je l'ai vu en tête à tête, je l'ai tiré de notre côté, je lui ai inculqué le respect pour Staline. Je me souviens lui avoir longtemps expliqué, en toute sincérité, que c'est Staline lui-même qui dictait à Litvinov [45] notre politique étrangère (Pavlov était très enthousiaste en ce qui concerne notre politique étrangère, alors qu'il est critique vis-à-vis de la politique intérieure), je me souviens quel effet ma conversation a eu sur lui. Or tout ça, personne ne le savait. Et moi, je l’ai fait. Pourquoi ? C'est très simple: parce que j'aime corps, âme et esprit notre Cause commune, le Parti, Staline.

Deuxième exemple : Romain Rolland. Nous avons eu chez Gorki une discussion sincère, en tête à tête. Sur deux points : notre politique extérieure (l'alliance avec les gouvernements bourgeois) et le trotskysme. J’ose penser que j'ai ma petite part dans le fait que Romain Rolland ne se comporte pas comme André Gide. Alors, dites-moi, comment après tout ceci peut-on écrire des choses pareilles sur moi dans la Pravda ?

Sur l'attentat trotskyste contre moi à Paris (ou sur la préparation d'une autre saloperie analogue), j'ai déjà écrit dans ma lettre aux membres du BP. Pour finir, encore un point. Il y a un certain Talmud, un physicien, membre du Parti et en même temps exécuteur de certaines missions secrètes. Demandez-lui ce que je lui ai dit à mon retour de l'étranger. Je lui ai dit que notre pire ennemi - ce sont les trotskystes, il faut les attraper.

Viatcheslav Mikhaïlovitch ! Il m'est insupportable de devoir démontrer que je ne suis pas un ennemi, mais un ami. Mais je suis objectivement tombé dans une telle ornière que je ne peux m'empêcher de crier et de demander de l'attention, toujours plus d’attention. On peut toujours tout combiner : ici, on aura noté une blague politiquement douteuse ; là, on me reprochera de n'avoir pas fait preuve de suffisamment de vigilance, d'avoir laissé passer un salaud (et pourtant, je ne savais pas qu'un tel était un salaud) ; là encore, on aura mis à jour un cercle de fréquentation douteux. Sans parler, bien sûr, de l'année 28 - où j’ai commis un crime véritable, dont les retombées n'en finissent pas de me rattraper. Et puis il y a ces gens qui étaient plus ou moins proches de moi, et qui ont « évolué » Dieu sait comment. Avec tout ça, on peut assurément brosser un tableau. Et beaucoup s'y emploient. Et comment ! Même que (dans la Pravda) on a inventé ad hoc un nouveau terme : « un demi-Boukharine »...

De quoi suis-je coupable en réalité ?

1) De mon attitude en 1928-1929.

2) De mon absence de vigilance et de vision à long terme, peut-être de ma recherche vaine de gens talentueux, une recherche qui n’a pas toujours tenu compte des risques politiques que pouvaient présenter ces gens ; de la trop grande confiance que je porte aux individus en général. Mais, comme l'a montré l'expérience, ce genre de défauts est bien fréquent. Peut-être suis-je coupable de quelque autre chose du même ordre.

Mais je ne suis pas coupable de quelque proximité idéologique ou organisationnelle que ce soit avec les salauds, et je ne cesserai de rejeter, jusqu’à ce que les forces m'abandonnent, toute insinuation ou soupçon de complicité avec eux. Je ne cesserai de lutter contre les basses calomnies... ; les grands salauds ont été remplacés par leurs petits complices.

Je veux encore une fois t'assurer, Viatcheslav Mikhaïlovitch, et vous tous : quoi que vous fassiez de moi, sachez que je n'aurai jamais le moindre ressentiment, la moindre animosité envers la direction du Parti, car je comprends parfaitement toute la complexité de la situation.

Mais moi aussi, je suis un être humain. Au moment où s'annoncent de grands dénouements mondiaux, dites-moi, avez-vous pensé un instant à ce que peut ressentir un homme dont l'esprit et le cœur sont entièrement dévoués à notre cause, et qui est persécuté (de manière insidieuse) comme un ennemi ? Ne pense pas, je t'en prie, que j'en suis arrivé au point de m'accuser de complicité avec un renégat. J'espère que ce n'est pas à moi que tu as fait allusion. Mais le contexte est tel, que nombreux sont qui pourront penser le contraire.

Cela fait une semaine que je suis alité, je suis brisé physiquement et moralement. Ce n'est pas que j'ai pris froid, je dépéris car je ne peux ni dormir, ni manger. Je t'écris tout ceci non pas pour que tu me prennes en pitié, mais pour t'expliquer pourquoi je ne suis pas allé à la réunion de cellule du Parti de l'Académie, etc. En effet, je ne peux ni prendre la parole en public, ni tenter de démontrer en public que je ne suis pas un salaud.

Je ne pouvais jamais m'imaginer à quel point ma situation serait insupportable.

Salut.

Nicolaï Boukharine

Est-ce impossible de dissiper ce cauchemar ? Vous ne pouvez pas me dire ce qu'on a déversé comme calomnies sur moi, quelles sont vos suspicions, pour que je puisse au moins - plus calmement que dans une réunion de cellule - répondre à tout et déchirer cette toile d'araignée empoisonnée qui m'étouffe ?


Brouillon de lettre de Boukharine à Staline [46]

16 janvier 1937 [47]

Au cam. Staline en personne. Confidentiel.

Cher Koba,

Je suis dans un état d'épuisement moral et physique total. Lors de la confrontation, j'ai oublié presque tout ce que je voulais dire.

Avant d'oublier définitivement, je veux aborder en premier lieu les questions générales.

1. Un grand nombre de témoignages absolument scandaleux contre moi ont été rassemblés. Je sais bien, moi, ce qu'ils valent. Quoi qu'il arrive, je les rejette et je continuerai à les rejeter avec mépris, ce mépris que je ne sais pas malheureusement pas suffisamment montrer au monde extérieur. En général, je tiens parce que je suis encore conscient de mon innocence, ce qui me protège pour l'instant.

2. Je considère toute mesure disciplinaire qui pourrait être prise à mon encontre injuste, car je ne suis pas coupable. Mais j'aurais besoin de mois et de mois + d'avoir tous les dossiers + une tranquillité complète pour pouvoir tout comprendre, tout confronter, et mettre au clair toute l'affaire. Ceci je ne peux le faire en raison de la situation dans laquelle je me trouve. Et toute l'affaire débouche sur des accusations, des questions, un vocabulaire tout à fait fantastique, le tout dans un seul but : « m'attraper » (tandis que dévoiler la calomnie, la prévenir passent à l'arrière-plan, loin, très loin...). Telle est aujourd'hui le développement logique des choses.

Pour m'exclure du CC, il faut trouver un motif politique. Après, je devrai dans chaque cellule du Parti me reconnaître coupable, coupable précisément de ce que j'ai refusé de reconnaître devant vous. Impossible d'accepter. Alors - expulsion du Parti. Etc. Fin de la vie.

3. Aussi, je réponds à ta question en répétant très sérieusement : envoyez-moi au combat, à un vrai combat, envoyez-moi en Espagne.

Arguments pour : 1) Je comprends la situation ; 2) J’ai une grande expérience de la lutte contre les anarchistes et les anarcho-syndicalistes (américains) ; 3) Je lutterai à mort contre les trotskystes ; 4) Je connais de nombreuses langues étrangères, je peux rapidement apprendre l'espagnol (car je connais un peu d’italien), etc. En Espagne, je pourrai ressusciter et être très utile. Je ne pense pas que tu diras : « Et si tu t'enfuyais ? » Serais-tu donc à ce point influencé par les calomnies ? Penses-tu vraiment que pour moi l'URSS est un vain mot? Mais je laisse ici ma femme bien-aimée, mon fils, mon père, Nadia.

Quand vous aurez vu de vos propres yeux comme je me bats, tel le plus fidèle de vos hommes, alors permettez à ma femme de venir me rejoindre (ou accordez-moi une permission).

Mes requêtes - si ce plan vous paraissait acceptable - seraient les suivantes :

1- Ne pas me calomnier dans la presse.

2- Permettre à ma femme, en cas de difficultés, de s'adresser à qui vous auriez indiqué.

3- Me permettre de dire aux camarades concernés (soviétiques) en Espagne, que je ne suis pas coupable, mais que la situation générale est telle qu'on m’a envoyé en Espagne pour que je puisse faire la preuve de ma totale fidélité et de mon attachement absolu au Parti.

4- Si je disparaissais, ne pas me calomnier dans le faire-part officiel et assurer une aide matérielle à ma femme.

Passons maintenant aux questions plus particulières, en relation avec la confrontation.

I- Sur la « duplicité » de Radek. Lors de mon avant-dernier entretien avec Radek (le 6 septembre, avant ma confrontation avec Sokolnikov [48] le 8 septembre), c'est à dire à un moment où Radek pensait déjà qu’il serait arrêté, il m'a dit que Sokolnikov était un salaud, avec lequel il s'était fâché depuis de nombreuses années ; il m'a dit aussi que le Guépéou était truffé d'agents polonais, qui seraient prêts à le perdre, lui Radek, parce que c'est un communiste, etc. De quelle duplicité peut-il être question ici ? Que Radek ait été un homme à double face, cela ne fait pas de doute. Mais pas dans cette circonstance. Et pas face à moi. Là, il ne faisait que mentir, pour tenter de me convaincre qu'il était sur la ligne du Parti (et il y a réussi). Il m’a dit que moi seul (Boukharine) je sortirais blanchi de toute cette histoire, à la différence de lui, Radek, qui était un ancien trotskyste. Voici ce qu'il m'a dit à moi, et pas ce qu'il a inventé, après son arrestation. Il s'accrochait à moi, dans l'espoir que j’intercéderai en sa faveur et parce qu'il savait que j'étais absolument propre. C'est pour cela qu’il tentait de me convaincre qu'il était dans la ligne. C'est pour cela, sans doute, qu'il n'avait pas mentionné, au début, les « droitiers ». Ce n'est que lorsqu'on a commencé à lui poser des questions suggestives (on lui a dit par exemple que « 1' instruction avait établi que... », cf. témoignage de Radek du 27.9), qu'il a senti le vent tourner ; il a compris alors que l'instruction s'intéressait aussi à moi : je cessais de lui être utile à décharge, de toute façon, il avait déjà avoué ; au contraire, il devait désormais faire preuve de « sincérité » (dans le sens japonais du terme), soutenir les calomnies à mon encontre, chose qu’il fait avec le plus grand talent.

II- Des raisons de la calomnie trotskyste en général.

Tu m'as parlé de calomnies à rencontre de certains camarades militaires. Je ne sais pas qui calomniait qui, qui a interrogé les calomniateurs, etc. C'est très important. Mais, dans ma situation présente, ça n'a rien à faire avec moi. Je veux te dire la chose suivante. Souviens-toi de la vieille théorie trotskyste sur la nécessité de monter les membres du CC les uns contre les autres. Maintenant, cette méthode est employée à grande échelle, avec des moyens particulièrement vicieux.

Ils voulaient frapper la tête de notre armée. Inutile d'expliquer.

Inutile d'expliquer longuement pourquoi ils voulaient me frapper moi. Ils savent bien qu'à l'étranger et ici j'ai un nom, malgré tout. Je dois dire qu'à Paris, par exemple, mon exposé sur l'antifascisme a eu un succès fou auprès de l'intelligentsia et des ouvriers. A Copenhague, j'ai été invité par le grand physicien Nils Bor. Il avait rassemblé pour ma conférence les plus grandes sommités intellectuelles, et j'ai fait passer à tout ce monde, qui écoutait avec le plus grand respect, notre message politique (heureusement que notre ambassadeur assistait à la réunion, sinon n'importe quel coquin aurait pu inventer n'importe quoi à mon sujet !). Romain Rolland m'adore littéralement. Pavlov m'aime de tout cœur. Alors pourquoi les trotskystes ne frapperaient-ils pas l'homme qui amène sur les positions du Parti les sommités intellectuelles mondiales ? En effet, pour les trotskystes, les intellectuels c'est leur « armée ». Evidemment, pour eux, il est plus aisé de me confectionner une affaire à cause de mon statut d'ancien opposant. D'ailleurs, malgré mes remarques réitérées sur les cas de Pavlov et de Rolland, on ne semble guère y prêter attention. Or Pavlov est véritablement un très grand savant, et on serait bien en peine d'expliquer pourquoi, entre quatre murs (c'est à dire pas pour la montre !) je l'ai travaillé au corps et lui ai fait changer d'avis. Alors, comment donc tout ceci peut s'articuler avec vos accusations délirantes ? lit j'ai fait changer d’avis Pavlov précisément sur les questions de politique internationale. Alors comment concilier ceci avec les discours de salopards comme Radek et Co ?! Et Pavlov, je l’ai fait changer d'avis précisément à ton égard, Staline. Alors, comment concilier ce fait avec les horreurs qu'on sort sur mon compte ?! Idem avec Romain Rolland. Sauf que Rolland aurait tout compris sans que je m'en mêle, alors que Pavlov - sans doute pas.

III- A propos de mes anciens « disciples ». Ils sont sans doute furieux contre moi. Si même le cam. Stetski [49] est furieux parce qu'il avait été un temps de mon côté, que dire de ceux qui ont été arrêtés, arrêtés maintenant ? Ils doivent m'en vouloir encore plus. En effet, je les ai condamnés depuis longtemps, je les ai « trahis », etc. Je me souviens que quand Tsetlin [50] était sorti après avoir été arrêté, il était très furieux contre moi, parce que je ne m'étais pas constitué prisonnier par protestation et solidarité avec lui. Aujourd'hui, après toutes les accusations qui ont été formulées à mon encontre dans la presse, ne pense-tu pas qu'ils peuvent se dire : lu nous a laissé tomber alors, alors maintenant on va te dégommer. Aujourd'hui, quand les choses sont allées si loin, quand il est question de terrorisme, etc., quand les instructeurs (cf. l’affaire Radek) disent sans se gêner, « qu'il est établi », selon tel et tel témoignage, que les trotskystes ont eu des relations avec le « centre des droitiers », aujourd'hui il ne fait pas de doute qu'il y aura des tas de témoignages qui « confirmeront » tout ce qu'on veut.

Maintenant à propos d'Astrov [51]. On l'a déjà libéré une fois, sans doute parce qu’il avait fait des témoignages sur des « conversations terroristes ». S'il avait témoigné honnêtement, je lui rendrais hommage. Mais aujourd'hui, il amalgame délibérément des bribes de vérité et des mensonges incroyablement pervers pour me calomnier. Ce faisant, il espère sans doute faire du zèle, démontrer un maximum de sincérité. C'est de la lâcheté, et une calomnie reste une calomnie.

Encore une chose: quand, après la fameuse « conférence », j’ai condamné, dans une déclaration spéciale, mes anciens « jeunes disciples », les rejetant une fois pour toutes, ce n'était pas parce que j'avais peur d'avoir à reconnaître mes propres fautes (ce qu’imaginent aujourd’hui S. et Ts.), mais parce que toute l'évolution de la situation m'avait convaincu qu'il était impossible de continuer ainsi, qu'il fallait rompre radicalement avec eux, qu’il fallait le faire clairement et brutalement, que j’avais laissé trop longtemps la maladie s'étendre et m’envahir, que j'avais perdu les rênes. Telle est la pure vérité.

IV - Sur la logique des questions et des réponses.

J'ai indiqué dans mon analyse des anciens témoignages de Radek qu'il n’y était pas question de droitiers et qu'il ne pouvait s'agir que du bloc trotskyste-zinoviéviste. Voici qu'apparaît maintenant (dans les questions posées par l'instruction), que se développe un soi-disant « bloc élargi » (dont l'existence est déjà « connue »), que se multiplient les témoignages de Radek. J'ai écrit pour ma défense que je considérais absurde que Rioutine ait pu écrire sa plateforme pour moi. Voici que maintenant apparaît (pour la première fois !) la variante Astrov (en totale contradiction avec les autres témoignages), selon laquelle c’est moi-même qui aurait rédigé (avec d'autres) ce texte. Et vous voudriez que je considère ce témoignage comme le « sommet » de la sincérité ! Etc. Tout ceci s'explique par le fait qu'en visant l'objectif principal - trouver tous les coupables - on oublie le second objectif : démasquer, éviter la calomnie. Concilier ces deux tâches est difficile, mais indispensable. Sans doute, existe-t-il des gens qui ne comprennent pas ceci, leur seul objectif étant de détruire l'honneur et la vie des autres. Et je repense au cam. Menjinski [52].

Pardonne-moi de t'avoir écrit une si longue lettre. Je t'envoie le livre (du moins la partie achevée). Je l'ai écrit pour notre intelligentsia, pour les intellectuels étrangers, pas pour le grand public. A l'étranger, j'ai vu que le principal problème était l'absence de réponse aux questions que pose l'existence du fascisme. Mon livre est fondamentalement un livre antifasciste.

Je trouve soudain étrange de parler de livre, alors qu'il est question de ma vie. Je te rappelle ce que j'ai écrit sur l'Espagne, à condition, bien sûr, que tu ne penses pas : « Il veut s’enfuir ».

Je ne connais pas de situation plus monstrueusement tragique que la mienne : c'est une tragédie sans fond, et je dépéris. Avec son âme simple, le camarade Ejov dit : « Radek, lui aussi, au début, il criait, il protestait cl ensuite, etc ». Mais moi, je ne suis pas Radek, et moi je sais que je suis innocent. Rien ni personne ne me contraindra jamais à dire « oui », quand la vérité c'est « non ». Je peux devenir si faible, que je serai incapable de réfléchir et de mettre en ordre mes pensées, mais « non » sera toujours et partout mon dernier mot. Je me suis lourdement trompé, mais la révolution a toujours été ma vie, et ses succès sont l'air que je respire. Radek m'imite habilement (néanmoins l'emploi du mot « effectif », ça ne vient pas de moi, c'est un usage de la langue allemande) ; d'une manière générale, l'art du mensonge est porté à la perfection. Le mensonge peut me tuer, mais il ne me contraindra pas à me calomnier moi-même.

Salut d'un correspondant étrange.

N. Boukharine

PS. Jusqu'où je suis tombé : lors de ma confrontation avec Koulikov, j'ai oublié mes notes. Et lors de ma dernière confrontation, j'ai laissé tomber une des preuves matérielles en ma faveur - le télégramme où l'on me demandait de parler avec Beria au sujet d'un individu qui a, par la suite, été arrêté à l'Académie des Sciences ! Mon esprit est brouillé.

PPS. Radek «le sincère», Radek « le repentant» invente des conversations qu'il aurait eues avec moi, parle à ma place. Cf., par exemple, ce que j'aurais dit (soi-disant) à Mratchkovski : toi, tu es un soldat et un partisan, etc. Le problème est que Mratchkovski et moi nous avons chacun notre histoire personnelle avec le Parti (c'est à dire depuis 1917), et que avant cette date, et jusqu'à maintenant je ne l'ai jamais rencontré, je n'ai jamais été proche de lui. Aussi ne pouvais-je avoir avec lui de conversation du genre « tu es un soldat et un partisan », etc. Radek veut en rajouter, faire montre de sa sincérité, faire des « bons mots », etc. Le problème est qu'il a oublié (ou ne savait pas) que je ne connaissais pas personnellement Mratchkovski.

PPPS. Mratchkovski, lors du procès, avant d'être exécuté, a dit qu'il avait tout avoué, le plus sincèrement du monde, or il n'a rien dit sur Radek. Ils ont leur tactique : même alors qu'ils savent qu'ils vont mourir, ils mentent, ils embrouillent. Quand j’ai vu le regard trouble et humide de Radek, qui les larmes aux yeux me calomniait, j'ai reconnu toute la perversion d'un personnage de Dostoïevski, j'ai mis le pied dans les bas- fonds de la bassesse humaine, cette bassesse qui a fait de moi un mort en sursis.


Lettre de Boukharine à Staline

10 décembre 1937

Personnel

Je demande que personne ne lise [53] cette lettre sans l'autorisation de I. V. Staline.

À I. V. Staline

Iosif Vissarionovitch !

Je t'écris cette lettre qui est, sans doute, ma dernière lettre. Je te demande la permission de l'écrire, bien que je sois en état d'arrestation, sans formalités, d'autant plus que cette lettre, je l'écris pour toi seul, et l'existence ou la non-existence de cette lettre dépend de toi seul... Aujourd'hui se tourne la dernière page de mon drame et, peut-être, de ma vie. J'ai longtemps hésité avant d'écrire - j'en tremble d'émotion, des milliers de sentiments me submergent et je me contrôle avec grand-peine. Mais c'est précisément parce que je suis au bord du précipice, que je veux t'écrire cette lettre d'adieu, pendant qu’il est encore temps, tant que je suis capable d’écrire, tant que mes yeux sont encore ouverts, tant que mon cerveau fonctionne.

Pour qu'il n'y ait pas de malentendus, je veux te dire d'emblée que pour le monde extérieur (la société).

1. Je ne retirerai rien - publiquement - de ce que j'ai écrit durant l'instruction.

2. Je ne te demanderai rien concernant ceci, et tout ce qui en découle, je ne t'implorerai en rien qui puisse faire dérailler l’affaire qui suit son cours. Mais c'est pour ton information personnelle que je t'écris. Je ne peux pas quitter cette vie sans t’avoir écrit ces quelques dernières lignes, car je suis tourmenté par plusieurs choses que tu dois savoir :

1) Étant au bord du gouffre d'où il n'y a pas de retour, je te donne ma parole d'honneur que je suis innocent des crimes que j'ai reconnus durant l'instruction.

2) Faisant mon examen de conscience, je peux rajouter, en sus de tout ce que j'ai déjà dit au Plénum [54] les éléments suivants, à savoir :

a) un jour, j'ai entendu parler de la critique faite par, me semble-t-il, Kouzmine [55], mais y accorder la moindre importance ne m'est jamais venu dans la tête ;

b) sur cette réunion [56] dont ie ne savais rien (idem, en ce qui concerne la plateforme de Rioutine [57]) Aikhenvald m'en a dit deux mots, dans la rue, post factum (« les jeunes se sont réunis, ont fait un exposé ») - ou quelque chose de ce genre. C'est vrai, je le reconnais, j'ai alors caché ce fait, j'ai eu pitié des « jeunes » ;

c) en 1932, j'ai joué double jeu vis-à-vis de mes « élèves ». Je pensais sincèrement que soit je les remettrai totalement sur le droit chemin du Parti, soit je les repousserai. Voilà, c’est tout. Je viens de purifier ma conscience jusqu'aux plus petits détails. Tout le reste ou bien n'a pas existé, ou bien, s'il a existé, je n'en savais rien.

Au Plénum, j'ai dit la vérité, toute la vérité, mais personne ne m'a cru. Et maintenant, je te répète cette vérité absolue : tout au cours des dernières minées, j'ai suivi honnêtement et sincèrement la ligne du Parti et j'ai appris, avec mon esprit, à te respecter et t’aimer.

3. Je n'avais pas d'autre « solution » que de confirmer les accusations et les témoignages des autres et les développer : autrement, on aurait pu penser que je « ne jetais pas les armes ».

4. Mis à part les circonstances extérieures et la considération 3 (ci-dessus), voici le résultat de mes réflexions sur tout ce qui se passe, voici la conclusion à laquelle je suis parvenu :

Il y a la grande et audacieuse idée de purge générale

a) en relation avec la menace de guerre, b) en relation avec le passage à la démocratie. Cette purge touche a) les coupables, b) les éléments douteux, c) les potentiellement douteux. Elle ne peut évidemment pas me laisser de côté. Les uns sont mis hors d’état de nuire d'une façon, les autres d'une autre façon, les troisièmes encore différemment. De cette manière, la direction du Parti ne prend aucun risque, se dote d'une garantie totale. Je t'en prie, ne pense pas qu'en raisonnant ainsi avec moi-même, je l'adresse quelque reproche. J’ai mûri, je comprends que les grands plans, les grandes idées, les grands intérêts sont plus importants que tout, que ce serait mesquin de mettre la question de ma misérable personne sur le même plan que ces intérêts d'importance mondiale et historique, qui reposent avant tout sur tes épaules [58].

Et voici ce qui me tourmente le plus, le paradoxe le plus insupportable :

5. Si j'étais absolument sûr que tu voyais les choses comme moi, alors mon âme serait délivrée d'un poids terrible. Eh bien, que faire ? Puisqu'il le faut, il le faut ! Mais crois-moi, mon cœur saigne à la seule pensée que tu puisses croire en la réalité de mes crimes, que tu puisses croire, du fonds de ton âme, que je suis vraiment coupable de ces horreurs. Si tel était le cas, qu'est ce que cela signifierait ? Cela signifierait que moi-même je contribue à la perte de toute une série de gens (à commencer par moi-même), que je fais consciemment le Mal ! Dans ce cas, plus rien n'est justifié. Et tout se brouille dans ma tête, et j'ai envie de crier et de taper ma tête contre les murs ! En effet, dans ce cas, c'est moi qui cause la perte des autres. Que faire ? Que faire ?

6. Je n'ai pas une once de ressentiment. Je ne suis pas un chrétien. Certes, j'ai mes étrangetés. Je considère que je dois expier pour ces années durant lesquelles j'ai réellement mené un combat d'opposition contre la Ligne du Parti [59] . Tu sais, ce qui me tourmente le plus en ce moment, c'est un épisode que tu as peut-être même oublié. Un jour, c'était probablement durant l'été 1928, j'étais chez toi et tu m’as dis : sais-tu pourquoi je suis ton ami - parce que tu es incapable d’intriguer contre qui que ce soit. J’acquiesce. Et, juste après, je cours chez Kamenev (« première rencontre »). Tu me croiras ou pas, mais c’est épisode-ci qui me tourmente, c’est le péché originel, c’est le péché de Judas. Mon Dieu ! Quel imbécile, quel gamin j’étais alors ! Et maintenant, j’expie pour tout ceci au prix de mon honneur et de ma vie. Pour ceci, pardonne-moi, Koba. J'écris et je pleure. Plus rien ne m’importe, et tu le sais bien : je ne fais qu'aggraver mon cas, en t'écrivant tout ceci. Mais je ne peux pas me taire, sans te demander une dernière fois pardon. C'est pourquoi je ne suis en colère contre personne, ni contre la direction du Parti, ni contre les instructeurs, et je te demande encore une fois pardon, bien que je sois puni de telle sorte que tout n'est plus que ténèbres...

7. Quand j'avais des hallucinations, je t'ai vu plusieurs fois et une fois Nadejda Serguievna [60] . Elle s'est approchée de moi et me dit : « Qu'est ce qu’on a fait avec vous, N. I. ? Je vais dire à Iossif qu'il vous vienne en aide ». Tout était si réel que j’ai sursauté et j'ai failli t’écrire pour... que tu me viennes en aide ! La réalité se mélangeait avec l'hallucination. Je sais que Nadejda Serguievna n'aurait jamais cru que je pouvais penser du mal de toi, et ce n'est pas par hasard que l'inconscient de mon « moi » malheureux l’a appelée à ma rescousse. Quand je pense aux heures que nous avons passées à discuter ensemble... Mon Dieu, pourquoi n'existe-t- il pas d'appareil qui te permette de voir mon âme déchirée, déchiquetée par des becs d'oiseau ! Si seulement tu pouvais voir comme je suis attaché intérieurement à toi, pas comme tous ces Stetski et Tal' [61]. Bon, allez, pardonne-moi pour toute cette « psychologie ». Il n'y a plus d'Ange qui puisse détourner le glaive d'Abraham ! Que le Destin s'accomplisse !

8. Permets-moi, enfin, de finir par ces quelques dernières petites requêtes :

a) Il me serait mille fois plus facile de mourir que de supporter le procès qui m’attend. Je ne sais pas comment je serai capable de surmonter ma nature - tu la connais. Je ne suis ni un ennemi du Parti, ni un ennemi de l'URSS, et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir, mais, vu les circonstances, mes forces sont au plus bas et des sentiments douloureux affluent à mon âme. Laissant de côté tout sentiment de dignité et de honte, je suis prêt à me traîner à genoux et à t'implorer de m'éviter ce procès. Mais sans doute, il n'y a plus rien à faire, je te demande, si c'est encore possible, de me permettre de mourir avant le procès, et pourtant je sais que sur ce point, tu es très sévère.

b) Si c'est une sentence de mort qui m’attend, je te prie, je te supplie au nom de tout ce qui t’est cher, de ne pas me faire fusiller, je veux moi- mime pouvoir absorber du poison (donne-moi de la morphine, afin que je m'endorme et ne me réveille plus). Cet aspect-là des choses est pour moi très important, je cherche mes mots pour te supplier : politiquement, ça ne fera aucun tort à personne, personne ne le saura. Mais au moins laisse- moi vivre mes dernières secondes comme je le veux. Aie pitié ! Comme tu me connais bien, tu comprends ce que je veux dire. Parfois, je regarde lu mort avec des yeux lucides, et je sais - je le sais bien - que je suis capable d'actes de bravoure. Et parfois, ce même moi est si faible, si brisé qu'il n'est plus capable de rien. Alors, si je dois mourir, je veux une dose de morphine. Je t'en supplie...

c) Je veux pouvoir dire adieu à ma femme et à mon fils. À ma fille, ce n’est pas la peine. J'ai pitié d'elle, ça lui sera trop dur. Quant à Aniouta, elle est jeune, elle surmontera, et puis j'ai envie de lui dire adieu. Je te demande de pouvoir la rencontrer avant le procès. Pourquoi ? Quand mes proches entendront ce que j'ai avoué, ils sont capables de mettre fin à leurs jours. Je dois les préparer d'une certaine manière. Je pense que ce sera mieux aussi dans l'intérêt de l'affaire, de son interprétation officielle.

d) Si jamais ma vie était épargnée, j'aimerais (mais il faudrait que j’en parle avec ma femme)

- soit être exilé en Amérique pour X années. Arguments pour : je ferais campagne sur les procès, je mènerais une lutte à mort contre Trotsky, je ramènerais à nous de larges couches de l’intelligentsia, je serais publiquement l'anti-Trotsky et je mènerais toute l'affaire avec un formidable enthousiasme. Vous pourriez envoyer avec moi un tchékiste expérimenté et, comme garantie supplémentaire, vous pourriez garder en URSS ma femme en otage pour six mois, le temps que je démontre, dans les faits, comment je casse la gueule à Trotsky et C°, etc. [62] .

- si tu as ne serait-ce qu'un atome de doute concernant cette variante, exile-moi même pour 25 ans à Petchora ou à la Kolyma, dans un camp. J'y organiserais une université, un musée, une station technique, des instituts, une galerie d'art, un musée d'ethnographie, un musée zoologique, un journal du camp. En un mot, j'y mènerais un travail de pionnier de base, jusqu'à la fin de mes jours, avec ma famille.

À vrai dire, je n'ai guère d'espoir, car le seul fait du changement de directive du Plénum de février est lourd de sens (et je vois bien que le procès ne va pas avoir lieu demain).

Voici, donc, mes dernières requêtes (encore : le travail philosophique, qui est resté à la maison, chez moi - il contient pas mal de choses utiles).

Iossif Vissarionovitch ! Tu as perdu en moi un de tes généraux les plus capables et les plus dévoués. Mais, bon, c'est du passé. Je me rappelle ce que Marx écrivait à propos de Barclay de Tolly, accusé par Alexandre Ier de l'avoir trahi. Il disait que l'Empereur s'était privé d'un excellent collaborateur. Avec quelle amertume je pense à cela ! Je me prépare intérieurement à quitter cette vie et je ne ressens, envers vous tous, envers le Parti, envers notre Cause, rien d'autre qu'un sentiment d'immense amour sans bornes. Je ferai tout ce qui humainement possible et impossible. Je t'ai écrit sur tout. Sur tout j'ai mis les points sur les i. Je l'ai fait à l'avance, car je ne sais pas dans quel état je serai demain, après-demain, etc.

Peut-être, neurasthénique comme je le suis, serai-je pris d'une apathie totale et absolue, telle que je ne serai même pas capable de remuer le petit doigt.

Alors que maintenant, la tête lourde et les larmes aux yeux, je suis encore capable d’écrire. Ma conscience est pure devant toi, Koba. Je te demande une dernière fois pardon (un pardon spirituel). Je te serre dans mes bras, en pensée. Adieu pour les siècles des siècles et ne garde pas rancune au malheureux que je suis.

N. Boukharine 10 décembre 1937


Notes

[1] Annie Kriegel, Les grands procès dans les systèmes communistes, Paris, Gallimard, 1972, p. 87

[2] Ibid, p. 90.

[3] Ibid, p. 94.

[4] Lettre de Boukharine à Vorochilov, 31 août 1936.

[5] Outre les analyses pertinentes d'A. Kriegel sur ces aspects (op.cit, pp. 88-117), on citera quelques études ayant abordé la question des rituels de l’autobiographie, des purges et de l'autocritique : N. Werth, Etre communiste en URSS sous Staline (Paris, Gallimard, 1981) ; C. Lane, The Rites of Rulers : Ritual in Industrial Society : the Soviet Case (Cambridge U.P., 1981) ; K.-G. Riegel, Konfessionsrituale im Marxismus-Leninismus (Graz, 1985) ; B.Unfried, « Rituale von Konfession und Selbskritik : Bilder vom stalinistischen Kader », Jahrbuch fur historische Kommunismusforschung (1994), pp. 148-168 ; C.Pennetier, B. Pudal, « Écrire son autobiographie (les autobiographies communistes d'institution, 193 X - 1939) », Genèses, n°23 juin 1996, pp. 48-78 ; J. A. Getty, « Samokritika Rituals in the Stalinist Central Committee, 1933-1938 », The Russian Review, janvier 1999, pp. 49-70.

[6] Archives Présidentielles de la Fédération de Russie, fonds 3, inv. 24, dos. 236, pp. 67- 82, publié in Istocnik, 1993, n°2, pp. 7-12.

[7] Le 1er août 1936, conformément à la résolution du Politburo en date du 10 juillet 1936, N. Boukharine partit en congé au Pamir. Alors qui] s'apprêtait à rentrer à Moscou, il apprit à Frunze le 25 août, alors qu'il lisait pour la première fois depuis trois semaines un journal, que venait de s'achever à Moscou le procès du « Centre antisoviétique trotskyste -zinoviéviste », et qu'une instruction avait été ouverte contre lui, à la suite de « révélations »le mettant en cause. Le premier des trois grands procès politiques publics connus sous le nom de « procès de Moscou » se tint du 19 au 24 août 1936. Parmi les 16 accusés, tous condamnés à mort, figuraient notamment G. Zinoviev, L. Kamenev, G. Evdokimov, S. Mratchkovski, I. Smimov, I. Reingold. Les accusés reconnurent, au cours d'aveux publics, qui constituaient la seule base de l'accusation, avoir participé à l'assassinat «lu dirigeant bolchevik S. Kirov, avoir activement participé à des actions de terrorisme, visant à éliminer Staline et les principaux dirigeants du parti communiste de l'URSS. L. Kamenev et I. Reingold, S. Mratchkovski et plusieurs autres accusés expliquèrent, au cours des audiences, que le « centre trotskyste-zinoviéviste » avait eu des contacts suivis avec les anciens dirigeants de l’opposition dite « de droite », N. Boukharine, A. Rykov et M Tomski, ainsi qu’avec d’autres ex-oppositionnels un temps proches de Trotsky, tels K. Radek, E. Piatakov. Le 21 août 1936, le Procureur général Vychinski déclara qu'il demandait l’ouverture d'une enquête « relative aux dépositions des accusés concernant Tomsky, Rykov, Boukharine, Radek, Piatakov.... » Sur les procès de Moscou, cf. N. Werth, Les procès de Moscou, 1936-1938, Bruxelles, Complexe, 1987.

[8] L. B. Kamenev (1883-1936). Un des plus anciens dirigeants du parti bolchevique, il collabora avec Lénine pendant l'émigration et dirigea la Pravda en 1913-1914. Membre du Comité central et du Politburo. Au début des années 1920, il venait, dans l'opinion publique, tout de suite après Lénine et Trotsky dans la hiérarchie des dirigeants bolcheviques. En 1926, il prit la tête d'une opposition dite « unifiée » à Staline. Exclu du Parti en 1927, il y fut réintégré après avoir fait son autocritique. En 1935, il fut arrêté et condamné à cinq ans de camp pour sa prétendue « complicité morale » avec l'assassin de Kirov.

[9] Par un décret du Politburo en date du 12 septembre 1933, les cadres du parti n'avaient pas le droit de prendre l'avion sans une autorisation express du Comité central.

[10] G. E. Zinoviev (1883-1936), dirigeant bolchevique de la première heure, bras droit de Lénine avec qui il a partagé les responsabilités du parti dans l'émigration. Membre du Politburo dès sa création, il fut l’un des fondateurs de l'Internationale communiste. En 1926, il dirigea « l'opposition unifiée » avec Kamenev. Exclu du parti en 1927. Réintégré son autocritique. Condamné, comme Kamenev à cinq ans de camp en 1935, il fut l’un des accusés-vedettes du premier procès de Moscou. Condamné à mort, il fut fusillé aussitôt après le verdict.

[11] I. Reingold (1897-1936), membre du parti depuis 1916. Un des leaders, en 1926-1927, de l’« Opposition unifiée » à Staline. Dans les années 1920, Commissaire du peuple adjoint aux Finances. Condamné à mort et fusillé aussitôt après le verdict.

[12] Cf. note 7.

[13] M. Tomski (1880-1936), dirigeant bolchevique, président des syndicats soviétiques dans les années 1920, un des dirigeants de l'opposition dite « de droite » en 1929-1930, avec Rykov et Boukharine. Le 22 août 1936, à la nouvelle de sa mise en examen, à la suite des accusations proférées contre lui par les accusés du premier procès de Moscou, il se suicida dans sa datcha gouvernementale des environs de Moscou.

[14] A. I. Rykov (1881-1938), dirigeant bolchevique, membre du Politburo de 1922 à 1930, chef du gouvernement soviétique jusqu'en 1930, lorsqu'il est démis de ses fonctions pour avoir dirigé, avec Boukharine, l'opposition dite "de droite” à Staline. Arrêté, en même temps que N. Boukharine, lors du Plénum du Comité central de février-mars 1937, il est l’un des accusés-vedettes du troisième procès de Moscou (mars 1938). Condamné à mort et aussitôt exécuté à l’issue de ce procès.

[15] Au cours du plénum du Comité central de juillet 1928, au moment où se décidaient les grands choix de l’industrialisation accélérée et de la collectivisation forcée, Boukharine, principal dirigeant de la dernière opposition (dite « de droite ») au projet stalinien décida de tenter de renouer le contact avec un certain nombre de dirigeants de l'opposition trotskyste-zinoviéviste défaite en 1927. Le 11 juillet 1928, il se rendit dans l’appartement L. Kamenev pour discuter de la possibilité d'un regroupement des oppositions. Cette conversation fut enregistrée par Kamenev. Elle parvint par la suite dans les milieux trotskystes qui la publièrent en février 1929 dans une brochure intitulée « Le Parti est emmené, un bandeau sur les yeux, vers une nouvelle catastrophe ».

[16] L. Kamenev avait été nommé, par décision du Comité central en date du 4 mai 1934, directeur de l'institut de la littérature et des arts. A. Lounatcharski (1875-1933) avait été, de 1917 à 1929, le Commissaire du peuple à l'Instruction publique, puis directeur de l'Iiinrurs instituts de l’Académie des Sciences.

[17] Fritz-David, agent provocateur du NKVD infiltré dans les milieux communistes allemands. De 1933 à 1936, travailla au Komintern à Moscou. En 1936, arrêté et jugé parmi les16 accusés du premier procès de Moscou. Condamné à mort et exécuté.

[18] N. A. Karev (1901-1938) était un membre du groupe des « jeunes boukhariniens », membre de l’Académie communiste. Arrêté en 1937, condamné et exécuté. A. Slepkov (1899-1937), journaliste, membre du comité de rédaction de la revue Bolchevik en 1924-1928, de la Pravda en 1928 1930. Au début des années 1930, travaille au Komintern. En octobre 1932 arrêté par le Guépéou sous le prétexte d’appartenir à un groupe illégal de « jeunes boukhariniens ». Arrêté en 1936 et exécuté en 1937.

[19] Il s’agit d’une réunion clandestine en octobre 1932 à laquelle participaient un certain nombre de « jeunes boukhariniens », bien après la « capitulation politique » de leur chef de file, N. Boukharine. La Guépéou, informée, arrêta les participants, qui furent condamnés à des peines de camp ou d’exil. Cette réunion, à laquelle ne participait pas Boukharine, qui, semble-t-il, n’en avait même pas été informé, servit de prétexte, par la suite (en 1936) pour accuser Boukharine d’avoir joué double jeu, d’avoir été un « homme à double face », de n’avoir pas sincèrement « capitulé » devant la ligne stalinienne.

[20] N. Boukharine travailla à un poste de responsabilité dans ce ministère, de 1929 à 1934, après sa « disgrâce » à la suite de la défaite de l’opposition qu’il avait emmenée, au sein du parti, contre Staline.

[21] Il s'agit de Sergo Ordjonikidze, dirigeant stalinien, Commissaire du peuple à l’industrie lourde dans les années 1930, jusqu'à son suicide en février 1937.

[22] Un des fonctionnaires du Commissariat du peuple à l'industrie lourde, l'un des 16 accusés du premier procès de Moscou, condamné à mort et fusillé.

[23] D. Riazanov (1870-1938), académicien, directeur, jusqu'en 1931, de l’institut Marx-Engels. Exclu du Parti en 1931, exilé. Fusillé en 1938.

[24] A. Chliapnikov (1885-1937), dirigeant bolchevique de la première heure, dirigeant, en 1920-22, de « l'Opposition ouvrière » au sein du Parti communiste. Exclu du parti en 1933, arrêté en 1936 et exécuté.

[25] K. Radek (1885-1939), un des leaders de l'opposition trotskyste. Exclu du parti en 1927, réintégré en 1929 après avoir dénoncé Trotsky. Dans les années 1930, rédacteur aux Izvestia. En 1936, à nouveau exclu du parti. Jugé en janvier 1937 au second grand procès public de Moscou. Un des rares accusés qui ne fut pas condamné à être fusillé. Exécuté secrètement en 1939.

[26] S. Mratchkovski (1888-1936), dirigeant bolchevique, commandant durant la Guerre civile les régions militaires de l'Oural, de la Volga, de Sibérie occidentale. De 1925 à 1935 occupe divers postes de responsabilité dans l'administration économique. Arrêté en 1936, jugé au cours du premier procès de Moscou, condamné à mort comme ses 15 coaccusés et aussitôt exécuté.

[27] V. Astrov (1898-1994), responsable bolchevique. En 1926-1929, membre de la rédaction de la revue Bolchevik. Faisait partie du cercle des « jeunes boukhariniens » en 1929. Exilé en 1929 et rétrogradé à un travail d'enseignant dans le secondaire. Arrêté en 1936. « Charge » Boukharine. Le 13 novembre 1937, est confronté à N. Boukharine et l'accuse d'avoir préparé un attentat terroriste contre Staline. Le 27 février 1993 publie dans les Izvestia un article expliquant les pressions auxquelles il avait été soumis pour « charger »Boukharine.

[28] Ossip Mandelslam (1891-1938). En juin 1934, N. Boukharine écrivit à Staline une lettre dans laquelle il intercédait en faveur du grand poète qui avait été arrêté et exilé.

[29] S. Volski (1890-1938), écrivain, fut arrêté par le NKVD le 18 avril 1936. Son épouse écrivit le 1er mai 1936 une lettre à Staline que Boukharine transmit au Secrétaire général. Le 7 mai 1936, S. Volski fut libéré, avant d’être, un peu plus tard, à nouveau arrêté.

[30] N. Boukharine resta, formellement, rédacteur des Izvestia jusqu'au 16 janvier 1937.

[31] CRCEDHC, fonds 329, inv. 2, dos. 6, pp. 10-13, in Istocnik, 1993, n°2, pp. 14-15.

[32] Après l'assassinat de Kirov, N. Boukharine publia trois articles sur le disparu dans les Izvestia, les 2, 6 et 22 décembre 1934. Lors du premier procès de Moscou, Kamenev et Reingold, tout particulièrement, accusèrent Boukharine d'être au courant des préparatifs de l'assassinat de Kirov, organisé par le soi-disant « Bloc des trotskystes-zinoviévistes ». Ces déclarations constituèrent le prétexte qui permit au Procureur général A. Vychinski d'ouvrir une enquête sur les principaux dirigeants de l'ancienne opposition dite « de droite », Boukharine, Rykov, Tomski, Ouglanov, etc.

[33] La Pravda publia, le 23 août 1936, une résolution de l'organisation du Parti communiste de Kiev, dirigée par P. Postychev, stigmatisant la « complicité » de N. Boukharine avec les « assassins trotskystes-zinoviévistes ».

[34] Il s'agit du discours prononcé par K. Vorochilov lors des funérailles du général S. Kamenev, membre du Conseil de Défense de l’URSS. Ce discours fut publié dans la Pravda du 28 août 1936.

[35] Mis en cause dans les déclarations de Kamenev et de Reingold, M. Tomski se suicida 22 août 1936. La Pravda annonça son suicide le lendemain, expliquant ce geste par le fait que «Tomski s'était embrouillé dans ses relations avec les assassins terroristes trotskystes-zinoviévistes ».

[36] Il s'agit sans doute des pièces de R. Rolland Danton, Le 14 juillet, Le Dimanche des Rameaux, Le Triomphe de la Raison.

[37] CRCEDHC, fonds 329, inv. 2, dos. 6, p. 15. Publié in Istocnik, 1993, n°2, pp. 16-17.

[38] En réponse à la lettre de N. Boukharine du 31 août 1936, K. Vorochilov envoya à N. Boukharine, le 3 septembre, ces quelques lignes : « Au camarade Boukharine. Je te renvoie ta lettre, dans laquelle tu t’es permis d'ignobles attaques contre la direction du Parti. Si lu voulais par ta lettre me convaincre de ton innocence, tu ne m’as, pour l'instant, convaincu que d'une chose - me tenir le plus loin possible de toi, indépendamment des résultats de l’instruction engagée à ton encontre. Si tu ne retires pas, par écrit, les qualificatifs exécrables que tu as proférés contre la direction du Parti, je considérerai, en plus, que tu es un salaud ». K. Vorochilov.
K Vorochilov envoya, le 4 septembre, les deux lettres de Boukharine et la réponse qu'il lui avait faite à Staline. Celui-ci, le même jour, envoya ces documents à Molotov avec le commentaire suivant : « Cam. Molotov. Je trouve la réponse de Vorochilov excellente... ». Le 7 décembre 1936, K.Vorochilov écrivit à Staline : « A la réunion du Plénum du CC, le cam. Molotov a mentionné la lettre que m'avait envoyée Boukharine et a fait état de ma réponse. Je vous prie d’envoyer à tous les membres du CC une copie de cette correspondance, pour information ».

[39] CRCEDHC, fonds 329, inv. 2, dos.6, pp. 41-44.

[40] Il s’agit de N. P. Egorov, membre de la rédaction des Izvestia, qui avait fait une déposition dans laquelle il accusait N. Boukharine d’avoir gardé des contacts avec des « trotskystes ».

[41] G. Krjijanovski (1872-1959), membre du Parti bolchevique depuis 1903, membre du Comité central de 1924 à 1939. Dans les années 1930, vice-président du Gosplan et de l’Académie des Sciences.

[42] Il s'agit de Sergo Ordjonikidze (1886-1937), membre du Comité central en 1921-1927, du Politburo depuis 1926. Un 1926-1930, président de la Commission centrale de contrôle. A partir de 1930, président du Conseil suprême de l'Économie nationale. A partir de 1932, commissaire du peuple à l'industrie lourde. L’un des principaux collaborateurs de Staline, il se démarqua progressivement de la politique répressive de Staline vis-à-vis des cadres de l'économie. Il se suicida (ou fut acculé au suicide) en février 1937, juste avant le Plenum du Comité central de février-mars 1937, qui marqua une étape décisive dans le développement de la Grande Terreur.

[43] L. G. Piatakov (1890-1937), l’un des six principaux dirigeants bolcheviques mentionnés par Lénine dans son « Testament » en 1923. Membre du Comité central de 1923 à 1927, Piatakov participa brièvement à l'opposition trotskyste. Après avoir fait son autocritique (1928), il fut réintégré au parti et au Comité central. Dans les années 1930, cet administrateur de premier plan dirigea la Banque d’État, puis fut Commissaire du peuple adjoint à l'industrie lourde, dirigé par S. Ordjonikidze. En 1936, il est arrêté et jugé au cours du second procès de Moscou (janvier 1937) comme l'un des prétendus organisateurs du « bloc trotskyste de réserve ». Condamné à mort et aussitôt exécuté.

[44] I. P. Pavlov (1849-1936), médecin et physiologiste russe qui se rendit célèbre par sa théorie du réflexe conditionné.

[45] M. Litvinov (1876-1951), membre du Comité central de 1934 à 1941. De 1930 à 1939, Commissaire du peuple aux Affaires étrangères. Sa marge d'autonomie dans la conduite de la politique extérieure de l’URSS diminua considérablement après l'échec de la politique de sécurité collective, à partir de 1935. Comme l’ont montré les protocoles du Politburo et l’agenda des visiteurs reçus dans le bureau de Staline, à partir de 1936 Staline intervint personnellement de plus en plus dans la mise en œuvre de la politique extérieure soviétique, aux dépens de son ministre des Affaires étrangères.

[46] La totalité des quatre feuillets manuscrits, signés au bas de la 4ème page par Boukharine, sont barrés d'un trait en diagonale. Il n'a pas été possible d'établir si cette lettre a été ou non envoyée à son destinataire par Boukharine.

[47] CRCEDHC, fonds 329, inv. 2, dos. 6, pp. 114-117.

[48] G. Ia. Sokolnikov (1888-1937), un des plus anciens dirigeants du Parti bolchevique. Membre du Comité central à partir de 1917. Commissaire du peuple aux Finances de 1922 à 1926, date à laquelle il est démis de ses fonctions pour avoir soutenu l'opposition trotskyste à Staline. Après s’être rallié à Staline, il est nommé ambassadeur de l'URSS en Grande-Bretagne (1929-1932), puis Commissaire du peuple adjoint aux Affaires étrangères (1932-1935). Arrêté en 1936, il est l'un des principaux accusés, avec G. Piatakov, du second procès de Moscou (janvier 1937). Condamné a mort et exécuté.

[49] Alexis Stetski faisait partie du petit groupe des « jeunes boukhariniens » actifs dans l'opposition dite « de droite » à Staline en 1928-1929. Au milieu des années 1930, Stetski était rédacteur en chef de la revue Bolchevik.

[50] N. Tsetlin, autre « jeune boukharinien » des années 1928-1929, fut arrêté en 1932 et condamné à trois ans de camp. Il disparut, avec tant d'autres victimes de la Grande Terreur, en 1937 ou 1938.

[51] Cf. note 19.

[52] V. R. Menjinski (1874-1934), adjoint de F. Dzerjinski, puis, après la mort du fondateur de la Tcheka en 1926, président de la Guépéou jusqu'à sa disparition en 1934. Boukharine avait entretenu d'excellentes relations avec Dzerjinski et Menjinski, qui lui apparaissaient comme des dirigeants « exemplaires », capables de concilier rigueur et justice, à la différence des dirigeants plus récents, tels Iagoda et Ejov, qui, selon Boukharine, avaient « perverti » les véritables « traditions tchékisles » incarnées par F. Dzerjinski (cf. sur ce point la lettre rédigée par Boukharine la veille de son arrestation, « Aux futures générations de dirigeants du Parti », in R.Medvedev, Let Hislory Judge : Ihe Origins and Conséquences of Slalinism, New York, Knopf, 1971, pp. 182-184).

[53] C’est l’auteur qui souligne.

[54] Il s'agit du plénum du Comité central qui se déroula du 23 février au 5 mars 1937, et durant lequel Nikolaï Boukharine et Alexei Rykov furent mis en état d'arrestation.

[55] Il s'agit de Vladimir Kouzmine, un jeune économiste proche des idées de N. Boukharine. Vladimir Kouzmine, comme Alexandre Aikhenvald faisaient partie d'un cercle d'économistes, qui se réunissait périodiquement au début des années 1930, autour de Boukharine. Au cours de l’une de ces réunions, en 1932 ou 1933, Vladimir Kouzmine aurait dit qu'il faudrait éliminer physiquement Staline. En 1933, la plupart des «jeunes économistes boukhariniens », dont Kouzmine et Aikhenvald, furent arrêtés par la Guépéou, et, en 1937-1938, exécutés.

[56] Cf. note précédente.

[57] En mars 1932, Martemian Rioutine rédigea deux textes très critiques vis-à-vis de la politique menée par Staline depuis 1929 : une « plateforme politique » intitulée « Staline et la crise de la dictature prolétarienne » et un appel « A tous les membres du Parti ». Arrêté par la Guépéou, Martemian Rioutine fut condamné à une lourde peine de camp. Staline aurait souhaité qu'il fût condamné à mort, mais les autres membres du Politburo s'opposèrent à cette mesure extrême, qui n'avait jamais été appliquée, jusqu'alors, à un dirigeant communiste.

[58] N .Boukharine a développé ce thème central dans d'autres lettres, adressées notamment à K. Vorochilov et à V. Molotov .

[59] Ce thème est présent dans plusieurs lettres de Boukharine précédant son arrestation.

[60] Il s'agit de Nadejda Serguievna Alliloueva, l'épouse de Staline, qui se suicida en 1932.

[61] Alexis Stetski, rédacteur en chef de la revue Bolchevik et de Boris Tal’, responsable du département « Presse » au Comité central, et rédacteur en chef adjoint des Izvestia.

[62] Ce passage est à rapprocher de la lettre de Boukharine à Staline du 16 janvier 1937.


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