1963

Sous peine de nier l'intervention dans l'histoire de la volonté consciente sous la forme élémentaire, et même artisanale, de l'organisation, sous peine de prêcher la renonciation, la résignation, la soumission, de condamner le principe même de la lutte en rejetant les victoires qui ne sont que partielles, les autres ne peuvent que reprendre à leur compte la conclusion de Rosa Luxembourg à sa sévère critique du bolchevisme : "Le problème le plus important du socialisme est précisément la question brûlante du moment : [...] la capacité d'action du prolétariat, la combativité des masses, la volonté de réaliser le socialisme. Sous ce rapport, Lénine et Trotsky et leurs amis ont été les premiers à montrer l'exemple au prolétariat mondial ; ils sont jusqu'ici les seuls qui puissent s'écrier "J'ai osé !". C'est là ce qui est essentiel, ce qui est durable dans la politique des bolcheviks.

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Le parti bolchévique

P. Broué

I: La Russie avant la révolution

Village russe

La Russie du tournant du siècle passait aux yeux du petit bourgeois français pour le paradis des capitaux : les « emprunts russes », garantis par la férule du tsar autocrate, semblaient des placements de tout repos pour les petits épargnants comme pour les banques d'affaires. On sait aujourd'hui qu'il s'agissait d'une grave erreur d'appréciation, que la dénonciation de la « mauvaise foi » des bolcheviks mauvais payeurs ne peut qu'imparfaitement dissimuler. Aussi l'histoire conformiste et la grande presse se plaisent-elles, depuis, à insister, à l'occasion, sur les vices et les faiblesses de la monarchie tsariste. On évoque l'ombre du pope guérisseur, Raspoutine, l'ivrogne taré, « brute sensuelle et rusée », pour expliquer l'effondrement du « colosse aux pieds d'argile », comme écrivent toujours les manuels d'histoire. Ces vues traditionalistes et prudentes reflètent à leur façon l'état réel de la Russie d'avant la révolution et les traits profondément contradictoires qui la caractérisent. Immense pays de ruraux primitifs, ces moujiks si semblables aux vilains de notre Moyen-Age, elle est aussi le champ d'expansion d'un capitalisme moderne, aux formes américaines, employant un prolétariat fortement concentré dans de grandes usines modernes. Vastes propriétés nobles et communautés paysannes voisinent dans l'espace russe avec les monopoles industriels et financiers. Ce pays d'analphabètes est aussi celui d'une intelligentsia ouverte à tous les courants de pensée et qui a donné au monde quelques-uns de ses plus grands écrivains. Il est aussi, au début du XX° siècle, le dernier bastion de l'autocratie, et sera le premier champ de bataille victorieux d'une révolution ouvrière.

C'est une autre banalité que de dire que la Russie, intermédiaire entre l'Europe et l'Asie sur la carte, l'est aussi par toutes ses structures. En fait, ce double caractère, européen et asiatique, se retrouve non seulement dans l'histoire, mais dans la vie sociale de la Russie. Née dans les clairières de la forêt tempérée, la civilisation russe a eu devant elle temps et espaces presque infinis. Jusqu'au XX° siècle, c'est la lenteur de son évolution qui paraît être la clef de son histoire - ainsi s'explique le caractère arriéré de son économie, celui, primitif, de sa structure sociale, la médiocrité de son niveau culturel. C'est un monde vaste, aux ressources abondantes, mais immobile et figé, qui prend au XIX° siècle, pendant la guerre de Crimée, la mesure de la civilisation occidentale : le tsar Alexandre Il peut éprouver alors les faiblesses de son empire et comprendre que la force d'inertie n'est plus capable de le mener aux victoires dont il rêve. En ce sens, l'évolution de la Russie au siècle dernier ne diffère que peu de celle des pays arriérés, coloniaux et semi-coloniaux, « sous-développés », comme on dit aujourd'hui. Le problème, pour elle, au début du siècle, est le même que celui qui se pose aujourd'hui à tant d'états africains, asiatiques ou sud-américains : l'assimilation par le pays arriéré des techniques et des structures des pays et des sociétés les plus avancées entraîne le développement simultané de phénomènes dont l'histoire avait enregistré auparavant ailleurs la succession, ce qui, par des combinaisons multiples, provoque un rythme de développement et des conjonctions originales. C'est là ce que les marxistes - les seuls à avoir donné une explication scientifique de ce processus - ont appelé la « loi du développement combiné ». que Trotsky a définie comme « le rapprochement des diverses étapes, la combinaison de formes distinctes, l'amalgame de formes archaïques avec les plus modernes » [1], et qui constitue finalement la seule explication sérieuse de la révolution russe. L'ancien régime, en quelques mois, a cédé la place à un parti ouvrier socialiste; celui-ci avait su prendre la tête d'une révolution qui associait, comme écrit le même Trotsky, « une guerre de paysans, c'est-à-dire un mouvement qui caractérise l'aube du développement bourgeois, et une insurrection prolétarienne, c'est-à-dire un mouvement qui signale le déclin de la société bourgeoise » [2].

Une économie arriérée.

La Russie de la fin du XIX° siècle - le premier recensement date de 1897 - compte 129 millions d'habitants. Elle en a plus de 160 en 1914. Le taux de natalité atteint 48 pour 1000 . Sa population augmente de plus de deux millions par an pendant cette période.

Or 87 % des Russes vivent à la campagne, 81,5 % sont des paysans. Les parcelles deviennent plus petites quand les hommes se font plus nombreux - en 1900, leur superficie moyenne est inférieure de 55 % à ce qu'elle était en 1861. Aussi l'espace cultivé est-il aussi restreint qu'en Europe.

Et il l'est de façon aussi extensive et plus rudimentaire qu'en Amérique du Nord. Agriculteur aux techniques primitives, le paysan russe n'a nulle part dépassé la pratique de l'assolement triennal, amputant ainsi l'espace dont il pourrait disposer, et la pression démographique le contraint de plus en plus fréquemment à une culture continue, dévastatrice à brève échéance. Sa pauvreté, l'urgence des besoins qui l'ont contraint à renoncer en règle générale à l'élevage, le privent, en même temps, du fumier et de la force de travail du bétail. Ses outils, charrues notamment, sont le plus souvent en bois. Les rendements sont très faibles, le quart des rendements anglais, la moitié des rendements français; ils sont sensiblement égaux à ceux de l'agriculture indienne. Entre 1861 et 1900, ils diminuent encore de 60 à 80%, le nombre de paysans sans chevaux ne cessant d'augmenter. Pendant l'hiver 1891-92, la famine touchera trente millions d'individus, faisant 100 000 victimes sur un espace de 500 000 kilomètres carrés. La Russie devrait importer du blé pour nourrir une population croissante. Or, par la volonté de ses gouvernants, elle est un pays exportateur. Les céréales, dont la moitié de sa production de blé, et les produits alimentaires représentent 50 % de ses exportations, et l'essentiel du solde, 36 %, est constitué par des matières premières. Parce qu'elle est un pays d'économie agricole arriérée, la Russie est ainsi dans une étroite dépendance à l'égard du marché mondial.

Le phénomène est aussi net dans le domaine de l'industrie. Le tiers des importations russes consiste en produits manufacturés de l'industrie occidentale. L'industrie russe, née au XVIII° siècle de la volonté d'« occidentalisation » des tsars, a très tôt végété, sur la baie du travail servile. La « raison d'Etat », au XIX°, lui a donné une impulsion nouvelle. Les réformes sociales d'Alexandre II lui ont frayé la route : libérée du carcan du servage, la main-d’œuvre paysanne peut désormais affluer vers les entreprises industrielles où le rendement du travail « libre » est infiniment supérieur à celui du travail « servile ». Malgré la faiblesse du marché intérieur que ne parvient pas à compenser un étroit protectionnisme, elle bénéficie de l'apport des techniciens et des capitaux étrangers qui permettent un début d'équipement en moyens de communication dans la dernière moitié du siècle. Après 1910, elle bénéficie des commandes massives d'armement et, dans une certaine mesure, de l'extension du marché intérieur avec le développement des villes et de la vie urbaine. En 1912, elle produit quatre millions de tonnes de fonte, neuf millions de tonnes de pétrole, vingt mille tonnes de cuivre, les neuf dixièmes du platine produit dans le monde. En fait, cette industrie, voulue, encouragée et même, à certains égards, créée par l'Etat tsariste, lui échappe largement : ce sont des sociétés anglaises qui contrôlent l'extraction du platine, des capitaux français et belges qui dominent - plus de 50% - dans l'ensemble des investissements de l'industrie du Donetz, des capitaux allemands qui contrôlent l'électrotechnique. Dans ces conditions, le commerce extérieur est étroitement subordonné au marché mondial et dépend même, dans une large mesure, directement de capitalistes et intermédiaires étrangers. Ainsi que l'écrit le professeur Portal, « c'était le capitalisme international dans son ensemble qui faisait de la Russie, à forcer un peu les termes, une sorte de colonie économique » [3].

Une structure sociale primitive.

La société russe d'avant la révolution, ce sont, bien entendu, avant tout, les moujiks. Alexandre II les a libérés du servage, leur a attribué une partie des terres qu'ils cultivaient et qu'ils doivent maintenant racheter - la communauté villageoise, le mir, doit assurer la redistribution périodique des lots pour maintenir leur égalisation. Mais ils s'amenuisent sous la pression démographique. L'impôt dû au tsar et l'annuité pour le rachat pèsent lourdement sur l'exploitation paysanne C'est là la condition de quelque cent millions de paysans qui se partagent 60 % du sol : le reste appartient à la couronne, pour une faible part à la bourgeoisie urbaine, et surtout à la noblesse terrienne. Après avoir défendu le mir comme une institution séculaire, garantie du conservatisme du moujik, le gouvernement tsariste s'est résolu à le « casser », avec les réformes de Stol : trois millions et demi de paysans étaient propriétaires en 1906, il y en a cinq millions en 1913, dont les propriétés couvrent un sixième de la superficie totale. Comme la population n'a cessé d'augmenter, la faim de terre n'a pas diminué. Dans l'état de la technique, il faut de six à douze hectares pour le strict entretien d'une famille paysanne. Or, 15 % des paysans n'ont pas de terre du tout, 20 % ont moins de douze hectares, 35 % seulement ont une terre qui assure leur subsistance. Compte tenu des usuriers et des mauvaises récoltes, 40 à 50 % des familles paysannes ont un revenu inférieur à ce qu'on peut appeler le « minimum vital ». Elles sont, de plus, endettées pour des années, toujours obligées qu'elles sont de vendre au plus bas prix, dès la récolte, faute de réserves, toujours à la merci d'une mauvaise année ou d'un créancier exigeant. La minorité de paysans cossus, les koulaks, ne représente pas plus de 12 % du total. Enfin, 140 000 familles nobles possèdent le quart des terres. Au début du XX° siècle, on note une tendance nette à la diminution de la propriété des nobles, le plus souvent au bénéfice du koulak, intermédiaire entre le propriétaire noble et les métayers ou salariés qu'il emploie.

L'énorme majorité, 80 % au moins, des paysans, sont illettrés, et l'influence des prêtres de campagne, les popes, médiocres, ignorants et souvent malhonnêtes, s'exerce dans le sens de l'obscurantisme. Le moujik vit depuis des siècles à la limite de la famine, dans une superstitieuse résignation . il courbe humblement l'échine et se sent infiniment petit devant la toute-puissance de Dieu et du Tsar. Parfois, pourtant, peur et humiliation se changent en rage, et l'histoire agraire russe est une succession de brèves mais sauvages jacqueries férocement réprimées. En ce tournant du siècle, la faim de terre grandit au même rythme que le nombre de bouches à nourrir. Le moujik peut d'autant moins ignorer les terres des nobles qu'il y travaille souvent . sa lutte pour la terre sera l'un des moteurs les plus puissants de la révolution de 1917.

Les statistiques permettant d'évaluer le nombre d'ouvriers sont d'autant plus incertaines qu'une masse d'hommes, trois millions peut-être, oscillent en permanence entre l'activité industrielle et l'activité rurale. C'est une véritable main d’œuvre flottante, passant des années, parfois des mois seulement ou des semaines à travailler en ville sans abandonner pour autant le cadre familial et le milieu social rural. Les ouvriers proprement dits sont environ un million et demi en 1900, trois millions en 1912. Rares, sauf peut- être à Saint-Pétersbourg, sont ceux qui ne sont pas fils de paysans, n'ont pas encore, à la campagne, de proches parents paysans qu'ils aident ou qui leur fournissent quelque secours quand ils chôment. Ils sont souvent proches d'eux, par leur niveau culturel et leur mentalité . illettrés et superstitieux, soumis d'ailleurs à des conditions de travail extrêmement dures. Les lois qui limitent la durée de la journée de travail à onze heures et demie en 1897, à dix heures en 1906 ne sont, en fait, pas appliquées. Les salaires sont très bas, bien inférieurs à ceux de l'Europe ou de l'Amérique. Ils sont fréquemment payés en nature, au moins partiellement, système qui permet au patron de substantiels bénéfices, de même que la généralisation et la lourdeur des amendes infligées pour des manquements à la discipline du travail, et qui abaissent, en moyenne, les salaires de 30 à 40 %. Les taux varient énormément d'ailleurs d'une région et même d'une ville à l'autre.

Les ouvriers constituent pourtant une force autrement redoutable que la masse paysanne qui les écrase de son nombre. Très unis, car les salaires sont uniformément bas et les privilégiés rares, ils sont groupés dans de grosses entreprise. En 1911, 54% des ouvriers russes travaillent dans des usines employant plus de 500 ouvriers, alors que le chiffre pour les Etats-Unis est de 31% ; 40 % dans des entreprises employant de 50 à 500 ouvriers; moins de 12 % seulement dans des entreprises de moins de 50 ouvriers. A la différence du paysan, enfermé dans un cadre borné, les ouvriers circulent, passent d'une usine, d'une ville, d'un métier à un autre, bénéficient d'un horizon plus large. Par sa concentration, ses conditions de travail, de vie, le caractère moderne des machines qu'elle utilise et de son activité sociale, la classe ouvrière russe constitue un prolétariat moderne, plus spontanément porté à la révolte et à la lutte violente qu'à la négociation et au marchandage, plus fruste, mais plus combatif que celui d'Europe occidentale, lié au monde rural et encore uni, sans véritable « aristocratie ouvrière » de spécialistes.

C'est une poignée de familles qui constitue l'oligarchie financière et contrôle l'activité industrielle. La crise de 1901-1903 a accéléré le phénomène de concentration et a mis l'industrie aux mains des monopoles. Ainsi, dans la métallurgie, la société de vente Prodamet, fondée en 1903, devenue un véritable trust de l'acier, contrôle-t-elle 17 % des entreprises, soit les trente plus importantes, 70 % du capital, plus de 80 % de la production, occupant 33 % de la main-d’œuvre. A la veille de la guerre, elle est présidée par Poutilov, par ailleurs président du conseil d'administration de la Banque Russo-Asiatique, dominée par des capitaux français (60 %), étroitement lié au groupe Schneider et en rapports suivis d'affaires avec Krupp. Dans les entreprises de l'industrie textile, les capitalistes russes ont le plus souvent la majorité, mais en règle générale les entreprises industrielles sont dominées par les banques, et les banques elles-mêmes par des capitaux étrangers. Ces derniers constituent 42,6 % de ceux des dix-huit plus grandes banques : le Crédit lyonnais, la Banque allemande pour le commerce et l'industrie, la Société générale belge sont les véritables maîtresses du crédit, et, par lui, de l'industrie russe [4].

Il n'y a donc pas. de véritable bourgeoisie russe, mais - et c'est encore un trait commun à tous les pays arriérés - une oligarchie qui mêle étroitement, dans une même dépendance à l'égard de l'impérialisme étranger, capitalistes et propriétaires; ceux-ci se retrouvent également au sommet de l'appareil d'Etat. En 1906, vingt dignitaires du Conseil d'Empire possèdent 176 000 hectares de terres arables, soit une moyenne de 8 000 par famille. Ainsi que l'écrit le professeur Portal, « l'administration supérieure, dans son ensemble, se recrutait parmi la noblesse foncière » [5], et les travaux de Liachtchenko ont montré la compénétration entre les sommets de la bureaucratie et de la noblesse d'une part, et ceux des sociétés industrielles et bancaires, d'autre part : des grands-ducs sont actionnaires des chemins de fer et les ministres et hauts fonctionnaires quittent le service de l'Etat pour celui des banques quand lis ne se contentent pas simplement de les servir dans leurs fonctions officielles. C'est le caractère étroit de la bourgeoisie russe, sa connexion avec l'aristocratie terrienne, sa faiblesse économique par rapport à la bourgeoisie mondiale dont elle dépend, qui sont l'un des traits les plus caractéristiques de la société russe. Entre l'oligarchie et la masse des ouvriers et des paysans ne s'intercale qu'une poussière de classes moyennes, petits bourgeois des villes, koulaks des campagnes, intelligentsia des professions libérales, de l'enseignement, et, dans une certaine mesure, des couches inférieures de la bureaucratie. Privilégiées par rapport aux masses du fait de leurs possibilités d'accès à la culture, tenues à l'écart de toute décision politique par l'autocratie, ces couches sont traversées de courants divers et subissent des influences contradictoires sans pouvoir aspirer, faute d'assises, à un rôle indépendant devant lequel, d'ailleurs, elles reculent le plus souvent, à cause de leurs contradictions.

L'autocratie.

L'Etat tsariste, lui aussi, est le fruit du développement combiné et le résultat de la lenteur de l'évolution russe. En face d'une Europe en pleine expansion économique, il s'est maintenu en monopolisant la plus grande partie de la fortune publique, en tenant étroitement en bride des classes possédantes dont il a réglementé la formation, et qu'il gouverne par une sorte de despotisme à l'orientale. Au XVII° siècle, il s'impose aux nobles et leur livre en échange la classe paysanne par l'institution du servage. C'est lui qui donne à l'industrie son premier élan, entame la modernisation avec les réformes de 1861, et, abolissant le servage, ouvre la voie aux nouvelles transformations économiques et sociales. Disposant d'une stricte hiérarchie de fonctionnaires à la fois soumis et arrogants, serviles et corrompus, d'une police moderne, très au fait des méthodes de surveillance, de corruption et de provocation, il semble d'une solidité à toute épreuve, un rempart inexpugnable contre toute subversion et même toute libéralisation. A la fin du XIX° siècle, cependant, la contradiction s'accentue entre les besoins du développement économique, l'expansion industrielle, la libre concurrence et ses exigences, la croissance du marché intérieur, et les conditions de la vie politique qui empêchent tout contrôle sur le gouvernement de la part de ceux-mêmes qui l'estimeraient indispensable à leur activité économique. L'autocratie tsariste exerce une véritable tutelle sur la vie économique et sociale du pays, justifie ses méthodes de coercition par une idéologie paternaliste de droit divin. Une circulaire de 1897 sur l'inspection du travail ne menace-t-elle pas de peines administratives les directeurs d'usine qui auraient satisfait aux revendications de grévistes ? Convaincu du caractère sacré, non seulement de ses fonctions, mais encore de l'ensemble de la structure sociale existante, le tsar Nicolas Il croit accomplir sa mission divine en interdisant à ses sujets toute initiative, n'attendant d'eux que la soumission à l'ordre établi ; il sera impuissant et irrésolu face à la crise révolutionnaire. Après un étincelant parallèle entre 1917 et 1789, Louis XVI et Nicolas II, Trotsky écrit de ce dernier : « Ses infortunes provenaient d'une contradiction entre les vieilles visées que lui avaient léguées ses ancêtres, et les nouvelles conditions historiques dans lesquelles il se trouvait placé » [6].

Les forces politiques en présence.

En fait, le tsar et ses partisans, les Cent-Noirs organisateurs de pogroms, sa police et ses fonctionnaires, pouvaient, à la rigueur, gagner du temps par la répression, le recours systématique à la diversion, la « russification » des peuples non russes et l'utilisation du chauvinisme russe. La faim de terre du paysan le poussait inexorablement vers les domaines des nobles, quand bien même elles ne pouvaient suffire à l'apaiser. L'action ouvrière, dans ses revendications même les plus mineures, se heurtait en toute occasion à la puissance de l'Etat autocratique, rempart des capitalistes et gardien de l'ordre. Une « modernisation alignant la société russe sur le modèle occidental eût supposé de longues décennies de différenciation sociale dans les campagnes, la création d'un vaste marché intérieur dont la destruction des propriétés nobiliaires et la suppression des charges paysannes étaient des conditions nécessaires, si non suffisantes ; elle eût supposé, en outre, un rythme d'industrialisation que la faiblesse même du marché intérieur rendait insoutenable, et qui ne répondait d'ailleurs pas aux intérêts des capitaux étrangers prédominants. La modernisation de l'agriculture, malgré l'exemple prussien, paraissait impossible sans cette industrialisation. L'impérialisme et la recherche de débouchés extérieurs eussent pu remplir le double rôle de diversion et de soupape de sûreté que d'aucuns lui assignaient. Mais, dans le monde au développement inégal, ces ambitions se heurtaient - la malheureuse guerre contre le Japon en était la preuve - à des concurrences extérieures redoutables et accroissaient en définitive les risques d'ébranlement intérieur.

On comprend, dans ces conditions, la faiblesse des libéraux russes. Le mouvement libéral, né au sein des zemstvos, les assemblées de district, domaine des notables, n'avait et ne pouvait avoir d'autre programme que politique, la limitation de l'absolutisme monarchique, son adaptation aux conditions économiques nouvelles par l'association aux responsabilités de couches sociales plus larges de possédants. Le parti constitutionnel-démocrate, KD, qui sera surnommé « Cadet », né officiellement en 1905, dont l’historien Milioukov est à la fois le porte-parole et le théoricien, escompte une évolution pacifique, à l'occidentale, qu'il attend de la libéralisation du régime. Il est étranger, et, dans une large mesure, hostile aux revendications plus concrètes et plus immédiates des masses paysannes et des ouvriers que préoccupe la lutte quotidienne contre un patronat défendu par l'Etat. Menacé en fait par le « Quatrième Etat », ce Tiers-état renoncera à la lutte dès les premières concessions de l'autocratie, en 1905, pour ne pas jouer le rôle de l'apprenti-sorcier; il se trouve, bon gré mal gré, amené à se rapprocher de l'oligarchie, contre la menace commune de l'action ouvrière et paysanne.

En fait, face à un régime qui - comme l'a dit Alexandre II, qu'aucun de ses successeurs ne songera à démentir - n'admet de se transformer lui-même par en haut que pour ne pas subir une révolution venue d'en bas, qui, sous peine de suicide, ne peut autoriser quelque forme d'opposition, aussi pacifique soit-elle, contre lui-même, il n'est d'autre voie que celle de la violence révolutionnaire. Les premiers révolutionnaires russes, les populistes - narodniki - ont espéré, attendu, tenté de préparer une révolution paysanne dont la promesse leur semblait contenue dans les luttes séculaires et la masse des moujiks. Sensibles aux particularités nationales et aux traditions, anxieux de rester fidèles à l'âme populaire, tout en créant un monde plus juste et plus fraternel, ils ont vu dans le mir et dans les usages communautaires le signe d'une certaine prédestination du peuple russe, le point de départ et la base possible d'un socialisme de type agraire. Pourtant, leur croisade en direction du peuple les a déçus : dans leur effort de propagande, ils ont pris conscience de l'immense obstacle constitué par l'ignorance et l'apathie des masses rurales et leur éparpillement. C'est cette expérience qui les a engagés dans la voie du terrorisme, méthode d'action proche d'ailleurs de celles qu'emploie spontanément la masse rurale paupérisée et asservie. Finalement, leur impuissance à mobiliser par leur parole les millions de moujiks, leur impatience aussi de secouer le joug intolérable de l'autocratie, les ont conduits à exalter l'action individuelle, le rôle de l'exemple et du geste, le sacrifice des héros.

Ce sont eux qui, au début du XX° siècle, inspirent le parti socialiste-révolutionnaire, continuateur du populisme par sa foi dans le rôle révolutionnaire de la paysannerie dans son ensemble et dans le terrorisme politique comme méthode d'action. Ceux qui deviendront bientôt les sociaux-révolutionnaires - les s.r. comme on dit familièrement - nuancent leurs idées sous l'influence du développement économique, acceptent de faire une place, parmi les forces révolutionnaires, au prolétariat industriel, admettent que la différenciation qui s'opère au sein de la paysannerie y provoque des réflexes politiques divergents. Le « socialisme constructif » que défend au début du siècle Victor Tchernov, familier du socialisme occidental, envisage deux phases nécessairement successives de la révolution. Le programme des s.r., distinguant des revendications minima et des revendications maxima, facilitera l'approche du « socialisme populiste » par les couches petites-bourgeoises. C'est seulement une deuxième phase révolutionnaire qui doit réaliser le socialisme agraire sur la base du mir. La tâche immédiate est la construction d'une république démocratique. La grande majorité de l'intelligentsia, une importante fraction de la petite bourgeoisie forment les cadres de ce parti dont le soutien de masses sera assuré par les paysans : rien d'étonnant à ce que s'y trouvent côte à côte des nationalistes exaltés, des démocrates avancés, des révolutionnaires paysans proches des libertaires et des libéraux à la recherche d'un soutien populaire.

Mais l'évolution qui modernise ainsi les thèses populistes nourrit en même temps l'opposition de leurs adversaires à l'intérieur du camp révolutionnaire. Le marxisme se répand en Russie à l'époque du développement de la grande industrie et de la croissance du prolétariat. Son plus éminent représentant sera Georges Plékhanov, ancien populiste, qui fonde en 1881, sous le titre de « L'Emancipation du travail », le premier groupe marxiste russe. C'est lui qui traduit et diffuse en russe les principaux ouvrages de Marx et Engels, et, surtout, engage contre les populistes la lutte idéologique créant les prémisses de la victoire ultérieure des social-démocrates sur les s.r. Critiquant la conception populiste d'un développement privilégié et original de l'économie et de la société russes qui lui permettraient de passer au « socialisme » en évitant le stade du capitalisme industriel, Plékhanov s'attache à démontrer que le développement capitaliste est une étape inévitable et quelle crée, en engendrant le prolétariat industriel, la force qui permettra de renverser le capitalisme dans une étape ultime et d'assurer la victoire du socialisme sur la base du développement des forces de production. Ce sera la grande idée des social-démocrates que le prolétariat, malgré son petit nombre, du fait de sa concentration et de ses conditions de travail qui favorisent conscience de classe et organisation, jouera le rôle d'avant-garde qu'ils se refusent à attribuer à la masse paysanne informe et en cours de décomposition sous l'influence du développement capitaliste. Plékhanov, dans sa polémique, s'en prend tout particulièrement à la conception populiste du rôle des individus dans l'histoire : il soutient qu'ils ne peuvent jouer de rôle décisif que lorsque leur action s'exerce dans le sens du développement objectif des forces économiques et sociales, et condamne ipso facto un terrorisme qui s'appuie sur la volonté d'éveiller une masse paysanne historiquement condamnée à n'être qu'une arrière-garde.

Ainsi se définit, dans une large mesure contre le populisme, le courant marxiste russe. Aux yeux de l'observateur de l'époque, il peut, à bien des égards, paraître plus modéré : il accepte la perspective d'un développement capitaliste que certains des siens, les « marxistes légaux », iront jusqu'à soutenir en dépit des résistances ouvrières qu'il déclenche. Il condamne le terrorisme individuel qui semblait pourtant constituer la forme la plus extrême de l'action révolutionnaire. Ses perspectives, surtout, semblent à beaucoup plus lointaine échéance. Les s. r., partant de l'état présent du pays et d'une certaine conception de son passé, proposent l'action directe révolutionnaire immédiate. Les social-démocrates, eux, posent des principes pour l'action sur la base d'une analyse historique : la révolution qu'ils préparent se situe dans un avenir plus éloigné, au-delà, semble-t-il, d'une étape bourgeoise et capitaliste par laquelle la société russe doit inévitablement passer. Ils semblent, à bien des égards, constituer pour le régime une menace moins immédiate.

En réalité, derrière le radicalisme de leurs mots d'ordre, de leurs moyens d'action, les s. r. n'ont pas d'autre objectif qu'une démocratie politique dont les bases objectives semblent bien faire défaut. Les social-démocrates prônent et préparent une révolution sociale, c'est à dire, dans l'immédiat, appellent à l'organisation et l'action ouvrières, à la mobilisation pour la terre des paysans pauvres : ce faisant, ils mettent dès à présent en question l'équilibre de la société du lendemain, contribuent à accroître les contradictions réelles. Leurs perspectives, en outre, ne sont pas proprement russes, mais et c'est une force dans un empire qui opprime tant de nationalités diverses - internationales : elles reposent, non sur la prédestination d'un « peuple », mais sur la place occupée dans la production par une classe qui grandit dans tous les pays occidentaux avec la révolution industrielle. L'histoire montrera très vite que leur apparente modération recouvre des objectifs révolutionnaires infiniment plus radicaux : dans la situation du moment ils discernent, au-delà des apparences et des traditions, ce qui est révolu de ce qui est en train de naître. Dans les contradictions du présent, ils analysent le rapport de forces en train de se créer, afin de préparer l'avenir.

Or, au début du siècle, le mouvement social-démocrate russe est le seul qui, en Europe, n'ait pas encore réussi à créer un véritable parti ouvrier. Après les brillantes luttes théoriques menées par Plékhanov, le problème pratique se pose à ses élèves et à ses compagnons : plus que les autres, du fait même de l'immensité des obstacles que l'autocratie oppose à toute organisation, même à un niveau élémentaire, les social-démocrates de Russie vont s'attacher, en marxistes conséquents, à créer l'outil qui leur servira à transformer un monde qu'à la suite de Marx ils ne se contentent pas de vouloir interpréter. C'est le jeune Oulianov - Lénine - qui exprime le mieux cette recherche quand, après une expérience brève d'organisation, il écrit en émigration sa brochure sur Les tâches des social-démocrates. « Ne perdons pas un temps précieux, conclut-il. Les social- démocrates russes ont à fournir un immense effort pour satisfaire aux besoins du prolétariat qui s'éveille, pour organiser le mouvement ouvrier, pour fortifier les groupes révolutionnaires et leur liaison réciproque, pour pourvoir les ouvriers en littérature de propagande et d'agitation, pour rassembler les cercles ouvriers et groupes social-démocrates dispersés dans tous les coins de la Russie en un seul parti ouvrier social-démocrate » [7]. C'est dans la recherche de leur instrument historique, dans la construction de leur parti, que les marxistes russes éprouveront d'abord leurs idées, leurs forces et leurs méthodes.


Notes

[1] TROTSKY, Histoire de la résolution russe, t. I, p. 21

[2] TROTSKY, ibidem, t. I, p. 86.

[3] PORTAL, La Russie de 1894 à 1914, p. 34.

[4] Lyaschcenkoo, History of the national economy of the U.S.S.R., pp. 678-708.

[5] PORTAL, op. cit., p. 23.

[6] TROTSKY, op. cit., t. I, p. 146.

[7] LENINE, Ĺ’uvres choisies, t. I, p. 170.


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