1966

Annales (21e année, mai-juin 1966, n° 3)


Note sur l'action de Radek jusqu'en 1923

Pierre Broué


H. Schurer, bibliothécaire à l'Université de Londres (School of Slavonic Studies) vient de consacrer à Karl Radek un très intéressant article [1]. La matière, certes, est loin d'être épuisée, mais cette étude fournira certainement un point de départ commode pour l'étude de ce personnage hors-série, un des hommes-clés de l'histoire des premières années de l'Internationale communiste, auteur prolixe et pourtant pratiquement inconnu aujourd'hui. Radek, pendant les années qui suivirent la Révolution russe, fut en effet non seulement un des premiers personnages de l'Internationale — et même son secrétaire pendant quelques mois — mais encore le mentor du P.C. allemand jusqu'au fiasco de 1923. Il faut souhaiter que cette première tentative en inspire d'autres et que les archives soviétiques et est-allemandes — où les dossiers « Radek » doivent être particulièrement nombreux et fournis — s'ouvrent suffisamment à son sujet [2] pour que la lumière puisse enfin se faire sur le rôle politique de celui qui devait disparaître de la scène publique après un extraordinaire numéro d'accusé accusateur devant le tribunal, lors du deuxième Procès de Moscou [3]. Proclamé « ennemi du peuple » au temps de Staline, considéré par Trotsky comme un « pitre cynique » et par certains trotskystes comme un indicateur, Radek n'a guère été moins sévèrement traité par des auteurs aussi éloignés dans leurs perspectives que Ruth Fischer ou Alfred Rosmer [4]. Par l'agressivité de son comportement de militant comme par ses palinodies ultérieures, l'homme s'est fait tellement d'ennemis qu'il est aujourd'hui presque aussi difficile qu'il l'était hier, du vivant de Staline, de dégager sa personnalité véritable, de reconstituer son rôle, de lui restituer ses véritables dimensions. En cette matière moins qu'en toute autre, en effet, la vérité n'est pas dans le juste milieu entre deux légendes. Et c'est sans doute le principal mérite de l'étude de Schurer que d'avoir commencé à extraire l'homme Radek de ses légendes.

Radek est un nom de plume, adopté et conservé par défi, allusion aux accusations de vol lancées contre lui [5]. Karl Sobelsohn était né en Galicie, dans l'empire austro-hongrois, en 1885, d'une famille de petite bourgeoisie juive. Il se lance très jeune dans l'activité socialiste, milite dans le P.P.S. puis dans le parti social-démocrate, poursuit en même temps ses études secondaires à Lvov, puis Tarnow, des études supérieures d'économie politique et d'histoire à Vienne, puis à Berne. C'est dans cette dernière ville qu'il entre en contact, en 1904, avec le groupe de marxistes polonais, Rosa Luxemburg, Léo Jogiches (Tyszka) et Julian Marchlewski (Karski), dont l'influence — positive et négative — devait être déterminante dans sa pensée et dans son action politique.

Schurer souligne à juste titre — ce que Ruth Fischer avait passé sous silence — que le jeune militant fit son apprentissage sur le tas, pendant la révolution de 1905 à Varsovie où il était revenu avec ses camarades dès le début de l'agitation. Il n'a qu'à peine dépassé vingt ans, quand, après l'arrestation de Jogiches, il dirige le journal de leur parti, Czerwony Sztandar (Le Drapeau Rouge). Arrêté à son tour en 1906, il parvient à rejoindre Jogiches en Finlande, puis, à partir de 1908, se fixe en Allemagne où son activité s'inscrit désormais dans le cadre du parti social-démocrate allemand. Il commence à Leipzig, où il collabore au Leipziger Volkszeitung, puis, en 1911, s'installe à Brème. Schurer, qui le note, aurait pu sans doute insister sur la signification de ce dernier choix, le rôle du Bremer Biirgerzeitung auquel il collabore assez régulièrement, et surtout les liens qu'il noue avec les éléments « radicaux de gauche » qui dirigent l'organisation locale et avec leur maître à penser, le marxiste hollandais Anton Pannekoek. En revanche, Schurer souligne bien que, malgré sa jeunesse, malgré son origine étrangère, Radek se fait rapidement une solide réputation de polémiste, rompant des lances avec Kautsky sur le thème de l'impérialisme, s'attachant notamment à démontrer l'inéluctabilité d'une guerre mondiale comme conséquence des contradictions interimpérialistes, et fondant sur cette perspective celle de la révolution mondiale — un thème cher aux bolcheviks, mais peu en vogue dans les rangs de la social-démocratie allemande à cette date [6].

On aurait tort d'ailleurs — et Schurer ne commet pas cette erreur — de voir en lui un chef de file d'une tendance de gauche, « révolutionnaire », au sein du parti allemand. Non seulemend les amis de Radek — pour les cadres moyens du parti, ce sont des étrangers, les Ostleute — sont relativement isolés dans le parti allemand, mais encore Radek lui-même est-il essentiellement un homme seul. A partir de 1910, en effet, dans le conflit qui oppose dans la social-démocratie polonaise le comité de Varsovie aux dirigeants en émigration, Radek est avec les Varsoviens contre Jogiches, Rosa Luxemburg et Marchlewski [7] : divorce significatif et lourd de conséquences lointaines, car Lénine et les bolcheviks soutiennent également le le comité de Varsovie contre Rosa Luxemburg.

Les conséquences immédiates ne sont pas moindres dans le parti allemand pour la position de Radek : accusé dans l’ « affaire de Gôppingen » [8] d'avoir délibérément cherché à provoquer un scandale afin de l'exploiter dans sa lutte contre l'appareil et la droite du parti, il est sur la sellette au congrès de Chemnitz en août 1912, fait l'objet d'une terrible attaque de Bebel lui-même : son honnêteté est mise en question, puis son appartenance au parti allemand contestée, et l'on apprend finalement qu'il vient d'être exclu du parti social-démocrate polonais. Le coup de grâce viendra l'année suivante, au congrès d'Iéna : sur la base des accusations qui figurent dans le dossier rassemblé contre lui par les dirigeants social-démocrates polonais — plusieurs accusations de vol et détournement de fonds — Radek est rétroactivement solennellement exclu du parti social-démocrate allemand, en vertu d'une résolution qui refuse l'admission de tout membre exclu d'un parti-frère pour une raison de moralité. Le Vorstand a « eu » Radek. Il ne se tient pourtant pas pour battu, contre-attaque avec acharnement, soutenu par une poignée de fidèles — dont Pannekoek, Knief et le noyau de Brème — , vient même se fixer à Berlin pour mieux se battre. Un jury d'honneur formé de membres des différentes tendances russes et polonaises — la « commission de Paris » — examine soigneusement le dossier et conclut à son innocence. Lénine, Trotsky, Liebknecht se prononcent par ailleurs en sa faveur [9]. La guerre éclate cependant avant que le parti allemand ait été contraint de revoir « l'affaire Radek », et Schurer souligne à juste titre que « pour la grande majorité des socialistes allemands, Radek demeurait un homme marqué ». Plus grave encore, au premier rang de ses accusateurs avaient figuré Rosa Luxemburg et Léo Jogiches, ses anciens maîtres — et aussi ses futurs compagnons dans la fondation du P.C. allemand...

On comprend que, dans ces conditions, Radek ait pu céder au pessimisme dans les premiers mois de la guerre [10]. Il ne saurait être question pour lui de participer, même de loin, à l'activité du noyau qui se rassemble dans les premiers jours d'août autour de Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, et qui constituera le groupe I’Internationale avant d'être mondialement connu sous le nom de Spartakus. Il n'est même pas question pour Radek, sujet autrichien, de demeurer en Allemagne pour continuer à militer avec ses camarades de Brème : il émigré et se fixe en Suisse.

C'est là que son avenir politique va prendre forme. Pendant plusieurs années, il est, en fait, le seul émigré non russe à être proche des positions de Lénine sur la guerre. Malgré de vives polémiques — notamment sur la question du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes — et une grande méfiance réciproque, il est, d'une certaine manière, l'unique possibilité d'élargissement des contacts internationaux des bolcheviks avec qui il traite d'ailleurs de puissance à puissance [11].

L'Internationale communiste est en gestation dans ces palabres d'émigrés, et dans cette Gauche de Zimmerwald dont Radek est l'une des personnalités marquantes.

Mais il ne parvient pas à regrouper autour de lui ce « groupe » révolutionnaire allemand que Lénine le presse de rassembler pour une prise de position de principe. L'hostilité des sociaux-démocrates allemands ne désarme toujours pas. Schurer rappelle opportunément que les délégués de la minorité allemande à Zimmerwald s'opposèrent à ce que son nom figurât au bas du manifeste, et que, selon Toni Sender, Clara Zetkin ne dissimulait pas son mécontentement de sa présence à Kienthal. Lorsque, à partir de 1916, ses amis publient à Brème Arbeiterpolitik, Radek, qui y fait collaborer les principaux bolcheviks, y défend la nécessité de la scission et de la construction d'un nouveau parti : une ligne que combat Rosa Luxemburg, hostile à la fondation de ce qui, selon elle, ne saurait être qu'une secte. Lorsque, en avril 1917, le groupe Spartakus décide d'entrer dans le Parti social- démocrate indépendant fondé à Gotha par l'opposition « pacifiste » et « centriste », cible favorite de Lénine, la polémique fait rage contre lui dans les colonnes d Arbeiterpolitik [12]. Mais l'organisation fondée par les amis de Radek est loin d'avoir le poids du petit groupe Spartakus [13].

La Révolution de 1917 remet tout en question. Parti en même temps que Lénine et ses compagnons, Radek s'installe à Stockholm et y constitue avec Vorovski et Hanecki une sorte de « bureau étranger » pour le compte des bolcheviks, dirigeant illégalement vers l'Allemagne des publications révolutionnaires. Il ne rejoint Pétrograd qu'après l'insurrection d'Octobre et la victoire des bolcheviks qui, comme le souligne Schurer, change sa statue même : le paria et le franc-tireur d'hier devient le dirigeant d'aujourd'hui, l'homme qui prépare, avec les bolcheviks victorieux, la deuxième étape décisive, de la révolution mondiale, la révolution allemande.

Schurer rappelle ici le rôle de Radek dans l'organisation de la propagande et du recrutement parmi les prisonniers de guerre en Russie, sa présence — scandaleuse à tous égards pour les diplomates centraux — dans les négociations de Brest-Litovsk en tant que Vice-commissaire du peuple aux affaires étrangères, ses spectaculaires initiatives en matière de « fraternisation » et de propagande révolutionnaire auprès des soldats allemands et autrichiens — son opposition aussi à la politique de Lénine dans la conclusion de la paix de Brest : « communiste de gauche » avec Boukharine, il rejoint ici la critique que fait des bolcheviks la détenue Rosa Luxemburg dans sa prison allemande. Comme tous les dirigeants bolcheviks, Radek croit à l'imminence de la révolution allemande : ses fonctions l'amènent à en parler plus souvent encore. Quand, en décembre 1918, il est refoulé à la frontière à la tête d'une délégation russe se rendant au congrès des Conseils allemands, il repart clandestinement — avec Ernst Reuter, futur « Friesland » et aussi futur bourgmestre de Berlin-est — et atteint Berlin dans les derniers jours de 1918 [14]. C'est son récit qui sert de base à la description par Schurer de sa reprise de contact — pénible — avec Rosa Luxemburg et Jogiches. Schurer s'en écarte cependant pour dire que c'est la pression conjuguée de Radek et de ses amis de Brème qui aboutit à la fusion avec Spartakus et à la fondation du P.C. allemand : on sait pourtant — par Radek lui-même — qu'il dut menacer de désaveu public son ami et disciple Knief qui répugnait à la fusion avec Spartakus [15].

Schurer écrit de même que l'année 1919, passée pour l'essentiel dans les prisons berlinoises, fut la plus importante de la vie de Radek. Rien, dans son propos, ne vient étayer cette affirmation : il souligne même, à juste titre, qu'il est faux d'affirmer, comme on l'a souvent fait, que les entretiens du prisonnier avec généraux, hommes politiques et hommes d'affaires allemands, menaient tout droit à Rapallo. Il est vrai que la fameuse lettre de Radek à Alfons Paquet du 20 mars 1919 reflétait une appréciation plus pessimiste des perspectives révolutionnaires en Allemagne que ne l'était à cette époque celle des autres dirigeants bolcheviques. Mais le parti communiste qu'il veut construire n'a pas pour seul but d'empêcher les effusions de sang inutiles : il est l'instrument de la révolution prolétarienne, plus que jamais l'unique issue aux yeux de Radek [16].

A partir de cette date, l'analyse de Schurer se fait quelque peu superficielle. Il est, par exemple, évident que Levi et Bronski qui dirigent ce qui reste du P.C. sont parfaitement d'accord avec Radek, qui les conseille de sa prison, pour en finir avec la politique des putschs et entreprendre le travail de « conquête des masses ». Le conflit entre Radek et Levi lors du congrès de Heidelberg relève plus de la tactique conjoncturelle que de l'orientation : les témoignages à son sujet — celui de Radek comme celui de Ruth Fischer — sont, au demeurant, contestables [17]. En revanche, il eût été intéressant de noter qu'en 1920, Radek était l'un des rares dirigeants communistes à avoir correctement analysé la situation en Pologne au moment de l'offensive de l'Armée rouge et à n'avoir pas partagé les illusions de Lénine sur le développement rapide de la révolution européenne : le témoignage de Lénine, dans ses entretiens avec Clara Zetkin, est ici irréfutable [18]. L'attitude de Radek est, à bien des égards contradictoire, et Schurer ne relève qu'un aspect. Il est vrai que Radek et Levi s'affrontent en 1920 au sujet des leçons de la révolution hongroise [19], mais il n'en reste pas moins qu'ils sont l'un et l'autre aussi irréductibles vis-à-vis des tendances gauchistes des « putschistes » du moment. Schurer affirme que la fâcheuse expérience de l'attitude du K.P.D. pendant le putsch de Kapp [20] conduit Radek à penser qu'il fallait diriger ce parti, de Russie, d'une main ferme ; mais il ne mentionne pas l'élimination de Radek du secrétariat de l'Internationale, parce qu'il avait rompu la discipline du P.C. russe en se solidarisant avec les dirigeants du parti allemand dans leur protestation contre l'invitation au IIe congrès mondial des « gauchistes » du KA.P..D. [21], une attitude qui contredit évidemment son affirmation.

S'il est vrai, comme le dit Schurer, que l'adhésion des Indépendants à la IIIe Internationale, lors du congrès de Halle, et la formation du P.C. allemand unifié constituaient pour Levi un triomphe personnel, elles n'étaient pas une défaite pour Radek.

La politique de Front unique ouvrier élaborée par la direction du P.C. unifié au début de 1921 sera vigoureusement critiquée dans les milieux dirigeants de l'Internationale, mais la fameuse « Lettre ouverte » avait été conjointement rédigée par Radek et Levi [22]. Tout se passe en effet, à la fin de 1920 et au début de 1921, comme si Karl Radek jouait un double jeu : politiquement d'accord avec Levi sur la nécessité d'un parti de masse et le danger des aventures, il s'efforce cependant de miner son autorité dans le parti et de le discréditer par l'accusation d'être de tendance « droitière ». Il est, en tout cas, faux, d'écrire, comme le fait Schurer, que Levi et ses amis (Clara Zetkin notamment) ont démissionné de la Zentrale du P.C. allemand après un heurt avec l'Exécutif de l'I.C. « sur un point obscur ». Des centaines de pages, aussi bien dans Die Hôte Fahne que dans Die Internationale et la presse de l'I.C. en général, attestent que Levi condamnait sévèrement l'attitude des délégués de l'I.C. — Mathias Rakosi et Kabaktchiev — qui, à Livourne, avait abouti à la scission du Parti italien et à la formation d'un P.C. — secte en dehors duquel demeurait la masse des ouvriers révolutionnaires italiens. On peut tout au plus se demander pourquoi Radek saisit immédiatement l'occasion d'éliminer Levi de la direction, alors que ce départ allait laisser les mains libres à ceux qui, à Moscou comme à Berlin, étaient partisans de nouvelles aventures [23].

Tout en admettant que l'attitude de Radek manque quelque peu de clarté, Schurer esquive pourtant le problème posé par son attitude au mois de février et mars 1921 : au nom de la nécessité de combattre la « nouvelle droite » allemande, Radek rallie le camp de ses critiques « gauchistes » les plus obstinés, des adversaires de sa politique de front unique, se fait le procureur de l'Internationale contre Levi après l'action de Mars et son désaveu par ce dernier, couvre de son silence les agissements de Bela Kun à Berlin [24] et, en définitive se met en contradiction avec tout ce qu'il avait affirmé depuis plusieurs années. Faut-il expliquer ce tournant par des considérations de politique extérieure, comme le suggèrent certaines des lettres de Radek à la Zentrale publiées après coup par Levi ? Radek a-t-il seulement cherché à ne pas entrer en conflit avec le tout-puissant Zinoviev, maître de l'appareil international, et a-t-il jugé possible et commode de profiter de la circonstance pour éliminer Levi qu'il tenait, au demeurant, pour peu sûr ? L'énigme de son attitude dans les premiers mois de 1921 n'est pas encore éclaircie, et l'on peut, à bon droit, l'accuser de versatilité et d'opportunisme dans la défense de ses idées : il est en tout cas faux d'affirmer, comme le fait Schurer, que c'est un « nouveau Radek » qui apparaît à la fin de 1921. Car, au IIIe congrès, après la bataille politique menée par Lénine et Trotsky contre les tenants de la « théorie de l'offensive », ce sont les analyses de Radek qui ont triomphé : la politique de « conquête des masses » annonce la politique de Front unique dont il avait été avec Levi — désormais exclu — le précurseur.

En quelques paragraphes vigoureux, Schurer décrit le rôle joué par Radek sur la scène diplomatique en 1922, ses conversations avec Seeckt et Maltzahn qui préparent Rapallo. Il souligne également l'effort de Radek, à partir du mot d'ordre de « front unique » pour prolonger la recherche théorique des nouvelles voies révolutionnaires avec le mot d'ordre de « gouvernement ouvrier », l'importance qu'il attache — contrairement à Zinoviev — à la victoire de Mussolini et à la signification du phénomène fasciste, les conclusions qu'il en tire pour l'action prolétarienne placée en face de l'alternative « Socialisme ou fascisme », traduction moderne de l'ancien « Socialisme ou barbarie ».

Il est pourtant difficile de suivre ici Schurer dans les implications qu'il découvre dans la pensée de Radek. Peut-on sérieusement affirmer que la politique du front unique visait, dans son esprit, à assurer « la défense de la démocratie contre la droite », et la constitution de « gouvernements socialiste-communiste » dans le cadre légal — une opinion qui est peut- être sous-jacente dans les interventions de Brandler — lorsque Radek écrit, sans ambiguïté : « Nous entrons en pourparlers avec les sociaux-démocrates avec la conviction qu'ils nous tromperont cette fois encore, et même la prochaine. Pour ne pas avoir l'air d'être trompés, nous devons prévenir d'avance les masses. Mais nous ne devons rompre que quand nous sommes capables de faire tout seuls ce que les sociaux-démocrates ne veulent pas faire avec nous .» [25] ? Il me semble, de même, très difficile de voir dans la « ligne Radek » de 1922-23 une « rupture avec la théorie de Lénine de l'aristocratie ouvrière », à un moment précisément où les dirigeants de l'I.C, dont Radek, prennent conscience que la crise économique, en détruisant radicalement l'aristocratie ouvrière, sape les bases de la domination des bureaucraties réformistes et rend possible la conquête rapide de la classe ouvrière par les communistes — car c'est de cela qu'il s'agit à cette date.

Je crois, pour ma part, que l'interprétation classique du discours de Radek sur Schlageter, « pèlerin du néant », reprise à son compte par Schurer qui y voit « un intérêt nouveau pour le nationalisme' en tant que facteur révolutionnaire potentiel et une approche des classes moyennes », est un contresens. Ce discours, souvent cité, mais rarement lu in extenso, me semble au contraire révéler un souci — combien justifié en Allemagne — de priver le nationalisme contre-révolutionnaire de sa base de masse, la petite bourgeoisie exaspérée par la crise et l'humiliation nationale. Schlageter, combattant de la contre-révolution mérite l'admiration des révolutionnaires pour son courage, mais, Radek l'affirme, il est le pèlerin du néant alors que les communistes sont, eux, les combattants de l'avenir.

Schurer ne manque pas, cette fois, d'apercevoir le problème qui se pose au chercheur étudiant l'attitude politique de Radek en cette période décisive : alors que, pendant toute la première partie de l'année 1923, jusqu'à la victorieuse grève sauvage qui balaie le gouvernement Cuno, il a combattu fermement toutes les impatiences des communistes allemands, toutes leurs impulsions à engager un combat décisif qu'il juge prématuré [26], il se rallie, le 23 août à la thèse de Trotsky suivant laquelle il faut d'urgence, préparer l'insurrection et la prise du pouvoir, l'« Octobre allemand ». L'influence personnelle, considérable sur lui, de Trotsky a-t-elle joué pour le convaincre de son « erreur » et de son retard dans la perception de l'apparition d'une nouvelle « situation révolutionnaire » ? A-t-il, comme au début de 1921, tu ses propres convictions, par manque de certitude et de confiance en soi, ou au contraire par opportunisme, pour suivre le courant dominant dans les sommets ? A-t-il réellement, comme le suggère Schurer, agi et parlé contrairement à son propre jugement, plus sûr ? Le problème doit être posé, même s'il n'est pas près d'être résolu. Il ne peut l'être en tout cas en omettant l'opinion de Radek lui-même, à savoir que le tournant a été probablement pris trop tard, et que les communistes n'ont pas mesuré à quelle profondeur de passivité l'effondrement de la social-démocratie avait mené la masse des ouvriers allemands [27].

La retraite d'Octobre 1923 en Allemagne, décidée à Chemnitz en son absence mais approuvée après coup par lui, sonne en tout cas le glas de sa carrière de dirigeant. Schurer note que, cette fois, Radek ne cherche pas à éviter le heurt avec les dirigeants du P.C. russe et de l'I.C, mais qu'il le provoque au contraire. Il ne mentionne pas le ralliement, à la fin de la discussion dans l'I.C, de l'« accusé » Radek à une résolution qui fait de lui, injustement, le « bouc émissaire » de l'affaire [28]. Désormais les problèmes de la stratégie révolutionnaire allemande sont enterrés sous les nécessités de la lutte fractionnelle dans le P.C. russe. Radek est écarté de toutes fonctions responsables. En tant que recteur de l'Université Sun Yat-sen, pourtant, il prépare des générations de jeunes communistes et Liu Shao-qi, dit-on, fut un de ses élèves préférés. Révoqué dès le printemps 1927, exclu et déporté à la fin de l'année, il capitule en 1929. Il n'est plus désormais qu'une plume servile, jusqu'à sa dernière apparition publique : son procès. Un bruit persistant dont plusieurs journalistes se sont faits l'écho veut qu'il ait été tué, dans un camp de concentration, par un co-détenu.

L'essai de Schurer se termine par une esquisse de portrait de Radek, sur la base de témoignages d'origine diverse : « quelque chose entre Puck et Wolf, un peu d'Arabe de la rue (...) Méphisto » dit le comte Kessler, « un croisement de professeur et de bandit », écrit Bruce Lockhardt. L'homme était extraordinairement attachant par son esprit, la vivacité de ses réparties, son sens de l'humour, y compris à ses dépens, l'étendue de sa culture, de sa curiosité intellectuelle, et malgré l'agressivité du comportement, sa profonde gentillesse, sa sensibilité extrême, sa vulnérabilité même. Schurer ne néglige pas — en guise de conclusion — une allusion, heureusement discrète, aux amours de Radek avec la belle et intrépide Larissa Reissner [29] morte du typhus en 1927. Il s'arrête pourtant devant la question qui s'impose après la lecture de sa mise au point : les qualités de caractère de Radek étaient-elles à la hauteur de sa lumineuse intelligence ? On peut à bon droit en douter, encore qu'on puisse se demander aujourd'hui si ce qu'eurent à subir les hommes de sa génération et de son monde, après la matérialisation en 1917 de leur rêve de jeunesse, n'était pas, en définitive, au-dessus des forces humaines.


Notes

[1] « Radek and the German Revolution », par H. Schurer, Survey n° 53, pp. 58-69 et n° 55, pp. 126-140. Le n° 53, intitulé Memoirs and Portraits, comporte différentes études sur des figures de l'I.C. : Raskolnikov, Gramsci, Togliatti, Paul Levi, Korsch et des souvenirs d'Esther Corey, B. Reichenbach et Manuel Gomez, dont certains se terminent dans le n° 55.

[2] Récemment, l'historiographie est-allemande qui, depuis des années, passait totalement Radek sous silence, a soulevé le voile. Arnold Reisberg, dans son livre Lenin und die Aktionseinheit in Deutschland, cite, pp. 114-116, des extraits d'une lettre de Radek sur le mot d'ordre du gouvernement ouvrier datée du 10 novembre 1921.

[3] J'ai, à deux reprises, exprimé l'opinion que j'ai retirée d'une analyse attentive du comportement de Radek sur le banc des accusés : compère de l'accusation, il a en même temps joué avec le procureur une extraordinaire et sinistre partie de poker, en rappelant à chaque instant le prix du service rendu et le salaire qu'il en attendait : la vie.

[4] Ruth Fischer, dans Stalin and German communism, où elle a véritablement « réglé ses comptes » avec Radek comme avec bien d'autres, apparemment sans beaucoup de scrupules, et Alfred Rosmer, sur un tout autre ton, dans Moscou sous Lénine.

[5] K. Radek est tiré du polonais kradziez, qui signifie « vol ». Parmi les autres pseudonymes utilisés par ce journaliste débordant d'activité, citons Parabellum, Arnold Struthahn (ou Struthan), Viator, Paul Bremer, dans le parti « Max », etc..

[6] Au cours de la deuxième partie de son séjour en prison à Berlin en 1919, Radek devait mettre la main à une édition de ses principaux écrits qui parut sous le titre In den Reihen der Deutschen Revolution. La continuité est incontestable entre les écrits du jeune franc-tireur social-démocrate d'avant 1914, de l'internationaliste de la guerre et du bolchevik.

[7] On trouvera les détails sur cette scission aussi bien dans le Rosa Luxemburg de Paul Froelich, qui vient d'être traduit en français chez Maspero, que dans le livre de Dziewanowski, The Communist Party of Poland. An Outline of History (Harvard U.P. 1959).

[8] Radek qui avait remplacé Thalheimer à la tête du journal « radical » de Gôppingen accusait l'appareil du parti de manœuvres bureaucratiques pour étouffer la voix des radicaux.

[9] Radek a répondu aux accusations lancées contre lui dans un pamphlet édité à Brème à compte d'auteur : Meine Abrechnung. On trouvera un résumé de l'affaire, favorable à Radek, dans l'article de Rudolf Franz, «Der Fall Radek von 1913 » (Das Forum, Jg 4, Heft 5, Februar 1920) avec notamment les conclusions du jury d'honneur.

[10] Trotsky, dans Ma Vie, dit qu'il avait espéré trouver en lui un partisan, mais qu'il constata, au cours d'une discussion à Zurich, « qu'il ne croyait pas à la possibilité d'une révolution prolétarienne à l'occasion de la guerre, ni en général dans un prochain avenir » (p. 94, t. III). C'est sous l'impression de ce défaitisme de Radek que Trotsky se serait mis à écrire La Guerre et l'Internationale.

[11] Voir notamment les nombreuses lettres de Lénine à Radek récemment publiées dans le tome 86 des Œuvres en français (pp. 330-337 notamment). Il serait précieux de connaître les lettres de Radek à Lénine.

[12] Spartakus était entré en tant que groupe dans le Parti social-démocrate indépendant au congrès de Gotha (6-8 avril 1917). Le 5 mai les « radicaux de gauche » de Brème et Hambourg appelaient à la constitution d'une organisation révolutionnaire indépendante, les Socialistes Internationalistes d'Allemagne.

[13] Schurer a tort de négliger les relations nouées en Suisse entre Radek et Paul Levi, ami personnel de Rosa Luxemburg et dirigeant du groupe l’Internationale. C'est Radek qui mit Levi en contact avec Lénine et Zinoviev. Beaucoup plus tard, après l'exclusion de Levi de l’I.C., Lénine devait dire qu'il était déjà, à cette époque « un bolchevik ». Paul Levi écrivit d'ailleurs dans Arbeiterpolitik du 3 mars 1917, un article se prononçant pour la Scission en Allemagne et la rupture avec les dirigeants centristes qui allaient, contraints et forcés, constituer le Parti social-démocrate indépendant. On sait que, sous son pseudonyme de Hartstein, Levi fut le seul social-démocrate allemand à signer, le premier, la « déclaration des internationalistes » lors du départ de Lénine en Russie via l'Allemagne en avril 1917. Il fut également membre du bureau de la gauche de Zimmerwald après la conférence d'Olten. Pendant cette période, Levi constitua le lien entre les bolcheviks et Radek d'une part, Rosa Luxemburg et Spartakus de l'autre.

[14] Un récit du séjour de Radek à Berlin dû à sa plume avait paru dans Krasnaja Nov n° 10, 1926, sous le titre «Nojabr, Iz Vospominanii ». Otto-Ernst Schuddekopf en a donné une traduction allemande sous le titre « Karl Radek : November. Eine kleine Seite aus meinen Erinnerungen », dans Archiv fur Sozialgeschichte. Jahrbuch der Friedrich- Ebert Stiftung, Bd II, 1962, pp. 119-166. La référence eût été ici nécessaire.

[15] On mesure, à la lecture de ce passage des souvenirs de Radek, la vanité du schéma classique opposant les bolcheviks « centralistes » aux spartakistes « plus démocrates » : Johann Knief, l'un des Allemands les plus proches de Lénine, redouttait le « centralisme » et le « régime » que pourrait imposer Jogiches, l’alter ego de Rosa Luxemburg.

[16] La lettre à Alfons Paquet a été publiée d'abord dans Der Geist der russische Revolution, pp. VII-XI. Paquet l'avait reçue le 20 mars. Schuddekopf, qui l'a retrouvée dans les archives Brockdorff-Rantzau, a précisé, dans sa présentation des souvenirs de Radek, qu'elle était datée du 11 mars.

[17] Ruth Fischer avait porté la lettre (demandant à Levi d'éviter la scission) de la prison de Moabit, où se trouvait Radek, à Heidelberg où se tenait le congrès. Levi, devant le C.C. du Parti, en mai 1921, affirmera sans être démenti que la lettre de Radek était arrivée trop tard pour qu'il pût en être tenu compte : elle ne l'avait d'ailleurs pas convaincu (Was ist das Verbrechen, p. 29).

[18] Radek parle à Zetkin de « cette erreur de calcul politique qu'était notre espoir d'une révolution en Pologne ». Il ajoute : « D'ailleurs Radek nous avait prédit ce qui allait se passer. Il nous avait prévenus. Je me suis fâché sérieusement contre lui, je l'ai traité de « défaitiste ». Mais, pour l'essentiel, c'est lui qui a eu raison. » (Clara Zetkin, Souvenirs sur Lénine, traduction française, Bureau d'Éditions, 1926, pp. 25-26).

[19] Voir notamment, Karl Radek, Die Lehren des Ungarischen Revolution, dans Die Internationale, Heft 21, pp. 56-60 qui avait été la préface d'une brochure de Zol- tan Szanto, et la réponse de Paul Levi portant le même titre dans Die Internationale, Heft 24, pp. 32-41.

[20] A la veille de la plus grande grève générale de la classe ouvrière allemande qui allait abattre le putsch, le P.C. allemand avait affirmé que la classe ouvrière ne bougerait pas pour défendre la République et que l'affaire était une querelle entre bourgeois. Levi qui se trouvait à cette date en prison fut le premier à critiquer sévèrement cette attitude de son parti. Les Russes insistèrent pour que sa lettre fût publiée {Die Kom- munistische Internationale, 1920, Heft 12, pp. 147-150).

[21] L'opposition exclue au congrès de Heidelberg avait constitué le Parti communiste ouvrier d'Allemagne (K.A.P.D.). Les délégués du P.C. allemand avaient menacé de quitter le congrès si cette invitation était maintenue. Le conflit fut réglé par l'absence des délégués du K.A.P..D.

[22] Voir notamment l'article de Radek signé Paul Bremer, dans Die Internationale, 1921, Heft 1, pp. 1-4 et 2, pp. 10-16, « Die Bildung der einheitlichen proletarischen Kampffront ».

[23] Richard Lôwenthal a semble-t-il mieux aperçu le double jeu de Radek et l'a décrit dans son article « The bolshevization of the Spartakus League », International Communism édité par David Footman, St-Antony's Papers n° 9, 1960, p. 23-71. L'équipe mise en place autour de Brandler pour remplacer Levi et Zetkin n'allait pas faire le poids en face des pressions de Bela Kun, représentant de l'Exécutif pour une « action de masse » et une « tactique offensive »...

[24] Au cours du débat du IIIe congrès de l'I.C., Clara Zetkin fera, sans le nommer, une allusion transparente au rôle de Bela Kun et à la responsabilité de Radek : « Personne ne le sait mieux que le camarade Radek » (Protokoll des 111 Kongresses der Kommunistischen Internationale, p. 297).

[25] Réponse à Ruth Fischer (Protokoïl des IV Kongresses..., p. 100).

[26] Radek fut l'un des partisans de l'abandon de la manifestation antifasciste prévue pour le 29 juillet et interdite par le gouvernement prussien. Le 2 août, il écrivait dans Die Rote Fahne : « Le moment n'est pas encore venu de livrer la bataille décisive (...). Ne cherchons pas la décision prématurément ». Au cours de la discussion, après la défaite, il devait se demander si le « tournant » d'août n'avait pas été trop tardif : personne, à l'Exécutif, ne songeait, en mai que la situation fût en train de changer en Allemagne.

[27] Il déclare au Presidium de l'I.C. du 11 janvier 1924 : « Ce qui se passe dans le prolétariat allemand est le reflet de la situation générale en Allemagne, l'effondrement de toute activité politique, de l'extraordinaire passivité politique de toutes les classes sociales sauf l'Armée » (Die Lehren der Deutschen Ereignisse, p. 10).

[28] En acceptant, le 21 janvier, au Presidium, cette résolution, il justifie son geste par le fait que l'Exécutif a toujours maintenu, au cours de cette période, la fiction de son unité...

[29] Discrétion toute à l'avantage de Schurer et qui contraste heureusement avec les racontars auxquels semble se complaire M. Wetzel auteur d'une prétendue biographie de Liu Shao-qi !


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