1967

 

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Présentation de la IVème partie du recueil de textes de Trotsky : "Le mouvement communiste en France"

P. Broué


1933 est, en Europe, l'année cruciale, celle de l'arrivée au pouvoir de Hitler en Allemagne. Pour Trotsky, c'est un événement capital, au même titre que l'éclatement de la première guerre mondiale. L'Internationale qu'il avait contribué à bâtir a manqué à sa tâche historique. Les échecs des années 1920 à 1930 étaient dus aux erreurs et aux insuffisances d'une direction qu'il pensait pouvoir redresser. La défaite de la révolution en Allemagne et la victoire du nazisme ont une autre signification et une autre portée.

D'abord, elles rendent inévitable la guerre de l'Allemagne hitlérienne contre l'URSS. Elles risquent de faire reculer pour des décennies la perspective d'une victoire révolutionnaire en Europe. Dans tous les pays, elles encouragent les émules du nazisme, payeurs et tueurs des bandes fascistes, donnent confiance et montrent une issue à la contre-révolution, alors qu'elles privent le prolétariat européen de son atout majeur, la classe ouvrière allemande organisée : le seul champ de bataille où la Révolution ait été près de triompher depuis la révolution russe est resté aux mains de ses ennemis.

La faillite de l'Internationale communiste est particulièrement éclatante. En Allemagne, ainsi que l'écrit Trotsky, " toutes les étapes du drame se développèrent devant le prolétariat mondial. A chaque étape, l'opposition éleva la voix. Toute la marche du développement fut annoncée à l'avance. La bureaucratie stalinienne calomnia l'opposition, lui imputa des idées et des plans étrangers à elle, exclut tous ceux qui osaient parler du front unique, aida la bureaucratie social-démocrate (...), barra aux ouvriers la moindre possibilité de sortir sur la voie de la lutte des masses, désorganisa l'avant-garde, paralysa le prolétariat ". L'opposition ne réussit à remporter aucune victoire dans le PC allemand bureaucratisé. Le 14 mars 1933, Trotsky conclut : " Le stalinisme, en Allemagne, a eu son 4 août."

II faut donc rebâtir, repartir de zéro, comme après le 4 août 1914. Il faut renoncer à l'espoir de redresser une Internationale communiste profondément gangrenée par le mal bureaucratique, constater que la classe ouvrière internationale a été, pour la deuxième fois en vingt ans, privée de son instrument historique. La II' et la III' Internationale sont mortes pour la cause révolutionnaire : en août 1933, Trotsky franchit le pas, et l'opposition devient le mouvement pour la Nouvelle Internationale, la IVè.

L'histoire impose au prolétariat de douloureux détours : la IV Internationale seule sera ce que les autres avaient eu l'ambition d'être : l'Internationale. Tournée vers les jeunes générations, elle doit leur apporter les riches enseignements de vingt années de lutte, de victoires grandioses, de défaites terribles, et constituer une forme supérieure d'organisation. Dans cette tâche, Trotsky se juge " indispensable " : il est le seul lien vivant et critique avec un passé que le prolétariat, sous peine de mort, doit être capable d'assumer, de surmonter et de dépasser. La IV' Internationale ne sera pas une Internationale de plus, mais l'Internationale révolutionnaire dont le prolétariat a plus que jamais besoin au moment  où se dresse contre lui la menace du nazisme. Née sur les décombres des deux précédentes, elle divisera temporairement un peu plus les rangs du prolétariat afin de pouvoir, au bout du compte, lui rendre son unité révolutionnaire.

La défaite prolétarienne en Allemagne, la marche à la guerre, pèsent, certes, lourdement sur le mouvement communiste en France comme sur le mouvement ouvrier en général : la défaite nourrit découragement et défaitisme. Mais, sur le moment, tout n'est pas si simple. La victoire hitlérienne nourrit aussi des réactions défensives, donc positives, ouvre même des perspectives révolutionnaires dans la mesure où, dans les pays où le prolétariat n'a pas subi de défaite décisive, elle contribue à une prise de conscience de la nécessité d'un front unique de défense, dissipe aussi, aux yeux de millions de travailleurs, les phrases réformistes sur le progrès continu et graduel vers le socialisme, les illusions sur la " stabilité ", le " progrès ", la " civilisation ", même si elle revalorise la " démocratie " *(La situation en Europe 07.11.1933).

En France, les conséquences de la défaite d'Allemagne coïncident avec celles de la crise mondiale, qui se fait sentir avec un certain retard mais n'en frappe pas moins durement les travailleurs et les classes moyennes. L'agitation démagogique et nationaliste des Ligues, notamment des Croix de feu du colonel de La Rocque, concrétise aux yeux des ouvriers la " menace fasciste ", impose aux organisations d'obédience socialiste ou stalinienne le front unique auquel elles se sont refusées en Allemagne face à Hitler. Misère, colère et inquiétudes accumulées expliquent la réaction ouvrière du 12 février 1934, les manifestations unies des socialistes et des communistes contre les émeutes du 6, menées et orchestrées par les Ligues contre le régime parlementaire et le gouvernement Daladier.

En fait, février 1934 marque le début de la remontée ouvrière en fronce, la reprise du mouvement interrompu dans les années qui avaient suivi la fin de la première guerre mondiale. Les ouvriers de la nouvelle génération, celle qui travaille dans les entreprises nées, dans la région parisienne, au cours de l'expansion d'après-guerre, cherchent les voies de la riposte et de la contre-offensive et se tournent vers les organisations traditionnelles, partis et syndicats, dont ils attendent qu'elles les organisent en un front uni. C'est un mouvement d'unification sorti des profondeurs d'un prolétariat jusque-là passif et dispersé qui vient gonfler CGT et CGTU, SFIO et PC.

Le parti communiste est numériquement faible. La dure gymnastique de la " troisième période " a écarté de ses rangs bien des militants venus à lui dans l'élan révolutionnaire postérieur à la révolution russe. Il s'est réduit, en fait, à un appareil soigneusement sélectionné, des années durant, dans la lutte contre les " déviations ", c'est-à-dire les critiques à la ligne dictée à Moscou. Ses dirigeants, Thorez, Gitton, Duclos, Frachon, Monmousseau, incapables d'initiative et d'indépendance d'esprit, sont décidés à opérer tous les tournants qui leur seront dictés par ceux qui, à Paris, représentent directement l'appareil international stalinien. Doriot a peut-être pendant quelque temps exprimé la révolte de militants et de cadres contre la stupidité de la politique stalinienne en Allemagne, lorsque, à partir de janvier 1934, il a défendu, d'abord au comité central, puis dans des initiatives publiques du " rayon de Saint-Denis ", une politique de Front unique avec la SFIO L'homme est pourtant suspect même à ceux qui partagent ses idées : on le sait pourri par une trop brillante carrière de bureaucrate et on te soupçonne d'avoir pris des contacts avec des milieux réactionnaires, notamment par l'intermédiaire de Pierre Laval. L'Exécutif de l'Internationale fait preuve à son égard de la plus extrême patience, ne se décidant à l'exclure qu'après qu'il ait  - crime suprême de lèse-majesté - refusé de déférer à une convocation à Moscou. Aussi est-ce Thorez qui, à partir de l'été 1934, applique la politique proposée par Doriot, désormais exclu. Bureaucratisé, hiérarchisé, caporalisé à l'extrême, le parti forme ses militants dans une discipline à la prussienne, qu'ils prennent pour la discipline révolutionnaire. Pourtant, aux yeux des masses, il bénéficie du prestige intact de la révolution russe, du premier Etat ouvrier, de l'Internationale, car la réalité stalinienne et la politique du PC allemand ne sont connues que d'une poignée d'initiés.

La SFIO, après Tours, est devenue ouvertement réformiste et s'est profondément engagée dans le jeu parlementaire. Mais elle a bénéficié directement de la stabilisation économique et du sectarisme du PC La victoire hitlérienne secoue rudement les illusions parlementaires de nombre de ses cadres, qui voient s'effondrer sans combat la puissante social-démocratie  allemande. Or elle demeure dans une large mesure un parti ouvrier, le principal en tout cas. Elle réagit vivement aux tentatives de son aile droite - celle que l'on baptise " néo-socialiste " - de " dépasser ", de " rajeunir " le socialisme : Marcel Déat qui prône un " socialisme national ", lequel le mènera au " national-socialisme ", provoque dans le parti un réflexe de défense. Dans la crise qui s'approfondit face aux nazis et aux Ligues, face au " danger de guerre ", contre les " néos " qui remettent en cause les " bases théoriques ", l'appareil du parti lui-même se durcit, met en avant les principes, le marxisme, la fidélité à la lutte de classes. De plus, le régime interne libéral de la SFIO contraste avec le régime bureaucratique du PC. Des tendances s'y expriment librement, dans les congrès comme dans des journaux et revues. Bien des exclus du PC qui se considèrent encore comme des révolutionnaires y ont trouvé un refuge et cherché une tribune. A partir de 1934 s'y développe un vigoureux courant, largement spontané, en faveur de l'action de classe et de l'unité. Dans la fédération de la Seine, Jean Zyromski et Marceau Pivert expriment ces tendances gauchistes et unitaires qui animent également la majorité des militants de l'Entente des Jeunesses socialistes de la Seine, moins sensibles aux traditions et au poids de l'autorité des " anciens ".

Trotsky est arrivé en France, venant de Prinkipo, en juillet 1933, avec un visa de séjour que lui a accordé, malgré les protestations de la presse de droite et de l'Humanité, le gouvernement Daladier. Installé incognito à Barbizon, en octobre 1933, il y jouit pendant six mois d'une relative liberté de mouvement, déjouant parfois là surveillance de ses " anges gardiens " et participant à plusieurs reprises à des réunions de la direction de la Ligue. En fait, il milite de nouveau, et plus seulement par la plume, après des années d'isolement forcé. Non seulement il voit régulièrement ses amis politiques, mais il a des contacts avec des militants extérieurs au mouvement, îl connaîtra pendant son séjour en France des hommes comme Daniel Guérin, Marceau Pivert, Gilbert Serret, Maucice Dommanget, rencontrera André Breton, André Malraux, Simone Weil,  d'autres encore qu'il fascine, mais ne convainc pas toujours.

Le petit groupe des bolcheviks-léninistes s'accroche. Entre le 6 et le 12 février, il a réussi le four de force de sortir trois numéros de la Vérité. Pourtant ses forces sont dérisoires en regard des tâches qui l'attendent si, comme le pense Trotsky, c'est une situation révolutionnaire qui est en train de mûrir dans le pays *(C'est au tour de la France 03.1934) : pas plus d'une centaine de militants, un journal dont le tirage ne dépasse pas 3 000 exemplaires. Les militants sont jeunes, inexpérimentés, totalement en dehors du mouvement ouvrier réel, manquant de liaisons dans les usines et la classe ouvrière, politiquement formés dans des ouvrages de haute tenue, mais de façon souvent livresque, n'ayant que des vues purement théoriques sur la façon de résoudre leurs " tâches historiques ", et d'abord la première, qui est de " pénétrer dans les masses ". Ils ont pourtant le sentiment, a partir de 1934, que leur audience s'accroît, que leur influence s'élargit sans que leur organisation soit capable de la " capitaliser ", Lancés dans des efforts pour réaliser le front unique - ce que l'on appelle à l'époque, comme en Espagne, l'" alliance ouvrière " -, ils apprennent à connaître les éléments de gauche de la SFIO-, notamment dans la Seine. Bientôt, quelques-uns d'entre eux proposent l'entrée dans la SFIO, dont le régime rendrait possible leur expression politique en tant que tendance^ et ou ils pourraient mieux se lier à ces éléments spontanément révolutionnaires qui cherchent leur voie. Trotsky les appuie. Il pense que la SFIO -, au contraire du PC dont l'appareil est dressé à la chasse aux trotskystes - peut pour le moment offrir des conditions favorables en vue de constituer un " milieu de regroupement révolutionnaire " (SFIO et SFIC 09.1934). Une forte minorité critique l' " entrisme ". Jeunes, souvent exclus du PC ou des J. C., les militants trotskystes ont été marqués par la " troisième période "  et se sont, des années durant, défendus d'être des " agents de la social-démocratie ". Ils redoutent les sarcasmes, l'amalgame que feront les staliniens entre Trotsky et Blum. Certains, purs et sans doute sectaires, voudraient " conserver les mains propres", redoutent de devoir entreprendre une " manœuvre " qui serait un détour sur la route qui est la leur, la construction d'un " parti révolutionnaire ". D'autres enfin soulignent que la SFIO qui leur offre asile entend bien les utiliser, mais qu'elle saura revenir sur le caractère démocratique de l'abri qu'elle leur offre si leur influence s'accroît trop dangereusement pour son autorité. Malgré les réticences de beaucoup, après des discussions confuses et parfois pénibles, les bolcheviks-léninistes, réunis le 29 août 1934 en conférence nationale décident d'entrer à la SFIO " avec leur programme et leurs idées ". La Ligue communiste disparaît. La Vérité devient l'organe du " groupe bolchevik-léniniste de la SFIO. ". Naville et quelques minoritaires maintiennent la Lutte de classes mais entrent cependant à la SFIO à la suite de leurs camarades.

Les premiers résultats de ce que les trotskystes appellent le " tournant français " sont encourageants. Le " GBL " remporte d'incontestables succès. Il contrôle les Jeunesses socialistes de la Seine, exerce une grande influence en Seine-et-Oise. Lors du vote d'orientation pour le congrès, sa motion obtient plus de 1 000 voix dans la Seine, et des chiffres appréciables en province - 157 voix à Nevers, par exemple. Au congrès de Mulhouse, il a suffisamment de voix pour obtenir deux élus à la CAP, Jean Rous, titulaire, et Pierre Frank, suppléant. C'est que ses militants sont, entre autres, les champions de l' "alliance ouvrière ", du Front unique actif qui correspond aux aspirations générales des travailleurs après la tragédie allemande et les événements de février. Contre les attaques des hommes des Ligues, ils sont, avec les amis de Marceau Pivert au premier rang des organisations d'auto-défense des réunions, locaux, militants du parti, ces TPPS (Toujours prêts pour servir.) qui sont, en fait, des embryons d'une milice de parti. Pourtant, la situation se complique pour eux assez vite. A peine réalisé, ce front unique que les BL trouvent " insuffisamment chargé d'un contenu actif " change de nature sur l'initiative des dirigeants du PC qui cherchent à " élargir " l'alliance ouvrière en rassemblement " populaire ", prônent la modération, tendent la main à la petite bourgeoisie et aux classes moyennes, s'alignent sur le programme des politiciens radicaux. Trotsky, placé dans des conditions beaucoup moins propices à son action depuis qu'il a dû quitter Barbizon, alerte ses camarades, écrit articles et brochures pour les armer, leur servir d'instrument pour convaincre *(Lettre à M. Dommanget 10.08.1934, Où va la France 10.1934, La milice du peuple 10.1934). Son Journal d'exil permet de mieux mesurer à quel point il perçoit la croissance des difficultés et l'immensité de la tâche qu'il propose.

C'est que les conséquences négatives de la victoire hitlérienne se développent maintenant au grand jour dans le mouvement ouvrier. En prenant son tournant, le PC n'a pas voulu constituer un front unique révolutionnaire, mais préparer une alliance avec des formations bourgeoises, au premier chef le parti radical : il s'agit d'assurer à l'Union soviétique menacée le soutien diplomatique et militaire de la France, de tendre la main, en France, aux éléments bourgeois partisans de la sécurité collective et de la fermeté vis-à-vis des ambitions hitlériennes. Les éléments de gauche, à la SFIO, sont souvent désorientés ; la droite, et notamment les dirigeants, reçoivent avec satisfaction cet appréciable renfort pour leurs perspectives électoralistes. Quand, en mai 1935, Pierre Lavai, président du conseil, se rend à Moscou et signe avec le gouvernement soviétique un pacte d'assistance mutuelle, une déclaration commune fait connaître que Staline comprend et approuve pleinement les efforts du gouvernement français pour sa défense nationale. Du jour au lendemain, les dirigeants du parti communiste proclament que "Staline a raison ", renoncent à la propagande et à l'action antimilitaristes, réhabilitent coup sur coup Jeanne d'Arc, la Marseillaise, le drapeau tricolore et une " défense nationale " désormais parée de l'étiquette " antifasciste ". Les dirigeants des Jeunesses socialistes découvrent avec stupeur ce tournant au cours d'une entrevue secrète avec les dirigeants des Jeunesses communistes de l'URSS : ceux-ci les adjurent de renoncer à œuvrer pour la révolution en France et de chercher désormais avant tout à renforcer par tous les moyens une défense nationale et un gouvernement même bourgeois qui sont des instruments de la sécurité collective et par conséquent de la défense de I'URSS.

Même pour un parti du type du PC, le tournant est brutal. Il ne va pas sans heurts ni résistances. Bien des militants renâclent, des cadres aussi, notamment ceux qui sortent des JC et pour qui la lutte antimilitariste fut longtemps le B. A. BA de l'action révolutionnaire. Au sein de l'appareil, près du sommet, un petit groupe d'opposition vient de se former autour du Polonais Georges Kagan, un des fonctionnaires de l'IC. auprès du comité central du PC, et d'André Ferrat, ancien secrétaire national des JC, membre du comité central et du bureau politique. Convaincus de la nécessité de redresser la ligne sectaire de l'Internationale après la catastrophe allemande, ces hommes diffusent depuis décembre 1933 une revue intitulée Que faire ? dont on peut penser qu'elle est susceptible de regrouper des oppositions isolées et même " atomisées " par l'appareil. Des militants sont exclus ici ou là. D'autres s'éloignent sans attendre d'être frappés. Dans la SFIO, les conséquences ne sont pas moindres. Au congrès de Mulhouse, Léon Blum proclame sa satisfaction de voir que le parti communiste se rapproche de son ancienne profession de foi à lui, l'affirmation d'une " coexistence possible entre le devoir international d'un prolétariat et son devoir national de défense du sol de la patrie ". Soulignant combien le nouveau langage des dirigeants communistes est proche de celui que tenaient à Tours les socialistes, il déclare possible " une détermination de formules (...) sur ce problème qui semblait le plus nous diviser ". Du coup, un sérieux clivage se produit dans l'aile gauche : tandis que Zyromski suit le PC dans sa nouvelle orientation patriotique, Marceau Pivert s'éloigne de lui, se rapproche des trotskystes, accentue le caractère révolutionnaire de sa critique.

En quelques mois se rassemblent donc les éléments d'une situation nouvelle *(Lettre ouverte aux ouvriers français 10.06.1935). L'unité d'action réalisée et célébrée par la presse des deux partis, les bolcheviks-léninistes perdent le bénéfice du prestige que leur valait leur lutte pour cet objectif de classe.La critique qu'ils font de l'unité telle qu'elle s'est réalisée, avec les radicaux, sur un programme bourgeois, permet à leurs adversaires de les présenter comme les " éternels mécontents ", des " coupeurs de cheveux en quatre ", des " diviseurs ", bref, des adversaires de l'unité. Les efforts pour les isoler convergent. Au congrès de Mulhouse, les trois délégués bolcheviks-léninistes de la Seine, Molinier, Balay, Naville, sont systématiquement interrompus, leurs interventions sabotées par les présidents de séance. Molinier a beau proclamer : " Nous sommes à la veille du congrès de Tours, nous, nous voulons l'unité révolutionnaire ", il est clair que ce n'est pas à ce type d'unité que songent les dirigeants. Blum ne laisse aucun doute sur ce point en lui répondant : " Camarade Molinier, je vous dirai, sans aucune espèce de ménagement ni de précaution oratoire, que si l'unité organique pouvait s'établir entre les communistes et nous, et que cette unité laissât en dehors d'elle-même le petit groupe où vous figurez, j'en prendrais aisément mon parti. " Du congrès qui a laissé paraître son hostilité contre les " Parisiens ", jaillit le cri : " A la porte ! "

Depuis l'assassinat de Kirov, en URSS, les attaques de la presse du parti communiste contre les trotskystes ont pris un ton de violence nouvelle : ils sont présentés quotidiennement comme " assassins " et " complices ". Les " bolcheviks-léninistes " sont-ils pris entre deux feux ? Trotsky ne le pense pas : de profonds mouvements au sein de la classe ouvrière française lui font entrevoir une issue. Malgré la modération de leurs chefs, les appels à la prudence de leurs organisations, les mises en garde contre les " provocations ", les travailleurs passent à l'action directe contre les décrets-lois Laval qui les atteignent durement. En août, on se bat à Brest, où les ouvriers hissent le drapeau rouge sur la préfecture maritime, et à Toulon où ils dressent des barricades. Pour Trotsky, c'est l'occasion attendue : une première étape importante pour la construction du nouveau parti révolutionnaire serait atteinte si l'aile révolutionnaire de la SFIO trouvait accès à cette avant-garde qui fait brutalement irruption dans la rue, et si elle savait, du coup, attirer les éléments du PC qui ne se résignent ni au tournant patriotique ni à la combinaison électorale en préparation avec tes radicaux. Même dans la perspective - tout entière tournée contre la minorité révolutionnaire - de la réalisation de l'unité organique, le parti unifié aurait, dès le départ, à compter dans ses rangs avec l'action d'une solide fraction révolutionnaire.

Mais c'est précisément contre ce danger que réagissent les deux appareils : engagés dans la même politique, ils sont menacés par les mêmes adversaires *(Un nouveau tournant est nécessaire 10.06.1935). L'Humanité et le Populaire se rejoignent pour dénoncer leurs " entreprises de division ", leurs " attaques contre le Front populaire ". La conférence des Jeunesses socialistes de Lille, le 30 juillet, exclut treize dirigeants de la Seine et de la Seine-et-Oise, dont les bolcheviks-léninistes Craipeau et David Roussef, et le secrétaire de la Seine Fred Zeller, poursuivi au même moment pour son action antimilitariste. Trotsky voit dans ces mesures la confirmation de son analyse. Alors que s'amorce en France une évolution qui conduit tout droit à une explosion révolutionnaire, les dirigeants socialistes préparent, pour l'enrayer, un gouvernement de coalition avec les radicaux. Sûrs désormais du soutien du PC dans cette voie, ils sont bien décidés à ne plus tolérer dans leurs rangs l'action de révolutionnaires conséquents. Rien ne servirait donc de lutter pour la réintégration des exclus. Il faut très rapidement organiser et former les quelques milliers de jeunes socialistes demeurés derrière eux, afin qu'ils constituent le noyau de l'organisation révolutionnaire  indépendante. Moins d'une année après leur entrée, Trotsky demande aux bolcheviks-léninistes de se préparer à quitter la SFIO - et, pour commencer, de refuser tout compromis avec l'appareil qui s'en prend, après les jeunes, aux militants adultes, à leur organisation en fraction et à l'existence de la Vérité.

Opération difficile. Malgré des succès indéniables, le " regroupement révolutionnaire " n'est qu'à peine ébauché au sein de la SFIO. Marceau Pivert et ceux de ses amis qui viennent de rompre avec la Bataille socialiste, engagée avec Zyromski dans la voie patriotique, ne donnent pas pour autant raison à Trotsky. Ils ne pensent pas en effet que l'exclusion des JS, pour inquiétante qu'elle soit, ait la signification que lui donne ce dernier, ni que la SFIO dans son ensemble soif ralliée à l'Union sacrée. Ils affirment en revanche que les trotskystes ont accumulé les maladresses, inutilement brandi leur drapeau, " exaspéré les bonzes " et, en définitive, donné des arguments à la répression bureaucratique qu'ils subissent *(Aux jeunes socialistes et communistes 22.07.1935). Au moment ou Trotsky, expulsé et fixé en Norvège, insiste par lettres et télégrammes pour que ses camarades préparent la rupture, Marceau Pivert, fin septembre, constitue la Gauche révolutionnaire, tendance révolutionnaire de la SFIO, et conseille aux bolcheviks-léninistes de renoncer, si nécessaire, à leur étiquette pour demeurer, à tout prix, dans la SFIO. La création de la gauche révolutionnaire est un coup très dur pour les plans de Trotsky : elle fournit un alibi aux dirigeants de la SFIO en montrant que d'authentiques révolutionnaires s'y sentent encore chez eux, elle va couper des bolcheviks-léninistes de nombreux militants qui refusent de les suivre ou simplement hésitent. Plus grave encore : un groupe de dirigeants du G. B. L., avec Molinier et Frank, penche pour la conciliation. Le 13 septembre, Paul Faure demande l'expulsion de treize militants " à cause de la campagne menée par la Vérité en faveur de la constitution d'une IV Internationale ". Molinier suggère de désarmer la répression en abandonnant la Vérité. Le Ï" octobre, les treize sont exclus. Le 10, Molinier déclare aux dirigeants de la Gauche révolutionnaire que les BL entendent demeurer à la SFIO. Le 17 novembre, un conseil national confirme l'exclusion. Pour Trotsky, il n'y a aucun doute : non seulement Pivert et les centristes, mais Frank et Molinier ont " capitulé devant la vague social-patriotique ".

Du coup, la sortie des B. L, de la SFIO, qui devait, dans l'esprit de Trotsky, constituer la première étape de la construction de l'organisation révolutionnaire indépendante, se traduit non seulement par une sérieuse diminution de leur influence, mais encore par le début de la décomposition de leurs propres rangs. Molinier et Frank, qui détiennent d'importants moyens financiers, s'en servent comme moyen de pression contre les fractions rivales de Rous et de Naville. Ils fondent des " groupes d'action révolutionnaire " (GAR) et lancent leur propre Journal, La Commune, ce qui leur vaut d'être exclus en décembre 1935. La faillite de l'opération étant éclatante, ils proclament brutalement l'existence du " parti révolutionnaire " en fondant, en mars 1936, le parti communiste internationaliste. Trotsky s'est employé, pendant ce temps, à convaincre Fred Zeller de la nécessité de construire un " nouveau parti communiste " *(Etiquettes et numéros 07.08.1935). Mais, prise de vitesse par les initiatives de la fraction Frank-Molinier, la direction des Jeunesses socialistes révolutionnaires signe la " Lettre ouverte pour la IV Internationale "  sans même que l'organisation ait été consultée. Trotsky est également sévère pour toutes les fractions qui déchirent l'ancien GBL et ne dissimule ni sa défiance, ni son impatience devant leurs " querelles de cliques ". Il charge finalement l'un de ses collaborateurs d'ouvrir le dossier de la crise pour tous les militants *(Après la crise des bolchéviks-léninistes 07.06.1936). C'est que la révolution, elle n'attend pas.

En avril-mai 1936, le Front populaire l'emporte aux élections : *(L'étape décisive 05.06.1936) le parti radical, sauvé au second tour par les  désistements socialistes et communistes, est l'arbitre de la situation à la Chambre des députés puisque aucune majorité n'est possible sans lui. Léon Blum se prépare à constituer un gouvernement de Front populaire tandis que Marceau Pivert écrit dans le Populaire : "  Tout est possible. " Fin mai-début juin *(La révolution française a commencé 09.06.1936) se déroule le plus vaste mouvement de grève jamais vécu en France : les ouvriers occupent les usines. Pour Trotsky, c'est la révolution française qui commence. Ses chances de se développer et de vaincre dépendent, non de la combativité ouvrière, mais de la capacité des révolutionnaires à installer une direction. Dans l'immédiat, les appareils syndicaux et politiques coalisés contre les tendances spontanées des travailleurs à les déborder s'emploient à freiner, puis à canaliser le mouvement. " II faut savoir terminer une grève, dès que satisfaction a été obtenue", proclame Maurice Thorez qui s'en prend simultanément aux " tendances gauchistes " et aux " gesticulations hystériques des trotskystes et des trotskysants ", tandis que Marcel Gitton, au nom du P. C, répond à Pivert dans l'Humanité que tout n'est pas possible.

L'heure des trotskystes a-t-elle sonné ? Le 2 juin, sensibles autant aux sévères avertissements de Trotsky qu'aux urgences de l'heure, ils constituent, toutes fractions réunies, le " parti révolutionnaire ", en pleine montée gréviste. Le parti ouvrier révolutionnaire, formé la veille par les délégués du GBL et des JSR avec Naville, Rous, Craipeau, accueille les délégués du PCI de Molinier pour former, le 2 juin, le parti ouvrier internationaliste (POI). Le 12 paraît, aussitôt saisi, le premier numéro de son hebdomadaire. La Lutte ouvrière, dont la première page lançait des mots d'ordre d'action : " Dans les usines et dans la rue, le pouvoir aux ouvriers... Comités d'usine permanents... Milices ouvrières armées. "

On peut croire Jacques Chambaz, historien officiel du PC de cette période quand il écrit : " C'est à l'adresse des ouvriers influencés par ces éléments que le bureau politique précisera le 9 juin  pourquoi la situation en France n'est pas une situation prérévolutionnaire, encore moins une situation révolutionnaire. " Le PC se heurte à de réelles difficultés avec les délégués d'usine que Hénaff qualifie de " beaux parleurs "  et de " forts en gueule " parce qu'ils s'insurgent contre l'arrêt du mouvement. Il faut employer tous les moyens pour faire taire une opposition qui se cherche à l'intérieur du parti. Ferrat, déjà éliminé du B. P. en janvier, est exclu du comité centrai où il avait développé depuis avril une ligne gauchiste hostile à l'Union sacrée ; le service d'ordre l'empêche de parler à l'assemblée des militants parisiens du 11 juin ; l'Humanité s'efforce de l'identifier à Doriot qui, au même moment, avec Henri Barbé, fonde le Parti populaire français (PPF), ouvertement fasciste. Les attaques de la presse du PC et de la droite, les poursuites entamées par le gouvernement Blum - qui fait saisir les deux premiers numéros de la Lutte ouvrière - donnent aux trotskystes la vedette dans l'actualité. La révolution espagnole, avec ses " comités " de type soviétique, ses " colonnes " de partis et syndicats, des milices, ses " collectivisations ", montre, aux frontières même de la France, non seulement que le Front populaire désarme les travailleurs face aux fascistes, mais que la révolution prolétarienne, loin d'être un schéma antique et dépassé, est une réalité bien vivante, une perspective concrète et immédiate. On peut à bon droit penser que les critiques exprimées par Ferrat sont celles de nombreux cadres du PC, et que les " ferratistes " qui se révèlent ici et là, spontanément, surtout parmi les jeunes ouvriers, annoncent, dans le PC, une crise dont le POI. pourrait rapidement tirer un substantiel bénéfice.

Il n'en est rien pourtant. Dès août et septembre, les signes se multiplient qui montrent que cette situation exceptionnelle va se détériorant. A Moscou, le procès contre Zinoviev et Kamenev,  leur exécution, sont le signal de la grande vague de répression contre la génération des compagnons de Lénine, un coup direct au moral ouvrier. Le grand massacre des bolcheviks prélude à une campagne mondiale d'excitation contre les "trotskystes" présentés comme des agents de Hitler, Mussolini, Franco. Intellectuels membres du PC et " compagnons de route " participent à leur manière à cette besogne. A l'intervention massive des Italo-Allemands du côté des " rebelles " de l'armée franquiste, le gouvernement Blum, soucieux de ménager ses membres radicaux, ses généraux et le gouvernement conservateur de Londres, ne trouve à opposer que la farce de la " non-intervention ". L'aide soviétique au gouvernement de Madrid, à partir de septembre 1936, est monnayée en fonction des besoins de sa diplomatie qui recherche l'alliance militaire avec Londres et Paris, redoute une révolution qui enraierait les classes dirigeantes en Occident, donnerait prestige et autorité à des révolutionnaires antistaliniens. Le reflux qui suit l'explosion révolutionnaire de juin prend dans l'avant-garde une ampleur catastrophique. Les militants trotskystes n'ont pas su s'enraciner dans les syndicats, que gonfle une marée de millions de nouveaux venus et que les cadres du PC prennent en mains. Le groupe Frank-Molinier s'en va de nouveau : pendant trois ans, la Commune et la Lutte ouvrière vont se livrer à des polémiques et dénonciations mutuelles qui sont un facteur supplémentaire de découragement pour les militants d'avant-garde. Le mouvement trotskyste, émietté et isolé, cesse d'être un pôle d'attraction même pour des groupes limités ; durement frappé par la calomnie et les violences, il ne sera pas capable d'attirer vers lui les oppositions de gauche qui se sont manifestées dans les partis traditionnels.

De l'opposition conduite par Ferrat, il n'est sorti qu'un groupe restreint de cadres qui prend soigneusement ses distances à l'égard des trotskystes et ne parvient pas à surmonter la contradiction qu'il pressent entre les nécessités de la lutte de classes et celles d'une lutte militaire efficace contre l'hitlérisme. Ses animateurs se sentent mal à l'aise avec le courant " gauchiste " de la hase qui vient a leur rencontre et qu'ils jugent " sommaire ". Le groupe Que faire ? rejoint finalement la SFIO et s'y fera le champion de l'unité organique : trotskystes de toutes tendances sont d'accord pour dénoncer en lui une y couverture gauche du stalinisme ". En mai 1938, après la longue grève des métallos parisiens qui s'est heurtée, plusieurs semaines durant, aux permanents du PC et de la C. G. T. et à la dénonciation de la " bête trotskyste ", le député communiste de Clichy, Maurice Honel, se fait l'écho dans une lettre à Thorez publiée par l'Humanité, de l'inquiétude des travailleurs de Citroën-Clichy et de leur désir " d'aller au-delà de la formation du Front populaire, par la constitution d'un Front ouvrier ou d'un Front révolutionnaire ", Thorez répond longuement. Honel, qui a pris soin d'énumérer les litanies anti-trotskystes habituelles, semble n'avoir été en l'affaire qu'une soupape de sûreté, écho vraisemblablement déformé, quoique significatif, de critiques internes : il disparaît de la vie politique après le pacte Hitler-Staline, sans avoir donné de suite à son geste de 1938.

L'évolution de la gauche de la SFIO donne, a ferme, plus d'espoir. Pivert, certes, a mis longtemps à s'apercevoir que les révolutionnaires, dans la SFIO devaient se battre autrement qu'" à fleurets mouchetés ". Il a accepté en 1936  d'importantes fonctions au cabinet de Blum et s'est incliné en 1937 devant la dissolution de la Gauche révolutionnaire, coupable d'avoir protesté lorsque, à Cîichy, en mars 37, la police du ministre SFIO Dormoy avait tiré sur les manifestants ouvriers, faisant plusieurs victimes. Ses hésitations ont sans doute lassé bien des militants ouvriers de ceux qui faisaient la force du parti socialiste dans les entreprises : ils sont nombreux à claquer les portes, après Clichy en 37, après la grève des métallos en 38. Pivert n'a plus l'audience qu'il avait eue, lorsque, en 1938, retranché dans la fédération de la Seine, il se dressait contre la politique d'Union sacrée préconisée par Blum. En juin, au congrès de Royan, Pivert et ses partisans, exclus de la SFIO, lancent le Parti socialiste ouvrier et paysan (PSOP), fort de plusieurs milliers d'adhérents, immédiatement cible d'attaques conjuguées de la SFIO et du PC. Son premier congrès, passant outre aux conseils de prudence de Pivert, décide de ne pas demander son adhésion au Front populaire moribond.

Or les événements se précipitent. Après les accords de Munich signés avec Hitler, Mussolini et Chamberlain par Daladier, ce sont les décrets-lois Reynaud - partisan et de la " sécurité collective " et de la destruction des lois sociales de 36 - et la grève générale du 30 novembre 1938, débâcle ouvrière *(L'heure de la décision approche 18.12.1938). Trotsky pense qu'il n'y a plus un instant à perdre : cette défaite signale l'approche de la guerre. Il faut, selon lui, regrouper sur la base d'un programme et de principes clairs les révolutionnaires français, et il tente d'en convaincre aussi bien les militants du POI que Pivert lui-même et Daniel Guérin, leader de la gauche du PSOP *(Lettre à M. Pivert 22.12.1938). Mais cette hypothèse de regroupement est à l'origine de nouveaux éclatements. Le PCI s'est dissous et ses membres adhèrent individuellement au PSOP Mais celui-ci ferme sa porte à Molinier et exclut les militants des Jeunesses restés en contact avec lui. Le PSOP refuse une fusion formelle avec le POI. La direction française et internationale se divise face au problème de l'entrée individuelle des militants dans le PSOP. Soutenue par Trotsky, une minorité que dirigent Rous et Craipeau rejoint le PSOP La majorité reste avec Naville qui pense que, face à la guerre qui vient, il est indispensable de conserver un petit noyau étroitement soudé. Le POI est mis en dehors de l'Internationale après le voyage en Europe de l'Américain Cannon, porte-parole de Trotsky : la plupart des militants - dont Naville - se résignent à l'entrée dans le PSOP, cependant qu'un petit groupe, autour du militant syndicaliste Boitel,  maintient l'étiquette de POI.  A la veille de la guerre, non seulement il n'existe pas de parti révolutionnaire, ni même de fraction révolutionnaire dans un parti ouvrier, mais encore les groupes qui se réclament du Irofskysme s'entre-déchirent avec une vigueur qui n'a d'égale que leur impuissance sur le plan de l'organisation.

Personne, sans doute, n'en est moins surpris que Trotsky qui prédisait déjà cet effondrement au mois d'avril 1939, et  s'efforçait d'en analyser lucidement les causes (D27). Il s'exprime une dernière fois au sujet du mouvement communiste en France en s'adressant à un trotskyste américain à qui il explique que les communistes staliniens font partie du mouvement ouvrier et que les ouvriers staliniens ne doivent pas être confondus avec les agents directs de la Guépéou. Il rend hommage, en 1940, aux militants communistes français qui montrent leur " courage " face aux gouvernements Daladier et Reynaud pendant la " drôle de guerre ", et poursuit : " Nous ne devons pas nous laisser entraîner par les antipathies de nos réactions morales. Les attaquants de la maison de Trotsky eux-mêmes sont des gens courageux. Je crois que nous pouvons espérer gagner ces ouvriers qui ont commencé à fixer leurs opinions politiques sur la base de la révolution d'Octobre. Nous devons dresser la hase contre le sommet. La bande de Moscou, pour nous, ce sont des gangsters, mais les militants de base, eux, ne se tiennent pas pour des gangsters, mais pour des révolutionnaires. Ils ont été gravement intoxiqués. Si nous savons montrer que nous les comprenons, que nous parlons leur langue, nous pourrons les retourner contre leurs dirigeants. "

Trente-six jours après cette déclaration, Trotsky était frappé à mort par un ancien révolutionnaire devenu gangster au service de la Guépéou. Il laissait inachevé un article dont un paragraphe était consacré à la France où s'installait le régime de Vichy. " En France, venait-il de dicter, il n'y a pas de fascisme au sens véritable du terme. Le régime du sentie maréchal Pétain représente une forme sénile du bonapartisme à l'époque du déclin de l'impérialisme. Mais ce régime lui-même ne fut rendu possible qu'après que la radicalisation prolongée de la classe ouvrière qui aboutit à l'explosion de juin 1936 ait échoué à trouver une issue révolutionnaire. La II et la III Internationales, le charlatanisme réactionnaire du " Front populaire " ont déçu et démoralisé la classe ouvrière. Après cinq ans de propagande en faveur d'une alliance des démocraties et de la sécurité collective, après le passage soudain de Staline dans le camp de Hitler, la classe ouvrière française se trouva prise au dépourvu. La guerre provoqua une désorientation terrible et un état d'esprit de défaitisme passif ou, pour s'exprimer plus justement, d'indifférence devant une impasse. De ce tissu de circonstances surgirent d'abord une catastrophe militaire sans précédent, puis le méprisable régime de Pétain. Précisément parce que le régime de Pétain est du bonapartisme sentie, il ne contient aucun élément de stabilisation et peut être renversé par un soulèvement des masses révolutionnaires bien plus vite qu'un régime fasciste "... Jusqu'à son dernier souffle, et malgré l'échec de ses efforts d'organisation en France, il avait conservé au prolétariat français, dupé par ses chefs et ses appareils, son entière confiance. Il affirmait ainsi sa foi dans son élan révolutionnaire, sa conviction qu'au-delà du stalinisme le mouvement ouvrier français serait un jour, véritablement, le " mouvement communiste en France ".


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