1971

"L'histoire du K.P.D. (...) n'est pas l'épopée en noir et blanc du combat mené par les justes contre les méchants, opportunistes de droite ou sectaires de gauche. (...) Elle représente un moment dans la lutte du mouvement ouvrier allemand pour sa conscience et son existence et ne peut être comprise en dehors de la crise de la social-démocratie, longtemps larvée et sous-jacente, manifeste et publique à partir de 1914. "


Révolution en Allemagne

Pierre Broué

Présentation


En 1970, dans le grand amphithéâtre du Musée polytechnique de Moscou, une des principales villes des États-Unis socialistes d'Europe, a lieu un cours d'histoire sur la révolution russe qui a ouvert la route de la victoire du socialisme en Europe. Le professeur-ajusteur vient de rappeler les conditions difficiles de la lutte au cours des premières années de l'État soviétique, les obstacles créés par le caractère rural et l'arriération du pays, son isolement initial. Il explique :

« Si la révolution en Occident s'était trop fait attendre, cette situation eût pu entraîner la Russie dans une guerre socialiste d'agression contre l'Occident avec le soutien du prolétariat européen. Cette éventualité ne se produisit pas, du fait qu'à cette époque la révolution prolétarienne, selon les lois de son propre développement interne, frappait déjà à la porte. » [1]

Après une longue période de dualité de pouvoirs, particulièrement en Allemagne, la prise du pouvoir par les conseils ouvriers dans plusieurs centres industriels donne le signal d'une guerre civile acharnée dont les ouvriers allemands sortent vainqueurs. Mais cette victoire déclenche une attaque des gouvernements capitalistes de France et de Pologne. L'armée rouge de l'Union soviétique riposte, tandis que les régiments impérialistes, minés de l'intérieur par la propagande révolutionnaire, fondent au brasier de la révolution allemande. Les ouvriers français et polonais se soulèvent à leur tour. La révolution européenne triomphe, et les États-Unis Socialistes d'Europe sont constitués. Le conférencier conclut :

« La nouvelle Europe soviétique a ouvert un nouveau chapitre dans l'évolution économique. La technique industrielle de l'Allemagne s'associait à l'agriculture russe ; sur l'étendue de l'Europe, un système économique nouveau commençait à se développer rapidement et à s'affermir, révélant d'énormes possibilités et donnant un élan puissant au développement des forces productives. La Russie soviétique, qui avait auparavant dépassé l'Europe dans le domaine politique, tenait désormais la place modeste d'un pays économiquement arriéré par rapport aux pays industriels d'avant-garde de la dictature prolétarienne. » [2]

C'est ainsi qu'en 1922 le jeune dirigeant communiste Préobrajensky imaginait comment, un demi-siècle plus tard, on enseignerait aux jeunes générations le déroulement de la lutte finale dont ses contemporains étaient en train de vivre les premiers épisodes. Il ne s'agissait encore que d'une anticipation présentée sous la forme d'une fiction littéraire. Pourtant, une année plus tard, l'un des principaux dirigeants de la Russie soviétique, le président de l'Internationale communiste, Grigori Zinoviev, écrivait dans la Pravda, organe central du parti communiste russe, une série d'articles sur la révolution allemande qui venait :

« Les événements d'Allemagne se déroulent avec l'inexorabilité du destin. Le chemin qui a demandé à la révolution russe douze années, de 1906 à 1917, aura été parcouru par la révolution allemande en cinq ans, de 1918 à 1923. Au cours des derniers jours, les événements se sont particulièrement précipités. D'abord, la « coalition », puis la « grande coalition », ensuite la « korniloviade », le ministère des spécialistes, des personnalités, et maintenant, de nouveau quelque chose comme une « grande coalition », - en un mot, incessant tourbillon ministériel. Ceci, « en haut  ». Mais,  « en bas » dans les masses, bouillonne l'effervescence, débute le combat qui, à court terme , va décider du destin de l'Allemagne. La révolution prolétarienne frappe à la porte de l'Allemagne ; il faudrait être aveugle pour ne pas le voir. Les événements prochains auront une signification historique mondiale. Encore un moment et chacun verra que cet automne de l'année 1923 marque un tournant, non seulement pour l'histoire de l'Allemagne, mais pour celle de l'humanité tout entière. De ses mains frémissantes, le prolétariat tourne la page capitale de l'histoire de la lutte mondiale du prolétariat. Un nouveau chapitre s'ouvre de l'histoire de la révolution prolétarienne mondiale » [3].

Le président de l'Internationale ajoutait :

« Le fait capital est que la révolution allemande se produira sur la base d'une industrie puissante. (...) En ce sens,  le mot de Lénine reste juste : « En Europe occidentale, disait-il, et surtout dans les pays comme l'Allemagne, il sera beaucoup plus difficile qu'en Russie de commencer la révolution prolétarienne. Mais il sera beaucoup plus facile de la poursuivre et de l'achever. (...) Le prolétariat allemand ne risque plus de prendre le pouvoir prématurément. Les conditions de la victoire de la révolution prolétarienne en Allemagne sont mûres depuis longtemps. (...) La révolution allemande bénéficiera de toute l'aide de l'expérience russe et ne répétera pas les fautes de la révolution russe. (...) Quant à la merveilleuse énergie que les vingt millions de prolétaires allemands trempés, cultivés et organisés, pourront déployer dans la lutte finale pour le socialisme, nous ne pouvons encore nous en faire la moindre idée » [4]

Lénine et ses compagnons du parti bolchevique ont dirigé en Russie une révolution qui n'était à leurs yeux qu'un combat d'avant-garde. Mais la grande bataille n'a pas eu lieu, l'avant-garde  russe est restée isolée. La révolution allemande - l'étape décisive pour tous les révolutionnaires de ce temps - a finalement échoué, après cinq années de hauts et de bas.

Bien des commentateurs en ont, depuis, tiré des conclusions conformes aux besoins de leur idéologie ou de leur politique, les uns sur les aptitudes révolutionnaires supérieures du peuple russe, nouveau messie, les autres sur le profond sens démocratique ou, au contraire, la caporalisation congénitale - du peuple allemand, et tous sur les illusions des utopistes qui avaient cru pouvoir transplanter dans un pays occidental, au sein d'une société avancée, l'expérience révolutionnaire de l'Octobre russe.

Ecrivant à la veille de la seconde guerre mondiale, un éminent germaniste estimait que la révolution allemande avortée n'avait constitué « qu'un intermède trouble dont la cause devait être recherchée dans la crise passagère de déséquilibre nerveux engendrée par les privations physiques de la guerre et l'écroulement physique consécutif à la défaite et à l'écroulement du Reich » [5]. D'autres avaient ainsi tenté d'expliquer la Commune de Paris par ce qu'ils appelaient une « fièvre obsidionale ». Mais notre auteur, apparemment attaché à l'idéal démocratique, donnait de l'échec de la révolution une explication plus proprement politique :

« Très vite, le travailleur allemand organisé a compris la différence fondamentale qui séparait l'Allemagne de la Russie, et pressenti la catastrophe irréparable qu'eût entraîné, pour l'Allemagne, pays de la haute industrie scientifiquement organisée, la réalisation soudaine du communisme intégral tel qu'il s'était réalisé en Russie. » [6]

Le propos nous a semblé digne d'être retenu, dans la mesure où la révolution fut en fait supplantée en Allemagne par une contre-révolution qui devait, quelques années plus tard, sous le nom d'hitlérisme, déclencher sur le monde un assaut de barbarie dont on peut se demander à quelle autre « catastrophe » il pourrait être comparé, même par un « travailleur organisé » ! On rencontrera les hommes de cette contre-révolution au fil de nos pages : Faupel, cet officier d'état-major qui berne les délégués des conseils de soldats et qui, vingt ans plus tard, commandera en Espagne la légion Condor, Canaris, cet officier de marine complice de l'évasion d'un des assassins de Rosa Luxemburg qui, vingt ans plus tard, commandera l'Abwehr, cet officier politique, éminence grise de généraux plus connus, le major Kurt von Schleicher, chancelier éphémère en 1932, mais aussi Adolf Hitler et Hermann Goering, Krupp, Thyssen et l'I.G. Farben. La bataille qui a été livrée en Allemagne entre 1918 et 1923 a façonné notre passé et pèse sans doute sur notre présent.

Elle concerne aussi notre avenir. De 1918 à 1923, dans l'Allemagne des révolutions, la lutte n'est pas tous les jours combat de rues, assaut de barricades, ne se mène pas seulement à la mitrailleuse, au mortier et au lance-flamme. Elle est aussi et surtout le combat obscur dans les usines, les mines, les maisons du peuple, dans les syndicats et dans les partis, dans les meetings publics et les réunions de comités, dans les grèves, politiques et économiques, dans les manifestations de rue, la polémique, les débats théoriques. Elle est un combat de classe, et d'abord un combat au sein de la classe ouvrière, dont l'enjeu est la construction en Allemagne, et dans le monde, d'un parti révolutionnaire bien décidé à transformer le monde.  La route qui conduit à cet objectif n'est ni rectiligne, ni facile, ni même aisément discernable. Entre « gauchisme » et « opportunisme », « sectarisme » et « révisionnisme », « activisme » et « passivité », les révolutionnaires allemands auront beaucoup peiné, en vain, pour tracer leur voie vers l'avenir, pour découvrir, tant au travers de leurs propres expériences, négatives, que dans l'exemple victorieux de leurs camarades russes, les moyens d'assurer la prise du pouvoir par la classe ouvrière dans leur pays.

Il nous a manqué pour éclairer cette tentative bien des documents capitaux : des impératifs politiques les condamnent pour le moment à dormir dans des archives dont l'accès nous a été refusé. Car le moindre des problèmes posé ici n'est pas le rôle joué, dans cette histoire de la naissance avortée d'un parti communiste « de masse », par l'Internationale communiste et, à l'intérieur de cette Internationale, par le parti bolchevique au pouvoir en Russie.


Notes

[1] E. Préobrajensky, De la Nep au socialisme, p. 106.

[2] Ibidem, p. 123.

[3] G. Sinowjew (G. Zinoviev), Probleme der Deutschen Revolution, pp. 1, 2.

[4] Ibidem, p. 7-11.

[5] H. Lichtenberger, L'Allemagne nouvelle (1936), p. 12.

[6] Ibidem, p. 11-12.


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