1921

Source : Bulletin communiste n° 54 (deuxième année), 8 décembre 1921.


Lettre d'un camarade chinois

Cheng Tcheng


Format MS Word/RTF Format Acrobat/PDFTéléchargement
Cliquer sur le format de contenu désiré

Camarades,

Je m'adresse à vous au nom des travailleurs chinois et plus particulièrement de la Fédération des cheminots de Chang Sin Tien (Tcheli Chine)1, où je remplissais, avant de venir en France, les fonctions de chef de train de la 14e brigade. J'étais le président de cette fédération ; je suis maintenant son délégué dans votre pays. Je suis chargé, en outre, de représenter l'Union nationale de nos travailleurs. J'ai donc qualité pour vous parler de tout ce qui nous intéresse.

En Chine, vous le savez, l'industrie est à ses débuts. Elle ne dispose pas des gros capitaux nécessaires pour son développement. Les capitalistes étrangers, profitant de cette situation, se sont servis, pour nous exploiter, à la fois des missionnaires et des aventuriers de l'industrie et du commerce. Ils ont ainsi suscité des haines dans notre prolétariat contre l'étranger envahisseur ; ils ont fait naître un capitalisme chinois, non moins impitoyable pour nos frères et non moins funeste que le capitalisme exotique.

Nous ne nous considérons pas comme représentés par le gouvernement de Pékin, qui n'offre même pas les garanties d'un gouvernement parlementaire. Toutes les négociations engagées par ce gouvernement, et principalement tous les emprunts qu'il a souscrits, sont sans valeur pour nous, ouvriers, commerçants et étudiants. Ses représentants en France n'ont à nos yeux aucune autorité pour négocier des crédits. Jusqu'ici, il ne s'est pas encore engagé à contribuer au sauvetage de la Banque Industrielle de Chine. S'il y consentait, ce serait sans y avoir été autorisé par le peuple chinois, qui ne veut certainement pas prêter des milliards, destinés à stipendier les ennemis du peuple russe, les héritiers des traditions du tsarisme, à organiser l'exploitation de l'Extrême-Orient et, en particulier, celle de la Chine. Nous avons d'avance protesté contre le prêt de cinq cents millions de francs qui résulte d'un accord entre votre gouvernement et votre Parlement, d'une part, et nos capitalistes, de l'autre. Ceux-ci trahissent vos véritables intérêts, et, je vous l'ai dit, le régime parlementaire n'existe plus légalement chez nous. Nos députés ont été dispersés. Une partie des crédits ne profite qu'aux membres d'un gouvernement qui ne représente pas la nation.

Toutes ces intrigues, chers camarades, ne peuvent aboutir qu'à créer une mésintelligence profonde entre notre pays et le vôtre, et qui menacerait de s'étendre jusqu'à nos prolétariats. Car il ne faut pas sous-estimer la force, l'efficacité de propagandes pernicieuses. Il se trouvera chez vous des hommes assez criminels ou insensés pour agiter le spectre du péril jaune, pour parler de la barbarie chinoise et présenter la guerre de votre race contre la nôtre comme un devoir glorieux. Et nous-mêmes ne serons-nous pas victimes de la contagion ? Il y a chez nous, comme chez vous, des ignorants aisément trompés, et les Chinois ne sont pas plus à l'abri de l'erreur que certains de vos intellectuels. Ne fournissez pas un prétexte à ceux qui, par intérêt personnel, ou même de bonne foi, pourraient prêter l'oreille aux japonais qui nous conseillent de nous laisser conduire et organiser par leurs militaristes, pour échapper à l'asservissement dont l'Europe capitaliste nous menace. Craignez de voir éclater un jour une guerre véritablement mondiale et scientifique dans tout le sens du mot, une guerre auprès de laquelle la tuerie qui vient de faire périr des millions d'hommes n'aura été qu'un jeu. L'humanité ne s'en relèverait peut-être pas.

Chers camarades, s'il y a une action urgente en ce moment et dont dépend la vie de l'humanité entière, c'est celle d'organiser la propagande qui doit nous amener à nous aimer, à nous comprendre, à nous compléter en associant nos qualités les meilleures.

Nous, les travailleurs chinois venus en France pour nous assimiler votre science et ce qu'il y a de plus humain, de plus fécond dans vos méthodes occidentales, nous travaillons de tout notre cœur à vous connaître. Connaissez-nous à votre tour et luttez contre les intérêts égoïstes, les préjugés et aussi l'indifférence de votre peuple. Le peuple chinois aime sa terre natale, la civilisation dont il a hérité ; il est reconnaissant à ses pères de ce qu'ils ont fait pour lui, mais il est, de tous les peuples, celui chez lequel l'idée de patrie risque le moins de se dépraver, de se rétrécir, de se changer en un nationalisme hostile, dressé contre les autres patries, les autres races. Le Chinois, homme comme vous, avec deux yeux pour regarder et observer, deux oreilles pour entendre et écouter, un nez pour sentir, une bouche pour parler et discuter, un cerveau comme le vôtre pour penser à la liberté et deux mains pour travailler, pour produire, pour édifier la solidarité mondiale, un cœur pour aimer ses frères et la justice, est en même temps le plus pacifique des êtres.

Oui peut-être, les Chinois sont-ils plus pacifiques que vous. Ayant souffert cruellement de la guerre pendant des milliers d'années, ils ont appris à la détester. Leur philosophie, leur poésie respirent l'amour de la paix et réprouvent la violence, les appétits de conquêtes. Au moins, autant que vos ouvriers, vos paysans, ils se refusent à quitter leurs femmes aimantes, leurs enfants caressants, leurs chers parents devenus vieux, à partir, abandonnant leurs industries et leurs cultures, pour prendre part à des massacres dont on ignore le pourquoi. Ils veulent garder leur corps intact, sans mutilations qui les obligent à vivre en parasites du travail de leurs frères.

Cependant, si l'Europe capitaliste, à laquelle vous n'aurez pas su faire obstacle, les envahit, prétend les réduire en esclavage, ils seront bien obligés de se défendre. Faites donc votre devoir, frères ouvriers de France ; ne permettez pas à votre capitalisme de venir nous exploiter ou, si nous lui résistons, nous tuer en se servant de votre machinisme perfectionné. Accomplissez donc votre devoir envers l'humanité, notre mère commune. Luttez contre vos ennemis qui sont les nôtres. Aimons-nous. Vive la solidarité internationale !

Je sais que vous voulez supprimer la guerre, mais songez que, pour y arriver, il faut lutter pour nous libérer tous à la fois, pour nous protéger contre la menace terrible d'une guerre d'extermination et contre l'asservissement ou l'appauvrissement universels. Et, pour cela, nous devons faire cause commune contre trois ennemis : la réaction chinoise, l'impérialisme japonais et les capitalismes occidental et américain.

Notes

1 Translittération plus commune aujourd'hui (2012) : Changxindian.


Archives Cheng TchengArchives Internet des marxistes
Haut de la page Sommaire