1921

Source : numéro 33 du Bulletin communiste (deuxième année), 11 août 1921. Le texte y est précédé de l'introduction suivante : « Les camarades de la Librairie du Travail viennent de faire paraître une très intéressante brochure de Chlapnikov sur les Syndicats Russes. Nous sommes heureux d'en donner ci-dessous deux des principaux chapitres. »


Les syndicats russes



Les Syndicats et les Partis Politiques

En ce qui concerne l'attitude des syndicats vis-avis de la politique, en général, et vis-à-vis du socialisme en particulier, nos organisations ouvrières ont répudié l'attitude dite de « neutralité syndicale » ; elles ont considéré qu'elles-mêmes, ainsi que tout le mouvement syndical, ne sont qu'une partie du mouvement des prolétariats russe et international. Toutes les questions qui intéressaient le parti politique du prolétariat trouvaient dans les syndicats un écho et un appui puissants. La physionomie politique de nos organisations syndicales se modifiait au cours de la première période de la Révolution russe, simultanément avec les changements dans les états d'âme, dans les opinions et dans l'action de la masse des travailleurs. Au moment où les organisations de Pétrograd devinrent tout à fait « bolchevistes », c'est-à-dire au moment où elles adoptèrent le programme du Parti social-démocrate de Russie (bolcheviks), le Conseil Central des Syndicats russes, élu à la Conférence de juin 1917, se partagea en deux, entre le Parti des opportunistes-mencheviks et le Parti bolchevik. Déjà, le premier Congrès, qui eut lieu après la révolution d'octobre, donna huit dixièmes des voix aux bolcheviks. Nos syndicats considéraient comme leur devoir de libérer le prolétariat de l'exploitation, et la presse bourgeoise d'alors nous donnait le nom de « tranchées bolchevistes de deuxième ligne ». Au moment du premier mouvement de juillet, quelques organisations syndicales de Pétrograd étaient pillées et dévastées par les officiers du Gouvernement provisoire d'alors.

A cause de sa propre nature, le Gouvernement de coalition ne pouvait prendre aucune mesure révolutionnaire. La terre et les immeubles étaient restés la propriété des propriétaires fonciers qui commençaient à en spéculer. La population paysanne prit, de son propre chef, possession des terres, après avoir chassé les propriétaires. Les fabricants, les entrepreneurs, les banquiers et les commerçants spéculaient sans aucun scrupule sur les commandes pour l'armée et sur les articles de première nécessité pour la masse. Le Gouvernement ne parvenait point à trouver de mesures contre ces bandits capitalistes. Les capitalistes et les bureaucrates contre-révolutionnaires songeaient ouvertement à étouffer la révolution des ouvriers et des paysans. A leur congrès, les fabricants et les industriels de Moscou menaçaient déjà les ouvriers de « la main osseuse de la famine ». Ils passèrent vite des paroles aux actes et commencèrent par fermer leurs usines et leurs ateliers.

Malgré le désir nettement formulé des soldats de conclure la paix le plus vite possible, le Gouvernement résolut la question de la guerre dans un sens contraire à la volonté du peuple. Le Gouvernement remplaça le mot d'ordre de la révolution de mars : paix, pain, terre, liberté, par le mot d'ordre de : victoire impérialiste et offensive, dont l'impossibilité et les effets néfastes apparaissaient à chaque citoyen.

Chaque jour, le Gouvernement s'éloignait des ouvriers et des paysans révolutionnaires. Il s'efforçait de trouver un appui auprès des autres parties de la population ; bourgeoisie et citadins. Mais il ne se contenta pas de cela, il commença à prendre des mesures et à publier des arrêtés contre-révolutionnaires. Le ministre « socialiste » Skobelev1 luttait contre les Comités de fabrique (comités d'action) et essayait de les affaiblir et de leur retirer les droits qu'ils avaient conquis. Un autre ministre, Avksentiev2, lui aussi « socialiste », pour punir les paysans « usurpateurs » qui ne voulaient pas attendre les décisions de « l'Assemblée Constituante », relatives à la distribution des terres, leur déclara la guerre. Le ministre menchevik Tseretelli se vantait d'être le premer à avoir fait la guerre aux quartiers ouvriers, à avoir mis en pratique la perquisition domiciliaire et la confiscation des armes dont les ouvriers s'étalent emparés pendant la révolution de mars. La réaction n'était pas paresseuse à ce moment, elle s'organisait, elle se préparait à attaquer la révolution, les ouvriers, les paysans et les soldats. Dans l'armée, la contre-révolution trouva un abri chez les officiers et chez la jeunesse de l'Ecole militaire supérieure.

Les organisations ouvrières comprenaient où la politique réactionnaire du Gouvernement de coalition allait entraîner le pays. Tous les chefs du mouvement syndical, qui n'étaient pas aveuglés par le fanatisme politique et par les manœuvres de leurs fractions, voyaient clairement que seul le pouvoir révolutionnaire des ouvriers, des paysans et des soldats, sous la forme de soviet, pouvait sauver les conquêtes de la révolution et donner à celle-ci la possibilité de poursuivre sa marche. Ainsi, bien avant la révolution de novembre, la classe ouvrière fut mise dans l'obligation de s'emparer du pouvoir. Les syndicats n'étaient pas neutres dans cette question. Enfants de la révolution, ils considéraient tous les buts et toutes les tâches de la révolution prolétarienne comme les leurs propres et ne se laissèrent pas rebuter par les difficultés qui devaient s'élever le lendemain de la prise du pouvoir : ils réalisèrent la tâche que l'histoire a imposée au prolétariat et qui est de marcher sur la voie pénible de la révolution sociale, vers la libération entière des travailleurs.

Les tâches internationales

Penché sur son travail quotidien, en ces jours de grande lutte révolutionnaire de la Russie des ouvriers et des paysans contre la contre-révolution internationale, le prolétariat russe observe d'un œil attentif la lutte que mènent les ouvriers des autres pays. Jusqu'à présent, nous n'avons pas pu entrer en relation avec les organisations du prolétariat d'Europe et d'Amérique, à cause du blocus et de l'occupation des régions limitrophes qui a duré jusqu'à la fin de février 1920. Privés de toute communication avec l'étranger, nous avons essayé à plusieurs reprises de nous mettre en rapport avec les organisations ouvrières de l'étranger au moyen de la télégraphie sans fil, et nous avons été en cela très heureux, car, notre voix fut entendue.

Les organisations syndicales russes n'ont pas pu donner une réalisation pratique à leur décision de convoquer un Congrès syndical international en Russie. Certaines fédérations, de même que le Conseil syndical central panrusse, avaient proposé plusieurs fois d'envoyer à l'étranger nos représentants pour nous renseigner et pour nous mettre en rapport avec le prolétariat des autres pays. Mais à cause de la situation militaire, ces projets restèrent sans suite.

Nos organisations syndicales donnaient une grande importance à la lutte internationale de la classe ouvrière et aux organisations créées dans ce but. Toute notre action, toute notre politique étaient pénétrées de l'idée internationale. Nous nous sommes toujours laissé guider par les intérêts du prolétariat mondial, par ses forces et par sa lutte. Nous nous sommes toujours déclarés en faveur d'une Union internationale du prolétariat. Nous ne sommes pas satisfaits du passé, mais il nous donne de nombreux enseignements et vue grande expérience dont nous profiterons.

Il n'y a pas longtemps, quelque six ans à peine, l'Internationale syndicale comptait à peu près 10 millions d'ouvriers organisés dans beaucoup de pays, il y avait de puissantes fédérations qui, parfois, mettaient en mouvement un nombre considérable d'ouvriers. Alors éclata la guerre épouvantable que nous avions prévue depuis de longues années, contre laquelle tous les Congrès ouvriers ont voté des résolutions, et la majorité des organisations ouvrières restèrent quand même du côté de leurs bourgeoisies respectives et trahirent l'idée la plus élémentaire de communauté des intérêts du prolétariat mondial.

Pendant toute la guerre, les organisations syndicales ont collaboré avec les capitalistes, leurs chefs et leurs bureaucrates ont aidé avec ardeur les états-majors bourgeois en organisant l'extermination mutuelle des travailleurs et en obscurcissant leurs cerveaux par des mots d'ordre mensongers.

Maintenant, après la guerre impérialiste qui a dévoilé les mensonges des démocrates et toute la bassesse de la conduite de représentants officiels des organisations ouvrières, une question se pose devant nous : quelle voie va suivre le mouvement syndical international ? S'engagera-t-il sur la voie de la lutte de classes, ou bien continuera-t-il a prêcher, sous des déguisements divers, la collaboration avec la bourgeoisie, la solidarité de classes, la communauté, l'intérêt des exploités et des exploiteurs ? Le mouvement syndical se donnera-t-il la peine de profiter de la situation et de l'état d'esprit vraiment révolutionnaires des ouvriers des pays qui ont passé par la dure école de la guerre et de la misère, pour renforcer et généraliser leur lutte contre, le capitalisme ?

La réalité nous donne une réponse claire. Après s'être conduits honteusement pendant de longues années, les anciens chefs et les bureaucrates des organisations syndicales sont toujours les esclaves de la bourgeoisie. Au lieu de les voir agir avec indépendance en servant notre classe, nous les voyons toujours mentir et collaborer avec les gouvernements capitalistes. Au lieu d'organiser la lutte internationale, ils organisent la guerre mondiale sous le drapeau de commissions de Washington en participant aux travaux de la Société des Nations, etc., où l'on a réservé avec bienveillance une place aux acolytes, représentants de l'opportunisme international.

Une telle politique impose des obligations. Aussi voyons-nous les anciens chefs des organisations syndicales s'efforcer de toute manière d'éviter la lutte et faire leur possible pour régler tout grand conflit à l'amiable, sans livrer un combat aux capitalistes et aux gouvernements. Cela se passe au moment où l'abîme entre le Travail et le Capital est plus profond que jamais. Les anciens chefs opportunistes ont en réalité la pensée soumise à leurs gouvernements respectifs et à leur bourgeoisie. La classe ouvrière et les organisations syndicales doivent mettre fin à une telle politique ; il faut qu'elles se libèrent de la tutelle bourgeoise et qu'elles se débarrassent de leurs chefs, bureaucrates corrompus. Dans tous les pays, un mouvement dans ce sens se manifeste. Le mécontentement causé par l'opportunisme et la trahison des chefs crée deux camps au sein du mouvement syndical. La lutte est commencée. Ce processus salubre et salutaire se terminera par la victoire de la politique de classe et par la victoire de l'organisation indépendante et libre de la classe ouvrière.

Les organisations syndicales de la République des Soviets encouragent de toutes leurs forces et par tous les moyens dont elles disposent la lutte menée par les fédérations ouvrières européennes et américaines pour secouer le joug capitaliste. Nos organisations de classe ont réduit à néant le pouvoir politique de la bourgeoisie et le Joug économique du capital, mais elles n'ont pas agi d'après les méthodes d'un Gompers, d'un Albert Thomas, d'un Legien et autres suppôts de la classe bourgeoise.

Nos organisations politiques n'ont jamais été « neutres » dans la lutte politique menée pour la libération de la classe des travailleurs. Dans notre république, le mouvement syndical a toujours été une partie du puissant courant prolétarien vers le socialisme. Nous considérons notre mouvement syndical comme une partie qui fait un tout seulement lorsqu'elle est unie au mouvement politique du prolétariat. Nos organisations syndicales persistent à croire que cette unité des buts du mouvement politique et économique du prolétariat se manifestera par la création d'un centre international qui prendra la direction de la lutte de classe du prolétariat international.

Nous ne sommes pas des novateurs. La première Internationale prolétarienne, créée par Karl Marx, était dans son temps un tel centre pour l'unification de la lutte de classes sous toutes ses formes. Nous voulons suivre ce sage exemple. Aussi, nous parviendrons à réaliser une unité désirable dans la tactique avec le maximum de succès.

Dans les temps nouveaux dont l'horizon s'ouvre devant nous, les organisations internationales de la classe ouvrière ne doivent point être des bureaux de statistiques ou des bureaux pour l'expédition et la propagation des journaux imprimés en trois langues ; elles doivent prendre la direction du mouvement et de la lutte que mène la classe des travailleurs. C'est dans ces conditions qu'elles seront vraiment des organisations internationales, c'est par ces méthodes que la victoire de la classe ouvrière et sa libération du joug capitaliste seront possibles.

Notes

1 Matvey Skobelev (1885-1938), membre du POSDR depuis 1903, partisan de Trotsky puis menchevik, un des dirigeants du soviet de Petrograd à sa formation en février 1917, membre du gouvernement provisoire de mai à septembre. Puis il émigre mais revient en Russie au moment de la NEP, et rejoint le parti bolchevik en 1922. Serviteur du régime stalinien, il sera néanmoins victime des grandes purges.

2 Nikolai Avksentiev (1878-1943), membre du Parti Socialiste-Révolutionnaire, ministre de l'intérieur du Gouvernement Provisoire.


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