1999

Un des derniers écrits de Cliff


LE TROTSKYSME APRES TROTSKY

Les origines des International Socialists

Tony Cliff


Chapitre II
LE CAPITALISME D'ETAT

Pourquoi le régime stalinien a-t-il survécu ? Quelle était la nature des « démocraties populaires » d’Europe de l’Est ? Qu’est-ce que leur création a mis en lumière sur la nature du régime stalinien ? La théorie du capitalisme d’Etat a été développée comme une tentative de répondre à ces questions. Les réponses définissent la Russie stalinienne comme un pays capitaliste d’Etat.

Le premier document dans lequel la Russie a été définie comme un capitalisme étatique par l’auteur de ces lignes est un très long polycopié de 142 pages, écrit en 1948, intitulé La nature de classe de la Russie stalinienne. En fait, pour comprendre la genèse de la théorie, il est utile de prendre en considération les « démocraties populaires », ces pays conquis par l’armée russe à la fin de la Deuxième Guerre Mondiale. Napoléon disait : « Une armée au dehors c'est l'Etat qui voyage » (en fr.), et cette maxime s’applique parfaitement à des pays comme la Pologne ou la Hongrie, dont les gouvernements n’étaient que des extensions de l'Etat russe. Leur étude fournit par conséquent une vision interne du régime de la « mère patrie ».

Bien que ce ne fût qu’à travers le prisme des « démocraties populaires » que l’on pouvait voir distinctement la forme de la Russie stalinienne, cet argument n’a été formulé par écrit qu’après la parution de La nature de classe de la Russie stalinienne. En 1950 fut publiée La nature de classe des démocraties populaires. Son point de départ était que si les Etats d’Europe de l’Est étaient véritablement des Etats ouvriers, cela signifiait qu'une révolution s’y était produite ; réciproquement, si aucune révolution sociale n’y avait eu lieu, alors la nature des Etats d’Europe de l’Est devait être reconsidérée.

L'argumentation était construite autour de la théorie de l’Etat de Marx et de Lénine. Marx répétait souvent l'idée que la domination politique de la classe ouvrière est la condition préalable indispensable de sa suprématie économique. Les travailleurs ne peuvent posséder les moyens de production collectivement – c’est-à-dire être économiquement la classe dirigeante - que si l’Etat, qui possède et contrôle les moyens de production, est entre leurs mains, en d'autres termes, si le prolétariat exerce le pouvoir politique.

De ce point de vue, le prolétariat est fondamentalement différent de la bourgeoisie. Cette dernière possède directement la richesse ; par conséquent, quelle que soit la forme du gouvernement, aussi longtemps que la bourgeoisie n'est pas expropriée, elle ne cesse pas d’être la classe dirigeante. Un capitaliste peut posséder sa propriété sous une monarchie féodale, une république bourgeoise, une dictature fasciste, une dictature militaire, sous Robespierre, Hitler, Churchill ou Attlee. A l’inverse, les travailleurs sont séparés des moyens de production – c’est cela même qui en fait des esclaves salariés. Si une situation voit le jour dans laquelle l’Etat est le dépositaire des moyens de production mais demeure totalement étranger à la classe ouvrière, celle-ci ne peut pas être la classe dirigeante (38).

Quelques citations des grands penseurs marxistes peuvent illustrer ces questions. Le Manifeste Communiste déclarait :

... le premier pas dans la révolution ouvrière est la montée du prolétariat au rang de classe dominante, la conquête de la démocratie. Le prolétariat se servira de sa suprématie politique pour arracher peu à peu toute espèce de capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production entre les mains de l’Etat - du prolétariat organisé en classe dominante ... (39)

La révolution prolétarienne est la victoire de « la bataille de la démocratie ». L’Etat ouvrier est « le prolétariat organisé en classe dominante ». Comment une « révolution sociale » stalinienne, imposée par les tanks de l’Armée Rouge de façon totalement extérieure, pourrait-elle être compatible avec la conception marxiste du rôle de la conscience de classe prolétarienne dans la révolution ?

Marx a répété des centaines de fois que la révolution prolétarienne est l’acte conscient de la classe ouvrière elle-même. Par conséquent, si nous reconnaissions les « démocraties populaires » comme des Etats ouvriers, tout ce que Marx et Engels ont dit à propos de la révolution socialiste comme « histoire consciente d'elle-même » serait renié purement et simplement.

Idem pour l’affirmation suivante d'Engels :

Ce n’est qu’à partir de ce moment (la révolution socialiste) que les hommes feront eux-mêmes leur histoire en pleine conscience ; ce n’est qu’à partir de ce moment que les causes sociales mises par eux en mouvement auront aussi de façon prépondérante, et dans une mesure toujours croissante, les effets voulus par eux. C'est le bond de l’humanité du règne de la nécessité dans le règne de la liberté (40).

Rosa Luxemburg, elle aussi, devait s'être trompée en résumant tout ce que les théoriciens marxistes ont écrit sur le rôle de la conscience prolétarienne dans une révolution :

Dans toutes les luttes de classe du passé, menées dans les intérêts de minorités, et dans lesquelles, pour utiliser les mots de Marx, « tout le développement s’est opéré en opposition à la grande masse du peuple », l’une des conditions essentielles de l'action était l’ignorance des masses sur les buts réels de la lutte, son contenu matériel, et ses limites. Cette inconsistance était, en fait, la base historique du « rôle dirigeant » de la bourgeoisie « éclairée », qui correspondait au rôle des masses comme exécutants dociles. Mais, comme Marx l’écrivait dès 1845, « en même temps que l’action historique s’approfondit, l'importance des masses qui y sont engagées doit augmenter ». La lutte de classe du prolétariat est la plus « profonde » de toutes les actions historiques jusqu’à présent, elle embrasse la totalité des couches inférieures du peuple et, depuis le temps où la société a été divisée en classes, elle est le premier mouvement qui est en accord avec l’intérêt réel des masses. C’est pourquoi éclairer les masses sur leurs tâches et leurs méthodes est une condition historique indispensable de l’action socialiste, de la même façon que dans les périodes précédentes l’ignorance des masses était la condition de l'action des classes dominantes (41).

Pablo et Mandel ont cherché un moyen d’éviter ce problème en parlant d'une « voie bismarckienne de développement » de la révolution prolétarienne, la comparant à la manière dont le capitalisme allemand s’est développé sous la direction politique du Chancelier de Fer et de la vieille caste des aristocrates fonciers - les Junkers. Ces trotskystes espèrent prouver que la révolution sociale prolétarienne peut être menée, sans l’action révolutionnaire du prolétariat lui-même, par une bureaucratie d’Etat dans « un élan qui lui est propre » . Cette idée, poussée à son comble, débouche sur les conclusions les plus choquantes. Il est exact que la bourgeoisie a pris le pouvoir selon des procédures nombreuses et variées. En réalité, il n’y a qu’un seul cas chimiquement pur dans lequel les bourgeois ont mené jusqu'au bout la lutte révolutionnaire contre la féodalité, c’est la France de 1789. Dans le cas de l’Angleterre, ils ont passé des compromis avec les propriétaires fonciers féodaux. En Allemagne, en Italie, en Pologne et en Russie, ils ont pris le pouvoir sans lutte révolutionnaire. En Amérique, l’absence presque totale de vestiges féodaux a permis à la bourgeoisie d’éviter toute lutte révolutionnaire antiféodale.

La voie « bismarckienne » n'a pas été l’exception pour la bourgeoisie, mais pratiquement la règle. C’est la France qui est l’exception. Et si la révolution prolétarienne n’est pas nécessairement réalisée à travers l'activité de la classe ouvrière elle-même, mais par une bureaucratie d'Etat, alors la révolution russe devrait, elle aussi, être considérée comme l’exception, la voie « bismarckienne » étant la règle. La conclusion serait qu’il n’y a nul besoin d’une direction révolutionnaire indépendante (les trotskystes).

De plus, la prise de pouvoir par la bourgeoisie a consisté à mobiliser les masses pour ensuite les tromper - que ce soient les sans-culottes français ou les soldats de Bismarck. Si une révolution prolétarienne peut être accomplie de cette manière, la loi de moindre résistance signifierait que l’histoire a choisi la voie de la révolution menée par des petites minorités trompant de vastes majorités (42).

Le texte « La nature de classe des démocraties populaires » finissait en indiquant que si les membres de la Quatrième Internationale répétaient les conceptions marxistes de base – l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, les travailleurs ne peuvent pas s’emparer de la machine d'Etat bourgeoise mais doivent la détruire et établir un nouvel Etat basé sur la démocratie prolétarienne (soviets, etc.) - ils persistaient à appeler Etats ouvriers les « démocraties populaires ».

La raison en était leur conception de la Russie comme un Etat ouvrier dégénéré. Si la Russie était un Etat ouvrier, en dépit du fait que les travailleurs étaient séparés des moyens de production, n’avaient aucun mot à dire sur la direction de l’économie et de l'Etat, soumis qu’ils étaient à la plus monstrueuse machine d’Etat bureaucratique et militariste, il n’y a pas de raison pour que les révolutions ouvrières mettant en place de nouveaux Etats ouvriers ne puissent pas être accomplies en se passant de l’activité indépendante et consciente de la classe ouvrière, et sans la destruction des machines d’Etat bureaucratiques et militaires existantes. Il aurait suffi à la bureaucratie d’être capable d’exproprier la bourgeoisie tout en maintenant les travailleurs « à leur place » pour que soit accomplie la transition du capitalisme à l’Etat ouvrier.

Si considérer les « démocraties populaires » comme des Etats ouvriers équivaut à mettre à l’envers la théorie marxiste-léniniste de la révolution, quelle doit donc être la nature d’un véritable Etat ouvrier ? (43)

Le point de départ pour analyser cette question était fourni par un examen critique de la définition par Trotsky de la Russie comme un Etat ouvrier dégénéré. Un Etat qui n’est pas sous le contrôle des travailleurs peut-il être un Etat ouvrier ?

Dans les formulations de Trotsky nous trouvons des définitions différentes, et même contradictoires, de l’Etat ouvrier. Selon l’une d'entre elles, le critère de l’Etat ouvrier est de savoir si le prolétariat a un contrôle, direct ou indirect, même soumis à des contraintes et quelle que soit leur importance, sur le pouvoir d’Etat : c'est-à-dire si le prolétariat peut secouer le joug de la bureaucratie par la voie des réformes, sans recourir à la révolution. En 1931 il écrivait :

La reconnaissance du présent Etat soviétique comme un Etat ouvrier signifie non seulement que la bourgeoisie ne peut conquérir le pouvoir autrement que par un soulèvement armé, mais aussi que le prolétariat d’URSS n'a pas perdu la possibilité de se soumettre la bureaucratie, ou de rendre le parti à la vie et de modifier le régime de la dictature, sans une nouvelle révolution, avec les méthodes et sur la voie de la réforme (44).

Trotsky exprima cette idée encore plus clairement dans une lettre, probablement rédigée à la fin de 1928, où il écrivait, en réponse à la question « Est-ce que la dégénérescence de l’appareil et du pouvoir des soviets doit être considérée comme un fait accompli ? » :

Il ne fait aucun doute que la dégénérescence de l’appareil soviétique est considérablement plus avancée que le même processus dans l’appareil du parti. Néanmoins, c’est le parti qui décide. A présent, cela signifie l’appareil du parti. La question revient donc au même : est-ce que le noyau prolétarien du parti, avec l’aide de la classe ouvrière, est capable de triompher de l’autocratie de l’appareil du parti qui fusionne avec l’appareil d’Etat ? Quiconque répond à l’avance qu’il en est incapable pose par là même, non seulement la question de la nécessité d’un nouveau parti sur de nouvelles bases, mais aussi de la nécessité d’une seconde et nouvelle révolution prolétarienne (45).

Plus loin, dans la même lettre, Trotsky déclare :

Si le parti est un cadavre, un nouveau parti doit être construit sur une nouvelle base, et la classe ouvrière doit en être informée ouvertement. Si Thermidor (le mouvement réactionnaire, pendant la Révolution Française, qui arrêta et renversa le processus révolutionnaire) est un fait accompli, et si la dictature du prolétariat est liquidée, alors le drapeau d’une seconde révolution prolétarienne doit être déployé. C’est ainsi que nous agirions si la voie de la réforme, dont nous sommes partisans, s’avérait sans espoir (46).

La seconde définition de Trotsky comporte un critère fondamentalement différent. Quelle que soit l’indépendance que la machine d’Etat a acquise vis-à-vis des masses, et même si la seule façon de se débarrasser de la bureaucratie passe par la voie révolutionnaire, aussi longtemps que les moyens de production sont possédés par l’Etat, l’Etat demeure un Etat ouvrier et le prolétariat reste la classe dirigeante.

On peut tirer de ceci trois conclusions :

a) La seconde définition de Trotsky est la négation de la première.

b) Si la seconde définition est correcte, Le Manifeste Communiste avait tort lorsqu’il proclamait que « le premier pas dans la révolution ouvrière est la montée du prolétariat au rang de classe dominante ». Au surplus, dans ce cas, ni la Commune de Paris, ni la dictature bolchevique n’étaient des Etats ouvriers, puisque la première n’a pas du tout étatisé les moyens de production et que la seconde ne l’a pas fait immédiatement.

c) Si l’Etat est le dépositaire des moyens de production et que les travailleurs ne le contrôlent pas, ils ne possèdent pas ces moyens de production, en d’autres termes, ils ne sont pas la classe dominante. La première définition l’admet, la seconde l’évite mais ne le réfute pas.

 

La définition de la Russie comme Etat ouvrier et la théorie marxiste de l'Etat

Le fait de considérer la Russie comme un Etat ouvrier dégénéré aboutissait inévitablement à des conclusions en contradiction directe avec la conception marxiste de l’Etat. Afin de le prouver, nous allons analyser le rôle de ce que Trotsky appelait révolution politique et contre-révolution sociale.

Pendant les révolutions politiques bourgeoises, par exemple les révolutions françaises de 1830 et de 1848, la forme du gouvernement changeait plus ou moins, mais le type d’Etat restait le même – « des corps spéciaux d’hommes armés, des prisons, etc. » - indépendant du peuple et au service de la classe capitaliste.

Malgré tout, il y a une connexion nécessairement plus grande entre le contenu et la forme dans un Etat ouvrier que dans tout autre Etat. Par conséquent, même si nous supposons que des révolutions politiques peuvent se produire dans un Etat ouvrier, une chose est claire - la même machine d’Etat ouvrière doit continuer à exister après la révolution politique prolétarienne aussi bien qu’avant. Si la Russie était vraiment un Etat ouvrier, et si donc le parti des travailleurs procédait à une « purge » à grande échelle lors d’une révolution politique, il pourrait utiliser et utiliserait la machine étatique existante. D'autre part, si l’ancienne bourgeoisie était restaurée, elle ne pourrait pas utiliser la machine d’Etat existante, mais serait obligée de la détruire et d’en construire une autre sur ses ruines.

Est-ce que ces conditions étaient réunies en Russie ? Poser la question correctement fournit la moitié de la réponse. Si la bourgeoisie revenait au pouvoir, elle pouvait sans problème utiliser le KGB, l’armée régulière et tout le reste. Il est incontestable qu’un parti révolutionnaire n’aurait pu utiliser ni le KGB, ni la bureaucratie, ni l’armée. Le parti révolutionnaire aurait dû détruire l’Etat existant, et le remplacer par des soviets, une milice populaire, etc.

Trotsky éluda partiellement les leçons de la théorie marxiste de l’Etat en disant que le parti révolutionnaire commencerait par rétablir la démocratie dans les syndicats et dans les soviets (47). Mais dans la réalité il n’y avait plus en Russie ni syndicats ni soviets dans lesquels la démocratie pût être restaurée. Un Etat ouvrier ne pouvait pas être rétabli en réformant la machine d’Etat stalinienne, mais en la détruisant pour en construire une nouvelle.

Si le prolétariat devait détruire la machine d’Etat existante en prenant le pouvoir, alors que la bourgeoisie, elle, pouvait l’utiliser, la Russie n’était pas un Etat ouvrier. Même si nous supposons qu’aussi bien le prolétariat que la bourgeoisie auraient dû procéder à une « purge de l’appareil d’Etat » (impliquant nécessairement un changement tel qu’il aurait abouti à une transformation qualitative), nous devons à nouveau conclure que la Russie n’était pas un Etat ouvrier.

Croire que le prolétariat et la bourgeoisie pouvaient utiliser le même appareil d’Etat comme instrument de leur suprématie équivalait à refuser le contenu révolutionnaire de la théorie de l’Etat telle que l’avaient exprimée Marx, Engels, Lénine - et Trotsky lui-même.

 

La forme de la propriété considérée indépendamment des rapports de production - une abstraction métaphysique

Une des caractéristiques de la Russie sur lesquelles se basait Trotsky pour prouver qu’elle était un Etat ouvrier (même dégénéré) était l’absence de la propriété privée sur une grande échelle et la prédominance de la propriété étatique. Cependant, c’est un véritable axiome du marxisme de dire que considérer la propriété privée indépendamment des rapports de production équivaut à créer une abstraction supra-historique.

L’histoire humaine connaît la propriété privée du système esclavagiste, du système féodal, du système capitaliste, qui sont tous différents les uns des autres. Marx ridiculisa la tentative de Proudhon de définir la propriété privée indépendamment des rapports de production :

A chaque époque historique, la propriété s’est développée différemment et dans une série de rapports sociaux entièrement différents. Ainsi définir la propriété bourgeoise n’est autre chose que de faire l'exposé de tous les rapports sociaux de la production bourgeoise. Vouloir donner une définition de la propriété, comme d’un rapport indépendant, d’une catégorie à part, d’une idée abstraite et éternelle, cela ne peut être qu’une illusion de métaphysique ou de jurisprudence (48).

Le capitalisme comme système est la somme totale des rapports de production. Toutes les catégories qui expriment des relations entre les hommes dans le processus capitaliste de production - valeur, prix, salaire, etc. - en constituent une partie intégrante. Ce sont les lois de l’évolution du système capitaliste qui ont défini les caractéristiques de la propriété privée capitaliste dans son contexte historique, et l’ont différenciée d’autres types de propriété privée. Proudhon, qui s’employait à dissocier la forme de la propriété des rapports de production « noyait la totalité de ces rapports économiques (les rapports de production capitalistes) dans la notion juridique générale de propriété ». Par conséquent, « il ne pouvait aller au-delà de la réponse donnée par Brissot, dès avant 1789, dans les mêmes termes, et dans un écrit du même genre : 'La propriété, c'est le vol’ » (49).

Qu’une forme de propriété privée puisse avoir un caractère historique différent d’une autre, et puisse être l’apanage d’une classe différente d’une autre, avait été établi par Marx avec la plus grande clarté. Que la même approche puisse être appliquée à la propriété étatique n’est pas évident. Cela est dû à ce que l’histoire, globalement, a vu se dérouler la lutte de classe sur le terrain de la propriété privée. Les cas de différenciations de classe non basées sur la propriété privée ne sont pas très nombreux et, dans l’ensemble, pas très connus. Malgré tout, ils ont existé.

Prenons comme exemple un chapitre de l’histoire de l’Europe : l’Eglise catholique au Moyen-âge. L’Eglise possédait des terres immenses, sur lesquelles travaillaient des centaines de milliers de paysans. Les relations entre l’Eglise et ses paysans étaient les mêmes rapports féodaux existant entre le seigneur féodal et ses serfs. L’Eglise était une institution féodale. En même temps, aucun des évêques, cardinaux, etc., n’avait de droit de jouissance individuel et personnel sur la propriété féodale. C'étaient les rapports de production qui définissaient le caractère de classe féodal de la propriété ecclésiastique, en dépit du fait qu’elle n'était pas privée.

La bureaucratie russe - un gendarme qui apparaît au cours du processus de distribution ?

Une autre composante de la théorie trotskyste de la Russie comme Etat ouvrier dégénéré était que le régime stalinien ne constituait pas une nouvelle classe dirigeante. En fait, il remplissait le rôle d'une bureaucratie, un peu comme les dirigeants syndicaux. Trotsky pensait que cela s’était produit parce qu’en Russie la rareté des biens obligeait les acheteurs à faire la queue, et que la fonction de la bureaucratie était celle d’un gendarme qui surveillait la queue.

Etait-ce le cas ? La fonction de la bureaucratie se limitait-elle au processus de distribution, ou apparaissait-elle dans l’ensemble du processus de production, dont la distribution n'était qu’une partie subordonnée ? Cette question revêt une importance théorique considérable.

Avant de tenter de répondre à cette question, examinons ce que Marx pensait de la connexion entre les rapports de production et la distribution. Marx écrivait :

En regard de l’individu isolé, la distribution apparaît naturellement comme une loi sociale qui détermine sa situation au sein de la production… L’individu n’a ni capital ni propriété foncière en venant au monde. Dès sa naissance, son sort dépend du travail salarié en vertu de la distribution sociale. Mais cette dépendance résulte elle-même du fait que le capital et la propriété foncière existent en tant qu’agents autonomes de la production.

Si l’on considère des sociétés globales, la distribution semble précéder à certains égards, voire déterminer la production : elle apparaît quasiment comme un fait pré-économique. Un peuple conquérant distribue la terre entre les guerriers vainqueurs et impose de la sorte une certaine répartition et une forme de propriété foncière ; il détermine, par conséquent, la production. Ou bien, il réduit en esclavage la population soumise et fait ainsi du travail servile la base de la production. Ou bien un peuple, dans son évolution, brise et morcelle la grande propriété du sol ; il donne ainsi, par cette nouvelle distribution, un nouveau caractère à la production. Ou bien la législation perpétue la propriété foncière dans certaines familles, ou répartit le travail comme un privilège héréditaire pour la fixer ainsi dans un régime de castes. Dans tous ces cas - et ils sont tous historiques - la distribution ne semble pas être structurée et déterminée par la production, mais au contraire, c’est la production qui semble l’être par la distribution.

Suivant la conception la plus simpliste, la distribution apparaît comme une distribution des produits, et ainsi comme plus éloignée et presque indépendante de la production. Mais avant d’être distribution de produits, elle est : 1°) distribution des instruments de production, et 2°) répartition des membres de la société entre les divers genres de production, ce qui est une définition plus large du même rapport (subordination des individus à des rapports de production déterminés). La distribution des produits n’est manifestement que le résultat de cette distribution, qui est incluse dans le procès de production lui-même et détermine la structure de la production (50).

Cet extrait de Marx, dont la teneur est répétée très souvent dans son œuvre, est suffisant comme point de départ pour analyser la place de la bureaucratie stalinienne dans l'économie.

La bureaucratie se bornait-elle à administrer la distribution des moyens de consommation dans la population, ou bien administrait-elle aussi la distribution de la population dans le processus de production ? La bureaucratie exerçait-elle un monopole sur le seul contrôle de la distribution, ou bien sur le contrôle des moyens de production également ? Se limitait-elle à rationner les biens de consommation, ou répartissait-elle aussi le temps de travail total de la société entre l’accumulation et la consommation, entre la production de moyens de production et celle de biens de consommation ? Les rapports de production en vigueur en Russie ne déterminaient-ils pas les rapports de distribution qui en faisaient partie ? On peut répondre à ces questions en examinant les données historiques.

 

La Russie stalinienne devient capitaliste étatique

L’analyse par Marx du capitalisme comporte une théorie des relations entre les exploiteurs et les exploités, ainsi qu’entre les exploiteurs eux-mêmes. Les deux caractéristiques essentielles du mode de production capitaliste sont la séparation des travailleurs des moyens de production et la transformation de la force de travail en une marchandise que les travailleurs doivent vendre pour survivre, d’une part, et le réinvestissement de la plus-value – l’accumulation du capital - qui est imposé aux capitalistes individuels par la concurrence qui règne entre eux, d’autre part. Ces deux traits caractérisent l’Union Soviétique de la période du Premier Plan Quinquennal (1928-1932). La collectivisation de l’agriculture qui fut entreprise au cours de ces années était très semblable à l’expropriation de la paysannerie anglaise - les enclosures que Marx analyse dans Le Capital au chapitre de « L’accumulation primitive du capital ». Dans ces deux cas, les producteurs directs furent privés de terres et donc forcés de vendre leur force de travail.

Mais l’économie russe subissait-elle des pressions dans le sens de l’accumulation du capital ? A ce sujet j’ai écrit ce qui suit :

L’Etat stalinien est dans la même position vis-à-vis du temps de travail total de la société russe qu’un propriétaire d’usine vis-à-vis du travail de ses employés. En d'autres termes, la division du travail est planifiée. Mais qu’est-ce qui détermine le partage du temps total de travail de la société russe ? Si la Russie n’avait pas à entrer en concurrence avec les autres pays, ce partage serait complètement arbitraire. Mais en fait, les décisions de Staline sont fondées sur des facteurs qui échappent à son contrôle : l’économie mondiale, la concurrence internationale. De ce point de vue l’Etat russe est dans une position analogue à celle du propriétaire d’une entreprise capitaliste en concurrence avec d’autres entreprises.

Le taux d’exploitation, c’est-à-dire le rapport entre la plus-value et les salaires, ne dépend pas de la volonté arbitraire du gouvernement stalinien, mais est imposé par le capitalisme mondial. Il en va de même pour les améliorations techniques ou, pour utiliser une formule pratiquement équivalente dans la terminologie marxiste, du rapport entre capital constant et capital variable, c'est-à-dire entre les machines, les bâtiments, les matériaux, etc., d’un côté, et les salaires de l’autre. Il en est de même pour le partage du temps total de travail de la société russe entre la production de moyens de production et celle de biens de consommation. Donc, lorsqu’on considère la Russie comme partie intégrante de l’économie mondiale, les traits caractéristiques du capitalisme peuvent y être décelés : « anarchie dans la division sociale du travail et despotisme dans celle de l’atelier sont des conditions mutuelles l’une de l’autre » (51).

C'est pendant le Premier Plan Quinquennal que le mode de production de l'URSS devint capitaliste. C'est alors, pour la première fois, que la bureaucratie chercha à créer un prolétariat et à accumuler rapidement du capital. En d’autres termes, elle chercha à remplir la mission historique de la bourgeoisie aussi vite que possible. Une rapide accumulation de capital sur la base d’un bas niveau de production, d’un dérisoire revenu national par tête, impliquait une pression considérable sur la consommation des masses et leur niveau de vie. Dans de telles conditions, la bureaucratie, transformée en une personnification du capital, pour laquelle l’accumulation du capital était devenue l’alpha et l’oméga, devait éliminer tous les vestiges de contrôle ouvrier. Elle devait substituer à la conviction dans le travail la coercition, atomiser la classe ouvrière, et fondre toute la vie sociale et politique dans un moule totalitaire.

Il était clair que la bureaucratie, dans le processus même de l’accumulation du capital et de l’oppression des travailleurs, ne tarderait pas à faire usage de sa suprématie sociale pour acquérir des avantages pour elle-même dans les rapports de distribution. Ainsi l’industrialisation et la révolution technique dans l'agriculture (la « collectivisation »), dans un pays arriéré en état de siège, transformaient la bureaucratie, d’une couche subordonnée à la pression - directe et indirecte - et au contrôle du prolétariat, en une classe dominante.

Le développement historique dialectique, plein de contradictions et de surprises, avait abouti à ceci que le premier pas que dut franchir la bureaucratie, dans l’intention subjective de hâter la construction du « socialisme dans un seul pays », créa la base de l'établissement d’un capitalisme d'Etat (52).

Au cours des deux premiers plans quinquennaux la consommation fut complètement subordonnée à l’accumulation. Ainsi, la part des biens de consommation dans le produit total tomba de 67,2% en 1927-1928 à 39% en 1940 ; dans la même période, la part des moyens de production augmenta de 32,8% à 61%. On voit le contraste avec la période 1921-1928, durant laquelle, malgré la déformation bureaucratique, la consommation n’était pas subordonnée à l’accumulation, et où l’on avait une croissance plus ou moins équilibrée de la production, de la consommation et de l’accumulation.

Cette analyse de la Russie comme capitalisme d’Etat appliquait la théorie trotskyste de la révolution permanente en prenant le système capitaliste mondial comme cadre de référence. Si elle est un pas en avant par rapport à l’analyse faite par Trotsky du régime stalinien dans les pages de La révolution trahie, c’est en ce qu’elle a tenté de prendre en compte la pression du capitalisme mondial sur le mode de production et les rapports de production existant en URSS. L'explication de Trotsky ne mettait pas en évidence la dynamique du système ; elle se limitait aux formes de la propriété sans considérer aussi les rapports de production. Elle ne fournissait pas une économie politique du système. La théorie du capitalisme bureaucratique d’Etat a essayé de combiner les deux.

Mais soyons clairs : c'est seulement en se tenant sur les épaules du géant Léon Trotsky, avec sa théorie de la révolution permanente, son opposition à la doctrine du « socialisme dans un seul pays », et sa lutte héroïque contre la bureaucratie stalinienne, que l’on pouvait accéder à une réelle compréhension de l’ordre stalinien.

C'est la possibilité d’observer le régime stalinien dans les années postérieures à la mort de Trotsky qui a rendu possible l’élaboration de la théorie du capitalisme bureaucratique d’Etat. C'est la transformation des pays d’Europe de l’Est en satellites de Staline qui m’a amené à me demander si la définition par Trotsky de la Russie comme un Etat ouvrier dégénéré était vraiment correcte.

 

Qu'est-ce qui a empêché Trotsky de renoncer à la théorie selon laquelle la Russie était un Etat ouvrier ?

On a tendance à considérer l’avenir avec les idées du passé. Pendant de nombreuses années, la lutte contre l’exploitation a pris la forme d’un combat contre les possédants privés - la bourgeoisie. Par conséquent, lorsque Lénine, Trotsky et les autres dirigeants bolcheviks disaient que si l’Etat ouvrier de Russie demeurait isolé il était condamné, ils envisageaient un tel sort sous une forme précise : la restauration de la propriété privée. La propriété étatique était vue comme le fruit de la lutte du peuple travailleur. De là il n’y avait qu’un pas à franchir pour conclure, comme Trotsky, que si la propriété étatique existait en Russie c'était dû à la peur qu’avait la bureaucratie de la classe ouvrière, et que cela signifiait que la bureaucratie n’était pas libre d’accomplir une contre-révolution qui restaurât le capitalisme, l’appropriation privée et la succession héréditaire.

C'était essentiellement l’expérience du passé qui empêchait Trotsky de comprendre que le triomphe de la réaction ne signifiait pas forcément un retour au point de départ. Le retour du capitalisme pouvait résulter d’un déclin, sous la forme d’une spirale dans laquelle des éléments du passé pré-révolutionnaire et révolutionnaire fussent combinés. Le vieux contenu de classe capitaliste pouvait alors émerger revêtu des habits neufs du « socialisme », fournissant ainsi une confirmation surabondante de la loi du développement combiné - une loi que Trotsky lui-même avait puissamment contribué à développer.

En résumé, on peut dire que si Trotsky a œuvré, incomparablement plus que n’importe quel autre marxiste, à la compréhension du régime stalinien, son analyse souffrait d’une sérieuse limite - un attachement conservateur au formalisme. Ce qui est par nature contradictoire au marxisme qui subordonne la forme au contenu.

 

Vers le dénouement du régime stalinien

La conviction que le régime stalinien était par nature supérieur au capitalisme, plus progressif, est implicite dans l’affirmation de Trotsky qu’en Russie les forces productives se développaient de façon dynamique, à l’inverse de la « stagnation et du déclin dans la quasi-totalité du monde capitaliste » (53). Bien sûr, pour un marxiste, le progrès relatif d’un régime sur un autre est par-dessus tout exprimé par sa capacité à développer plus avant les forces productives.

Dans la lignée de la déclaration de Trotsky selon laquelle le régime soviétique démontrait une capacité à développer rapidement les forces productives bien au-delà de ce que le capitalisme était capable de faire, Ernest Mandel écrivait en 1956 :

L’Union soviétique maintient un rythme plus ou moins égal de croissance économique, plan après plan, décennie après décennie, sans que les progrès du passé ne pèsent sur les perspectives de l'avenir... toutes les lois du développement de l’économie capitaliste qui provoquent un ralentissement du rythme de croissance économique sont éliminées (54).

 

La même année, en 1956, Isaac Deutscher prophétisait que dix ans plus tard le niveau de vie en URSS dépasserait celui de l’Europe de l’Ouest !

Une analyse du régime russe sous l’angle du capitalisme d'Etat pointait dans la direction exactement opposée : la bureaucratie était, et deviendrait de plus en plus, un frein au développement des forces productives. Le texte de 1948 La nature de classe de la Russie stalinienne indiquait qu’en même temps que le rôle de la bureaucratie était d’industrialiser la Russie en élevant la productivité du travail, elle se heurtait dans ce processus à d’importantes contradictions :

La tâche historique de la bureaucratie est d’élever la productivité du travail. Ce faisant, la bureaucratie entre dans de profondes contradictions. Pour que la productivité du travail puisse s'élever au-delà d’un certain point, le niveau de vie des masses doit s’élever, parce que des travailleurs qui sont sous-alimentés, mal logés et ignorants ne sont pas aptes à une production moderne (55).

Dans une certaine mesure la bureaucratie pouvait améliorer la productivité du travail par la coercition, mais cela ne pouvait se prolonger indéfiniment. L’échec à élever le niveau de vie pouvait même avoir déjà conduit à un déclin dans le taux de croissance de la productivité, et à des « développements désordonnés de la production » (56).

En 1964 parut une nouvelle édition, sous la forme d’une brochure de 100 pages, du livre sur le capitalisme d'Etat en Russie, sous le titre Russie : une analyse marxiste, qui mettait en évidence le fait que l’économie soviétique héritée de Staline était plus ou moins paralysée par des éléments de crise, et devenait de plus en plus un poids mort dans le développement de la production :

La méthode de Staline pour solutionner toute difficulté consistait à accroître la répression et la terreur. Mais cette méthode rigide, non seulement devenait de plus en plus inhumaine, mais aussi de plus en plus inefficace. Chaque coup de knout nouveau approfondissait la résistance obstinée, bien que passive, du peuple... L'oppression stalinienne rigide devint un frein à tout progrès industriel moderne (57).

La brochure faisait un examen détaillé de la façon dont le régime stalinien bloquait tous les secteurs de l’économie. En ce qui concerne la crise agricole, elle exposait :

L’héritage de Staline dans les campagnes, c’est une agriculture enlisée dans une profonde stagnation, qui dure depuis plus d’un quart de siècle. La production céréalière de 1949-1953 n’a été que de 12,8% supérieure à celle de 1910-1914, la population s’étant dans l'intervalle accrue de 30% environ. La productivité du travail dans l’agriculture soviétique n’a jamais atteint le cinquième de celle des Etats-Unis.

La stagnation devint une menace pour le régime, et ce pour une série de raisons. D’abord, après que le chômage caché des campagnes eut été en grande partie éliminé, il devint impossible d’y prélever de la main d’œuvre pour l’industrie de la même manière qu’auparavant, sans élever parallèlement la productivité du travail dans l’agriculture. Deuxièmement, il devint aussi impossible, au-delà d’un certain point, de siphonner du capital dans l’agriculture pour faciliter la croissance de l’industrie. Les méthodes de Staline d’ « accumulation primitive du capital », après avoir été un accélérateur, devinrent un frein, et ralentirent l’économie tout entière (58).

Et dans l’industrie ? Bien que celle-ci se soit développée massivement pendant trois décennies et demie, le taux de croissance connaissait un déclin. La productivité, qui s’était développée dans les années 30 plus rapidement qu’à l’Ouest, était désormais bloquée à un niveau considérablement inférieur à celui de son concurrent essentiel, les Etats-Unis :

A la fin de 1957, le nombre de travailleurs industriels en URSS était de 12% plus élevé qu’aux Etats-Unis... Malgré tout, même selon les estimations soviétiques, le produit annuel de l’industrie en 1956 était de la moitié de celui des USA (59).

A cause de la crise dans l’agriculture, le niveau décroissant de la productivité dans l’industrie ne pouvait plus être compensé par une augmentation massive du nombre des travailleurs industriels. De ce fait la bureaucratie devait accorder une attention accrue à la prolifération du gâchis et des productions de basse qualité dans l’économie russe.

Un certain nombre de ces sources de gâchis étaient énumérées dans la brochure : le cloisonnement, qui amenait certaines entreprises à produire sur place des biens qui auraient pu être fabriqués moins cher ailleurs (60) ; la thésaurisation des fournitures par les directeurs et les travailleurs (61) ; la tendance des dirigeants à résister aux innovations technologiques (62) ; l’accent mis sur la quantité aux dépens de la qualité (63) ; la négligence de l’entretien (64) ; la prolifération de « la paperasserie et de la gabegie » (65) ; l’échec à mettre en place le mécanisme de prix efficace et rationnel dont les directeurs avaient besoin pour mesurer les performances relatives des différentes usines (66). La conclusion était :

Si, par le terme « économie planifiée », nous entendons une économie dans laquelle tous les éléments constitutifs sont ajustés et régulés par un schéma directeur unique, dans lequel les frictions sont réduites au minimum et, surtout, dans lequel les prévisions sont déterminantes dans la prise des décisions économiques, alors l’économie russe est tout sauf planifiée. A la place d’un véritable plan, des méthodes répressives d’intervention gouvernementale sont mises en place pour combler les lacunes créées dans l’économie par les décisions et les actes de ce même gouvernement. Par conséquent, au lieu d’une économie soviétique planifiée, il serait plus exact de parler d’une économie dirigée bureaucratiquement (67).

 

Bien sûr, il existe un grand nombre d’études qui ont entrepris de décrire les tares de l’industrie russe. Ce qui caractérise celle qui est développée ici, c'est que le gaspillage et l’inefficacité s’y analysent comme produits de la nature capitaliste étatique du système. La cause fondamentale de l’anarchie et du gâchis dans l’industrie russe s’y trouve stigmatisée comme étant l’accumulation capitaliste au sein d’une économie isolée - des objectifs élevés en même temps que peu de moyens.

Comme les deux bras d’un casse-noisettes, ces deux éléments opéraient une pression sur les directeurs, les encourageant à tricher, à dissimuler les capacités de production, à exagérer les besoins en équipements et fournitures, à jouer la sécurité en épargnant les ressources, et d’une manière générale à se comporter de façon conservatrice. Tout cela générait du gaspillage, donc une aggravation du manque de moyens, et des pressions croissantes d’en haut sur le directeur, qui à nouveau devait tricher, et ainsi de suite en cercle vicieux.

Des objectifs élevés et des moyens insuffisants provoquaient aussi une aggravation du cloisonnement, et de l’attitude qui consiste à ne se soucier que de son secteur au détriment de l’économie en général - là aussi un cercle vicieux. Le problème amenait les directeurs à établir des priorités. Mais ce système de priorités et les méthodes de « campagne », manquant d’une évaluation quantitative claire, étaient source de gâchis et de distorsions. Pour combattre ces traits, une multitude de systèmes de contrôle était mis en place, ajoutant au gaspillage et provoquant, par leur manque de rigueur et d’harmonie, des pertes accrues. D’où la nécessité d'un contrôle plus serré, de montagnes de paperasse et d’une pléthore de fonctionnaires. Encore un cercle vicieux. Le cercle vicieux résultant du conflit entre des objectifs trop ambitieux et le bas niveau des moyens mis en œuvre se portait, mutatis mutandis, sur un mécanisme des prix très défectueux. Ce qui, à son tour, disposait à davantage de cloisonnements, à des campagnes de priorités et une infinité de contrôles.

Derrière ces problèmes se trouvaient des impératifs capitalistes : la concurrence mondiale pour la suprématie, et les gigantesques dépenses militaires nécessaires simplement pour survivre.

La basse productivité n’était pas uniquement imputable aux fautes de gestion au sommet, mais aussi à la résistance à la base des travailleurs. Il est impossible de se faire une idée exacte de la proportion dans laquelle cette basse productivité était le résultat de l’incompétence et des bévues de la hiérarchie ou de la résistance des travailleurs. Les deux aspects ne peuvent évidemment pas être dissociés. Le capitalisme en général, et sa variante étatique en particulier, se préoccupe de baisser les coûts et d’améliorer l’efficacité plutôt que de satisfaire les besoins humains. Sa rationalité était fondamentalement irrationnelle, en ce sens qu’il aliénait le travailleur, le transformant en une « chose », un objet manipulé, et non un sujet qui modèle sa vie en fonction de ses propres désirs. C’est pour cela que les travailleurs sabotaient la production (68).

Le chapitre consacré aux travailleurs russes se terminait par ces mots :

La préoccupation centrale des dirigeants russes aujourd’hui est de développer la productivité de l’ouvrier. Jamais l’attitude au travail n’a été aussi importante pour la société. En s’efforçant de transformer l-ouvrier en un rouage de l’appareil productif, les bureaucrates tuent en lui ce dont ils ont le plus besoin, la productivité et la créativité. Une exploitation accentuée et rationalisée crée un immense obstacle à l’accroissement de la productivité du travail.

Plus la classe ouvrière est qualifiée et intégrée, et plus non seulement elle résiste à l’aliénation et à l’exploitation, mais plus aussi elle manifeste de mépris pour ses exploiteurs et ses oppresseurs. Les travailleurs ont perdu tout respect pour les bureaucrates en tant qu’administrateurs techniques. Aucune classe dominante ne peut se maintenir longtemps face au mépris populaire (69).

 

Le capitalisme d’Etat bureaucratique sombrait dans une crise générale de plus en plus profonde. Comme l’expliquait Marx, quand un système social devient un frein au développement des forces productives, alors s’ouvre une époque de révolution.

 

Autopsie du régime stalinien

Un examen post-mortem révèle l’étendue de la maladie dont souffrait une personne de son vivant. De même, le moment de la mort d’un ordre social peut-il être son heure de vérité. Lorsqu’à l'automne et à l’hiver de 1989 les régimes d’Europe de l’Est mis en place par les armées de Staline ont commencé à s’effondrer, bientôt suivis par l’implosion du « communisme » en URSS même, un jugement clair sur la nature du régime stalinien se trouvait facilité.

La définition du régime stalinien comme socialiste, ou même comme un « Etat ouvrier dégénéré » - c’est-à-dire un stade transitoire entre capitalisme et socialisme - implique qu’il était plus progressif que le capitalisme. Pour un marxiste, cela signifie avant tout qu’il était capable de développer les forces productives de façon plus efficace que le capitalisme. Nous avons seulement à nous rappeler les mots de Trotsky :

Le socialisme a démontré son droit à la victoire, non dans les pages du Capital, mais dans une arène économique qui couvre le sixième de la surface du globe ; non dans le langage de la dialectique, mais dans celui du fer, du ciment et de l’électricité (70).

 

C'était bien en effet le langage du développement industriel qui expliquait les développements en Europe de l’Est et en URSS. Mais ce qui s’était passé, loin d’être une victoire, fut un ralentissement de la croissance économique à la fin des années 70 et au début des années 80, menant à la stagnation et à un écart de plus en plus grand entre ces pays et l’Ouest développé.

En URSS le taux de croissance annuel du PNB était le suivant : le Premier Plan Quinquennal (même si la prétention était exagérée), 19,2% ; 1950-1959, 5,8% ; 1970-1978, 3,7% ; en 1980-1982 il descendait à 1,5% ; pendant les dernières trois ou quatre années le taux de croissance était négatif (71).

Si la productivité du travail était plus dynamique en Europe de l'Est et en URSS qu’à l’Ouest, il est difficile de comprendre pourquoi les dirigeants de ces pays sont finalement tombés amoureux du marché. Dans ce cas, la réunification de l’Allemagne aurait dû voir l’épanouissement de l’industrie Est-allemande par rapport à celle de l’Allemagne de l’Ouest. Au lieu de cela, l’économie de l’ex-RDA s'est désintégrée depuis la réunification. Le nombre de travailleurs employés en Allemagne de l’Est en 1989 était de dix millions, il est maintenant de six millions. La productivité du travail en Allemagne de l’Est est de 29% seulement du niveau occidental (72). Ainsi le niveau de productivité de l’Allemagne de l’Est, le plus élevé d’Europe de l’Est, est très bas par rapport à celui de l’Allemagne de l’Ouest et des autres économies avancées avec lesquelles il est désormais en compétition.

Si l’URSS avait été un Etat ouvrier, aussi dégénéré fut-il, il est évident que face à une agression du capitalisme les travailleurs auraient défendu leur Etat. Trotsky a toujours considéré comme axiomatique que les travailleurs de l’Union soviétique l’auraient défendue si elle avait été attaquée par le capitalisme, aussi dépravée et corrompue que soit la bureaucratie dirigeante. Trotsky avait l’habitude de faire une analogie entre la bureaucratie soviétique et celle des syndicats. Il y a différents types de syndicats - militants, réformistes, révolutionnaires, réactionnaires, catholiques - mais ils sont tous des organisations qui défendent la part des travailleurs dans le revenu national. Trotsky proclamait qu’aussi réactionnaires que fussent les bureaucraties dirigeantes des syndicats, les travailleurs « soutiendraient toujours leurs démarches progressives et (...) les défendraient contre la bourgeoisie ».

Quand vint la brisure de 1989 les travailleurs d’Europe de l’Est ne défendirent pas « leur » Etat. Si les Etats staliniens étaient des Etats ouvriers, on ne peut pas s’expliquer pourquoi leurs seuls défenseurs furent la Securitate en Roumanie, la Stasi en RDA, etc., ni pourquoi la classe ouvrière soviétique a soutenu Eltsine, le représentant déclaré du marché.

Si le régime d’Europe de l’Est et d’URSS était post-capitaliste et qu’en 1989 il y a eu une restauration du capitalisme, comment cette restauration a-t-elle pu se produire avec l’extraordinaire facilité que l’on a pu voir ? Les événements ne sont pas compatibles avec l’affirmation de Trotsky selon laquelle la transition d’un ordre social à un autre est nécessairement accompagnée d’une guerre civile. Trotsky écrivait :

La thèse marxiste relative au caractère catastrophique du transfert du pouvoir des mains d’une classe sociale dans celles d’une autre s'applique non seulement aux périodes révolutionnaires, lorsque l’histoire s’élance follement en avant, mais aussi aux périodes de contre-révolution, quand la société retombe en arrière. Celui qui prétend que le gouvernement soviétique s’est progressivement changé de prolétarien en bourgeois se borne, pour ainsi dire, à projeter à l’envers le film du réformisme (73).

 

Les révolutions de 1989 en Europe de l’Est furent remarquables par l’absence d’importants conflits sociaux et de violences. Sauf en Roumanie, il n’y a pas eu de conflit armé. En fait, il y a eu moins d’affrontements violents en Allemagne de l’Est, en Tchécoslovaquie et en Hongrie que dans l’Angleterre de Thatcher entre la police et les mineurs en grève.

La transition d’un ordre social à un autre est nécessairement accompagnée par le remplacement d’un appareil d'Etat par un autre. Les machines d’Etat n’ont pratiquement pas été touchées en 1989. En Russie l’Armée soviétique, le KGB et la bureaucratie sont toujours en place. En Pologne les militaires ont collaboré au changement. Le général Jaruzelski, auteur du putsch de 1981, et le ministre de l'intérieur et administrateur en chef de la loi martiale, le général Kizcak, ont joué un rôle de premier plan dans les négociations de l’accord avec Solidarnósc et la formation du gouvernement de coalition de Mazowiecki.

Si une contre-révolution avait eu lieu, si c’était une restauration du capitalisme qui s’était produite, il y aurait dû y avoir un remplacement global d’une classe dirigeante par une autre. Au lieu de cela, nous avons vu la continuité du même personnel au sommet de la société ; les membres de la nomenklatura, qui dirigeaient l’économie, la société et l’Etat sous le « socialisme », font aujourd’hui la même chose sous le « marché ». Mike Haynes, dans son excellent article intitulé « Classe et crise : la transition en Europe de l'Est », écrit :

Ce qu’il (l'Etat) a réalisé a consisté à faire partiellement passer la base institutionnelle de son pouvoir de la « poche de l’Etat » dans une « poche privée ». Dans ce processus il y a eu une mobilité vers le haut à l’intérieur de la classe dirigeante et des nouveaux venus éventuels. Il y a eu aussi un changement dans l’équilibre du pouvoir à l’intérieur de la classe dirigeante entre ses différentes sections. Mais, démentissant ceux qui proclament que ce qui était en jeu c’était le remplacement du mode de production socialiste... par une société capitaliste, il n’y a aucun signe qu’un changement fondamental se soit opéré dans la nature de la classe dirigeante. Ce qui est frappant, c'est de voir le peu de mutations qu’il y a eu. Mettre un général à la retraite et nommer un colonel ne constituent pas plus une révolution sociale que le fait de vendre une entreprise d’Etat à ses directeurs, ou de la renationaliser, avec toujours les mêmes personnes aux commandes. Cela suggère bien plutôt que ce qui s’est produit, c’est une transformation interne dans un mode de production, en l’occurrence un changement dans la forme du capitalisme, à partir d’un capitalisme d'Etat totalitaire, vers des versions mixtes, à la fois étatiques et libérales (74).

 

Chris Harman a décrit de façon pertinente le mouvement comme « un pas de côté » - le passage d’une forme de capitalisme à une autre, du capitalisme étatique bureaucratique au capitalisme de marché.

Enfin, si l’URSS et les pays d’Europe de l’Est avaient été un système social et économique post-capitaliste, comment aurait-il été possible d’y greffer une économie capitaliste de marché ? On peut greffer un citron sur un oranger, ou vice-versa, parce qu’ils appartiennent tous deux à la même famille - le citrus ; on ne peut pas greffer une pomme de terre sur un oranger. Mike Haynes décrit avec quel succès le capitalisme libéral a été greffé sur l’économie stalinienne :

C’est précisément parce que les deux faces de la transition comportent les même traits structurels que l’opportunisme individuel, à l’échelle où nous l’avons vu, a été possible. Nous ne sommes pas seulement en présence de sociétés de classe, mais de sociétés de classe fondées dans le même mode de production, où le changement qui s’est produit a été dans la forme plutôt que dans l’essence. Faute de comprendre cela il est impossible de saisir comment, derrière le changement au sommet, les mêmes personnes, les mêmes familles, les mêmes réseaux sociaux célèbrent leur bonne fortune en 1990 comme ils l’ont fait dans les années 80. Il est possible qu’en bavardant ils aient une pensée émue pour un de leurs amis absent, mais ils ne perdront pas de vue l’essentiel : ils sont toujours au sommet, malgré la transition. Au-dessous d’eux, on trouve la même classe ouvrière, qui supporte toujours le fardeau de leur richesse, de leurs privilèges et de leur incompétence, comme elle l’a fait dans le passé.

Ceux qui étaient les véritables victimes de l’ordre ancien sont, aujourd’hui encore, les véritables victimes du nouveau (76).

Si l’extension du régime capitaliste d’Etat à l’Europe de l’Est avait commencé à remettre en question la théorie de l’Etat ouvrier dégénéré, la chute du régime stalinien a répondu à cette question de façon définitive. Dans les deux cas, la théorie du capitalisme étatique bureaucratique s’est affirmée comme la solution de rechange.

Le travail accompli par Trotsky dans l’analyse de la dégénérescence de la révolution russe et de la montée du stalinisme comme produit de la pression du capitalisme international sur un Etat ouvrier dans un pays arriéré a été une œuvre de pionnier. Trotsky a joué un rôle crucial dans la lutte contre la doctrine de Staline du « socialisme dans un seul pays ». Son approche historique matérialiste, totalement marxiste, du régime stalinien était essentielle pour l'élaboration de la théorie du capitalisme d’Etat. Il est nécessaire de défendre l’esprit du trotskysme tout en rejetant certaines de ses formulations.

Ma critique de la position de Trotsky se concevait comme un retour au marxisme classique. Le développement historique - particulièrement après la mort de Trotsky - a démontré que la conception de « l’Etat ouvrier dégénéré » n’était pas compatible avec la tradition marxiste classique, qui identifie le socialisme à l’auto-émancipation de la classe ouvrière. Pour préserver l’esprit des écrits de Trotsky concernant le régime stalinien, la lettre devait en être sacrifiée. La fin du socialisme factice d’URSS et d’Europe de l’Est ouvre des opportunités pour la redécouverte des véritables idées révolutionnaires de Lénine et de Trotsky, l’héritage authentique de la Révolution d'Octobre. Malgré la soi-disant « chute du communisme », les mots de conclusion de mon livre Le capitalisme d'Etat en Russie sont aussi vrais aujourd’hui que lorsqu’ils ont été écrits :

Le chapitre final ne peut être écrit que par les masses, mobilisées par elles-mêmes, conscientes des buts socialistes qu’elles poursuivent et des méthodes de leur réalisation, et conduites par un parti marxiste révolutionnaire.

 

La définition capitaliste étatique du régime stalinien utilisait la théorie trotskyste de la révolution permanente en prenant le système capitaliste mondial comme cadre de référence de base :

... lorsque la Russie est considérée comme partie intégrante de l’économie mondiale, les traits caractéristiques du capitalisme peuvent y être décelés : « l’anarchie dans la division sociale du travail et le despotisme dans la division au sein de l’atelier sont les conditions mutuelles de l’existence de l’une et de l’autre »... (77)

La théorie était à même d’expliquer la sujétion de la classe ouvrière russe à la dynamique de l’accumulation capitaliste en situant le régime stalinien dans son contexte global, le système étatique international dominé par la compétition militaire.


Notes:

(38) – idem, p. 61

(39) – K. Marx et F. Engels, Le manifeste du parti communiste, La Pléiade, Vol. 1, pp. 181-182

(40) – F. Engels, Anti-Dühring, Ed. Soc., p. 322

(41) – R. Luxemburg, Gesammelte Werke, Berlin, vol. 3, pp. 63-64

(42) – pour un développement de cet argument, voir T. Cliff, Neither Washington Nor Moscow, pp. 65-66

(43) – idem, pp. 66-67

(44) – L. Trotsky, Problems of the Development of the USSR : a Draft of the Theses of the International Left Opposition on the Russian Question, New York 1931, p. 36

(45) – New International, avril 1943

(46) – idem

(47) – voir, par exemple, L. Trotsky, La révolution trahie, in De la révolution, Ed. de Minuit, Paris 1963

(48) – K. Marx, Misère de la philosophie, La Pléiade, p. 118

(49) – K. Marx, Deux lettres sur Proudhon, Appendice I, La Pléiade, Vol. 1, p. 1454

(50) – K. Marx, Introduction à la critique de l’économie politique, La Pléiade, Vol 1, p. 250

(51) – T. Cliff, Le capitalisme d’Etat en Russie de Staline à Gorbatchev, EDI, Paris 1990, p. 170

(52) – idem

(53) – L. Trotsky, La révolution trahie

(54) – E. Mandel in Quatrième Internationale, n° 14, 1956

(55) – T. Cliff, The Class Nature of Stalinist Russia, Londres 1948, PP. 134-135

(56) – idem

(57) – T. Cliff, Russia : a Marxist Analysis, Londres 1964, pp. 197-198

(58) – idem, p. 198

(59) – idem, p. 240

(60) – idem, p. 287

(61) – idem, p. 256

(62) – idem, p. 256

(63) – idem, p. 254

(64) – idem, p. 257

(65) – idem, pp. 248-249

(66) – idem, pp. 250-254

(67) – idem, pp. 273-274

(68) – idem, p. 283

(69) – idem, pp. 309-310

(70) – L. Trotsky, La révolution trahie, in De la révolution, Ed. de Minuit, Paris 1963, p. 449

(71) – le revenu national du bloc de l’Est (COMECON) s’est accru annuellement de : 1951-55, 10,8% ; 1956-60, 8,5% ; 1961-65, 6,0% ; 1966-70, 7,4% ; 1971-75, 6,4% ; 1976-80, 4,1% ; 1981-85, 3% ; 1986-88, 3%. (Statistetcheskii éjégodnik stran – Tchlénov soviéta ékonomitcheskoï, Moscou 1989)

(72) – The Financial Times, 12 mai 1992

(73) – L. Trotsky, Writings 1933-34, pp. 102-103

(74) – M. Haynes, « Class and Crisis : the Transition in Eastern Europe », International Socialism, n°54, 1992, pp. 46-47

(75) – idem, p. 90

(76) – idem, p. 69

(77) – T. Cliff, Le capitalisme d’Etat en Russie de Staline à Gorbatchev, EDI, Paris 1990, p. 170


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