1966

« Ce qui unit les différentes espèces de socialisme par en haut est l'idée que le socialisme (ou son imitation raisonnable) doit être octroyé aux masses reconnaissantes, sous une forme ou sous une autre, par une élite dirigeante qui n'est pas réellement soumise à leur contrôle. Le cœur du socialisme par en bas est l'idée que le socialisme ne peut être réalisé que par l'auto-émancipation des masses, dans un mouvement « par en bas », au cours d'une lutte pour se saisir de leur destin en tant qu'acteurs (et non plus comme sujets passifs) sur la scène de l'histoire.. »

Hal Draper

Les deux âmes du socialisme

7. La façade « révisionniste »

1966

Eduard Bernstein, le théoricien du « révisionnisme » social-démocrate, trouva ses prémices dans le fabianisme, qui l'avait fortement influencé pendant son exil londonien. Il n'a pas inventé la politique réformiste en 1896, il s'en est seulement fait le porte-parole théorique (le dirigeant de la bureaucratie du parti préférait moins de théorie : « On ne le dit pas, on le fait », disait-il à Bernstein, signifiant par là que la politique de la social-démocratie allemande avait été purgée du marxisme bien avant que ses théoriciens ne justifient le tournant).

Mais Bernstein n'a pas « révisé » le marxisme. Son rôle a été de le déraciner en prétendant qu'il élaguait les branches mortes. Les fabiens ne s'étaient pas donné cette peine, mais en Allemagne il n'était pas possible de liquider le marxisme par une attaque frontale. Le retour au socialisme par en haut (« die alte Scheisse ») devait être présenté comme une « modernisation », une « révision ».

Comme pour les fabiens, le « révisionnisme » puisait son socialisme dans la collectivisation inévitable du capitalisme. Il voyait le mouvement vers le socialisme comme la somme des tendances collectivistes immanentes du capitalisme. Il aspirait à « l'auto-socialisation » du capitalisme par en haut, à l'aide des institutions de l'Etat en place. L'équation étatisation = socialisme n'est pas une invention du stalinisme. Elle a été systématisée par les fabiano-révisionnistes, courant socialiste étatique du réformisme social-démocrate.

La plupart des théories contemporaines qui affirment que le socialisme est dépassé parce que le capitalisme n'existe plus peuvent aussi être trouvées dans les écrits de Bernstein. Il était « absurde » d'appeler capitaliste l'Allemagne weimarienne du fait des contrôles exercés par l'Etat sur les capitalistes. Si nous suivons Bernstein, il apparaît que l'Etat nazi était encore plus anticapitaliste, comme il le proclamait du reste lui-même.

La transformation du socialisme en collectivisme bureaucratique est présente de façon implicite dans les attaques de Bernstein contre la démocratie ouvrière. Dénonçant l'idée de contrôle ouvrier sur l'industrie, il en vient à redéfinir la démocratie. Est-elle un « gouvernement par le peuple » ? Ainsi la notion de démocratie des travailleurs comme condition sine qua non du socialisme est bonne à jeter, comme dans les brillantes redéfinitions de la démocratie en usage dans les académies communistes. Même la liberté politique et les institutions représentatives ont été rejetées : un résultat théorique d'autant plus impressionnant que Bernstein n'était pas personnellement antidémocrate, comme Lassalle ou Shaw. C'était la théorie du socialisme par en haut qui avait besoin de ces formulations. Bernstein n'est pas seulement le théoricien social-démocrate de l'équation étatisation = socialisme, mais aussi celui de la séparation du socialisme et de la démocratie ouvrière.

Il était donc logique que Bernstein en vint à la conclusion que l'hostilité de Marx pour l'Etat était « anarchisante » et que Lassalle avait raison d'en appeler à l'Etat pour mettre en œuvre le socialisme. « Le corps administratif apparent de l'avenir ne pourra être différent de l'Etat d'aujourd'hui que dans la nuance », écrivait Bernstein ; le « dépérissement de l'Etat » n'est pas autre chose qu'une utopie, même sous le socialisme. Lui, au contraire, était tout à fait pratique : lorsque l'Etat non dépérissant du Kaiser se lança dans la ruée impérialiste vers les colonies, Bernstein devint instantanément un partisan du colonialisme et de la Mission de l'Homme Blanc : « seul un droit conditionnel peut être reconnu aux sauvages sur la terre qu'ils occupent ; en dernière analyse, la civilisation la plus avancée y possède un droit supérieur ».

Bernstein contrastait sa propre vision du chemin vers le socialisme avec celle de Marx : celle de Marx « est celle d'une armée, qui force son chemin vers l'avant à travers des détours, s'arrête pour contempler l'objectif - l'avenir, qui ne peut être atteint qu'en traversant une mer, une mer rouge comme certains l'ont dit ». A l'inverse, la vision de Bernstein n'était pas rouge mais rosâtre. La lutte des classes se radoucit et tend vers l'harmonie lorsqu'un Etat bienveillant transforme les bourgeois en bons bureaucrates. Mais ce n'est pas comme ça que ça s'est passé - quand la social-démocratie bernsteinisée, d'abord fusilla la gauche révolutionnaire en 1919, et ensuite, réinstallant la bourgeoisie non régénérée et l'armée au pouvoir, contribua à livrer l'Allemagne à la terreur fasciste.

Si Bernstein était le théoricien de l'identification du collectivisme bureaucratique au socialisme, c'est l'aile gauche du mouvement allemand, qui lui était opposée, qui se fit dans la Deuxième Internationale le porte-parole d'un socialisme par en bas démocratique et révolutionnaire. Ce fut Rosa Luxemburg, qui mit tant de foi et d'espérance dans la lutte spontanée d'une classe ouvrière indépendante, que les fabricants de mythes ont inventé pour elle une « théorie de la spontanéité » qu'elle n'a jamais défendue, une théorie dans laquelle le « spontanéisme » est opposé au « dirigisme ».

Dans son propre mouvement, elle combattit avec énergie les élitistes « révolutionnaires » qui redécouvraient la théorie de la dictature éducative sur les travailleurs (elle est découverte à chaque génération comme la « nouveauté » par excellence) et écrivit : « Sans la volonté consciente et l'action consciente de la majorité du prolétariat, pas de socialisme », « [Nous ne prendrons] jamais le pouvoir que par la volonté claire et sans équivoque de la grande majorité des masses prolétariennes dans l'ensemble de l'Allemagne. » Et son célèbre aphorisme : « les erreurs commises par un mouvement ouvrier vraiment révolutionnaire sont historiquement infiniment plus fécondes et plus précieuses que l'infaillibilité du meilleur « comité central » ».

Rosa Luxemburg contre Eduard Bernstein : c'était le volet allemand de notre histoire.

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