1966

« Ce qui unit les différentes espèces de socialisme par en haut est l'idée que le socialisme (ou son imitation raisonnable) doit être octroyé aux masses reconnaissantes, sous une forme ou sous une autre, par une élite dirigeante qui n'est pas réellement soumise à leur contrôle. Le cœur du socialisme par en bas est l'idée que le socialisme ne peut être réalisé que par l'auto-émancipation des masses, dans un mouvement « par en bas », au cours d'une lutte pour se saisir de leur destin en tant qu'acteurs (et non plus comme sujets passifs) sur la scène de l'histoire.. »

Hal Draper

Les deux âmes du socialisme

9. Six courants du socialisme par en haut

1966

Nous venons de voir qu'il existe un certain nombre de courants différents dans le socialisme par en haut. Ils sont habituellement entremêlés, mais nous allons en séparer certains des aspects les plus importants pour les examiner de plus près.

1) Le philanthropisme

Le socialisme (ou « la liberté », ou tout ce que vous voulez) doit être octroyé, « pour le bien du peuple », par les riches et les puissants mus par la bonté de leur coeur. Comme le fait remarquer le Manifeste Communiste à propos des premiers utopistes du genre de Robert Owen, « Pour eux le prolétariat n'existe que sous cet aspect de la classe la plus souffrante ». Par gratitude, les pauvres piétinés doivent avant tout éviter de se comporter de manière à causer du désordre, et trêve d'inepties sur la lutte des classes et l'auto-émancipation. Cet aspect peut être considéré comme un cas particulier de :

2) L'élitisme

Nous avons mentionné plusieurs exemples de l'opinion selon laquelle le socialisme est l'affaire d'une minorité dirigeante, de nature non-capitaliste et par conséquent garantie pure, imposant sa domination soit temporairement (pour une simple période historique), soit de façon permanente. Dans les deux cas, cette nouvelle classe dirigeante est susceptible de considérer sa mission comme une dictature éducative sur les masses - « pour leur bien », évidemment - la dictature étant exercée par un parti d'élite, qui supprime tout contrôle par en bas, par des despotes bienveillants ou par un homme providentiel, par les « surhommes » de Shaw ou des manipulateurs eugénistes, par les directeurs « anarchistes » de Proudhon ou les technocrates de Saint-Simon - ou leurs équivalents modernes, avec des appellations au goût du jour, ou des écrans verbaux considérés comme une théorie sociale nouvelle à opposer au « marxisme du 19e siècle ».

D'un autre côté, les démocrates révolutionnaires partisans du socialisme par en bas ont toujours été une minorité, mais le clivage entre les approches élitiste et avant-gardiste est fondamental, comme nous l'avons vu dans le cas de Debs. Pour lui, comme pour Marx et Rosa Luxemburg, la fonction de l'avant-garde révolutionnaire est de pousser les masses à se rendre capables de prendre le pouvoir en leur propre nom par leurs propres luttes. La question n'est pas de nier l'importance critique des minorités, mais d'établir une relation différente entre la minorité avancée et les masses attardées.

3) Le planisme

Les mots-clé sont : efficacité, ordre, planification, système - et encadrement. Le socialisme se trouve réduit à une ingénierie sociale exercée par un pouvoir qui est au-dessus de la société. Encore une fois, il n'est pas question de nier la nécessité, pour un socialisme efficace, de planifier (ni que l'ordre et la méthode ne soient en eux-mêmes bons), mais la réduction du socialisme à la production planifiée est autre chose, de la même façon que la démocratie suppose le droit de vote mais que réduire la démocratie au droit de vote est une falsification.

En réalité, il est important de démontrer qu’en séparant la planification du contrôle démocratique par en bas on la vide de son contenu. Les sociétés industrielles d'aujourd'hui sont trop complexes pour pouvoir être gérées par les oukases d'un comité central tout-puissant, qui inhibe et terrorise le libre jeu de l'initiative et de la communication par en bas. C'est là, véritablement, la contradiction fondamentale du type, historiquement nouveau, de système social d'exploitation représenté par le collectivisme bureaucratique soviétique. Mais il n'est malheureusement pas possible d'approfondir ce sujet ici.

La substitution du planisme au socialisme a derrière elle une longue histoire, indépendamment de son incorporation au mythe soviétique selon lequel étatisation = socialisme, un argument qui, nous l'avons vu, a été systématisé très tôt par le réformisme social-démocrate (en particulier par Bernstein et les Fabiens). Pendant les années 30 la mystique du « plan », provenant en partie de la propagande soviétique, conquit une place dominante à l'aile droite de la social-démocratie, et Hendrik de Man fut célébré comme son prophète et le successeur de Marx. De Man est aujourd'hui oublié parce qu'il a eu la mauvaise idée de pousser ses théories révisionnistes jusqu'au corporatisme et à la collaboration avec les nazis. En dehors des constructions théoriques, le planisme apparaît le plus souvent, dans le mouvement socialiste, en association avec un certain type psychologique de radical. Pour donner à chacun ce qui lui revient, une des premières esquisses de ce type apparut dans L'Etat servile de Belloc, qui songeait aux Fabiens. Il le décrit comme :

aimant l'idéal collectiviste en lui-même... parce que c'est une forme ordonnée et régulière de société. Il aime à se représenter l'idéal d'un État dans lequel la terre et le capital seront entre les mains de fonctionnaires publics, qui dirigeront les hommes et les préserveront ainsi de leurs vices, de leur ignorance et de leur folie... L'exploitation de l'homme ne provoque en lui aucune indignation. En vérité, il n'est pas du genre à qui l'indignation ou toute autre passion est familière [Belloc pense ici à Sidney Webb]... La perspective d'une énorme bureaucratie par laquelle la totalité des aspects de la vie sera organisée et réduite à certains schémas simples... donne à son petit estomac une satisfaction extrême.

On peut trouver des exemples contemporains de ce qui précède, teintés de stalinisme et en quantité illimitée, dans les colonnes de Monthly Review, le magazine de Paul Sweezy.

Dans un article de 1930 sur les « schémas moteurs du socialisme », écrit alors qu'il croyait encore être léniniste, Max Eastman décrivait ce spécimen comme centré sur « l'efficacité et l'organisation intelligente... Une véritable passion pour le plan... une organisation sérieuse ». Sur ceux-là, commentait-il, la Russie de Staline exerçait une véritable fascination :

C'est une région qui a, pour le moins, besoin d'être défendue dans d'autres pays - certainement pas dénoncée comme un rêve fou d'émancipation des travailleurs et de l'humanité tout entière. Chez ceux qui ont construit le mouvement marxiste et ceux qui ont organisé sa victoire en Russie, le rêve fou était le motif central. Ils étaient, et certains ont tendance à l'oublier aujourd'hui, des opposants acharnés à l'oppression. Lénine sera peut-être un jour, lorsque le tapage qui entoure ses idées se sera apaisé, considéré comme le plus grand rebelle de l'histoire. Sa passion majeure était de libérer les hommes... Si on devait choisir une seule idée pour résumer le but de la lutte des classes telle qu'elle est définie dans les écrits marxistes, et particulièrement ceux de Lénine, son nom est : liberté humaine...

A cela on peut ajouter que Lénine a plus d'une fois critiqué la tendance à la planification totale comme une « utopie bureaucratique ».

Il y a dans le planisme une subdivision qui mérite également un nom - appelons-la productivisme. Évidemment, tout le monde est « pour » la production, comme tout le monde est pour la vertu et une vie agréable. Mais pour ce type particulier, la production est le test décisif et la fin dernière de la société. Le collectivisme bureaucratique russe est « progressif » à cause des statistiques de la production de fonte (les mêmes ignorent généralement les impressionnantes statistiques d'augmentation de la production sous le capitalisme nazi ou japonais). C'est très bien de détruire ou d'empêcher la formation de syndicats indépendants sous l'autorité de Nasser, Castro, Sukarno ou Nkrumah, parce que le prétendu « développement économique » est prioritaire sur les droits de l'homme. Cette attitude audacieuse n'a évidemment pas été inventée par ces « extrémistes », mais par des exploiteurs sans scrupules au cours de la révolution industrielle capitaliste. Et le mouvement socialiste est venu au monde en combattant bec et ongles ces théoriciens de l'exploitation « progressiste ». Sur ce terrain aussi, les apologistes des régimes autoritaires « de gauche » des temps modernes ont tendance à considérer cette antiquité poussiéreuse comme le dernier cri en matière de doctrine sociologique.

4) Le « communionisme »

Dans son article de 1930, Max Eastman appelait cela le « schéma de la fraternité unie » des « grégaires ou des socialistes de la solidarité humaine ». Ce qu'il ne faut pas confondre avec la notion de solidarité dans les grèves, ni assimiler à ce qu'on appelle habituellement la camaraderie dans le mouvement socialiste ou le « sentiment communautaire » ailleurs. Son contenu spécifique, comme dit Eastman, est « la quête de l'immersion dans une totalité, de la négation de soi dans les profondeurs d'un substitut à Dieu ».

Eastman désigne ici l'écrivain du Parti Communiste Mike Gold. Nous trouvons un autre excellent exemple en la personne de Harry F. Ward, le compagnon de route clérical sans nuance du P.C., dont les livres théorisent ce type d'aspiration « océanique » à l’annihilation de l'individualité. Les notes de Bellamy révèlent un cas d'anthologie : il écrit sur l'espoir « en l'absorption dans la gigantesque omnipotence de l'univers ». Sa « religion de la solidarité » reflète sa méfiance envers l'individualisme de la personnalité, son désir de dissoudre l'individu dans une communion avec quelque chose de plus grand.

Cette tendance est très présente parmi les plus autoritaristes des socialismes par en haut et n'est pas rare dans des cas de figure plus modérés, comme les philanthropes élitistes aux opinions socialistes chrétiennes. Naturellement, ce type de socialisme « communioniste » est toujours célébré comme un « socialisme éthique », qui a une sainte horreur de la lutte des classes. Car il ne doit pas y avoir de conflit à l'intérieur d'une ruche. Il tend à opposer platement le « collectivisme » à l' « individualisme » (une opposition fausse d'un point de vue humaniste), mais en réalité ce qu'il rejette est l'individualité.

5) L'infiltrationnisme.

Le socialisme par en haut connaît une grande variété - pour la raison bien simple qu'il y a toujours beaucoup d'autres solutions que l'auto-mobilisation des masses par en bas. Cependant les exemples passés en revue mettent en évidence deux grandes familles.

L'une a pour perspective de renverser la société capitaliste hiérarchisée telle que nous la connaissons aujourd'hui, pour la remplacer par un nouveau type, non-capitaliste, de société hiérarchisée basée sur une nouvelle espèce d'élite établie en classe dominante (ces variétés sont habituellement étiquetées « révolutionnaires » dans l'histoire du socialisme). L'autre se donne pour projet d'infiltrer - d'imprégner - les centres du pouvoir de la société actuelle afin de la métamorphoser - inévitablement de façon graduelle - en un collectivisme stratifié molécule par molécule, un peu comme le bois se pétrifie pour devenir de l'agate. C'est la marque caractéristique des variétés réformistes social-démocrates du socialisme par en haut.

Le terme même d'infiltrationnisme (« permeationism ») a été inventé par le représentant de la forme la plus « pure » de réformisme ayant jamais existé, le fabianisme de Sidney Webb. Tout l’infiltrationnisme social-démocrate est basé sur la théorie de l'inévitabilité mécanique, l'inexorable auto-collectivisation par en haut du capitalisme, qui est équivalente au socialisme. La pression d'en bas (lorsqu'elle est considérée comme admissible) peut hâter et réguler le processus, à condition qu'elle soit contrôlée pour éviter d'effrayer les auto-collectivisateurs. Par conséquent, les infiltrationnistes sociaux-démocrates ne sont pas seulement consentants, mais empressés de rejoindre les couches dirigeantes, comme laquais ou membres du ministère. La fonction de leur mouvement par en bas est essentiellement d'exercer un chantage sur le pouvoir en place, pour qu'il les gratifie de postes dans lesquels ils pourront s'adonner à l'infiltration.

La tendance à la collectivisation du capitalisme est vraiment une réalité. Comme nous l'avons vu, cela signifie la collectivisation bureaucratique du capitalisme. En même temps que ce processus s'est développé, la social-démocratie a elle-même connu une métamorphose. Aujourd'hui, le théoricien principal de ce néo-réformisme, C. A. R. Crosland, condamne comme « extrémiste » la déclaration modérée en faveur des nationalisations qui avait été à l'origine inscrite dans les statuts du Labour Party britannique (art. 4) à l'initiative de nul autre que Sidney Webb ! Le nombre de partis sociaux-démocrates d'Europe continentale qui ont définitivement éliminé de leurs programmes toute référence anticapitaliste - un phénomène nouveau dans l'histoire du socialisme - montre comment la collectivisation bureaucratique en cours est acceptée comme une échéance du « socialisme » pétrifié.

Ceci pour l'infiltrationnisme comme stratégie globale. Cela conduit, bien évidemment, à l'infiltrationnisme en tant que tactique politique, un sujet que nous ne pouvons poursuivre ici au-delà de la mention de sa forme américaine dominante : la politique de soutien au Parti Démocrate et la coalition « lib-lab »1 autour du « consensus Johnson », ses précurseurs et ses successeurs.

La distinction entre ces deux « familles » du socialisme par en haut s'applique à des socialismes qui se sont développés, de Babeuf à Harold Wilson, à l’intérieur des pays concernés, dans lesquels la base sociale d'un courant socialiste donné se situe à l'intérieur du système national, que ce soit l'aristocratie syndicale ou des éléments déclassés ou autres. Le cas est différent de ces « socialismes du dehors » représentés par les partis communistes contemporains, dont la stratégie et la tactique dépendent en dernier ressort d'une base de pouvoir extérieure aux couches sociales nationales ; en l’occurrence, des classes collectivistes bureaucratiques à l'Est.

Les partis communistes se sont montrés différents de tous les mouvements nationaux dans leur capacité à alterner ou à combiner les tactiques « révolutionnaires » d'opposition et d'intégration pour satisfaire leurs besoins. Ainsi le Parti Communiste Américain a-t-il pu passer de l'aventurisme ultra-gauche de type « troisième période » de 1928-1934 à la tactique ultra-infiltrationniste de la période des fronts populaires, puis à nouveau à un « révolutionnarisme » enflammé à l'époque du pacte Hitler-Staline, et encore, durant les hauts et les bas de la Guerre Froide, à des degrés divers de combinaison des deux. Aujourd'hui (1966), avec la rupture entre Moscou et Pékin, les « khrouchtchéviens » et les maoïstes tendent à incorporer l'une des deux tactiques qui auparavant alternaient.

Il est ainsi fréquent qu'en politique intérieure le Parti Communiste officiel et les partis sociaux-démocrates convergent dans une politique infiltrationniste, bien que sous l'angle d'un socialisme par en haut différent.

6) Le socialisme venu d'ailleurs.

Les précédentes variétés de socialisme par en haut considèrent le pouvoir au sommet de la société. Nous en arrivons maintenant à l'attitude qui consiste à attendre du secours de l'extérieur.

Le culte de la soucoupe volante en est la forme pathologique, le messianisme une forme plus traditionnelle, lorsque « ailleurs » signifie hors du monde. Mais pour notre propos « ailleurs » veut dire en dehors de la lutte sociale sur la scène nationale. Pour les communistes de l'Europe de l'Est d'après-guerre, l'ordre nouveau devait être importé à la pointe des baïonnettes russes. Pour les sociaux-démocrates allemands en exil, la libération de leur propre peuple ne pouvait être imaginée que par la grâce d'une victoire militaire étrangère.

La variété du temps de paix est le socialisme par l'exemple. C'était, bien évidemment, la méthode des vieux utopistes, qui ont construit leurs colonies-modèles au fond des bois de l'Amérique dans le but de démontrer la supériorité de leur système et de convaincre les sceptiques. Aujourd'hui, c'est ce substitut à la lutte sociale nationale qui constitue de plus en plus l'espoir essentiel du mouvement communiste occidental.

Le modèle est fourni par la Russie (ou par la Chine, pour les maoïstes), et en même temps qu'il est difficile, même à l'aide d'une dose généreuse de mensonges, de rendre le sort des masses russes attirant pour les travailleurs occidentaux, on peut attendre de meilleurs résultats des deux approches suivantes :

  1. La position relativement privilégiée des éléments gestionnaires, bureaucrates et intellectuels aux ordres dans le système collectiviste russe, peut être mise pertinemment en opposition avec la situation à l'Ouest, où les mêmes éléments sont subordonnés aux détenteurs de capitaux et aux manipulateurs de la richesse. A ce stade, la séduction du système soviétique d'économie stratifiée coïncide avec l'attrait historique qu'exerce le socialisme petit-bourgeois sur les éléments mécontents de l'intelligentsia, techniciens, scientifiques et employés de la recherche, bureaucrates administratifs et organisateurs divers, qui peuvent plus facilement s'identifier à une nouvelle classe dirigeante basée sur le pouvoir d'Etat que sur le pouvoir de l'argent et de la propriété, et se voient par conséquent comme les nouveaux hommes de pouvoir dans un ordre non-capitaliste, mais élitiste.

  2. Alors que les partis communistes officiels sont tenus de maintenir une façade d'orthodoxie dans une chose baptisée « marxisme-léninisme », il devient courant de voir des théoriciens sérieux du néo-stalinisme qui ne sont pas liés au parti se libérer d'un tel simulacre. L'un des développements en est l’abandon explicite de toute perspective de victoire par la lutte sociale dans les pays capitalistes. La « révolution mondiale » équivaut simplement à la démonstrations par les Etats communistes de la supériorité de leur système. Ceci existe désormais sous forme de thèse par les deux théoriciens majeurs du néo-stalinisme, Paul Sweezy et Isaac Deutscher.

L'ouvrage de Baran et Sweezy Le capitalisme monopoliste (1966) rejette purement et simplement « la réponse de l'orthodoxie marxiste traditionnelle - selon laquelle le prolétariat industriel doit finalement se soulever de manière révolutionnaire contre ses oppresseurs capitalistes ». Même chose pour tous les autres groupes « marginaux » de la société - salariés agricoles sans emploi, masses des ghettos, etc. Ils ne peuvent pas « constituer une force cohérente dans la société ». Cela ne laisse de place à personne. Le capitalisme ne peut pas avec quelque chance de succès être mis en échec de l'intérieur. Et alors ? Un jour, expliquent les auteurs à la dernière page, « peut-être pas dans le siècle présent », le peuple perdra ses illusions sur le capitalisme « en même temps que la révolution mondiale se répand et que les pays socialistes montrent par leur exemple qu'il est possible » de bâtir une société rationnelle ». C'est tout. Ainsi, les phrases marxistes remplissant les autres 366 pages de cet essai se réduisent à une simple incantation, comme la lecture du Sermon sur la Montagne à la Cathédrale Saint Patrick.

La même perspective est présentée, moins froidement, par un écrivain plus nuancé, dans The Great Contest (la grande compétition), de Deutscher. Celui-ci véhicule la nouvelle théorie soviétique selon laquelle « le capitalisme occidental ne succombera pas tant du fait de ses crises et des contradictions qui lui sont inhérentes - en tout cas pas directement - qu'à cause de son incapacité à concurrencer les réalisations du socialisme » (c'est-à-dire des Etats communistes). Et plus loin : « On peut dire que c'est ce qui a, jusqu'à un certain point, remplacé l'anticipation marxiste d'une révolution permanente ». Nous avons ici une explication théorique de ce qui a longtemps été la fonction du mouvement communiste à l'Ouest : agir comme garde-frontière pour l'ordre social rival de l'Est. Par dessus tout, la perspective du socialisme par en bas est aussi étrangère à ces professeurs de collectivisme bureaucratique qu'elle l'est pour les apologistes du capitalisme dans les académies américaines.

Ce type d'idéologie néo-stalinienne est souvent critique à l'égard du régime soviétique tel qu'il est - Deutscher est un bon exemple de quelqu'un qui est très loin d'être un inconditionnel de Moscou semblable aux communistes officiels. Il doit être considéré comme infiltré dans le collectivisme bureaucratique. Ce qui apparaît comme un « socialisme venu d’ailleurs » du point de vue du monde capitaliste devient une espèce de fabianisme vu dans le cadre du système communiste. Dans ce contexte, le changement par en haut est un principe aussi solide, pour ces théoriciens, qu'il l'était pour Sidney Webb. Ceci a été démontré, notamment, par l'attitude hostile de Deutscher envers la révolte Est-allemande de 1953 et la révolution hongroise de 1956, sur la base, classique, que de tels soulèvements par en bas pouvaient détourner l'ordre soviétique de sa marche vers la « libéralisation » - inévitablement graduelle.

Note

1 Libéraux et syndicalistes - N.D.T.

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