1921

Source : numéro 18 du Bulletin communiste (deuxième année), 5 mai 1921.


De Napoléon et de Karl Marx

Amédée Dunois



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Dans quelques jours, le 5 mai, les réactionnaires français, à l'exception des doctrinaires royalistes, célébreront le centenaire du trépas de Napoléon Ier. Bonapartistes et républicains s'agenouilleront ensemble au pied de la sombre colonne que surmonte la statue de l'homme au petit chapeau. Quelques républicains bouderont seuls à cette fête : ils auront tort ; la célébration du 5 mai ne fait guère que reprendre une tradition que « l'opération de police un peu rude » du 2 décembre avait soudainement interrompue. Bonapartistes et républicains ont été bien souvent d'accord du lendemain de Waterloo à la veille du coup d'Etat : pourquoi ne le seraient-ils pas encore après la « grande guerre » ? Bonapartistes et républicains ont pu avoir une évolution différente, ils n'en sortent pas moins de la même souche historique, la révolution bourgeoise de la fin du XVIIIe siècle. Qu'est-ce qu'un bonapartiste, pourrait-on dire sans paradoxe ? Un républicain de droite. Et qu'est-ce qu'un républicain bourgeois, sinon un bonapartiste de gauche ?

Ni de près ni de loin, les communistes ne s'associeront à cette déification temporelle du Corse aux cheveux plats. Qu'on le considère comme le vainqueur d'Austerlitz ou comme l'auteur du Code civil, — monument plus durable que ses victoires les plus fameuses — Napoléon Bonaparte, à nos yeux, est l'homme qui a le plus fait pour asseoir la domination bourgeoise sur des bases si solides qu'elle persista encore après cent ans. Dans la société ébranlée par la tourmente révolutionnaire, il a restauré l'ordre et l'autorité, et nivelé le sol où allait s'épanouir sans entraves la civilisation capitaliste. On n'a vu trop souvent dans le premier Bonaparte que le sanglant porteur de sabre ; il n'a pas été que cela. L'empire qu'il a créé peut être considéré comme l'image et le symbole de l'empire que la bourgeoisie exerce dans l'ordre économique : son empire n'a duré que dix années à peine ; celui de la bourgeoisie dure depuis cent ans : mais comme d'autres tôt ou tard, l'empire de la bourgeoisie aura son Waterloo.

Ce n'est pas simplement le hasard de l'anniversaire qui me fait rapprocher du nom de Bonaparte celui de Karl Marx. Il y aura cent ans le 5 que Bonaparte est mort ; il y aura cent trois ans le même jour que Karl Marx est né. Si le rapprochement ne se fondait que sur cette fortuite similitude de date, il ne vaudrait pas d'être fait. Mais Marx est le premier qui ait prophétisé, comme fatal, le Waterloo du capitalisme. Et il est le premier qui ait donné à la classe ouvrière, asservie et foulée par le Corse brutal, la force inébranlable d'une doctrine fondée sur la science, ce qui revient à dire sur la réalité.

Laissons la bourgeoisie décadente célébrer en Napoléon le fondateur de la société bourgeoise. Anniversaire pour anniversaire ! Que toutes les pensées de la classe ouvrière soient le 5 mai pour Karl Marx, en qui le socialisme scientifique — c'est-à-dire le socialisme du prolétariat — a trouvé son premier artisan, son plus puissant « animateur ».

* * *

On l'a dit tant de fois qu'il est un peu banal de le redire : les progrès du socialisme dans le monde se mesurent aux progrès du marxisme dans les esprits.

Quand donc le socialisme dégénère, c'est par un prompt retour aux doctrines marxistes qu'il peut être revigoré. Toutes les crises organiques par où il a passé se sont ainsi résolues. La crise de la guerre, la plus grave de toutes, ne pouvait pas l'être autrement.

Le socialisme d'avant la guerre n'était que faiblement, marxiste. Il l'était à coup sûr dans ses considérants théoriques ; dans son activité pratique, dans son train-train de chaque jour, il ne l'était plus, ou si peu ! L'électoralisme et le parlementarisme lui faisaient généralement oublier en cours de route les principes de lutte de classe et de révolution proclamés à son point de départ. Toute l'éloquence de Jaurès n'a pu masquer cette contradiction intérieure. Il y eut bien la motion d'Amsterdam et sa répudiation hautaine « des tentatives révisionnistes tendant à changer notre tactique éprouvée et glorieuse basée sur la lutte de classe » ; mais la motion d'Amsterda, bien qu'imprimée en italiques sur toutes les cartes du Parti, ne fut jamais strictement appliquée, et les tendances opportunistes, condamnées par tous les Congrès, prévalurent si bien en fait que les monstrueuses déviations du socialisme de guerre en sont sorties le plus naturellement du monde.

Il n'est pas étonnant que ce soient des marxistes qui, contre le socialisme de guerre, aient les premiers réagi. Le marxisme consiste essentiellement dans la lutte de classe ; or, il y a incompatibilité totale — théorique et pratique à la fois — entre la lutte de classe et la défense nationale. Classe ou nation, il faut choisir ! Qui défend sa nation ne défend pas sa classe, parce que la classe déborde la nation, parce que la classe ouvrière n'est pas d'une nation, mais de toutes les nations : elle est internationale, comme le socialisme.

La réforme du socialisme, qui s'est manifestée avec éclat par la création des deux Internationales de Moscou, s'inspire donc tout entière du marxisme, et jusque dans son nom, le communisme marque un retour à Marx et à Engels. C'est dire qu'il ne se donne pas pour une création nouvelle de théoriciens nouveaux. La théorie, Marx et Engels en ont tracé les lignes directrices, une fois pour toutes en 1847 dans le Manifeste Communiste. Malgré que depuis soixante ans, la société bourgeoise ait subi des modifications profondes, les formules qu'il a données d'elle et de son mouvement, comme aussi du mouvement de la classe ouvrière, ont merveilleusement résisté aux morsures du temps. Sans nul doute, tout n'est pas dans les cinquante pages du Manifeste, mais rien de ce qui n'y est pas ne contredit ce qui y est. Les trusts sont dans la concentration capitaliste, comme l'impérialisme et la guerre sont dans la surproduction.

Le communisme ne restera fort que dans la mesure de sa fidélité au marxisme, qui est à lui — que cette comparaison me soit permise ! — comme la théologie était à la religion. C'est pourquoi la diffusion du marxisme dans les masses est pour les communistes un impérieux devoir. Il y a énormément à faire dans cette voie, presque rien n'y ayant été fait depuis près de vingt ans. Combien parmi nous — je parle de ceux qui ne sont déjà plus des jeunes ; à plus forte raison pourrais-je parler de nos cadets — sont familiers avec les plus grandes théories marxistes : théorie de la valeur et du sur-travail, aux fondements si merveilleusement robustes qu'elle a vaincu tous les assauts de l'adversaire ; théorie du matérialisme historique qui explique toute révolution sociale par les formes successives que revêtent au cours des siècles la production et la propriété ; conception dialectique enfin, qui considérant la société comme un conflit permanent de forces et de formes, fait surgir la révolution de la nécessité où la société se trouve, pour ne pas périr, d'accorder les contradictions au sein desquelles elle se débat....

Commémorer Marx n'est rien, ou pas grand'chose. Ce n'est pas d'actes de foi, même marxistes, que le communisme a besoin. Il a besoin de combattants qui sachent exactement pourquoi ils se battent et pourquoi ils entraînent les masses à se battre. Un large enseignement des théories marxistes donnera au communisme ces combattants nécessaires, capables d'embrasser du regard toute l'étendue de la bataille et d'en comprendre toutes les péripéties. C'est pourquoi le plus grand effort qui soit actuellement requis de nous, dans cette période de préparation et d'apprentissage où nous sommes, c'est de propager dans les masses, par la parole ou par l'écrit, les doctrines marxistes, cette philosophie du prolétariat.

On ne commémorera Marx qu'en faisant des marxistes — en faisant des communistes organisés, des communistes conscients.


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