1907

Berlin 1907 - Éditions Vorwärts

Kurt Eisner

La fin du Saint Empire Romain Germanique :
l'Allemagne et la Prusse à l'époque de la Grande Révolution Française

Chapitre V – 9ème section
Le blocus continental

1907

Le blocus continental

Après l'effondrement ignominieux de la Prusse, de sa dynastie et de sa classe dominante, de son armée et de sa noblesse féodale, le vainqueur, Napoléon, entreprit de lui insuffler une nouvelle vigueur pour la lancer dans une guerre bien plus gigantesque que toutes celles qui s'étaient jamais menées à coups de canons, de fusils et de marches forcées : il voulut qu'elle devînt, à l'instar de l'ensemble du continent européen, son alliée dans la bataille titanesque qui avait pour enjeu le commerce mondial et la puissance maritime. L'Europe industrielle et capitaliste du dix-neuvième siècle est née de cette guerre aux dimensions mondiales qui opposait l'Angleterre et la France, blocus, voies de communication coupées, arraisonnements et saisies de navires et de marchandises (« embargo »), destructions et dégradations de valeurs énormes, tarifs douaniers phénoménaux, primes à l'exportation et licences étant les munitions utilisées. Bonaparte était le porte-drapeau de la révolution embourgeoisée, et a été le premier pionnier d'une Allemagne qui, se détachant de l’État agraire féodal, devait avancer sur la voie de l'industrialisation. En faisant finalement voler en éclats les formes du vieil Empire, la politique qu'il suivait mit en place les premières amorces d'un nouvel Empire allemand industriel et unitaire. Sa chute en 1813-1815 freina cette évolution pendant toutes les décennies suivantes, qui virent la résurgence, à l'ombre de la Russie, de l'absolutisme enraciné dans les structures agraires féodales. Des décennies au cours desquelles la monarchie prussienne, le régime seigneurial des territoires situés à l'est de l'Elbe, coalisé avec la réaction européenne sous la houlette du tsar et de Metternich, atrophia la vie économique et politique du continent, et où l'Angleterre gagna du temps et de l'espace pour asseoir sans entraves l'hégémonie incontestée de son capitalisme industriel. Faisant le commerce des céréales, le hobereau des domaines d'au-delà de l'Elbe n'était pas seulement le fournisseur des cuisines anglaises, il était aussi l'agent actif de la domination de l'Angleterre sur le monde. Aujourd'hui, le hobereau prussien est protectionniste, il désorganise et met à la peine de mille façons le libre développement national de l'Empire allemand tributaire des importations de vivres, mais à cette époque-là, les mêmes, exportateurs de grains, étaient libre-échangistes et maintenaient de force la Prusse dans les limites étroites d'un État agrarien atrophié, au moment même où dans le monde entier, s'accomplissaient les plus grandes révolutions économiques que l'humanité ait jamais connues.

Dans le blocus continental, on voit à l’œuvre, sans fioritures, en toute clarté et concentrées, les tendances économiques fondamentales de toute l'époque de la Révolution française. Et du même coup, tombe en ruines toute la légende qui présente Napoléon sous les traits d'un aventurier animé d'une ambition démente, d'un aspirant à la domination et à l'assujettissement de l'univers. Ce qui nous apparaît au contraire, c'est un homme politique de grande culture qui a la tête aussi froide qu'il est hardi et à qui était dévolue la tâche de défendre l'héritage de la Révolution dans une lutte acharnée contre la brutalité d'une puissance supérieure. L'Angleterre avait besoin d'un continent empêtré dans les filets du féodalisme, et elle stipendiait les armées européennes, les têtes et les plumes du continent avec pour mission de lutter contre le développement de leurs propres pays. La Révolution avait libéré de ses entraves la production industrielle bourgeoise, la France s'était dans les faits prononcée aussi pour la liberté économique en Europe ; et la mission de Napoléon n'était rien d'autre que de libérer en France et sur le continent les forces productives de l'économie de la même manière qu'elles l'étaient déjà en Angleterre. Tout ce qu'il a entrepris n'avait pour but que de se défendre contre le concurrent britannique, qui, ne reculant devant aucun moyen, était décidé à ne tolérer aucun rival au monde, qui faisait tout ce qu'il pouvait pour maintenir l'Europe agraire dans ses chaînes et porter lui-même au plus haut degré de développement son commerce et son industrie sans avoir à craindre aucune concurrence. Le blocus continental n'a pas été une provocation gratuite, mais bien plutôt le paroxysme d'une guerre économique mondiale défensive qui faisait rage depuis le début de la Révolution. Quand les seigneurs de l'au-delà de l'Elbe ont livré leurs forteresses à Napoléon, ils ont accompli – du point de vue de l'économie mondiale – un acte émancipateur. Quand ils en ont repris possession, ils ont vendu l'avenir économique et social de l’État : c'est en étant victorieux, qu'ils ont été d'authentiques traîtres au pays ! Napoléon, lui, avait pleinement conscience de sa mission et la comprenait exactement. La manufacture, en fin de compte, l'intéressait plus que l'art militaire. Frédéric Guillaume III a été stupéfait et extrêmement embarrassé de ce qui était pour lui un manque total de savoir-vivre quand à Tilsit il vit de ses propres yeux Napoléon profiter de sa rencontre avec le tsar pour s'enquérir dans les moindres détails des finances et de l'économie russes. « Le monstre a questionné le tsar comme s'il avait devant lui un « écolier », écrivit le roi de Prusse tout indigné dans une lettre à la reine.

Le 18 octobre 1806, en pleine foire, une proclamation impériale enjoignit aux « banquiers, négociants et marchands » de Leipzig de déclarer dans les 24 heures toutes les marchandises de provenance anglaise. C'était une mesure brutale, mais bien ciblée, une mobilisation et un coup de sonde hardis devant permettre d'apprécier les effets éventuels du bombardement indirect visant l'Angleterre qui était en projet. L'exposé des motifs disait sans fioritures :  « Votre ville est reconnue en Europe pour l'entrepôt principal des marchandises anglaises, et sous ce rapport une ennemie dangereuse pour la France. » La foire de Leipzig était effectivement devenue au cours du XVIIIème siècle un centre du commerce mondial, le carrefour où se croisaient les marchandises de toute l'Europe, et, depuis le dernier tiers de ce siècle, depuis que l'industrie anglaise avait entamé sa course triomphale autour de la terre entière, l'entrepôt principal des marchandises coloniales et des produits manufacturiers anglais, en particulier de l'industrie cotonnière. Le succès de ce coup de main économique dépassa toutes les attentes. Dans la seule ville de Leipzig, on trouva et confisqua pour 9 millions de francs de marchandises anglaises, auxquelles vinrent s'ajouter encore 1 million dans d'autres villes de Saxe. Les marchandises confisquées furent maintenues sous bonne garde jusqu'en avril 1807, puis rachetées pour 7 millions par le conseil municipal de Leipzig après accord passé avec l'administration française ; les marchandises anglaises avaient en même temps servi à garantir la contribution de guerre saxonne.

La razzia opérée à Leipzig avait permis de constater l'importance des importations anglaises. C'est à sa suite que, le 20 novembre 1806, Napoléon publia le décret daté de Berlin qui décida le blocus de l'Angleterre. Le 15 novembre, dans un rapport remis à l'empereur, Talleyrand avait exposé les motifs du blocus continental : « L’Angleterre tend à naviguer exclusivement sur les mers. Elle s’arroge le monopole de tous les commerces et de toutes les industries, et toutes les fois que l’irrésistible force des événements a obligé la France d’intervenir dans les affaires des petits États ses voisins, et d’y intervenir pour leur repos, l’Angleterre a donné le signal des accusations et des plaintes. » Un deuxième rapport de Talleyrand défendait le principe de droit international violé par l'Angleterre, selon lequel « le droit des gens ne permet pas que le droit de guerre, et le droit de conquête qui en dérive, s’étendent aux citoyens paisibles, et sans armes, aux habitations et aux propriétés privées, aux marchandises du commerce, aux magasins qui les renferment, aux chariots qui les transportent, aux bâtiments non armés qui les voiturent sur les rivières ou sur les mers, en un mot à la personne et aux biens des particuliers. »

L'Angleterre, en bref, avait, écrivait-il, attaqué des navires de commerce neutres et traité en prisonniers de guerre leurs équipages. Elle avait conçu le projet insensé de posséder à elle toute seule tous les bienfaits de la civilisation et d'en dépouiller tous les autres. « Elle voudrait qu’il n’y eût sur la terre d’autre industrie que la sienne, et d’autre commerce que celui qu’elle ferait elle-même. Elle a senti que, pour réussir, il ne lui suffirait pas de troubler, qu’elle devait encore s’efforcer d’interrompre totalement les communications entre les peuples. » Voilà ce qui a motivé le décret du 20 novembre. Les dispositions les plus importantes en étaient les suivantes :

Les Îles Britanniques sont déclarées en état de blocus.
Tout commerce et toute correspondance avec les Iles Britanniques sont interdits.
En conséquence, les lettres ou paquets adressés ou en Angleterre, ou à un Anglais, ou écrits en langue anglaise, n'aurons pas cours aux postes, et seront saisis.
Tout individu sujet de l'Angleterre, de quelque état ou condition qu'il soit, qui sera trouvé dans les pays occupés par nos troupes, ou par celles de nos alliés, sera fait prisonnier de guerre.
Tout magasin, toute marchandise, toute propriété, de quelque nature qu'elle puisse être, appartenant à un sujet de l'Angleterre, sera déclaré de bonne prise.
Le commerce des marchandises anglaises est défendu ; et toute marchandise appartenant à l'Angleterre, ou provenant de ses fabriques ou de ses colonies, est déclarée de bonne prise.
La moitié du produit de la confiscation des marchandises et propriétés déclarées de bonne prise par les articles précédents, sera employée à indemniser les négociants des pertes qu’ils ont éprouvées par la prise des bâtiments de commerce qui ont été enlevés par les croisières anglaises.
Aucun bâtiment venant directement de l'Angleterre ou des colonies anglaises, ne sera reçu dans aucun port.

A la date du 21 novembre, Napoléon adressa au Sénat un message dans lequel l'empereur déclarait :

ne point évacuer ni Berlin, ni Varsovie, ni les provinces que la force des armes a fait tomber en nos mains, avant que la paix générale ne soit conclue; que les colonies espagnoles, hollandaises et français ne soient rendues; que les fondemens de la puissance ottomane ne soient raffermis, et l'indépendance absolue de ce vaste Empire, premier intérêt de notre peuple, irrévocablement consacrée.
Nous avons mis les îles Britanniques en état de blocus, et nous avons ordonné contre elles des dispositions qui répugnaient à notre cœur.  Il nous en a coûté de faire dépendre les intérêts des particuliers de la querelle des rois, et de revenir, après tant d'années de civilisation, aux principes qui caractérisent la barbarie des premiers âges des nations.  Mais nous avons été contraints, pour le bien de nos peuples et de nos alliés à opposer à l'ennemi commun les mêmes armes dont il se servait contre nous.

Les historiens prussiens, mais pas seulement eux, des économistes aussi, ont déclaré ne voir dans l'exposé des motifs du blocus continental que fourberie et verbiage grandiloquent engendrés par l'égoïsme démesuré de la France. Napoléon, en réalité, n'a fait, ici comme dans la plupart des cas, qu'énoncer la simple vérité. Assurément, ce décret représentait une intervention dans la vie économique qui n'avait jusqu'alors pas d'équivalent dans l'histoire, tant en ce qui concerne sa brutalité que son envergure et sa motivation. Les sujets de l’État patriarcal avaient certes depuis toujours l'habitude de ce genre d'interventions, mais celles-ci étaient marquées par un esprit de chicane tracassière, d'arbitraire malveillant, de fiscalisme mesquin et d'inconséquence à courte vue. Ici, le principe d'un protectionnisme combatif était mis, avec une intensité titanesque qu'on ne rencontrerait plus jamais ensuite et qui allait jusqu'au bout de ses ultimes conséquences, au service d'une lutte d'émancipation économique affrontant une puissance invincible pratiquant le brigandage sur terre et sur mer. Et si, en fin de compte, cette tentative s'est soldée par un fiasco, hormis les multiples causes extrinsèques qui ont provoqué l'échec, après d'importants succès partiels qui ont quand même laissé des traces, cela démontre clairement que l'usage de ce genre de contrainte est vain et qu'en dernière analyse, c'est une utopie césarienne que de prétendre maîtriser le développement capitaliste moderne avec les décrets barbares d'un État patriarcal et ouvrir la voie de l'émancipation sociale en recourant au capitalisme industriel.

Cependant, il ne faudrait pas que ces conclusions empêchent de comprendre que la tentative napoléonienne avait pour elle le droit de l'histoire.

Napoléon procéda tout d'abord à l'occupation militaire de Hambourg pour réaliser le blocus des sujets, des navires et des marchandises anglaises. La France, les États allemands de la Confédération du Rhin, l'Espagne, Naples, la Hollande et l’Étrurie appliquèrent immédiatement le décret. La Prusse et la Russie adhérèrent avec les traités de Tilsit, de même le Danemark et le Portugal. L'Autriche et la Suède suivirent en 1809. En 1810, toute l'Europe (à l'exception de la Sardaigne et de la Sicile) était fermée aux Anglais. Des dispositions encore plus sévères accrurent la fureur de ce terrible combat. L'Angleterre répondit au décret de Berlin en bloquant toutes les puissances participant au blocus, elle ordonna en outre de perquisitionner les flottes neutres et de leur imposer une taxation. Napoléon répliqua en déclarant anglais et donc confiscable tout bateau qui se soumettrait aux dispositifs anglais. En 1813, le blocus continental prit fin avec la débâcle de Napoléon.

Nous avions noté en évoquant les guerres de la Révolution que l'Angleterre n'était entrée en guerre qu'à partir du moment où elle avait compris que le grand « chambard », loin de détruire le pays, ne faisait que le renforcer. C'est par l'expérience immédiate sur le terrain économique qu'elle s'en rendit compte, et c'est la raison pour laquelle elle plongea de toutes ses forces l'Europe dans cette ère de guerres continuelles qui ne prit fin qu'en 1815. Ce n'est pas la Révolution, ce n'est pas Napoléon qui apportèrent la guerre, mais l'Angleterre, et, pour d'autres motifs, la Russie.

Immédiatement avant l'éclatement de la Révolution, l'Angleterre avait pu constater à quel point le féodalisme français était un atout pour son propre État universel du commerce et de l'industrie. En 1786, la France des Bourbons avait conclu avec l'Angleterre un traité commercial qui, dans l'intérêt de la noblesse viticole et de ses débouchés, était tellement agrarien que l'industrie anglaise inonda la France et ruina l'industrie textile du nord du pays. En 1785, Amiens produisait pour une valeur de 12 millions, en 1789, ce furent 5 millions. La concurrence anglaise signifiait alors dans les faits la mort de l'industrie continentale. Déjà à cette époque, elle appliquait les méthodes des cartels contemporains : maintenir à un niveau élevé les prix sur le marché intérieur en écoulant à bas prix sur les marchés étrangers. En outre, les produits manufacturés anglais étaient, en raison de la mécanisation des filatures, techniquement supérieurs – les machines étant jalousement protégées comme un secret commercial – et l'industrie continentale était encore faible et incapable de résister. La combinaison d'un atout qualitatif et de prix au rabais ne pouvait que conduire à la ruine de l'industrie continentale. Les produits anglais pénétraient également en Allemagne. De 1790 à 1806, l'Angleterre dominait l'industrie cotonnière du monde entier. En 1798, elle commença à anéantir l'industrie saxonne de la mousseline et du piqué dans le Vogtland et à Chemnitz et partit en 1804 également à l'assaut de l'industrie des indiennes. Nous avons déjà évoqué les ravages que cela fit en Prusse.

La chute du féodalisme en France entraîna l'annulation du traité de commerce agrarien avec l'Angleterre. Les tendances bourgeoises-industrielles qui prenaient le dessus avec la Révolution ne pouvaient laisser détruire l'industrie. Le 1er mars 1793, la France dut interdire l'importation de quelques produits manufacturés anglais. Là-dessus, l'Angleterre – sous couvert d'une guerre contre-révolutionnaire pour le trône et l'autel, l'ordre et le droit – fit alliance avec la Russie pour barrer à la France l'accès aux ports des deux pays. A partir de ce moment, la guerre ne connut plus d'interruption, et les moyens employés devinrent de plus en plus importants. L'Angleterre ne reculait devant aucune violence. Elle édicta même l'interdiction pour les marins américains de servir sur des bateaux français, sous peine d'être pendus comme pirates. Sur les mers et les océans, sa domination était absolue à la fin du siècle. Elle s'arrogeait le droit d'abordage sur tous les navires neutres. Aucun bateau ne pouvait passer la Manche sans être perquisitionné. En 1799, il n'y eut plus sur mer un seul bateau de commerce battant pavillon français. De 1792 à 1800, les exportations anglaises passèrent de 44,5 millions de livres sterling à 73,7 millions. Dès 1798, Napoléon proposa au Directoire des mesures énergiques. On abandonna l'idée téméraire d'un débarquement en Angleterre. On songea à occuper Hanovre et Hambourg. L'expédition de Napoléon en Égypte avait pour but de couper le commerce anglais avec l'Inde, mais elle échoua. Échoua également une tentative de mettre sur pied une Ligue continentale contre l'Angleterre. La paix à l'essai d'Amiens en 1802 – en Angleterre, on disait experimental peace – procura à la France une pause de 18 mois qu'elle mit à profit pour relever l'industrie autochtone, et cela si brillamment que l'Angleterre se mit à craindre qu'elle s'empare de l'hégémonie industrielle sur le continent. En guise de provocation, l'Angleterre réclama alors la remise en vigueur du traité de commerce de 1786, ce qui n'aurait signifié rien d'autre que le rétablissement du régime féodal en France. Évidemment, la France refusa sèchement, et l'Angleterre déclara de nouveau la guerre, et dans les années qui suivirent, elle s'empara de 1200 navires français représentant une valeur de 200 millions. La France répliqua en occupant Hanovre et en barrant l'Elbe et la Weser. L'Angleterre décréta alors du jour au lendemain le blocus de l'Elbe et anéantit tout le commerce de Hambourg. La plus grande ville portuaire d'Allemagne devint un simple bourg de campagne. Les procédés utilisés par l'Angleterre n'étaient rien d'autre que de la piraterie de la pire espèce. Elle remorquait les navires neutres et toute leur cargaison dans les ports anglais pour en faire usage pour son propre compte. Le 16 mai 1806, l'Angleterre bloqua les côtes de Brest jusqu'à l'Elbe. Tout le commerce avec la France, l'Espagne et l'Italie était paralysé. A cette date, avec ses 243 navires de ligne, l'Angleterre possédait quatre bâtiments de plus que toutes les autres flottes du monde entier réunies. La France ne possédait plus que 19 navires de ligne et autant de frégates.

Ainsi donc, le blocus continental ne fut qu'une mesure de coercition défensive destinée à sauver de la ruine complète le développement bourgeois-industriel de la France et plus généralement du continent. Mais la puissance anglaise voyait aussi se profiler sur mer un autre rival qui l'incitait à recourir à ces outrances d'un despotisme maritime effréné. Depuis le début du dix-neuvième siècle, les exportations des États-Unis augmentaient considérablement. Entre 1800 et 1807, l'Union apportait déjà en Europe autant de marchandises coloniales que l'Angleterre. Le tonnage de la flotte d'exportation américaine passa de 350 000 en 1793 à 850 000 en 1807, en 1805/1806, les exportations de sucre et de café des États-Unis dépassèrent largement les exportations anglaises, l'Angleterre exportait 27 814 pounds de coton, les Etats-Unis 1 833 187 pounds. Ceci attisait les passions anglaises et facilitait la contre-offensive contre le monopole mondial anglais.

La lutte menée de France eut des effets tout à fait révolutionnaires. C'est à elle qu'on est redevable de l'élimination définitive de l'infâme bestialité avec laquelle la classe dominante anglaise profanait le nom de l'humanité. Le commerce britannique des esclaves – de 1796 à 1800, les bateaux anglais avaient vendu 57 000 nègres en Amérique – fut interdit pour les colonies étrangères en 1806, sous le ministère Fox ; et supprimé en totalité en 1807. La guerre mondiale opposant la France à la Grande Bretagne avait créé une situation économique dans laquelle les capitalistes anglais avaient enfin trouvé compatible avec leurs intérêts de ne plus faire barrage à la propagande, menée depuis des dizaines d'années sans succès par quelques philanthropes, en faveur de la suppression de ce trafic honteux. La concurrence plaidait maintenant contre le trafic d'esclaves en direction des colonies étrangères. En raison de la réduction des débouchés, la multiplication naturelle des nègres déjà installés suffisait pour la production dans les colonies anglaises. En outre, la destruction des flottes étrangères dissipait la crainte qu'une quelconque autre puissance reprenne à son compte cette branche du « travail national ». A partir de 1808, les océans ne furent plus parcourus par ces bateaux anglais d'esclaves dans lesquels chaque nègre avait l'espace, la lumière et l'air d'un cercueil fermé par un couvercle, et où la moitié d'entre eux mourait d'ordinaire pendant la traversée – soit dit du reste en passant, avec un prix de vente de 40 à 50 livres sterling par individu, ils étaient cependant évalués à un tarif supérieur à celui des sujets allemands vendus à l'Angleterre. Cela aussi est à mettre au compte – et ce n'est pas le moindre de ses mérites – de la Révolution et de la politique commerciale révolutionnaire.

Le blocus continental permit l'essor de l'industrie française et et de celle de la partie de l'Allemagne située à l'ouest de l'Elbe. C'est de cette période seulement que date en Saxe la naissance d'une industrie textile capitaliste, laquelle se déploya rapidement en concentrant production et capital. Il n'y avait certes pas encore de machines à vapeur – en 1831, il n'y en avait encore que quelques-unes disséminées ici et là, – mais l'énergie hydraulique faisait reculer l'énergie animale et la production manuelle. Entre Pâques 1806 et la Saint-Michel [29 septembre (NdT)] 1812, le nombre de broches à coton passa en Saxe de 13 200 à 255 904, le nombre des ouvriers des filatures de 272 (en 1806) à 5838 (en 1814). C'était la naissance du prolétariat industriel !

Une chose est certes exacte : Napoléon a privilégié la France proprement dite, donc la zone s'étendant jusqu'au Rhin, au détriment des autres territoires allemands, en introduisant des droits de douane, en interdisant les importations, en facilitant les exportations, sans compter que les sommes prélevées au bénéfice de la France sur les pays vaincus au cours des années de guerres victorieuses sont estimées à une valeur de ½ à 1 milliard. Les avantages dont bénéficiait l'industrie sur la rive gauche du Rhin étaient si manifestes que, dans le grand-duché de Berg situé sur la rive droite et gouverné par Murat, le beau-frère de Napoléon, les villes industrielles de Düsseldorf, Elberfeld, Barmen, Solingen, Remscheid, Essen, Bochum, emportées par l'enthousiasme de leur patriotisme allemand, voulaient à tout prix être annexées par la France pour bénéficier de la protection industrielle française. Mais Napoléon, considérant les intérêts des concurrents nationaux, n'accéda pas à cette proposition. Cependant, quelle que fût la volonté de Napoléon d'accorder un traitement de faveur à la France, rien ne serait plus erroné que de supposer qu'il ait voulu brider l'industrialisation de l'Allemagne. Bien au contraire : l'idée directrice de toute sa politique fut d'encourager l'industrie en Allemagne et de faire reculer le féodalisme agraire, l'allié naturel de l'Angleterre. Pour la manufacture allemande de toile – la seule qui ait été implantée – la France représentait un marché avantageux : elle acheta à l'Allemagne pour 2,9 millions de fil de lin en 1808, pour 4,6 millions en 1810 ; dans la même période, l'importation de toile allemande passa de 8,7 à 13,1 millions. Et même si le blocus continental ne fut pas en mesure d'aider l'industrie d'au-delà de l'Elbe à se développer, s'il causa passagèrement de sérieux dégâts aux ports de la Mer du Nord et de façon durable de graves dommages aux ports de la Mer Baltique, il a par ailleurs provoqué une baisse du prix des céréales, une baisse qui, après les années de famine de 1800 à 1806, atteignit, entre 1806 et 1810, 60 à 80%. Alors que le paysan prussien n'avait le droit de vendre sa pauvre production que dans le chef-lieu le plus proche, le hobereau, lui, expédiait les céréales prussiennes en Angleterre et faisait ainsi, notamment quand la récolte n'avait pas été bonne, monter les prix du marché intérieur à des tarifs usuraires. C'était désormais fini. Et la population pauvre de Prusse a certainement plus profité de la baisse des prix de l'alimentation provoquée par le blocus qu'elle n'a payé pour une contribution de guerre du reste jamais acquittée en totalité ; sans compter que cette contribution pesait davantage sur les possédants.

Le blocus continental transforma naturellement les hobereaux en patriotes enragés contre Napoléon et en pro-Anglais enthousiastes. C'est pourquoi Napoléon avait le plus grand intérêt à briser la puissance de la noblesse féodale prussienne. Dans le domaine de la politique commerciale, la Prusse était dans la même situation que la France de 1786 ; sa classe dominante exportait en Angleterre de la même façon que la noblesse française sous le règne de Louis XVI. La France d'après la Révolution, la France du développement bourgeois avait dans les faits les mêmes intérêts économiques que le continent, dans l'exacte mesure où l'Europe continentale se libérait elle aussi de l'hégémonie du féodalisme agraire. La politique napoléonienne visait à faire éclater la solidarité anglaise des exportateurs féodaux de céréales. Le blocus continental était l'instrument destiné à provoquer cette révolution. Il devait aussi être une arme contre la grande propriété foncière prussienne, contre cette alliée de l'Angleterre. Et donc il était dans l'intérêt primordial de Napoléon de travailler à l'émancipation des paysans prussiens et par là d'affaiblir les seigneurs exportateurs. Dès 1808, le bonapartiste Posselt – les bons mots des hobereaux prussiens parlaient alors de « Bona-Parthes » - a clairement exposé dans ses « Annales Européennes » l'idée libératrice fondamentale de la politique française :  « Tout irait différemment et bien mieux si on en était déjà là où de toute façon on finira par arriver, c'est-à-dire si les intérêts de l'agriculture cédaient devant des intérêts supérieurs. Tant que tout continuera à suivre les mêmes ornières et que le propriétaire terrien, appelé gentilhomme, continuera à jouer les premiers rôles dans l’État, il restera impossible de rêver d'une quelconque prospérité. » Et effectivement, une Allemagne industrialisée aurait été l'amie héréditaire de la France : une noblesse foncière matée, un paysan émancipé, cela signifiait l'extension du champ opérationnel de la grande Révolution française jusqu'à la Vistule.

Cependant, la politique géniale et violente de l'empire napoléonien aboutit à un échec. Elle valut certes à la Prusse quelques réformes, mais en même temps, elle stimula la résistance de la caste dominante menacée, et celle-ci s'entendit à intégrer à cette résistance les éléments bourgeois que les misères des temps avaient mécontentés. L'époque césaristique de la Révolution finit par s'effondrer devant cette résistance, entraînant dans sa chute l'espoir d'une révolution allemande.
Les moyens mis en œuvre, d'un autre côté, se sont révélés inefficaces. Sous forme de contrebande, le libre-échange s'est imposé, comme cela a toujours été le cas quand il s'agissait de résister aux interventions despotiques de l'économie patriarcale. Les Allemands, et notamment les Prussiens, étaient passés maîtres dans ce métier. A partir de 1809, Königsberg devint l'entrepôt principal des marchandises anglaises passées en contrebande. Certes, seul un volume limité de produits manufacturés anglais arrivait à pénétrer ; la vieille route commerciale Manchester – Glasgow – Hambourg – Leipzig était barrée. Mais les fils anglais et surtout les marchandises coloniales arrivaient en quantités colossales. En procédant à de vastes pseudo-confiscations de marchandises anglaises, le Trésor prussien avait aussi su à peu de frais se procurer des revenus importants. Et Napoléon lui-même se vit finalement contraint d'enfreindre le blocus pour la simple raison que la perte de recettes douanières se faisait douloureusement sentir. Contre des redevances élevées, la France se mit pour cette raison à accorder des licences autorisant l'importation de produits anglais pourvu que fussent exportées des marchandises françaises de même valeur.

Bien entendu, la politique napoléonienne n'a pas atteint ses objectifs, bien entendu, les outils utilisés étaient en eux-mêmes grossiers, brutaux, leur audace se nourrissait de fantasmes, et sa mise en œuvre allait à l'encontre du but visé – mais le blocus continental a pourtant pour la première fois commencé à dégager la route menant à une Allemagne moderne économiquement unifiée, et a rendu possible les premiers assauts contre le féodalisme agraire. Plus jamais le continent européen n'a été aussi proche de la possibilité d'une union douanière commune qu'à l'époque du blocus, plus jamais la vision d'avenir des États-Unis d'Europe n'a semblé à ce point à portée de main.

 

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