1848-49

Marx et Engels journalistes au coeur de la révolution...

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La Nouvelle Gazette Rhénane

F. Engels

Comédie guerrière dans le Schleswig-Holstein [1]


n°5, 5 juin 1848

Schleswig-Holstein.— Le fait est que les annales de toute l'histoire ne montrent aucune campagne, aucune alternance aussi frappante entre la force armée et la diplomatie que celle que nous offre actuellement la guerre nationale de l'Allemagne unie contre le petit Danemark ! Les hauts-faits de l'ancienne armée d'Empire avec ses six cents chefs, ses états-majors, ses conseils de guerre, les chicanes mutuelles des chefs de la coalition de 1792, les ordres et contre-ordres de feu le Conseiller de guerre de la Cour royale impériale, tout ceci est grave, saisissant, poignant et tragique auprès de la comédie militaire que la nouvelle armée fédérale [2] allemande joue, à l'heure présente, dans le Schleswig-Holstein, sous les éclats de rire sonores de l'Europe entière.

Suivons brièvement l'intrigue de cette comédie.

Les Danois partent du Jutland et débarquent des troupes dans le nord du Schleswig. Les Prussiens et les Hanovrais occupent Rendsburg et la ligne de l'Eider [3]. Les Danois qui, malgré toutes les vantardises des Allemands, sont un peuple vif et courageux, attaquent rapidement et, au cours d'une seule bataille, rejettent l'armée du Schleswig-Holstein sur les Prussiens. Ceux-ci assistent tranquillement au spectacle.

Enfin l'ordre de marche arrive de Berlin. Les troupes allemandes unies attaquent les Danois et les écrasent près de Schleswig, grâce à leur supériorité numérique. Ce qui a notamment décidé de la victoire, ce fut l'habileté avec laquelle les gardes poméraniens manièrent la crosse comme autrefois à Grossbeeren et Dennewitz [4]. Le Schleswig est reconquis et l'Allemagne se réjouit bruyamment de la prouesse de son armée.

Entre temps la flotte danoise - qui ne compte même pas en tout vingt navires d'importance - capture les navires marchands, bloque tous les ports allemands et couvre les passages menant aux îles où son armée se retire. Le Jutland est sacrifié et partiellement occupé par les Prussiens qui lèvent une contribution de 2 millions en espèces.

Mais avant même qu'on ait touché un seul thaler, l'Angleterre fait des propositions de médiation sur la base d'un retrait des troupes et de la neutralité du Schleswig, et la Russie envoie des notes menaçantes. M. Camphausen tombe directement dans le piège et, sur son ordre, les Prussiens ivres de leur victoire se retirent de Veile à Königsau, Hadersleben, Apenrade, Flensburg. Aussitôt les Danois, qui avaient disparu, sont de nouveau là; ils poursuivent les Prussiens jour et nuit, ils sèment la perturbation dans leur retraite, ils débarquent dans tous les coins, battent les troupes du 10e corps confédéral près de Sundewitt et ne cèdent que devant une force numériquement supérieure. Lors de l'engagement du 30 mai, ce sont encore les crosses qui décident, brandies cette fois par les poings loyaux des Mecklembourgeois. La population allemande fuit avec les Prussiens, tout le nord du Schleswig est livré à la dévastation et au pillage, à Hadersleben et Apenrade la bannière danoise flotte de nouveau. On voit que les soldats prussiens de tous grades obéissent à la consigne, aussi bien au Schleswig qu'à Berlin.

Soudain un ordre vient de Berlin : les Prussiens doivent reprendre leur marche en avant. Alors on avance à nouveau tout joyeux vers le nord. Mais la comédie est encore loin d'être terminée. Nous sommes curieux de savoir où les Prussiens recevront cette fois l'ordre de retraite.

Bref, c'est une véritable contredanse, un ballet guerrier que le ministère Camphausen fait jouer pour son propre plaisir et la gloire de la nation allemande.

Mais n'oublions surtout pas que les feux de la rampe sont formés des villages en flammes du Schleswig, et le chœur, des cris de vengeance des traînards et des francs-tireurs danois.

Au cours de cette affaire, le ministère Camphausen a témoigné de sa haute vocation à représenter l'Allemagne à l'extérieur. Le Schleswig, livré par sa faute deux fois à l'invasion danoise, se souviendra avec reconnaissance de la première expérience diplomatique de nos ministres « responsables ».

Faisons confiance à la sagesse et à l'énergie du ministère Camphausen !


Notes

Texte surligné : en français dans le texte.

[1] Par décision du Congrès de Vienne, le Schleswig et le Holstein furent laissés en possession du Danemark, mais le Danemark fut obligé d'accepter l'entrée du Holstein dans la Confédération germanique. La Prusse essaya de profiter du mouvement de libération nationale des Allemands du Schleswig-Holstein. Sous l'influence de la révolution de juillet 1830 en France, une série d'actions révolutionnaires ayant pour mot d'ordre la sécession avec le Danemark se produisit dans le Schleswig-Holstein.

Liée par des intérêt économiques au Danemark, la grande bourgeoisie commerçante du Schleswig-Holstein, soutenue en partie par la noblesse, restait orientée vers le Danemark. La révolution de 1848 donna un grand essor au mouvement de libération nationale. Le 21 mars 1848, l'insurrection dirigée contre la domination danoise éclata. Dans la nuit du 23 au 24 mars un gouvernement provisoire fut formé à Kiel; il proclama l'indépendance du Schleswig-Holstein, déclara la guerre au Danemark et appela la Prusse à l'aide. Mais le gouvernement provisoire, composé de bourgeois libéraux modérés, prit tout de suite des mesures pour freiner le développement de la révolution. Il fut néanmoins contraint par la pression des masses populaires de proposer à l'Assemblée de la région de Kiel, élue au suffrage universel, « un projet de Constitution, le plus démocratique de tous ceux qui aient été rédigés en langue allemande » (Marx et Engels).

La Prusse entra en guerre contre le Danemark en 1848. « Mais tandis qu'en Pologne, en Italie, en Bohême et plus tard en Hongrie, on poussa les opérations militaires avec une vigueur extrême, dans cette guerre-ci, la seule populaire, la seule révolutionnaire, partiellement tout au moins, on adopta un système de marches et de contre-marches sans résultats, et on accepta une intervention de la diplomatie étrangère, ce qui aboutit, après nombre d'engagements héroïques, à une fin lamentable. Pendant la guerre, le gouvernement allemand trahissait à chaque occasion l'armée révolutionnaire du Schleswig-­Holstein. Et c'est à dessein qu'il permit aux Danois de la passer au fil de l'épée, une fois qu'elle fut disséminée ou divisée. Le corps des volontaires allemands fut traité de même.» (Engels : ouvr. cité, p. 251).

[2] Le Deutscher Bund (la Confédération allemande) fut créé en juin 1815 par le Congrès de Vienne; il comprit d'abord 35, puis 28 États et quatre villes libres et dura jusqu'en 1866. Le Bundestag, ou diète fédérale, en était l'Assemblée composé de plénipotentiaires. Il siégea sous la présidence de l'Autriche à Francfort-sur-le-Main. Pour lutter contre l'unification démocratique de l'Allemagne après la révolution de mars 1848, des éléments réactionnaires essayèrent de redonner une activité à la Diète fédérale.

[3] Fleuve tributaire de la Mer du Nord entre le Schleswig et le Holstein.

[4] Grossbeeren, village du Brandebourg où Bülow et Bernadotte remportèrent une victoire sur le maréchal Oudinot (22 août 1813). - Dennewitz, village du Brandebourg où Bülow vainquit Ney en 1813. À Grossbeeren, les Poméraniens dont les fusils avaient été rendus inutilisables par la pluie, frappèrent à coups de crosse les soldats de Napoléon.


Archives Lenine Archives Internet des marxistes
Début Précédent Haut de la page Sommaire Suite Fin