1848-49

Marx et Engels journalistes au coeur de la révolution...

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La Nouvelle Gazette Rhénane

F. Engels

L’insurrection de Prague [1]


n° 18, 18 juin 1848

Cologne, 17 juin



Un nouveau bain de sang comme celui de Posnanie se prépare en Bohême. La soldatesque autrichienne a étouffé dans le sang tchèque la possibilité pour la Bohême et l'Allemagne d'une coexistence pacifique.

Le prince Windischgrätz fait mettre en batterie, à Wyschchrad et au Hradschin [2], des canons dirigés contre Prague. On concentre des troupes et on prépare un coup de main contre le Congrès slave [3] et les Tchèques.

Le peuple apprend ces préparatifs. Il se précipite vers la demeure du prince et réclame des armes. Elles lui sont refusées. L'agitation augmente, la foule des gens armés et non armés grossit. Alors un coup part d'une auberge située en face du palais du commandant, et la princesse Windischgrätz s'écroule, mortellement blessée. Sur-le-champ, l'ordre d'attaquer est donné, les grenadiers chargent, le peuple est refoulé. Mais partout des barricades s'élèvent et arrêtent la troupe. Des canons sont amenés, les barricades sont écrasées sous la mitraille. Le sang coule à flots. Durant toute la nuit du 12 au 13, et le 13 encore, on se bat. Finalement, les soldats réussissent à prendre les grandes artères et à refouler le peuple dans les quartiers aux rues plus étroites où l'on ne peut utiliser l'artillerie.

Nos dernières nouvelles n'en disent pas plus. On ajoute que de nombreux membres du Congrès slave ont été expulsés de la ville sous bonne escorte, et que la troupe aurait vaincu, du moins partiellement.

Que l'insurrection finisse comme elle voudra, l'unique solution possible est maintenant une guerre d'extermination entre les Allemands et les Tchèques.

Les Allemands ont à expier, dans leur révolution, les péchés de tout leur passé. Ils les ont expiés en Italie. En Posnanie, ils se sont chargés une fois de plus de la malédiction de toute la Pologne. Et maintenant il faut ajouter encore la Bohême.

Les Français, même là où ils venaient en ennemis, ont su se faire apprécier et se rendre sympathiques. Les Allemands ne sont appréciés nulle part et ne trouvent nulle part de sympathie. Même là où ils interviennent en tant qu'apôtres généreux de la liberté, on les repousse avec un sarcasme amer.

Et l'on a raison. Une nation qui, au cours de tout son passé, a accepté d'être un instrument d'oppression de toutes les autres nations, doit d'abord prouver qu'elle a réellement fait sa révolution. Elle doit le prouver autrement que par quelques demi-révolutions qui n'ont d'autre résultat que de laisser subsister sous d'autres formes l'indécision, la faiblesse, les divisions d'autrefois; des révolutions où un Radetzky reste à Milan, un Colomb et un Steinäcker en Posnanie, un Windischgrätz à Prague, un Hüser à Mayence, c'est comme si rien ne s'était passé.

L'Allemagne qui a fait sa révolution devait, dans ses rapports avec les peuples voisins notamment, se dégager de tout son passé. Elle devait proclamer, en même temps que sa propre liberté, celle des peuples qu'elle avait opprimés jusque là.

Et qu'a fait l'Allemagne après sa révolution ? Elle a pleinement ratifié l'ancienne oppression que la soldatesque allemande a fait peser sur l'Italie, la Pologne et fait peser maintenant en plus sur la Bohême. Kaunitz et Metternich sont entièrement justifiés.

Et voilà les Allemands qui demandent aux Tchèques d'avoir confiance en eux ?

Et l'on tient rigueur aux Tchèques de ne pas vouloir se rattacher à une nation qui, au moment où elle-même se libère, opprime et maltraite d'autres nations ?

On leur tient rigueur de ne pas vouloir se faire représenter à une Assemblée telle que notre lamentable et lâche « Assemblée nationale » de Francfort qui tremble devant sa propre souveraineté ?

On leur tient rigueur de répudier toute attache avec le gouvernement autrichien impuissant qui, en proie au désarroi et paralysé, ne semble être là que pour ne pas empêcher une désagrégation de l'Autriche ou du moins pour l'organiser, sinon pour la constater ? Avec un gouvernement lui-même trop faible pour délivrer Prague des canons et des soldats d'un Windischgrätz ?

Mais ceux qu'il faut plaindre le plus, ce sont les vaillants Tchèques eux-mêmes. Victorieux ou battus, leur perte est certaine. L'oppression qu'ils ont subie durant quatre siècles de la part des Allemands, oppression qui se poursuit dans les combats de rues de Prague, les pousse dans les bras des Russes. Dans la grande lutte qui va éclater dans très peu de temps - peut-être dans quelques semaines - entre l'ouest et l'est de l'Europe, une fatalité malheureuse place les Tchèques dans le camp des Russes, dans le camp du despotisme, contre la révolution. La révolution triomphera et les Tchèques seront les premiers à être écrasés par elle [1].

C'est encore nous, Allemands, qui portons la responsabilité d'avoir mené les Tchèques à leur perte. Ce sont les Allemands qui les ont livrés par traîtrise à la Russie.


Notes

[1] Le 11 mars 1848, à Prague, une assemblée populaire réclama dans une pétition l'abolition des corvées, la reconstitution du royaume de Bohême, l'égalité des Tchèques et des Allemands. Les revendications nationales se développèrent après l'insurrection de Vienne et de Budapest, mais furent combattues par la bourgeoisie d'origine et de culture allemandes, et la noblesse qui redoutait la libération des serfs.
Au Congrès slave qui s'ouvrit le 2 juin à Prague, les démocrates tchèques repoussèrent les projets de « Grande Allemagne », mais se déclarèrent prêts à mener avec les Autrichiens et les autres peuples danubiens une politique d'entente. Mais à peine le Congrès avait-il commencé à siéger qu'un conflit éclata à Prague entre les Tchèques et les soldats de Windischgrätz. Le maréchal, dont la femme avait été tuée chez elle d'une balle perdue, fit bombarder la ville et l'obligea à capituler sans conditions le 17 juin. Le Congrès fut dissous et la Bohême soumise à un régime de dictature militaire.

[2] Wyschehrad est le plus vieux quartier, le berceau de Prague, et le Hradschin, situé sur la rive gauche de la Vltava, est une sorte de quartier fortifié, renfermant dans son enceinte, le château-fort construit par l'empereur Charles IV au XIV° siècle et la cathédrale Saint-Guy où étaient sacrés les rois de Bohême.

[3] Le congrès slave se réunit le 2 juin 1848 à Prague. Deux tendances apparurent. Les libéraux modérés de droite, dirigés par Palacky et Safarik, tout en acceptant le maintien de la monarchie austro-hongroise, voire son renforcement, tentaient de la transformer en une fédération de nations. lités aux droits égaux; les démocrates de gauche, dirigés par Sabins, Fric, Libelt, etc. s'y opposaient et aspiraient à agir en commun avec le mouvement démocratique révolutionnaire d'Allemagne et de Hongrie. Comme la majorité des congressistes représentait la théorie austro-hongroise, elle adopta une position hostile au mouvement révolutionnaire européen, car un des buts que se proposait le mouvement démocratique était l'anéantissement de l'empire réactionnaire des Habsbourgs. C'est de ce point de vue que Marx et Engels jugeaient la politique de la bourgeoisie tchèque qui triompha au congrès et ouvrit la voie à une alliance ouverte avec la noblesse et les Habsbourg contre le mouvement révolutionnaire. Les délégués appartenant à l'aile gauche radicale prirent part à l'insurrection de Prague et subirent de cruelles représailles. Les représentants de la tendance libérale modérée, restés à Prague, ajournèrent le congrès à une date indéterminée.

[1] On ne peut comprendre ce jugement sur les Tchèques qu'en tenant compte que Marx et Engels considéraient la question nationale du point de vue des intérêts de l'ensemble du mouvement révolutionnaire en Europe. En Bohème on pouvait distinguer deux étapes principales :
Du début des événements de mars jusqu'à l'écrasement de l'insurrection de Prague, les masses populaires - la paysannerie et le prolétariat - prirent une part active au mouvement révolutionnaire contre le féodalisme et l'absolutisme. Cette lutte du peuple tchèque coïncidait avec les intérêts du mouvement révolutionnaire européen et fut soutenue par Marx et Engels.
Après l'écrasement de l'insurrection de Prague, la bourgeoisie libérale tchèque qui, en luttant contre la révolution et la démocratie, faisait cause commune avec la noblesse et les Habsbourgs, réussit à réprimer les forces démocratiques de Bohème et à mettre le mouvement social dans le sillage du mouvement national. Ce mouvement entra ainsi en contradiction avec la révolution européenne parce qu'il était devenu un soutien de la monarchie des Habsbourgs et indirectement du tsarisme. Les éléments démocratiques tchèques ne réussirent pas, dans cette deuxième étape, à soutenir énergiquement la révolution et à déjouer la politique contre-révolutionnaire de la bourgeoisie. Marx et Engels estimaient, à juste titre, que la position du peuple tchèque, dans cette deuxième étape, était réactionnaire. Mais ils soulignèrent aussi que la politique nationaliste et antislave de la bourgeoisie allemande portait pour une très grande part la responsabilité d'avoir rejeté les Tchèques du côté de la contre-révolution.


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