1848-49

Marx et Engels journalistes au coeur de la révolution...

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La Nouvelle Gazette Rhénane

F. Engels

Détails sur le 23 juin

n° 26, 26 juin 1848, édition spéciale


L'insurrection est une insurrection purement ouvrière. Le ressentiment des ouvriers s'est déchaîné contre le gouvernement et l'Assemblée qui ont déçu leurs espoirs, qui ont pris quotidiennement dans l'intérêt de la bourgeoisie de nouvelles mesures contre les ouvriers, qui ont dissous la « Commission pour les Travailleurs » siégeant au Luxembourg [1], qui ont réduit les ateliers nationaux et ont édicté une loi contre les attroupements [2]. Tous les détails de l'insurrection en font ressortir le caractère résolument prolétarien.

Les Boulevards, la grande artère de la vie parisienne, furent le théâtre des premiers rassemblements. De la porte Saint-Denis Jusqu'à la rue du Temple, tout était rempli d'une foule dense. Des ouvriers des ateliers nationaux déclarèrent qu'ils n'iraient pas dans les ateliers nationaux de Sologne, d'autres racontèrent qu'ils étaient partis la veille pour cette destination, mais que, déjà à la barrière de Fontainebleau, ils avaient en vain attendu leur feuille de route et l'ordre de départ qui leur avaient été promis la veille.

Vers dix heures, on appela aux barricades. La région est et sud-est de Paris, à partir du quartier du faubourg Poissonnière, se couvrit rapidement de barricades, mais apparemment sans ordre ni cohérence. Les rues Saint-Denis, Saint-Martin, Rambuteau, du faubourg Poissonnière, et, sur la rive gauche de la Seine, les accès des faubourgs Saint-Jacques et Saint-Marceau, les rues Saint-Jacques, de la Harpe, de la Huchette et les ponts voisins furent transformés en camps plus ou moins fortement retranchés. Sur les barricades, on planta des drapeaux portant l'inscription « Du pain ou la mort », et encore « Du travail ou la mort ».

L'insurrection s'appuyait donc résolument sur la partie est de la ville, où la population ouvrière prédomine; d'abord sur les faubourgs Saint-Jacques, Saint-Marceau, Saint-Antoine, du Temple, Saint-Martin, et Saint-Denis, sur les « aimables faubourgs » [3], puis sur les quartiers situés entre ces faubourgs (quartiers Saint-Antoine, du Marais, Saint-Martin et Saint-Denis).

Aux barricades succédèrent les attaques. Le poste du boulevard Bonne-Nouvelle, qui, à chaque révolution, est presque toujours le premier à être pris d'assaut, était occupé par la garde mobile [4]. Il fut désarmé par le peuple.

Mais, peu après, la garde nationale [5] des quartiers de l'Ouest approcha pour le dégager. Elle réoccupa le poste. Un deuxième détachement occupa le trottoir surélevé devant le théâtre du Gymnase qui domine une grande partie des Boulevards. Le peuple essaya de désarmer les postes avancés; pourtant, provisoirement, d'un côté comme de l'autre, on ne fit pas usage des armes.

Finalement l'ordre vint de prendre la barricade qui coupait le boulevard à la porte Saint-Denis. La garde nationale avança, commissaire de police en tête; on parlementa; quelques coups partirent; de quel côté, on ne sait pas exactement, et la fusillade devint rapidement générale.

Aussitôt le poste du boulevard Bonne-Nouvelle se mit à tirer à son tour; un bataillon de la deuxième légion qui occupait le boulevard Poissonnière avança aussi, les fusils chargés à balles. Le peuple était cerné de toutes parts. De ses positions avantageuses et en partie sûres, la garde nationale ouvrit un violent feu croisé sur les ouvriers. Ces derniers se défendirent une demi-heure durant finalement le boulevard Bonne-Nouvelle et les barricades furent pris jusqu'à la porte Saint-Martin. Ici la garde nationale, vers onze heures également, avait pris les barricades du côté de la rue du Temple et occupé les accès au boulevard.

Les héros qui prirent d'assaut ces barricades étaient les bourgeois du deuxième arrondissement qui s'étend du Palais ex-Royal jusqu'au bout du faubourg Montmartre. C'est là qu'habitent les riches boutiquiers de la rue Vivienne, de la rue Richelieu et du boulevard des Italiens, les grands banquiers de la rue Laffitte et de la rue Bergère, les rentiers bons vivants de la Chaussée d'Antin. C'est là qu'habitent Rothschild et Fould, Rougemont de Lowemberg et Ganneron. C'est là, en un mot, que se trouve la Bourse, Tortoni [6] et tout ce qui s'y rattache.

Ces héros, menacés les premiers et le plus souvent par la république rouge, furent aussi les premiers sur le terrain. Il est caractéristique que la première barricade du 23 juin ait été prise par les vaincus du 24 février. Forts de trois mille hommes, ils avancèrent; quatre compagnies prirent au pas de charge un omnibus renversé. Les insurgés paraissaient entre temps de nouveau retranchés à la porte Saint-Denis, car vers midi le général Lamoricière dut faire avancer de forts détachements de garde mobile, d'infanterie de ligne, de cavalerie et deux canons pour (avec la deuxième légion de la garde nationale du deuxième arrondissement) prendre une solide barricade. Les insurgés contraignirent un peloton de garde mobile à la retraite.

La bataille du boulevard Saint-Denis fut le signal de l'engagement dans tous les arrondissements de l'est de Paris. Il fut sanglant. Plus de 30 insurgés furent tués ou blessés. Les ouvriers furieux jurèrent d'attaquer, la nuit suivante, de toutes parts, et de combattre jusqu'à la mort la « garde municipale de la République [7]. »

À onze heures on se battait aussi dans la rue Planche-Mibray (prolongement de la rue Saint-Martin vers la Seine), un homme fut tué.

Dans la région des Halles, rue Rambuteau, etc. des heurts sanglants se produisirent aussi. Quatre à cinq tués restèrent sur le terrain. A une heure, un engagement eut lieu rue du Paradis-Poissonnière; la garde nationale fit feu; on n'en connaît pas le résultat. Faubourg Poissonnière, après une rencontre sanglante, deux sous-officiers de la garde nationale furent désarmés.

La rue Saint-Denis fut nettoyée par des charges de cavalerie.

Faubourg Saint-Jacques, on se battit l'après-midi avec une grande violence. Rue Saint-Jacques et rue La Harpe, place Maubert, on se lança, avec des résultats inégaux, à l'assaut de barricades, et on tira fortement à mitraille. Faubourg Montmartre aussi, les troupes tirèrent au canon.

Les insurgés étaient refoulés partout. L'Hôtel de Ville restait libre; à trois heures l'insurrection était limitée aux faubourgs et au Marais.

D'ailleurs on voyait peu de gardes nationaux sans uniforme (c'est-à-dire d'ouvriers qui n'ont pas d'argent pour se procurer un uniforme) sous les armes. Par contre, il y avait parmi eux des gens qui portaient des armes de luxe, des fusils de chasse, etc... Des gardes nationaux montés (c'étaient de tout temps les jeunes gens des familles les plus riches) étaient à pied et avaient pris place dans les rangs de l'infanterie. Sur le boulevard Poissonnière, des gardes nationaux se laissèrent tranquillement désarmer par le peuple et décampèrent.

À cinq heures, la bataille durait encore lorsqu'une averse l'interrompit brusquement.

Dans quelques endroits isolés, on se battit cependant jusqu'à une heure avancée. À neuf heures, des coups de fusil claquaient encore dans le faubourg Saint-Antoine, centre de la population ouvrière.

Jusque-là, la lutte n'avait pas encore été menée avec toute la violence d'une révolution décisive. La garde nationale, à l'exception de la deuxième légion, semble avoir hésité la plupart du temps à attaquer les barricades. Les ouvriers, tout furieux qu'ils étaient, se bornèrent, cela va de soi, à défendre leurs barricades.

C'est ainsi que l'on se sépara le soir après que les deux camps se furent donné rendez-vous pour le lendemain matin. La première journée de combat n'apportait au gouvernement aucun avantage; les insurgés refoulés avaient la possibilité de réoccuper dans la nuit les postes qu'ils avaient perdus, et c'est ce qu'ils firent. Par contre, le gouvernement avait deux faits importants contre lui : il avait tiré à mitraille, et il n'avait pas vaincu l'émeute le premier jour. Mais quand on emploie la mitraille et qu'on laisse passer une nuit, qui n'est pas une nuit de victoire mais une simple suspension des hostilités, c'est l'émeute qui cesse et la révolution qui commence.


Notes

Texte surligné : en français dans le texte.

[1] Sous la pression de manifestations ouvrières, le Gouvernement provisoire de la Deuxième République proclama le droit au travail, décréta l'établissement d'ateliers nationaux et, le 28 février, l'institution d'une « Commission du gouvernement pour les travailleurs » qui serait présidée par Louis Blanc et chargée « d'aviser à garantir au peuple les fruits légitimes de son travail ». La Commission se réunit au Palais du Luxembourg et dès le 2 mars fit décréter que la journée de travail était limitée à dix heures à Paris et à onze heures en province. Ce décret ne fut d'ailleurs pas appliqué. Le 16 mai le gouvernement supprima la Commission.

[2] Cette loi prévoyait une peine de douze ans de prison et la privation des droits civiques pour tout citoyen ayant fait partie d'un attroupement armé qui ne se serait pas dissipé à la première sommation. Il suffisait que dans l'attroupement il y eût un homme armé pour que l'attroupement fut réputé armé.

[3] Expression employée par Louis-Philippe pour désigner les faubourgs peuplés essentiellement d'ouvriers et situés à l'est de Paris et pour se donner ainsi une allure populaire.

[4] La garde mobile avait été créée par un décret du gouvernement provisoire du 25 février 1848 pour lutter contre les masses populaires révolutionnaires. Elle était composée surtout de « prolétaires en guenilles » et servit à réprimer l'insurrection de juin.

[5] La garde nationale était en 1848 une sorte de milice civique chargée de veiller au maintien de l'« ordre ».

[6] Tortoni : ancien café de Paris situé à l'angle du boulevard des Italiens et de la rue Taitbout. Il était fréquenté assidûment par les hommes politiques et les hommes de lettres les plus en vue. Il disparut vers 1887.

[7] La « garde républicaine » fut créée le 16 mai 1848 par le gouvernement, inquiété par les événements révolutionnaires de la veille. Elle comptait 2.600 hommes. Elle était commandée par des officiers réactionnaires et dépendait du préfet de police.


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