1848-49

Marx et Engels journalistes au coeur de la révolution...

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La Nouvelle Gazette Rhénane

F. Engels

La Kölnische Zeitung et la situation en Angleterre

n° 62, 1er août 1848


Cologne, 31 juillet

« Où peut-on découvrir en Angleterre une trace de cette haine contre la classe appelée en France bourgeoisie ? Naguère cette haine fut dirigée contre l'aristocratie, qui levait un impôt injuste et accablant sur le labeur grâce au monopole sur les céréales. En Angleterre le bourgeois ne jouit d'aucun privilège, il est l'enfant de son labeur; en France, il était sous Louis-Philippe l'enfant du monopole, du privilège. »

Cette phrase plein de grandeur, d'érudition, d'amour de la vérité se trouve dans un éditorial de M. Wolfers la Kölnische Zeitung, toujours bien informée.

C'est effectivement curieux ! En Angleterre existe le prolétariat le plus nombreux, le plus concentré, le plus classique, un prolétariat qui, tous les cinq à six ans, est décimé par la misère la plus atroce d'une crise commerciale, par la faim et le typhus, un prolétariat qui, la moitié de sa vie durant, est de trop dans l'industrie, et n'a pas de quoi manger; en Angleterre, un homme sur dix est un pauvre, et un pauvre sur trois est un prisonnier des bastilles instituées par la loi sur les pauvres [1], l'assistance publique coûte annuellement presque autant que l'ensemble des dépenses de l'État prussien; en Angleterre, la misère et le paupérisme ont été proclamés ouvertement facteur nécessaire de l'actuel système industriel et de la richesse nationale, et pourtant où trouve-t-on en Angleterre trace de haine contre la bourgeoisie ?

Dans aucun pays du monde l'opposition entre prolétariat et bourgeoisie n'a jamais été aussi développée qu'en Angleterre, car le prolétariat y constitue une masse importante; aucun pays du monde n'accuse des contrastes aussi criants entre la pauvreté la plus profonde et la richesse la plus colossale : et pourtant, où trouve-t-on trace de haine contre la bourgeoisie ?

Certes ! Les coalitions des ouvriers, clandestines jusqu'en 1825, ouvertes depuis 1825, non pas des coalitions d'un jour contre un fabricant, mais des coalitions permanentes contre des groupes entiers de fabricants, des coalitions de toutes les branches, de toutes les villes, enfin des coalitions d'innombrables ouvriers s'étendant sur toute l'Angleterre; toutes ces coalitions et leurs luttes innombrables contre les fabricants, les arrêts de travail qui conduisirent à des violences, des destructions vengeresses, des incendies, des attaques à main armée, des meurtres, voilà autant de preuves de l'amour du prolétariat pour la bourgeoisie !

Toute la guerre des ouvriers contre les fabricants qui dure maintenant depuis environ quatre-vingts ans, qui a commencé par la destruction de machines, et qui, se poursuivant par des coalitions, des attaques isolées contre la personne et la propriété des fabricants et des rares ouvriers dévoués aux fabricants, par des soulèvements plus ou moins importants, par les insurrections de 1839 et 1842 [2], est devenue la lutte de classe la plus accomplie que le monde ait jamais vue, toute cette lutte de classe des chartistes, le parti constitué du prolétariat, contre le pouvoir constitué de la bourgeoisie, lutte qui n'a pas encore conduit à des collisions terriblement sanglantes comme les luttes de juin à Paris mais qui est menée avec une bien plus grande ténacité par des masses beaucoup plus importantes, sur un terrain beaucoup plus vaste cette guerre civile sociale n'est naturellement pour la Kölnische Zeitung et son Wolfers rien qu'une longue preuve de l'amour du prolétariat anglais pour la bourgeoisie qui le dirige !

Il était de mode, il y a bien longtemps, de présenter l'Angleterre comme le pays classique des oppositions et des luttes sociales et, considérant la « situation soi-disant anormale » de l'Angleterre, de vanter la chance qu'avait la France avec son roi bourgeois, ses combattants bourgeois du Parlement, et ses braves ouvriers qui se battaient toujours si vaillamment pour la bourgeoisie ! Il y a bien longtemps que la Kölnische Zeitung entonnait quotidiennement la même antienne, et trouvait dans les luttes de classe anglaises un motif de détourner I'Allemagne du protectionnisme et de l'« anormale » industrie en circuit fermé qui en découlait ! Mais les journées de juin ont tout bouleversé. Les terreurs de la lutte de juin ont paralysé la Kölnische Zeitung, et les millions de chartistes de Londres, Manchester et Glasgow s'évanouissent dans le néant devant les quarante mille insurgés de Paris.

La France est devenue le pays classique de la haine contre la bourgeoisie et, à en croire ce que dit actuellement la Kölnische Zeitung, elle l'a été depuis 1830. Étrange ! Pendant que les agitateurs anglais, aux applaudissements du prolétariat tout entier, appellent inlassablement depuis maintenant dix ans à la haine la plus ardente contre la bourgeoisie dans des meetings, des brochures, des journaux, la littérature ouvrière et socialiste française a toujours prêché la conciliation avec la bourgeoisie, s'appuyant justement sur la fait que les oppositions de classe n'étaient pas encore, et de loin, aussi développées qu'en Angleterre ! Et ce sont justement les gens au seul nom desquels la Kölnische Zeitung se signe trois fois, un Louis Blanc, un Cabet, un Caussidière, un Ledru-Rollin qui, des années durant, avant et après la révolution de février, ont prêché la paix avec la bourgeoisie et la plupart du temps de la meilleure foi du monde. Que la Kölnische Zeitung relise l'ensemble de leurs écrits, qu'elle relise La Réforme, Le Populaire, qu'elle relise même des journaux ouvriers des dernières années comme L'Union, La Ruche populaire, La Fraternité [3], mais il suffit de citer deux ouvrages universellement connus : toute l'Histoire de dix ans de Louis Blanc, notamment la fin, et les deux tomes du même auteur sur l'Histoire de la Révolution.

Mais la Kölnische Zeitung ne se contente pas d'affirmer qu'en Angleterre, il n'existe aucune haine et « contre ce qu'on appelle en France la bourgeoisie » (en Angleterre aussi, ô ! collègue si bien informée, cf. le Northern Star depuis 2 ans), elle explique aussi pourquoi il en est précisément ainsi et qu'il ne peut en être autrement.

Peel a sauvé la bourgeoisie anglaise de la haine en supprimant les monopoles et en établissant le libre échange :

« En Angleterre, le bourgeois ne jouit d'aucun privilège, d'aucun monopole, en France il a été l'enfant du monopole... Ce sont les mesures prises par Peel qui ont préservé l'Angleterre du bouleversement le plus effroyable. »

En supprimant le monopole de l'aristocratie, Peel sauva la bourgeoisie de la haine menaçante du prolétariat, merveilleuse logique de la Kölnische Zeitung !

« Le peuple anglais, nous disons bien : le peuple anglais, s'aperçoit un peu plus chaque jour que c'est uniquement du libre échange que l'on peut espérer la solution des problèmes vitaux qui englobent tous ses maux et toutes ses préoccupations actuelles, solution tentée ces derniers temps, au milieu de fleuves de sang... N'oublions pas que le peuple anglais eut le premier l'idée du libre échange. »

Le peuple anglais ! Mais depuis 1839 le « peuple anglais » a combattu les hommes du libre échange dans tous leurs meetings, et dans la presse; à l'époque où triomphait la Ligue contre les lois sur le blé, il les a contraints à se réunir clandestinement, et à exiger une carte d'entrée à leurs meetings; avec l'ironie la plus amère, il a mis en parallèle les actes des freetraders (libre-échangistes) et leurs belles paroles; il a identifié complètement bourgeois et libre-échangistes ! De temps en temps, le peuple anglais a même dû recourir à l'aide rnomentanée de l'aristocratie, des monopolistes, contre la bourgeoisie, par exemple dans la question des dix heures [4], et ce peuple qui s'entend si bien à chasser les freetraders de la tribune des réunions publiques, ce « peuple anglais » serait le promoteur des idées de libre-échange ? Enfantine simplicité de la Kölnische Zeitung, qui non seulement ressasse les illusions des grands capitalistes de Manchester et de Leeds, mais prête avec crédulité l'oreille à leurs mensonges délibérés !

« En Angleterre, le bourgeois ne jouit d'aucun privilège, d'aucun monopole ». Mais en France, il en est autrement :

« Pour l'ouvrier, le bourgeois était depuis longtemps l'homme du monopole à qui le pauvre cultivateur payait 60 % d'impôts pour le soc de sa charrue, qui accaparait sa houille, livrait dans toute la France les vignerons à la famine et leur vendait tout sans exception 20, 40, 50 % plus cher »...

La brave Kölnische Zeitung ne connaît pas d'autre « monopole » que celui de la douane, c'est-à-dire le monopole qui ne pèse en apparence que sur l'ouvrier, mais en réalité sur la bourgeoisie et tous les industriels qui ne bénéficient pas de la protection douanière. La Kölnische Zeitung connaît uniquement le monopole que Messieurs les libre-échangistes, d'Adam Smith à Cobden, poursuivent de leur haine, le monopole local établi par les lois.

Mais le monopole du capital, le monopole qui existe sans la législation, et souvent malgré la législation, ce monopole n'existe pas pour ces Messieurs de la Kölnische Zeitung. Et c'est justement lui qui pèse directement et inexorablement sur les ouvriers, c'est lui qui engendre la lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie ! C'est justement ce monopole qui est le monopole spécifiquement moderne; c'est lui qui produit les oppositions de classe propres à notre temps; et la solution de ces problèmes est précisément la tâche spécifique du dix-neuvième siècle !

Mais ce monopole du capital devient plus puissant, plus universel, plus menaçant, dans la mesure même où les autres petits monopoles locaux disparaissent.

Plus la concurrence devient libre par l'élimination de tous les « monopoles », et plus vite le capital se concentre dans les mains d'une féodalité industrielle, plus vite la petite bourgeoisie est ruinée, plus rapidement l'industrie de I'Angteterre, pays du monopole capitaliste, asservira les pays environnants. Supprimez les « monopoles » de la bourgeoisie fran-çaise, allemande, italienne, et l'Allemagne, la France, l'Italie, tomberont au rang de « prolétaires », face à la bourgeoisie anglaise qui absorbera tout. La pression qu'exerce individuellement le bourgeois anglais sur le prolétaire anglais, cette pression, l'ensemble de la bourgeoisie anglaise l'exercera sur l'Allemagne, la France et l'Italie; et c'est surtout la petite bourgeoisie de ces pays qui en souffrira.

Ce sont là des banalités que l'on ne peut plus exposer aujourd'hui sans faire injure à son interlocuteur, les doctes Messieurs de la Kölnische Zeitung exceptés.

Ces penseurs profonds voient dans le libre-échange le seul moyen de sauver la France d'une guerre d'extermination entre ouvriers et bourgeois.

En effet, abaisser la bourgeoisie du pays au niveau du prolétariat, voilà un moyen digne de la Kölnische Zeitung pour régler les oppositions de classes.


Notes

Texte surligné : en français dans le texte.

[1] Votée en Angleterre, en 1834, cette loi ne voyait pas d'autre moyen de venir en aide aux pauvres que de les enfermer dans des « maisons de travail », où ils étaient soumis à un régime sévère. C'est pourquoi le peuple donna à ces maisons le nom de  « bastilles ».

[2] En 1839, un soulèvement préparé par les chartistes dans le pays de Galles subit une répression sanglante. En août 1842, devant l'aggravation de la crise économique et le nouveau refus opposé par le Parlement aux revendications politiques du peuple, (charte populaire), les ouvriers anglais essayèrent de déclencher une grève générale dans une série de régions industrielles (Lancashire, Yorkshire, etc ... ). Au cours de cette grève, des heurts se produisirent entre les ouvriers d'une part, la troupe et la police de l'autre. La grève ne fut pas générale et se termina par la défaite des ouvriers. De nombreux dirigeants du mouvement chartiste furent arrêtés.

[3] L'Union, revue mensuelle qui parut de décembre 1843 à septembre 1846 à Paris, était rédigée par un groupe d'ouvriers qui étaient sous l'influence des idées de Saint-Simon. - La Ruche populaire, revue mensuelle ouvrière, représentait le socialisme utopique. - La Fraternité de 1845, journal ouvrier mensuel qui parut à Paris de janvier 1845 à février 1848, défendait les idées de Babeuf.

[4] La lutte pour obtenir la limitation légale de la journée de travail à dix heures commença en Angleterre dès la fin du XVIII° siècle, et au cours des trente premières années du XIX° siècle, elle devint l'affaire de larges masses du prolétariat. Comme les représentants de l'aristocratie féodale s'efforçaient d'utiliser ce mot d'ordre populaire dans leur lutte contre la bourgeoisie industrielle, ils défendirent au Parlement le « bill » de dix heures. La loi sur la journée de dix heures qui ne s'appliquait qu'aux jeunes et aux femmes fut adoptée par le Parlement le 8 juin 1847.


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