1848-49

Marx et Engels journalistes au coeur de la révolution...

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La Nouvelle Gazette Rhénane

F. Engels

Le débat à Berlin sur l’adresse

n°259, 30 mars 1849


Cologne, le 25 mars.

Nous avouons à nos lecteurs que c'est à contre-cœur que nous nous décidons à observer de plus près les débats de la prétendue seconde Chambre de Berlin [1] . Les débats de l'Assemblée ententiste dissoute, si insignifiants et ternes qu'ils fussent, avaient quand même toujours l'intérêt de l'actualité; ils traitaient de sujets auxquels il n'était imparti aucune influence sur les destinées de l'Europe, de lois auxquelles a priori on ne pouvait attribuer de durée; mais ils traitaient de nos intérêts les plus immédiats, ils nous offraient un fidèle miroir de la montée de la réaction en Prusse. Les débats de la Chambre actuelle, en revanche, n'ont pas d'autre but que de légaliser la contre-révolution déjà accomplie. Il ne s'agit pas du présent - on l'a exclu en interdisant les interpellations - il s'agit du passé, de l'interrègne provisoire du 5 décembre au 26 février [2] , et si la Chambre ne reconnaît pas sans réserve cet interrègne, elle sera dispersée, et son activité aura été vaine, une fois de plus.

Et il faut s'intéresser à ce genre de discussions alors qu'en Hongrie et en Italie la révolution et la contre-révolution se mesurent, les armes à la main, alors que les Russes sont à la frontière orientale, et que la France se prépare à une nouvelle révolution qui ébranlera le monde !

De plus, le débat sur l'adresse est un des plus vides que nous nous souvenions d'avoir lus. Naturellement, tout le débat tourne uniquement autour de la reconnaissance ou de la non-reconnaissance de ce qu'on appelle la Constitution octroyée. Et quelle importance peut-il y avoir à ce que cette Assemblée, élue pendant l'état de siège et sous l'effet accablant d'une contre-révolution menée à bien, délibérant pendant l'état de siège dans un recoin de Berlin, cette Assemblée qui ne doit pas broncher si elle ne veut pas être dissoute - quelle importance peut-il y avoir à ce qu'une telle Assemblée reconnaisse ou non ce document ? Comme si la reconnaissance ou la non-re-connaissance changerait quoi que ce soit à la marche de la révolution européenne qui réduira en poussière toutes les Constitutions actuellement en vigueur, qu'elles aient été octroyées ou non !

Le seul aspect intéressant de tout le débat, c'est l'arrogance puérile de la droite et le lâche effondrement de la gauche.

Messieurs les royalistes sont incorrigibles ... À peine leur cause se trouve-t-elle momentanément en meilleure posture grâce à l'aide de la soldatesque docile, qu'ils se croient ramenés dans l'ancienne terre promise et adoptent un ton qui dépasse en insolence tout ce qu'un État policier a jamais accompli.

Ces Messieurs de la gauche en revanche diminuent leurs prétentions dans la mesure même où la droite augmente les siennes. On perçoit dans tous leurs discours cet abattement, conséquence d'amères déceptions, cet accablement de l'ex-membre de cette même Assemblée qui a d'abord laissé la révolution s'enliser, et qui, ensuite, s'enfonçant dans le marais qu'elle a créé elle-même, sombre en poussant un cri douloureux : le peuple n'est pas encore mûr !

Même les membres résolus de la gauche, au lieu de s'opposer directement à toute l'Assemblée, ne renoncent pas à l'espoir de parvenir encore à quelque résultat à la Chambre, et grâce à la Chambre, et d'obtenir une majorité pour la gauche. Au lieu d'adopter au Parlement une position extra-parlementaire, la seule qui, dans une telle Chambre, soit honorable, ils font concession sur concession dans l'espoir d'une solution parlementaire, au lieu d'ignorer, dans toute la mesure du possible, le point de vue constitutionnel, ils cherchent conscien­cieusement l'occasion de coquetter avec lui pour l'amour de la paix.

Le débat général tourne autour de la reconnaissance ou de la non-reconnaissance de la prétendue Constitution. La gauche qui se considérait elle-même comme la continuation de la majorité ayant refusé les impôts dans l'ex-Assemblée ententiste, avait pour premier devoir de protester avec énergie contre le coup d'État du 5 décembre. Et que fait-elle ? Elle se déclare prête à reconnaître comme un état de fait auquel il n'y avait plus rien à changer, la dissolution de l'Assemblée nationale, à laisser tomber la lutte de principe au sujet de la valeur juridique du bâtard octroyé, à couvrir du manteau de l'amour tous les coups de pied et les offenses, et à passer immédiatement à la révision !

La droite repousse naturellement, avec tout le mépris qui convient, cette lâche proposition, et oblige la gauche à participer à la lutte de principe.

C'est bien fait pour la gauche. Pourquoi ces Messieurs s'imaginent-ils aussi qu'ils doivent obtenir un résultat quand il n'y a rien à obtenir ! Pourquoi se font-ils accroire qu'ils sont appelés à obtenir, par la voie parlementaire ce qui ne peut être obtenu que par la voie révolutionnaire, par la force des armes ! Mais sans doute « la vie parlementaire a mené ces Messieurs à une hauteur » d'où le député Waldeck sait nous raconter de si belles choses; une hauteur où l'esprit de corps commence et où l'énergie révolutionnaire, s'il y en avait , s'évapore !

Le premier orateur de ce parti hétérogène (à l'habit d'arlequin) que l'on appelle la gauche, est M. von Berg, mais que l'on ne pense certes pas retrouver l'allègre petit abbé du siècle dernier qui savait si joliment irriter ces Messieurs de la droite par toutes sortes de petites plaisanteries piquantes. M. Berg ne joue plus le rôle d' abbé , il joue celui de pasteur.

Il estime qu'il était quand même souhaitable de rédiger le projet d'adresse de telle façon qu'« une majorité, la plus large possible, puisse se déclarer en sa faveur ». La Chambre aurait dû montrer au pays « que ses représentants sont décidés à ne pas sacrifier le bien du pays à de simples luttes de principe », à la fin M. Berg a regretté l'absence dans le projet, « de l'esprit de conciliation qui nous (?) pénètre », de l'aspiration à « l'entente ». Il prédit à la Chambre que ce n'est pas avec ce débat sur l'adresse qu'elle créera, dans le pays, les fondements de la paix et de l'espoir en un avenir meilleur.

En effet ! Les électeurs de Julich et de Duren ont-ils envoyé M. Berg à Berlin pour qu'il déclare que la lutte pour le droit du peuple à se donner lui-même sa Constitution, n'est qu'une simple « lutte de principe », pour qu'il chante la « conciliation » et « l'entente » avec des accents de prédicateur, pour qu'il radote au sujet de la « paix » alors qu'il s'agit de guerre !

Vous-même Monsieur le chapelain Berg, vous avez été choisi, non parce que vous étiez prédicateur, mais parce que vous étiez objecteur fiscal. Votre élection n'a pas eu lieu dans l'intérêt de la paix, mais elle fut de prime abord une déclaration de guerre au coup d'État. Vous avez été envoyé à Berlin, non pour offrir la conciliation et l'entente, mais pour protester . Et maintenant que vous êtes député, vous déclarez que la lutte entre la souveraineté populaire et le « pouvoir absolu de la Couronne » est une simple lutte de principe, une lutte stérile !

La plupart des objecteurs fiscaux ont été réélus, non parce que toute leur activité de mai à novembre 1848 a satisfait les électeurs, mais parce qu'ils ont abordé un terrain révolutionnaire en décidant de refuser les impôts, parce que l'on était en droit d'espérer que les coups de pied dont le gouvernement les a gratifiés leur auraient enfin ouvert les yeux sur la façon de se comporter vis-à-vis de la Couronne et du gouvernement pour parvenir à un résultat. On espérait que chacun d'eux aurait, de ce fait, avancé au moins d'un degré vers la gauche.

Au lieu de cela, il s'avère que la correction infligée en novembre a porté ses fruits. Au lieu d'aller plus à gauche, ces Messieurs sont allés plus à droite. Hurlant avec l'emphase des républicains démocrates les mieux intentionnés [3] , ils prêchent la conciliation et l'entente. Ils déclarent vouloir oublier et pardonner les mauvais traitements subis, ils offrent la paix. Ils sont repoussés sous les risées; c'est bien fait pour eux.

C'est le tour de M. le comte Renard , seigneur féodal de Silésie.

M. Renard s'imagine qu'en mars, rien n'a été renversé, qu'on a seulement ajouté un nouvel élément : la Couronne reste la Couronne. On s'est contenté d'y adjoindre comme « élément déterminant » la représentation par ordres (!) avec voix consultative du peuple. À part cela, rien n'est changé. (En effet, c'est justement ce dont l'octroi et la révision doivent nous être accordé avec Dieu, pour le roi et la patrie.) Le député doit « représenter la constitution du peuple dans sa totalité, donc le peuple avec le prince mais non le peuple contre le prince ». (À quoi le prince sert-il encore si les députés le « représentent » déjà par surcroît ?) Après cette nouvelle théorie politique, M. Renard déclare encore à la Chambre qu'elle n'est pas là « pour marchander et barguigner avec la Couronne » - c'est-à-dire pour s'entendre ni « pour discuter sur des mots ou même, je le veux bien, sur des droits »; gouvernement et Chambre ne sont nullement « les avocats de deux parties adverses ». Quiconque comprend autrement son mandat, « mène une guerre civile dans le domaine des théories ».

Ce que dit M. Renard est assez clair. Dans les États constitutionnels profanes, la Chambre gouverne par l'intermédiaire de son émanation, le ministère, et le seul droit du roi est de dire oui et amen, et de signer. Il en était ainsi chez nous à l'époque des tribulations, à l'époque de Camphausen, Hansemann et Pfuel. Mais en Prusse, dans la monarchie constitutionnelle de droit divin, c'est justement l'Inverse : la Couronne gouverne par l'intermédiaire de ses ministres, et malheur aux Chambres si elles tentent de ne pas dire oui et amen aux effusions de droit divin !

« La preuve la plus nette » poursuit M. Renard « qu'il n'y a aucune fissure entre la Couronne et le peuple, c'est le moment présent qui la donne alors que la question allemande retentit à travers toutes les provinces dans l'enthousiasme général ... Ce qui soulève l'enthousiasme de beaucoup, c'est en grande partie la dignité, c'est la grandeur de notre maison royale héréditaire de droit divin, de la chevaleresque et victorieuse » (surtout en Champagne, à Iéna et le 18 mars 1848 [4] ) « lignée des Zollern. » (Rires et applaudissements. )

Le pereat [5] lancé à l'empereur allemand par cinq mille poitrines au Gurzenieh [6] le même 19 mars où M. Renard prononçait ces mots, le rejet à Francfort, quelques jours plus tard, de l'empire héréditaire prussien, la minable majorité de quatre voix en tout à Francfort avant-hier en faveur de l'empire héréditaire en général, témoignèrent de cet enthousiasme [7] .

Non ! s'écrie pour finir Renard qui n'est d'ailleurs pas un renard :

« Personne ne réussira à tuer par un poison corrosif la jeune vie de la plaie aspirant à la guérison, ni à transformer en abîme sans fond, ce qui est tout au plus (donc quand même !) l'apparition d'une fissure ! »

Très honorable Renard ! Puissent des mal pensants ne jamais réussir « à tuer par un poison corrosif la jeune vie de cette plaie » faite au printemps de l'an passé à ta bourse regorgeant de privilèges féodaux, de cette plaie « aspirant » maintenant « à la guérison » grâce au renouveau de la grâce divine, puissent-ils ne jamais « transformer en abîme sans fond la fissure » « tout au plus apparue » entre tes recettes et tes dépenses !

M. Jacoby monte à la tribune. Bien qu'il intervienne plus résolument que Berg et soit plus clair et plus précis dans son raisonnement, M. Jacoby, lui non plus, ne peut s'empêcher d'argumenter. La reconnaissance de la Constitution n'est pas à sa place dans l'adresse, dit-il, parce qu'elle ne peut avoir lieu incidemment, et elle ne vient pas à son heure parce que la Constitution n'est encore ni révisée, ni définitivement sanctionnée, ni jurée. Comme si la reconnaissance d'une telle Constitution pouvait jamais être à sa place et venir à son heure !

Lui non plus « ne veut pas ranimer la vieille querelle » sur la dispersion de l'Assemblée ententiste; il veut « laisser à l'histoire impartiale le soin de décider » si elle a été une action salvatrice ou le terme et le but d'une conspiration diplomatique. L'« histoire impartiale » enregistrera comment ceux qui parlaient si fort quand ils avaient la majorité, interviennent, maintenant qu'ils sont en minorité, avec la contrition d'un écolier puni.

« Quant à la reconnaissance de la Constitution par le peuple, j'ai à lui opposer que cette Assemblée qui est la nôtre, est le seul organe légitime, le seul habilité à opérer une telle reconnaissance. »

Non, M. Jacoby, ce n'est nullement votre Assemblée. Votre Assemblée n'est rien d'autre qu'un organisme qui est pour l'essentiel le fruit des machinations gouvernementales, l'expression des électeurs au second degré, élus sur la base de la prétendue Constitution octroyée et grâce à la fameuse « indépendance ». Votre Assemblée peut bien reconnaître la Constitution, ce ne sera jamais qu'une reconnaissance de la Constitution octroyée par la Constitution octroyée elle-même. Le peuple n'en sera pas troublé, et l'« histoire impartiale » n'aura à enregistrer qu'un seul détail, à savoir que cette prétendue Constitution, malgré sa reconnaissance - si jamais elle devait avoir lieu - a été piétinée au cours de la révolution européenne et a disparu on ne sait comment !

M. Jacoby le sait probablement aussi bien que nous; la droite de la Chambre sait aussi qu'il le sait; à quoi bon alors toutes ces balivernes sur le terrain juridique si l'on veut en outre laisser dans le doute le terrain juridique de l'Assemblée dispersée !

M. Scherer, avocat et député de Dusseldorf-Elberfeld, s'indigne grandement du projet d'adresse par d'Ester. Il pense que la délégation qui remettrait au roi une telle adresse devrait avoir « pour cortège le soulèvement armé ». Quand on a le soulèvement armé pour cortège, M. Scherer, on parle tout autrement aux rois !

Ce projet est « un brandon lancé dans le pays ». Cependant M. Scherer croit qu'il n'allumera rien, mais nuira à ceux qui l'agitent !

On ne peut parler plus nettement. M. Scherer donne à la gauche un bon conseil : qu'elle retire le projet, sinon, un beau matin, on saurait bien l'appréhender, malgré le paragraphe sur l'immunité [8] . C'est très charitable, M. Scherer !

À présent, M. Waldeck se lève. Nous le retrouvons, égal à lui-même : à gauche, mais pas plus à gauche qu'il ne convient si l'on veut rester possible. M. Waldeck commence par exprimer la contrariété que lui cause la droite à vouloir toujours lui imputer la fatale discussion sur le coup d'État de novembre. M. Waldeck et « son parti » se sont en effet « assez clairement prononcés sur le fait que cette discussion de principe n'aurait jamais dû avoir lieu ». À son avis « l'Assemblée est unanime » (c'est assez grave !) « à savoir ce qu'elle doit faire de la Constitution » - c'est-à-dire la réviser. M. Waldeck analyse alors une fois de plus pourquoi cette discussion de principe est inutile, et en appelle encore une fois aux meilleurs sentiments de la droite :

« Ne pouvez-vous pas très bien entre temps laisser bien en paix cette question ? ... Étant donné votre point de vue, vous ne perdrez rien; ménagez donc le point de vue d'autrui ! »

Style digne d'une « représentation du peuple » dispersée s'adressant à la majorité même qui se frotte les mains de joie en pensant à la dispersion réussie de l'Assemblée.

« Ménagez donc les points de vue d'autrui ! » Le grand homme implore des ménagements !

Mais ensuite, quand l’œuvre constitutionnelle sera terminée, alors « espère » le ministre de l'avenir, « alors, grâce à la vie parlementaire, cette Assemblée aura réellement atteint la hauteur qui est nécessaire pour bien discerner les conséquences d'une telle déclaration ». (Sur la validité de la Constitution !)

Vraiment ! Nos chevaliers de la tribune, frais émoulus, ayant à peine sept mois de pratique parlementaire derrière eux, font les malins et les sages comme s'ils étaient restés cinquante ans sur les bancs de Saint-Stephens et comme s'ils avaient participé à toutes les Chambres de Paris, de la Chambre introuvable de 1815 à la Chambre introuvable du 24 février [9] .

Mais, c'est vrai ! Au cours de leur brève carrière nos chevaliers de la tribune se sont imprégnés de tant de suffisance parlementaire, ils ont été si bien dépouillés de toute énergie révolutionnaire - si jamais il y en avait - qu'ils semblent avoir blanchi au milieu de la grandiloquence parlementaire.

Après M. Waldeck se produit Son Excellence de jadis, l'autrefois tout-puissant M. von Bodelschwingh.

Tout comme M. Manteuffel, son ancien supérieur est devenu constitutionnel « sur ordre de Sa Majesté ». Il est très amusant d'entendre le dernier Premier de l'absolutisme défendre la monarchie constitutionnelle.

Avant février M. Bodelschwingh passait habituellement pour le meilleur orateur du ministère d'alors. À la Diète unifiée, il s'était encore imposé avec beaucoup d'adresse. Mais quand on lit son discours d'aujourd'hui, on est effrayé, par égard pour lui, de la niaiserie et de la fadaise de cet étrange exposé. M. Bodelschwingh est devenu constitutionnel sur ordre; mais, à cet adjectif près, il est resté tout à fait le même, sur ordre ou non, nous n'en savons rien. Il s'excuse d'avoir vécu « dans une retraite campagnarde »; mais on croirait vraiment qu'il s'est fait enterrer toute l'année.

Il confesse que le très innocent projet d'adresse présenté par la gauche « l'a éclairé sur les vues de celle-ci, d'une façon et à un point dont il n'avait pas la moindre idée avant de paraître à la Chambre ».

Quel bonhomme ! Pour que M. Bodelschwingh puisse croire maintenant qu'une chose pareille ait surgi brusquement des entrailles de la terre, il faut que, du temps où il gouvernait encore la Prusse, ses espions payés avec notre argent lui aient donné des renseignements remarquablement mauvais !

La gauche avait déclaré qu'elle n'était pas ici sur la base de la charte octroyée, celle de la loi martiale, mais sur la base du droit de suffrage universel. Que répond M. Bodelschwingh ?

« Si nous avons reçu notre siège grâce au droit de suffrage universel, il n'est pas besoin de toutes ces formalités. » (L'épreuve du scrutin) « Nous n'avons qu'à paraître sur la place et dire : Élisez-moi ! je ne sais pas combien de particules de suffrage universel vous estimez nécessaires pour prétendre entrer dans cette maison. Prenez-en autant que vous voulez; on pourrait ainsi trouver facilement assez de voix; grâce à la reconnaissance de ce droit, cette maison s'emplirait bientôt au point qu'il ne nous serait plus possible d'y rester; quant à moi, je renoncerais au moins à mon siège, et le plus tôt serait le mieux. »

Si un paysan de Westphalie ou si M. von Bodelschwingh, du temps où il était encore ministre, avaient manifesté cette profondeur de pensée au sujet du suffrage universel, nous n'en aurions pas été surpris. En ce sens, le passage ci-dessus a ceci d'intéressant qu'il prouve comment on peut être le Premier prussien et diriger toute la bureaucratie graduée sans « avoir la moindre idée » des questions les plus urgentes intéressant l'Europe. Mais après que le suffrage universel ait fonctionné deux fois en France, après que le suffrage universel, ou du moins ce que la gauche appelle ainsi ait fonctionné deux fois en Prusse et ait même octroyé à M. Bodelschwingh son siège à la Chambre - il faut avoir été un ministre prussien antédiluvien pour se livrer encore à de si fabuleuses fantaisies sur le suffrage universel ! Mais ne l'oubliez pas, M. Bodelschwingh était enterré et n'a ressuscité que pour entrer à la Chambre « sur l'ordre de Sa Majesté » !

Il déclare ensuite :

« Même si nous ne sommes nullement d'avis que cette Constitution n'acquière de validité qu'après sa révision, nous avons pleinement confiance que la Couronne ne refusera pas sa sanction ... aux vœux (!) ... des Chambres ... Nous avons conscience de ne pas avoir besoin de dénigrer le gouvernement ni d'entrer en contestation avec lui, comme si nous l'affrontions avec hostilité, mais au contraire nous sommes convaincus d'avoir affaire à un roi qui, comme nous, n'a en vue que le bien de la patrie ... dans les bons et les mauvais jours ... nous soutenons fermement nos princes sur qui se fondent la crainte de Dieu, le respect de la loi, le sens civique, etc. »

M. Bodelschwingh croyait encore parler à la Diète unifiée. Il se tient, après comme avant, sur le terrain de la confiance . Mais cet homme a raison ! Au moyen des paragraphes sur l'indépendance, des élections indirectes et des manœuvres de Manteuffel, ce que la gauche appelle le suffrage universel a en effet mis sur pied une Chambre qui n'aurait pas à rougir d'être traitée de « Haute Diète unifiée ».

Après un discours insignifiant du député Schulze-Delitzsch, Son Excellence de jadis, M. le comte Arnim, monte à la tribune. M. Arnim n' a pas dormi l'an passé comme M. Bodelschwingh. Il sait ce qu'il veut.

Les raisons pour lesquelles nous voulons reconnaître aujourd'hui la Constitution, immédiatement et en bloc, sont claires.

« Est-il donc si sûr que l'affaire de la révision donnera un résultat ? Mais comment ? Quoi donc alors aura valeur de loi fondamentale ? C'est justement parce que nous nous trouvons dans le cas d'un accord incertain entre les trois pouvoirs sur les points de la révision, que précisément nous attachons tant d'importance à ce que, dans ce cas également, le peuple ait une Constitution . »

Est-ce clair ? Voilà déjà la deuxième allusion en sourdine au cours de cette seule session.

D'Ester, le député, parle encore contre le projet de la commission. Le discours de d'Ester est de loin le meilleur qui ait été prononcé par la gauche au cours de ce débat général. La hardiesse et la vivacité avec lesquelles le député de Mayence attaque ces Messieurs de la droite impressionne agréablement, au milieu de ce débat morne et ennuyeux. Mais d'Ester lui non plus, ne peut parler sans concessions diplomatiques et sans détours parlementaires. Il dit par exemple que, lui aussi, est entièrement d'accord pour mettre un terme à la révolution. Si ces paroles, dues à des égards parlementaires, sont excusables chez un député, un membre du Comité central démocratique n'aurait jamais dû prononcer une phrase de ce genre, et l'homme qui entame aussitôt après, avec Vincke, le débat sur « le degré » relatif de « culture » n'aurait jamais dû accepter de donner l'impression d'être capable d'un tel radotage. En outre, personne ne le croit.

À la fin, le député Riedel entonne encore un hymne à la gloire de la Couronne « qui a repris le droit de légiférer ». Un bravo ironique attire son attention sur l'indiscrétion qu'il commet. Il s'effraie et ajoute : « Provisoirement bien sûr ! »

Troisième avertissement en sourdine pour Messieurs les députés !

On passe au détail du débat. Nous le réservons pour demain.


Notes

Texte surligné : en français dans le texte.

[1] Les débats de la seconde Chambre ont été imprimés dans des comptes rendus sténographiques, en supplément au Preussischer Staats-Anzeiger .

[2] Le 5 décembre 1848 le gouvernement contre-révolutionnaire dirigé par Brandenburg et Manteuffel dissolvait l'Assemblée nationale prussienne, promulguait la prétendue Constitution octroyée et fixait la date de convocation des Chambres au 26 février 1849.

[3] Les républicains allemands démocrates appelaient, en 1848,« Hurleurs »(Heuler) leurs adversaires constitutionnels bourgeois qui, à leur tour, les traitaient d'agitateurs (Wühler).

[4] En 1792, 40 000 soldats prussiens et 15 000 soldats autrichiens sous le commandement du duc de Brunswick prirent part à une campagne contre la France révolutionnaire. Ils avancèrent jusqu'en Champagne et battirent en retraite après la victoire des Français à Valmy. L'anéantissement de l'armée prussienne à Iéna, le 14 octobre 1806, montra combien la monarchie féodale des Hohenzollern tombait en décrépitude et provoqua la capitulation de l'armée prussienne. Les 18 et 19 mars 1848, à Berlin, les combattants des barricades obligèrent 14000 hommes de troupe prussiens à battre en retraite.

[5] Pereat signifie en latin : que périsse ...

[6] Le Gurzenich était une salle de Cologne où se tenaient des réunions publiques. Cf. article de la Nouvelle Gazette rhénane du 21 mars 1849 (n° 251).

[7] Au Parlement de Francfort la principale difficulté était de savoir comment délimiter le territoire fédéral. Les partisans de la Grande Allemagne n'admettaient pas l'Allemagne sans l'Autriche, mais le gouvernement autrichien prétendait n'entrer dans la Confédération qu'avec toutes ses possessions (Bohême, Hongrie, etc.). Les partisans de la Petite Allemagne ne voulaient dans l'Allemagne que des Allemands; ils étaient prêts à constituer un État fédéral sans l'Autriche et à en confier la direction au roi de Prusse. Finalement les partisans de la Petite Allemagne l'emportèrent (janvier 1849). Le Parlement vota, à une très faible majorité, que le pouvoir suprême serait confié à un empereur héréditaire, puis il élit empereur le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume IV, le 28 mars 1849.

[8] L'article 83 de la Constitution octroyée du 5 décembre 1848 déclarait : « Les membres des deux Chambres n'ont pas à rendre de comptes pour leurs votes et leurs discours et paroles prononcés à la Chambre. »

[9] Saint-Stephens est une partie du palais de Westminster de Londres où, du XVI° au XIX° siècle, se tinrent les séances de la Chambre basse anglaise. La Chambre introuvable : en août 1815, après le retour des Bourbons et une explosion de terreur blanche, il fut procédé à des élections. En l'absence de loi électorale on utilisa les collèges électoraux de l'Empire, en y adjoignant des notables royalistes. Le succès passa les espérances du gouvernement : sur quatre cents députés, une trentaine à peine étaient douteux. « C'est une Chambre introuvable » dit le roi; ce nom lui est resté. Chambre introuvable du 24 février 1848 : Louis-Philippe ayant abdiqué en faveur de son petit-fils, le comte de Paris, celui-ci, un enfant de neuf ans, se rendit avec sa mère, la duchesse d'Orléans, à la Chambre. Les députés allaient donner la régence à cette dernière quand la salle des séances fut envahie par les insurgés.


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