1848-49

Marx et Engels journalistes au coeur de la révolution...

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La Nouvelle Gazette Rhénane

F. Engels

La Hongrie

n°301, 19 mai 1849


Cologne, le 18 mai.

Au moment où, du fait de l'avance effective des Russes, la guerre magyare devient une guerre européenne, nous sommes contraints de suspendre nos comptes rendus sur son déroulement ultérieur. Il nous est seulement encore permis de présenter une dernière fois à nos lecteurs une rapide vue d'ensemble du développement de cette grandiose guerre révolutionnaire en Europe orientale.

On se souvient comment, déjà avant la révolution de février, en automne 1847, la Diète de Presbourg, dirigée par Kossuth, prit une série de décrets révolutionnaires, comment elle décida la licitation de la propriété foncière, la libre circulation des paysans, le rachat des charges féodales, l'émancipation des Juifs, l'égalité de toutes les classes devant l'impôt; comment elle accorda aux Croates et aux Slavoniens [1] l'emploi officiel de leur propre langage pour leurs affaires internes et finalement, en exigeant pour la Hongrie un ministre responsable indépendant, comment elle accomplit le premier par vers la sécession de la Hongrie, le jour même où commençait à Paris, la révolution de février (24 février).

La révolution de février éclata. Elle fit fléchir la résistance du gouvernement viennois aux revendications des Hongrois. Le 16 mars, le lendemain de la révolution de Vienne, le ministère hongrois autonome fut approuvé et les liens entre la Hongrie et l'Autriche réduits ainsi à la seule union personnelle dynastique.

La révolution magyare devenue autonome progressa alors rapidement. Tous les privilèges politiques furent supprimés, le suffrage universel fut introduit, toutes les charges féodales, les corvées et les dîmes furent supprimées, l'État prenant en charge les indemnisations, l'union avec la Transylvanie fut réalisée ainsi que furent obtenues la nomination de Kossuth au ministère des Finances et la destitution du Ban rebelle Jellachich.

Entre temps, le gouvernement autrichien se ressaisit. Tandis que le ministre soi-disant responsable restait impuissant à Vienne, la camarilla de la cour d'Innsbruck se dressait avec d'autant plus de puissance qu'elle s'appuyait sur l'armée impériale d'Italie, sur les convoitises nationales des Tchèques, des Croates et des Serbes, sur l'incorrigible étroitesse d'esprit des paysans ruthènes.

Le 17 juin, l'insurrection serbe éclata au Banat et dans la Bacska, excitée par l'argent et les émissaires de la cour. Le 20, Jellachich fut reçu en audience par l'empereur à Innsbruck et retrouva le titre de Ban. Revenu en Croatie, il refusa l'obéissance au ministère hongrois et le 25 août lui déclara la guerre.

La trahison de la camarilla des Habsbourg s'étalait au grand jour. Les Hongrois tentèrent une fois encore de ramener l'empereur sur la voie constitutionnelle. Ils envoyèrent à Vienne une délégation de deux cents membres de la Diète impériale; l'empereur répondit évasivement. L'agitation ne fit que croître. Le peuple réclamait des garanties et obtint un changement de ministres. Les traîtres qui siégeaient aussi au ministère de Pest furent écartés et, le 20 septembre, Kossuth fut nommé président du Conseil. Mais quatre jours plus tard, le chargé d'affaires de l'empereur, le vice-roi de Hongrie, l'archiduc Stéphan,s'enfuit à Vienne, et le 26, l'empereur adressa aux Hongrois le manifeste bien connu, où il destituait le ministère qualifié de rebelle, nommait Jellachich, l'ogre de la Hongrie, gouverneur de Hongrie et s'attaquait aux conquêtes révolutionnaires les plus essentielles de la Hongrie.

Le manifeste, qui ne fut contresigné par aucun ministre hongrois, fut déclaré par Kossuth, nul et non avenu.

Entre temps, Jellachich, favorisé par la désorganisation et la félonie qui régnaient dans l'État-major et le corps des officiers, hongrois de nom seulement, mais en réalité fermes soutiens de l'empire, Jellachich avait pénétré jusqu'à Stuhlweissenbourg. C'est là que l'armée hongroise le battit, malgré ses chefs félons et le repoussa en territoire autrichien jusque sous les murs de Vienne. L'empereur et le vieux traître Latour décidèrent de lui envoyer des renforts et de reconquérir la Hongrie avec des troupes allemandes et slaves. C'est alors que la révolution de Vienne éclata le 6 octobre et mit provisoirement fin aux projets impériaux et royaux.

Kossuth vient immédiatement au secours des Viennois avec un corps magyar. Sur les bords de la Leitha, l'indécision de la Diète de Vienne, la trahison de ses propres officiers et la mauvaise organisation de son armée composée pour la plupart de réservistes rendent impossible une avance immédiate. Il se voit finalement contraint d'arrêter une soixantaine d'officiers, de les conduire à Pest et d'en faire fusiller quelques-uns; alors il se risque à attaquer. Trop tard - Vienne était déjà tombée et ses réservistes indisciplinés furent balayés à Schmechat par les troupes régulières autrichiennes.

La trêve entre les Impériaux et les Magyars dura encore six semaines. Tandis que les deux armées mettaient tout en œuvre pour se renforcer, la camarilla d'Olmutz accomplit son coup préparé de longue main : elle fit abdiquer cet imbécile de Ferdinand, qui s'était compromis et usé au pouvoir, pour avoir accordé des concessions à la révolution, et elle plaça sur le trône, pour lui servir d'instrument, l'enfant François-Joseph, le fils de Sophie [2] . S'appuyant sur la Constitution hongroise, la Diète de Pest refusa ce changement de règne.

La guerre s'engagea finalement à la mi-décembre. L'armée impériale avait profité de ce délai pour cerner quasiment la Hongrie. L'attaque eut lieu de toutes parts.

D'Autriche, trois corps d'armée d'au moins 90 000 hommes sous le commandement suprême direct du feldmarschall Windischgrætz, partirent du sud du Danube. De Styrie, Nugent avec une vingtaine de milliers d'hommes s'avançait le long de la rive gauche de la Drave, tandis que, de Croatie, Dahlen, avec 10 000 hommes, faisait de même en suivant la rive droite en direction du Banat. Dans le Banat même, combattaient plusieurs régiments frontaliers, la garnison de Temesvar, la réserve serbe et le corps auxiliaire serbe Knicanin, soit au total 30 à 40 000 hommes sous le commandement de Todorovich et de Rukavina. Pucher avec 20 à 25 000 hommes et Malkowski venant de Bukovine avec 10 à 15 000 hommes étaient en Transylvanie. De Galicie enfin Schlick marchait vers la Theiss supérieure avec 20 à 25 000 hommes.

L'armée impériale comprenait donc en tout au moins 200 000 hommes de troupes régulières, aguerris pour la plupart, sans compter les réservistes et les gardes nationaux slaves, roumains et saxons qui participaient au combat dans le Sud et en Transylvanie.

À ces forces armées colossales, la Hongrie avait à opposer une armée d'environ 80 à 90 000 hommes de troupes exercés, parmi lesquels 24 000 ex-impériaux libérés de leurs obligations militaires, et en outre 50 à 60 000 honveds [3] et réservistes encore complètement inorganisés; une armée dont les chefs étaient pour la plupart tout autant des traîtres que les officiers arrêtés par Kossuth sur les bords de la Leitha.

Mais tandis qu'il était impossible pour l'instant de tirer une seule recrue de plus à l'Autriche soumise à une répression violente, une Autriche financièrement ruinée et presque sans argent, les Magyars avaient encore d'énormes ressources disponibles. L'enthousiasme des Magyars pour la liberté, exalté encore par la fierté nationale, grandissait tous les jours et mettait à la disposition de Kossuth des hommes combatifs, en nombre inouï pour ce petit peuple de cinq millions d'habitants; la planche à billets hongroise mettait à sa disposition une source inépuisable d'argent, et chaque Magyar acceptait ces assignats nationaux comme de l'argent sonnant et trébuchant. Les fabriques de fusils et de canons étaient en pleine activité. Il ne manquait à l'armée que des armes, de l'entraînement et de bons chefs, et il fallait créer tout cela en quelques mois. Il s'agissait donc seulement de gagner du temps, d'attirer les impériaux dans le pays où ils seraient lassés par les guérillas incessantes et affaiblis par les fortes garnisons et autres détachements qu'ils laisseraient derrière eux.

De là le plan des Hongrois : se retirer lentement vers l'intérieur, exercer les recrues par des engagements continuels, et, en cas de nécessité extrême, mettre entre eux et les ennemis la ligne de la Theiss avec ses marais impraticables, ce fossé naturel tracé autour du cœur du pays magyar.

Suivant tous les calculs, les Hongrois devaient tenir deux à trois mois dans le territoire situé entre Presbourg et Pest, même contre la force de feu supérieure des Autrichiens. Mais les grands froids arrivèrent qui, pendant plusieurs mois couvrirent tous les fleuves et tous les marais d'une couche de glace praticable même pour l'artillerie lourde. De ce fait, toutes les conditions de terrain favorables à la défense furent éliminées, tous les retranchements établis par les Magyars furent inutiles et exposés à être contournés. C'est ainsi qu'en vingt jours à peine l'armée hongroise fut rejetée d'Oldenbourg et Presbourg à Raab, de Raab à Moor, de Moor à Pest; elle dut même évacuer Pest et se retirer pour de bon derrière la Theiss, dès le début de la campagne.

Tandis que ces événements se produisaient pour l'armée principale, il en était de même pour les autres corps. Dans le Sud, Nugent et Dahlen continuaient toujours à avancer en direction d'Esseg occupé par les Magyars, et les Serbes s'ap­prochaient de plus en plus de la ligne de la Maros; en Transylvanie, Puchner et Malkowski faisaient leur jonction à Maros-Vasarhely; au Nord, Schlick descendait des Carpathes jusqu'à la Theiss et établissait sa jonction avec Windischgraetz à Miskolcz.

Les Autrichiens semblaient en avoir quasiment fini avec la révolution magyare. Ils avaient derrière eux deux tiers de la Hongrie et trois quarts de la Transylvanie, et les Hongrois étaient battus simultanément sur leur front, sur leurs deux flancs et sur leurs arrières. Encore quelques lieues d'avance, et l'ensemble des corps impériaux se donnaient la main pour former un cercle se rétrécissant de plus en plus où la Hongrie était étouffée comme dans les anneaux d'un boa constrictor.

Il s'agissait maintenant de se dégager d'un côté ou de l'autre, tandis que, sur le front, la Theiss formait un fossé provisoirement infranchissable par l'ennemi.

Cela se produisit de deux côtés : en Transylvanie, grâce à Bem, et en Slovaquie, grâce à Görgey. Ils menèrent tous les deux des campagnes par lesquelles ils se révélèrent les chefs d'armée les plus géniaux de l'époque.

Bem arriva le 29 décembre à Klausenbourg, le seul point de Transylvanie qui fut encore aux mains des Magyars. Il concentra alors rapidement les renforts qu'il avait amenés, ce qui restait des troupes magyares et szeklers [4] vaincues, puis il marcha sur Maros-Vasarhely, battit les Autrichiens et poursuivit d'abord Malkowski en franchissant les Carpathes jusqu'en Bukovine et de là en Galicie où il pénétra jusqu'à Stanislawow. Ensuite, il se retourna rapidement vers la Transylvanie, repoussa Puchner jusqu'à quelques lieues de Hermannstadt. Quelques engagements rapides, quelques mouvements en tous sens, et la Transylvanie fut entre ses mains à l'exception de deux villes, Hermannstadt et Kronstadt, et celles-ci étaient perdues si l'on n'appelait pas les Russes dans le pays. Le poids que les 10 000 hommes de troupes auxiliaires russes jetèrent dans la balance obligea Bem à se retirer dans le Szek­lerland. Il y organisa le soulèvement des Szeklers, et lorsqu'il y eut réussi, il fit en sorte que les réservistes szeklers donnent de l'occupation à Puchner qui avait progressé jusqu'à Schässbourg, il contourna sa position, marcha droit sur Hermannstadt, en chassa les Russes, battit Puchner qui le poursuivait, fonça sur Kronstadt qu'il investit sans coup férir.

La Transylvanie était ainsi conquise et l'arrière de l'armée magyare était libre. La ligne de fortification naturelle formée par la Theiss était à présent continuée et complétée par la chaîne montagneuse des Carpathes et des Alpes de Transylvanie, de la Zips [5] jusqu'aux frontières du Banat.

Au même moment, Görgey exécutait une marche triomphale du même genre dans le nord-ouest de la Hongrie. Parti de Pest en direction de la Slovaquie avec un corps d'armée, il tint deux mois en échec les corps d'armée des généraux Götz, Csorich et Simunich qui opéraient contre lui de trois côtés à la fois et, quand la supériorité numérique rendit sa position intenable, il traversa finalement les Carpathes en direction d'Eperies et de Kaschau [6] . Il se trouvait alors dans le dos de Schlick, l'obligeait à renoncer rapidement à sa position et à toute sa base opérationnelle, et à se retirer vers le gros de l'armée de Windischgrætz, tandis que lui-même descendait le cours de la Hernad [7] se dirigeait vers la Theiss, et faisait sa jonction avec le gros des forces magyares.

Celles-ci, dirigées alors par Dembinski, avaient, elles aussi franchi la Theiss en culbutant l'ennemi sur toute la ligne. Elles avaient avancé jusqu'à Hatvan, à six lieues de Pest, lorsqu'une plus puissante concentration des forces combattantes ennemies les obligea à battre en retraite. Après s'être défendues vigoureusement à Kalpona, Maklar et Poroszlo, elles franchirent la Theiss en sens inverse au moment même où Görgey arrivait sur la Theiss à Tokaï. La réunion des deux corps d'armée donna le signal d'une nouvelle et grandiose avance des Hongrois. Des recrues récemment exercées étaient arrivées de l'intérieur et renforçaient l'armée magyare en opération. Des légions polonaises et allemandes avaient été formées, des chefs capables s'étaient révélés ou les avaient rejointes et, au lieu de la masse inorganisée et sans chefs de décembre, les impériaux eurent soudain à faire face à une armée concentrée, vaillante, nombreuse, bien organisée et parfaitement dirigée.

Les Magyars franchirent la Theiss en trois groupes. L'aile droite (Görgey) partit vers le Nord, contourna à Eperies la division Ramberg qui l'avait poursuivie autrefois et la repoussa promptement, par Rimaszombat, sur le gros de l'armée impériale. Celle-ci fut battue par Dembinski à Erlau, Gyöngyö, Gödöllöet Hatvan, et se retira en toute hâte jusque devant Pest. L'aile gauche (Vetter) chassa enfin Jellachich de Kecskemet, Szolnok et Czegled, le battit à Jaszbereny et le contraignit lui aussi à se retirer sous les murs de Pest. C'est donc là que se trouvaient les impériaux, de Pest à Waitzen, le long du Danube, cernés en un large demi-cercle par les Magyars.

Pour ne pas exposer Pest à être bombardée depuis Ofen [8] , les Hongrois eurent recours à leur moyen éprouvé, qui était de chasser les Autrichiens de cette position, de préférence par des manœuvres, plutôt que par une attaque de front. Görgey prit Waitzen et rejeta les Autrichiens derrière le Gran [9] et le Danube, battit Wohlgemuth entre le Gran et la Neutra et dégagea ainsi Kolorn assiégée par les impériaux. Ceux-ci, menacés par derrière, durent se résoudre à une retraite rapide : Welden, le nouveau commandant en chef, se retira en direction de Raab et de Presbourg et Jellachich dut, pour calmer les Croates on ne peut plus récalcitrants, descendre en toute hâte le Danube en direction de la Slavonie.

Au cours de leur retraite qui ressemblait plutôt à une fuite éperdue, Welden (surtout son arrière-garde sous Schlick) et Jellachich subirent encore d'importants revers. Tandis que le corps de ce dernier avançait péniblement et lentement à travers le comitat de Tolna et de Baranyi, Welden avait réussi à concentrer les débris de son armée à Presbourg, débris absolument sans aucune sérieuse capacité de résistance.

Simultanément avec ces victoires surprenantes des Magyars contre le gros des forces autrichiennes, Moritz Perezel, partant de Szegedin et Tolna, marchait sur Peterwardein, le dégageait, prenait possession de la Bacska [10] et pénétrait dans le Banat pour y donner la main à Bem qui progressait, venant de Transylvanie. Bem a déjà pris Arad et assiégé Temesvar; Perezel est à Werschetz, tout près de la frontière turque, si bien que, dans quelques jours, le Banat sera conquis. Simultanément les Szeklers couvrent les cols montagneux retranchés de Transylvanie, la réserve protège ceux de la Haute-Silésie, tandis que Görgey se tient avec une force armée importante au col de Jablunka, à la frontière de la Moravie et de la Galicie.

Bref, encore quelques jours, et l'armée magyare victorieuse, poussant devant elle les débris des puissantes armées autrichiennes, entrait triomphalement à Vienne et écrasait, pour toujours, la monarchie autrichienne.

La sécession de la Hongrie de l'Autriche était déjà décidée le 14 avril à Debreczin; l'alliance avec les Polonais était ouvertement déclarée depuis la mi-janvier et devenue une réalité par l'entrée de 20 à 30 000 Polonais dans l'armée hongroise. L'alliance avec les Allemands d'Autriche qui existait déjà depuis la révolution de Vienne du 6 octobre et la bataille de Schwechat fut également soutenue et consolidée par les légions allemandes de l'armée hongroise ainsi que par la nécessité stratégique et politique où se trouvaient les Magyars d'obtenir la reconnaissance de leur déclaration d'indépendance grâce à la prise de Vienne et au bouleversement révolutionnaire de l'Autriche.

La guerre magyare perdit donc très tôt le caractère national qu'elle avait au début pour prendre un caractère définitivement européen, justement par la démarche apparemment la plus nationale, par la déclaration d'indépendance. L'alliance avec les Polonais pour la libération des deux pays, l'alliance avec les Allemands pour le bouleversement révolutionnaire de l'Allemagne orientale n'ont acquis un caractère précis, une base solide qu'au moment où la Hongrie se sépara de l'Autriche et, de ce fait, déclara dissoute la monarchie autrichienne. La Hongrie indépendante, la Pologne restaurée, l'Autriche allemande devenue le foyer révolutionnaire de l'Allemagne, la Lombardie et l'Italie conquérant elles-mêmes leur indépendance - l'accomplissement de ces plans détruisait tout le système politique de l'Europe orientale, faisait disparaître l'Autriche, détruisait la Prusse, repoussait la Russie aux frontières de l'Asie.

La Sainte-Alliance dut par conséquent déployer tous ses efforts pour opposer une digue à la révolution d'Europe orientale qui menaçait : les armées russes déferlèrent en direction de la frontière de Transylvanie et de Galicie. La Prusse occupa la frontière entre la Bohême et la Silésie et laissa les Russes traverser son territoire en direction de Prisau et, en quelques jours, le premier corps d'armée russe s'installait sur le sol morave.

Les Magyars, sachant bien que dans peu de semaines ils auraient à faire face à de nombreuses troupes fraîches, n'ont pas marché sur Vienne aussi vite qu'on l'attendait au début. Ils ne pouvaient prendre Vienne de front, pas plus que Pest, sans être obligés de bombarder la ville, ce qu'ils ne pouvaient pas faire. Ils étaient à nouveau contraints de l'encercler, comme à Pest, et pour cela, il fallait du temps, il fallait la certitude qu'ils n'étaient eux-mêmes menacés ni sur leurs flancs, ni sur leurs arrières. Mais là justement se trouvaient les Russes qui menaçaient leurs arrières, tandis que, de l'autre côte, lors d'une menace directe contre Vienne, il fallait s'attendre à ce que d'importantes forces fussent momentanément détachées de l'armée de Radetzky.

An lieu de marcher rapidement sur Vienne, les Hongrois ont donc agi avec beaucoup de discernement, en se contentant de refouler toujours plus loin les impériaux hors de Hongrie, de les investir en un grand arc de cercle s'étendant des petites Carpathes jusqu'aux contreforts des Alpes de Sty­rie, en détachant un corps important contre le col de Jablunka, en fortifiant et en couvrant les cols de Galicie, en attaquant Ofen et en procédant rapidement à une nouvelle levée de 250 000 hommes. surtout dans les comitats occidentaux nouvellement reconquis. De cette façon, ils assurent leur flanc et leurs arrières et mettent sur pied une armée qui n'a pas plus à craindre les renforts russes que l'armée impériale autrichienne, autrefois si colossale. De cette célèbre armée noire et jaune [11] , 200 000 hommes ont pénétré en Hongrie et à peine 50 000 en sont revenus; le reste est tombé, blessé, malade, prisonnier ou est passé à l'ennemi.

Les Russes menacent certes avec une armée encore beaucoup plus colossale; 120 000 hommes, d'après d'autres 170 000, doivent entrer en campagne. Selon de Triester Freihafen, l'armée mobile en opération comprendrait bien plus de 500 000 hommes. Mais on connaît les exagérations russes, on sait que seule la moitié des effectifs indiqués figure sur les rôles et qu'à nouveau seule la moitié des effectifs figurant sur les rôles existe réellement. Si l'aide russe, après le retrait des troupes nécessaires à l'occupation de la Pologne, met effectivement sur pied 60 à 70 000 hommes, l'Autriche pourra être bien contente. Et les Magyars viendront à bout de ce nombre.

La guerre magyare de 1849 a beaucoup de ressemblance avec la guerre polonaise de 1830-1831. Mais elle s'en distingue justement par le fait qu'elle a maintenant pour elle toutes les chances que les Polonais avaient alors contre eux. On sait qu'alors Lelewel s'efforça sans succès de lier premièrement la masse de la population à la révolution, en émancipant les paysans et les Juifs, et deuxièmement, en provoquant l'insurrection de toute la vieille Pologne, d'impliquer dans la guerre les trois puissances qui se partageaient le pays et de rendre la guerre européenne. Les Magyars commencent par réaliser ce que jadis la Pologne réalisa, mais trop tard. En Hongrie, la première mesure fut la révolution sociale à l'intérieur, l'anéantissement du féodalisme; la seconde fut l'implication de la Pologne et de l'Allemagne dans la guerre, ce qui provoqua la guerre européenne. Elle a commencé par l'arrivée du premier corps russe sur le sol allemand, elle prendra une tournure décisive lorsque le premier bataillon français arrivera sur le sol allemand.

La guerre hongroise étant devenue européenne, elle entre avec tous les autres facteurs du mouvement européen dans une série d'actions réciproques. Son déroulement n'agit pas seulement sur l'Allemagne, il agit aussi sur la France et l'Angleterre. Il ne faut pas s'attendre à ce que la bourgeoisie anglaise tolère la transformation de l'Autriche en province russe; il est certain que le peuple français ne restera pas tranquillement à considérer comment la contre-révolution le talonne de plus en plus. Quel que soit le résultat des élections en France, l'armée s'est en tout cas déclarée en faveur de la révolution, et, pour l'instant, c'est l'armée qui décide. Si l'armée veut la guerre - et elle la veut - elle l'aura.

Et la guerre viendra. La révolution à Paris est imminente - que ce soit au moyen des élections ou grâce à la fraternisation de l'armée avec le parti de la révolution qui s'est déjà produite devant l'urne. Et tandis qu'en Allemagne du Sud se forme le noyau d'une armée révolutionnaire allemande empêchant la Prusse de participer activement à la campagne hongroise, la France est sur le point de s'associer activement à la lutte. Quelques semaines, peut-être même quelques jours, seront décisifs et l'armée révolutionnaire française, l'armée révolutionnaire polono-magyare et l'armée révolutionnaire allemande célèbreront bientôt, sous les murs de Berlin, sur le champ de bataille, leur fête de la fraternisation.


Notes

[1] La Slavonie, Sclavinie ou Esclavonie est une région de l'Europe méridionale, située à l'Est de la Croatie et bornée à l'Est par le Danube et au Nord et au Sud par le cours inférieur de la Drave et de la Save. Si la partie occidentale, la Slavonie propre, est assez montagneuse, la Smyrnie, plus orientale, n'est qu'une plaine féconde aux immenses champs de céréales (maïs, blé) avec lesquels alternent des vignes et des jardins de pruniers. Au moyen âge, le nom de Slavonie était employé par les étrangers pour désigner le royaume de Serbie. Après l'établissement des Turcs dans les Balkans, il fut appliqué à la région s'étendant entre la Drave et la Save, à l'est de la Croatie, région où affluèrent les Serbes fuyant la domination ottomane. Au XV° siècle, la Slavonie fut rattachée aux pays croates. Avec la Croatie et ce qui restait de la Dalmatie, elle forma, dans le cadre de la monarchie hongroise, le royaume « triunitaire ». Elle faisait donc partie de l'empire austro-hongrois. Son territoire a été incorporé à la Yougoslavie après la première guerre mondiale. Du point de vue linguistique, la Slavonie offre une grande complexité, due au mélange de divers dialectes slaves.

[2] Ferdinand I°, empereur d'Autriche, né à Vienne en 1793, mort à Prague en 1875. Il était le fils aîné issu du second mariage de l'empereur François I°. Faible de santé et d'esprit, il passa sa jeunesse à voyager, fut couronné en 1830 comme roi de Hongrie, épousa en 1831 une fille de Victor-Emmanuel de Sardaigne dont il n'eut pas d'enfants et devint en 1835 empereur d'Autriche à la mort de son père. Il n'eut aucune part au gouvernement que Metternich continua d'exercer en son nom. Surpris par la révolution de 1848, il s'enfuit d'abord à Innsbruck avec la famille impériale, revint en août dans la capitale et l'abandonna à nouveau, après les journées d'octobre, pour se réfugier à Olmutz. Il abdiqua, le 2 décembre 1848, en faveur de son neveu François-Joseph et s'établit à Prague. François-Joseph I° était le fils de l'archiduc Franz-Karl (mort en 1878) et de la princesse Sophie de Bavière. Il naquit le 18 août 1830 et mourut le 21 novembre 1916 à Schönbrunn. Son père ayant renoncé au trône, il succéda à son oncle, l'empereur Ferdinand I°, après l'abdication de celui-ci.

[3] Honved signifie en hongrois : défenseur de la patrie. Ce terme désigna d'abord en 1848 les volontaires engagés pour une durée assez limitée, puis ensuite toutes les forces armées nationales hongroises. Il désigne depuis 1866 l'armée territoriale hongroise.

[4] Les Szeklers sont une minorité nationale hongroise vivant actuellement dans la République populaire de Roumanie. Il s'agit d'une population d'environ 500 000 hommes établis dans les Alpes de Transylvanie. Leur origine est très discutée. Ils s'apparentent très probablement aux Hongrois qui, avant l'épanouissement de la société de classes féodale, étaient partis des différentes régions du pays et s'étaient installés dans les zones frontalières. Ils ont conservé l'organisation tribale hongroise et son ancienne culture.

[5] Zips ou Szepes, ancien comitat d'Autriche-Hongrie (Hongrie), limité au Nord par la province de Galicie. D'une superficie de 3 620 km 2 et d'une population de 118 000 habitants en grande majorité slovaques, il a été incorporé à la Tchécoslovaquie en 1920.

[6] Aujourd'hui Kosice en Slovaquie.

[7] La Hernad est une rivière de Tchécoslovaquie et de Hongrie, affluent gauche du Sajo. Elle descend du petit Tatra, baigne Spishska Nova, Ves, Kosice et reçoit le Tarcza. Son cours fait 190 km.

[8] Aujourd'hui : Buda.

[9] Gran, en hongrois Esztergom : en latin Strigonium , ville de Hongrie, sur la rive droite du Danube; 18 000 habitants; chef-lieu du comitat homonyme. Archevêché dont le titulaire, un prince, a le litre de primat de Hongrie. Elle fut prise par les Turcs en 1540 et reprise par le roi de Pologne, Jean Sobieski, en 1683.

[10] Szegedin ou Szeged, ville libre de Hongrie, sur la Theiss (Tisza), en face du confluent de la Maros : 135 000 habitants. Szegedin, inondée par la Theiss en 1879, a été presque complètement reconstruite. La ville fut prise par Soliman II en 1541, elle fut gardée par les Turcs jusqu'en 1686. Centre de l'insurrection hongroise (1849) jusqu'à la victoire du général Haynau sur les Hongrois.
Tolna, bourg de Hongrie (comitat de Tolna), sur le Danube; Peterwardein ou Petrovaradin, ville de Yougoslavie (Syrnie) sur le Danube. Vieille citadelle, bâtie sur l'emplacement du Cusum romain, cette ville doit son nom, d'après la légende, à Pierre l'Ermite, qui aurait rassemblé les soldats de la première Croisade. Ce boulevard des confins militaires autrichiens fut pris par les Turcs en 1526, reconquis par les Allemands, en 1688. Victoire du prince Eugène sur les Turcs (5 août 1716). Occupée en 1848-1849 par les Hongrois, la place se rendit aux Autrichiens le 1er septembre 1849.
Bacska ou Batchka, partie yougoslave de l'ancien Banat hongrois.

[11] Couleurs du drapeau autrichien.


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