1851-52

« Or, l'insurrection est un art au même titre que la guerre ou n'importe quel autre art et soumis à certaines règles dont la négligence entraîne la ruine du parti qui s'en rend coupable. Ces règles, qui sont des déductions de la nature des partis et des circonstances avec lesquels on a à compter en pareil cas, sont tellement claires et simples que la courte expérience de 1848 suffisait pour les apprendre aux Allemands. »

Friedrich Engels

Révolution et contre-révolution en Allemagne

X - La révolution de Paris et la contre-révolution en Allemagne

LONDRES, Février 1852.

Dès le commencement d'avril 1848, le torrent révolutionnaire se trouva arrêté sur tout le continent Européen par la ligue que les classes de la société qui avaient bénéficié de la première victoire formèrent aussitôt avec les vaincus. En France les petits commerçants et la fraction républicaine de la bourgeoisie s'étaient unis à la bourgeoisie monarchiste contre les prolétaires ; en Allemagne et en Italie, la bourgeoisie victorieuse avait recherché avec empressement l'appui de la noblesse féodale contre la masse du peuple et des petits commerçants. Bientôt les partis conservateurs et contre-révolutionnaires coalisés reprirent l'ascendant. En Angleterre, une manifestation intempestive et mal préparée (le 10 avril) aboutit à une complète et décisive défaite du parti populaire. En France, deux mouvements semblables (le 16 avril et le 15 mai) échouèrent également. En Italie, le roi Bomba reconquit son autorité par un seul coup, le 15 mai. En Allemagne, les différents gouvernements nouveaux et leurs assemblées constituantes respectives se consolidèrent ; et si le 15 mai, si fertile en événements, donnait lieu à Vienne à une victoire populaire, ce fut là un événement d'importance secondaire et qui peut être considéré comme la dernière étincelle que jeta l'énergie populaire.

En Hongrie, le mouvement semblait être canalisé dans les voies d'une parfaite légalité, et les baïonnettes prussiennes, nous venons de le voir, avaient étouffé dans le germe le mouvement polonais. Quant à la tournure éventuelle que prendraient les choses, rien n'était déterminé encore, et chaque pouce de terrain que perdaient les révolutionnaires dans les différents pays ne faisait que les inciter à serrer les rangs pour l'action décisive.

La bataille décisive approchait. Elle ne pouvait se livrer qu'en France, car la France, tant que l'Angleterre ne participait pas au conflit révolutionnaire et que l'Allemagne demeurait divisée, la France, par son indépendance nationale, sa civilisation et sa centralisation, était le seul pays capable de donner l'impulsion d'une puissante secousse aux pays à l'entour.

Aussi bien, quand le 23 juin 1848, la lutte sanguinaire commença à Paris, quand chaque nouveau télégramme, chaque nouvelle poste exposa toujours plus clairement aux yeux de l'Europe le fait que cette lutte était menée par la masse entière du peuple ouvrier, d'un côté, et de toutes les autres classes de la population parisienne appuyée par l'armée, de l'autre ; quand les combats se succédèrent pendant plusieurs jours avec un acharnement sans exemple dans l'histoire des guerres civiles modernes, mais sans aucun avantage visible d'un côté ou de l'autre, il devenait manifeste alors pour tous que celle-ci était la grande bataille définitive, laquelle, si l'insurrection triomphait, inonderait le continent de révolutions renouvelées, ou bien, si elle succombait, amènerait le rétablissement, au moins passager, du régime contre-révolutionnaire.

Le prolétariat de Paris fut battu, décimé, écrasé, avec un effet tel que, même à l'heure actuelle, il ne s'est pas encore relevé du coup. Et aussitôt, d'un bout à l'autre de l'Europe, les conservateurs et contre-révolutionnaires de relever la tête, avec une outrecuidance qui montrait comme ils comprenaient bien l'importance de l'événement. Partout la presse fut harcelée, le droit de réunion entravé ; le moindre incident dans n'importe quelle petite ville de province fut pris pour prétexte à désarmer le peuple, déclarer l'état de siège et faire s'exercer les troupes dans les nouveaux artifices et manœuvres que Cavaignac leur avait appris. Au reste, pour la première fois depuis février, il avait été prouvé que l'invincibilité d'une insurrection populaire dans une grande ville était une illusion ; les armées avaient reconquis l'honneur, les troupes battues constamment, jusqu'alors, dans chaque bataille de rue de quelque importance, reprirent confiance dans leur supériorité, même dans ce genre de combat.

De cette défaite des ouvriers de Paris on peut dater les premières démarches positives, les premiers plans définis, projetés par l'ancien parti féodal et bureaucratique d'Allemagne pour se débarrasser même de leur alliée momentanée, la Bourgeoisie, et pour rétablir l'état des choses existant en Allemagne avant les événements de Mars. L'armée était de nouveau la puissance suprême dans l'État, et l'armée lui appartenait et non à la bourgeoisie. Même en Prusse, où, avant 1848, on avait constaté qu'un certain nombre parmi les officiers de grades inférieurs penchaient fortement pour un gouvernement constitutionnel, le désordre introduit dans l'armée par la révolution avait ramené ces jeunes gens raisonneurs à l'obéissance ; dès que le commun soldat se permettait quelques libertés à l'égard des officiers, ceux-ci furent aussitôt convaincus de la nécessité de la discipline et de l'obéissance passive. Les nobles et les bureaucrates vaincus commencèrent à voir, par devers eux, la voie à suivre ; l'armée, plus unie que jamais, enorgueillie par ses victoires dans les petites insurrections et dans la guerre au dehors, jalouse du grand succès que venaient de remporter les soldats français, cette armée on n'avait qu'à la mettre en conflit constant avec le peuple et, au moment propice, elle pouvait d'un seul grand coup écraser les révolutionnaires et battre en brèche les prétentions des parlementaires bourgeois. Et le moment opportun pour frapper un coup pareil ne se fit pas trop attendre.

Nous passons sous silence les débats parlementaires et les luttes locales, intéressants parfois, mais le plus souvent ennuyeux, qui occupèrent les différents partis en Allemagne pendant l'été. Qu'il suffise de dire que les représentants des intérêts bourgeois, malgré de nombreux triomphes parlementaires, dont aucun ne donna un résultat pratique, sentaient généralement que leur position entre les partis extrêmes devenait tous les jours plus intenable, et qu'il leur fallait, en conséquence, tantôt chercher l'alliance avec les réactionnaires, tantôt se concilier la faveur des partis populaires. Cette constante vacillation achevait de les déconsidérer dans l'opinion publique, et, grâce à la tournure des événements, le mépris où ils étaient tombés, profita momentanément surtout aux bureaucrates et aux féodaux.

Au commencement de l'automne les rapports des différents partis entre eux s'étaient exaspérés au point de rendre inéluctable une bataille décisive. Le premier engagement de cette guerre entre les masses révolutionnaires et l'armée eut lieu à Francfort. Bien que d'une importance secondaire, il constituait néanmoins le premier avantage sérieux qu'eussent obtenu les troupes sur l'insurrection, et produisit un grand effet moral. La Prusse, pour des raisons faciles à deviner, avait permis au simulacre de gouvernement établi par l'Assemblée nationale de Francfort de conclure un armistice avec le Danemark, qui non seulement livrait à la vengeance danoise les Allemands du Schleswig, mais encore désavouait complètement les principes révolutionnaires qui, dans l'opinion générale, étaient en jeu dans la guerre danoise. Cet armistice fut rejeté à une majorité de 2 ou 3 voix par l'Assemblée de Francfort.

Une crise ministérielle simulée suivit cette résolution, mais, trois jours après, l'Assemblée revint sur son vote et alla jusqu'à l'annuler et à sanctionner l'armistice. Ce procédé ignominieux souleva l'indignation du peuple. On dressa des barricades ; mais déjà les troupes, en nombre suffisant, avaient été dirigées sur Francfort et, après six heures de combat, le soulèvement fut réprimé. Des mouvements semblables, quoique d'importance moindre, se rattachant à cet événement, eurent lieu sur d'autres points de l'Allemagne (Bade, Cologne) et furent également écrasés.

Cet engagement préliminaire donna au parti contre-révolutionnaire ce grand avantage, que désormais le seul gouvernement qui fût sorti, en apparence du moins, d'élections populaires, le gouvernement impérial de Francfort, et l'Assemblée nationale, étaient discrédités aux yeux du peuple.

Ce gouvernement et cette assemblée avaient dû en appeler aux baïonnettes des troupes contre les manifestations de la volonté populaire. Ils étaient compromis ; et si c'était peu de chose que la considération à laquelle ils pouvaient prétendre jusqu'alors, ce désaveu de leur origine, la dépendance où ils étaient des gouvernements antipopulaires et de leurs troupes, faisaient désormais du vicaire de l'empire, de ses ministres et de ses députés, de parfaites nullités. Nous verrons sous peu avec quel mépris l'Autriche d'abord, la Prusse et les petits Etats ensuite, accueillirent tout ordre, toute requête, toute députation qui leur venait de cette assemblée de rêveurs impuissants.

Nous en venons maintenant à ce grand contrecoup qu'eut la bataille française de juin en Allemagne, à cet événement qui était aussi décisif pour l'Allemagne que la lutte prolétarienne de Paris l'avait été pour la France ; nous voulons dire la révolution de Vienne et l'assaut de cette ville qui s'ensuivit, en octobre 1848. Mais telle est l'importance de cette bataille, et l'explication des diverses circonstances qui plus particulièrement contribuèrent au dénouement, devra occuper une si large place dans les colonnes de La Tribune, que nous sommes obligé de lui consacrer un article spécial.

Archives Lenine
Sommaire Sommaire Haut Sommaire Suite Fin
Archives Internet des marxistes