1851-52

« Or, l'insurrection est un art au même titre que la guerre ou n'importe quel autre art et soumis à certaines règles dont la négligence entraîne la ruine du parti qui s'en rend coupable. Ces règles, qui sont des déductions de la nature des partis et des circonstances avec lesquels on a à compter en pareil cas, sont tellement claires et simples que la courte expérience de 1848 suffisait pour les apprendre aux Allemands. »

Friedrich Engels

Révolution et contre-révolution en Allemagne

XIII – L'assemblée prussienne – L'assemblée nationale

LONDRES, Mars 1852.

Le 1er novembre Vienne tomba et le 9 du même mois la dissolution de l'Assemblée constituante à Berlin montra combien cet événement avait du coup ranimé les esprits et les forces du parti contre-révolutionnaire.

On a bientôt fait de raconter les événements de 1848 en Prusse. L'Assemblée constituante, ou plutôt « l'assemblée élue pour s'entendre avec la couronne sur une constitution », et sa majorité de représentants des intérêts bourgeois, avaient depuis longtemps perdu l'estime publique, pour s'être prêtées à toutes les intrigues de la cour, par crainte des éléments les plus énergiques de la population. Elles avaient confirmé ou plutôt rétabli les privilèges détestés de la féodalité et trahi ainsi la liberté et les intérêts de la paysannerie. Elles n'avaient pu ni élaborer une constitution, ni améliorer en aucune façon la législation générale. Elles s'étaient occupées presque exclusivement de subtiles distinctions théoriques, de pures formalités et de questions d'étiquette constitutionnelle. L'Assemblée, en fait, était plutôt une école de savoir-vivre parlementaire pour ses membres qu'un corps auquel le peuple aurait pu s'intéresser. Au demeurant, les deux côtés de l'assemblée se tenaient en parfait équilibre, et la majorité dépendait presque toujours des centres flottants dont les oscillations de droite à gauche et de gauche à droite renversèrent d'abord le ministère de Camphausen, ensuite celui de Auerswald et Hansemann. Mais tandis que les libéraux, ici comme partout ailleurs, laissaient ainsi échapper l'occasion, la cour réorganisait les éléments de sa puissance dans la noblesse et la partie la plus arriérée de la population rurale, aussi bien que dans l'armée et la bureaucratie. Après la chute de Hansemann il se forma un ministère de bureaucrates et d'officiers militaires, tous de fermes réactionnaires, mais qui cependant faisaient semblant de céder aux demandes du Parlement ; et l'Assemblée, adoptant le principe commode : « Les mesures, non les hommes », se laissa duper au point d'applaudir à ce ministère sans avoir des yeux pour voir la concentration et l'organisation des forces contre-révolutionnaires qu'il poursuivait assez ouvertement. Enfin, au signal donné par la chute de Vienne, le roi congédia ses ministres et les remplaça par des « hommes d'action » sous la direction du premier ministre actuel, Manteuffel. Pour le coup la rêveuse Assemblée s'éveilla et se rendit compte du danger ; elle vota un ordre du jour de manque de confiance dans le cabinet, auquel on répondit aussitôt par un décret qui transférait l'Assemblée de Berlin, où en cas de conflit elle pouvait compter sur l'appui des masses, à Brandebourg, une petite ville provinciale qui dépendait entièrement du gouvernement. L'Assemblée déclara qu'elle ne pourrait être ajournée, déplacée ou dissoute sans son propre consentement. Entre temps, le général Wrangel entrait à Berlin à la tête d'environ 40 000 hommes de troupes. Dans une réunion des autorités municipales et des officiers de la garde nationale, on prit la résolution de ne point offrir de résistance. Et maintenant, après que l'Assemblée et ses constituants, la bourgeoisie libérale, eurent permis au parti réactionnaire coalisé d'occuper toutes les positions importantes et d'arracher de leurs mains à peu près tous les moyens de défense, commença cette grande comédie de la « résistance passive et légale », qui dans leur pensée devait être une glorieuse imitation de l'exemple de Hampden et des premiers efforts des Américains dans la guerre de l'indépendance, Berlin fut déclaré en état de siège et Berlin se tint tranquille ; la garde nationale fut dissoute par le gouvernement et elle déposa les armes avec la plus grande ponctualité. L'Assemblée pendant une quinzaine de jours fut traquée d'un lieu de réunion à un autre et partout dispersée par le militaire ; et les membres de l'Assemblée supplièrent les citoyens de rester tranquilles. Quand, enfin, le gouvernement prononça la dissolution de l'Assemblée, celle-ci vota une résolution déclarant illégale la levée des taxes, et ses membres se mirent à parcourir le pays pour essayer d'organiser le refus des taxes. Ils s'étaient déplorablement trompés dans le choix des moyens. Au bout de quelques semaines agitées, suivies de mesures sévères de la part du gouvernement contre l'opposition, tout le monde abandonna l'idée de refuser les taxes pour complaire à une assemblée défunte, qui n'avait même pas eu le courage de se défendre.

Savoir si, au commencement de novembre 1848, il était trop tard déjà pour tenter une résistance armée, ou si, en face d'une opposition sérieuse, une partie de l'armée aurait passé du côté de l'Assemblée et eût ainsi décidé la chose en sa faveur, c'est là une question qui ne sera jamais résolue peut-être. Mais en révolution comme en guerre il faut toujours attaquer de front : qui attaque prend l'avantage, et en révolution comme en guerre il est de la dernière nécessité de tout hasarder au moment décisif, quels que soient les risques à courir. Il n'y a pas d'exemple dans l'histoire d'une révolution victorieuse qui ne démontre la vérité de ces axiomes. Or, pour la révolution prussienne le moment décisif était arrivé en novembre 1848 ; l'Assemblée officiellement à la tête de tout le mouvement révolutionnaire, loin de faire face à l'ennemi, reculait à mesure que celui-ci s'avançait ; elle attaquait bien moins encore, puisqu'elle ne se défendait même pas, et quand vint le moment critique où Wrangel, à la tête de 40 000 hommes, frappait aux portes de Berlin, au lieu de trouver, comme lui et ses officiers s'y attendaient, toutes les rues hérissées de barricades et toutes les fenêtres transformées en meurtrières, il trouvait les portes ouvertes, et, en fait d'obstruction dans les rues, rien que de paisibles bourgeois berlinois qui se gaussaient de la bonne farce qu'ils lui avaient jouée en se livrant pieds et poings liés aux soldats stupéfaits. Il est vrai que l'assemblée et le peuple, s'ils eussent résisté, auraient pu être battus ; Berlin aurait pu être bombardé et des centaines d'hommes auraient pu être tués sans empêcher la victoire finale du parti royaliste. Ce n'était pourtant pas une raison pour déposer les armes à la première attaque. Une défaite au bout d'une lutte opiniâtre vaut, pour l'importance révolutionnaire, une victoire facilement remportée. Les défaites de Paris, en juin 1848, et de Vienne, en octobre, avaient certainement plus fait pour révolutionner l'esprit du peuple de ces deux villes que les victoires de février et de mars. L'assemblée et le peuple de Berlin auraient probablement partagé le sort de ces deux villes, mais ils seraient tombés glorieusement et auraient laissé derrière eux dans l'âme des survivants une soif de revanche qui, en temps de révolution, est le plus énergique, le plus puissant aiguillon à l'action. Il va de soi que quiconque relève le gant risque d'être battu ; est-ce une raison pour qu'il s'avoue battu et se rende sans coup férir ?

Celui qui en temps de révolution commande une position décisive et la livre, au lieu de forcer l'ennemi d'en tenter l'assaut, mérite, sans exception, qu'on le traite de traître.

Le même décret du roi de Prusse qui dissolvait l'assemblée constituante, proclamait une nouvelle constitution fondée sur le projet élaboré par un comité de cette assemblée, mais qui étendait sur certains points les pouvoirs de la couronne, et sur d'autres rendait douteux ceux du parlement. Cette constitution établissait deux chambres qui devaient sous peu se réunir dans le but de la ratifier et de la réviser.

Nous avons à peine besoin de demander où était l'Assemblée nationale allemande pendant la « légale et paisible » lutte des constitutionnels prussiens. Elle était comme à l'ordinaire, à Francfort, occupée à voter des résolutions anodines contre les procédés du gouvernement prussien et à admirer « l'imposant spectacle de la résistance passive, légale et unanime de tout un peuple à la force brutale ». Le gouvernement central envoya des commissaires à Berlin pour négocier entre le ministère et l'Assemblée ; mais ils eurent le même sort que leurs prédécesseurs à Olmütz, et furent poliment éconduits. La gauche de l'Assemblée nationale, c'est-à-dire le soi-disant parti radical, envoya également ses commissaires ; mais après s'être dûment convaincus de l'extrême perplexité de l'Assemblée de Berlin et avoir avoué leur extrême perplexité propre, ils retournèrent à Francfort pour faire leur rapport et pour témoigner de la conduite admirablement calme de la population de Berlin. Bien mieux, quand Herr Bassermann, l'un des commissaires du gouvernement central, déclara que les dernières mesures si sévères des ministres prussiens étaient motivées, attendu que depuis quelque temps on voyait rôder dans les rues de Berlin nombre de personnages à la mine rébarbative, comme il en surgit toujours à la veille de mouvements monarchiques (et qui depuis ont gardé le nom de « personnages à la Bassermann »), ces dignes députés de la gauche et énergiques représentants de l'intérêt révolutionnaire crurent devoir se lever pour jurer que tel n'était pas le cas. Ainsi, en moins de deux mois la parfaite incapacité de l'Assemblée de Francfort était devenue notoire. Impossible de prouver de plus éclatante façon qu'ils étaient au-dessous de leur tâche et qu'ils n'avaient même pas la moindre notion de ce qu'était proprement cette tâche. Le fait qu'à Vienne, comme à Berlin, on décida du sort de la révolution, que dans ces deux capitales on régla les questions les plus graves, les plus vitales, sans que jamais on s'occupât le moins du monde de l'existence de l'Assemblée de Francfort, ce seul fait suffit pour démontrer que ce corps n'était qu'un simple club, composé d'un tas de dupes qui permettaient au gouvernement de se servir d'eux comme de pantins parlementaires que l'on exhibait pour amuser les boutiquiers et les petits commerçants des petits Etats et des petites villes, aussi longtemps que l'on jugeait utile de divertir ce monde. Nous verrons bientôt pour combien de temps cela fut considéré chose Utile.

Un fait qui vaut d'être noté, c'est que parmi tous les hommes « éminents » de cette assemblée, il n'y en avait pas un seul qui eût le moindre soupçon du rôle qu'on leur faisait jouer et que jusqu'à l'heure présente les anciens membres du club de Francfort possèdent invariablement des organes de perception historique d'un genre tout particulier.

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