1867

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


Le Capital - Livre troisième

Le procès d'ensemble de la production capitaliste

Karl MARX

Préface par F. Engels


Je puis enfin livrer à la publicité le troisième volume de l’œuvre capitale de Marx, la fin de la partie théorique. En publiant en 1885 le deuxième volume, j'entrevoyais que l'impression du troisième ne présenterait guère que des difficultés matérielles, sauf dans quelques parties très importantes. Il en a été réellement ainsi ; mais j'avais été loin de me rendre compte des difficultés que me réservaient ces parties, les plus importantes de l'ensemble, ni de prévoir les autres obstacles qui vinrent tant retarder la préparation de ce livre.

Je fus avant tout contrarié par une faiblesse persistante de la vue, qui pendant des années limita au minimum le travail que je pus faire à la plume et qui, même aujourd'hui, ne me permet qu'exceptionnellement d'écrire à la lumière artificielle. Puis j'eus à m'occuper d'autres travaux urgents : de rééditions et de traductions d'œuvres antérieures de Marx et de moi, ainsi que de révisions, de préfaces, d'arrangements, qui la plupart ne purent être faits sans études, ni recherches. Je fus absorbé principalement par la publication, en anglais, du premier volume, dont je portais toute la responsabilité et qui me prit beaucoup de temps. Quiconque a suivi quelque peu l'extension colossale de la littérature socialiste internationale pendant ces dix dernières années et notamment les nombre des traductions qui ont été faites de publications de Marx et de moi, pensera que je dois m'estimer heureux de ne connaître que quelques langues et d'avoir échappé ainsi à l'obligation de revoir les travaux d'un nombre trop considérable de traducteurs. Le développement de la littérature ne fut d'ailleurs qu'un symptôme de l'extension du mouvement ouvrier international, extension qui vint m'imposer de nouveaux devoirs. Dès les premiers jours de notre activité publique, nous dûmes, Marx et moi, assumer une bonne partie de l'œuvre d'entente entre les mouvements socialistes et ouvriers des différents pays, et cette tâche ne fit que s’accroître à mesure que nos idées gagnèrent du terrain. Bien que Marx ne cessa jusqu'à sa mort d'en prendre la part la plus lourde, le travail qui m'échut alla sans cesse en augmentant. Aujourd'hui les organisations ouvrières des diverses nations correspondent directement entre elles et malgré que ces communications directes soient de plus en plus fréquentes, mon intervention est encore réclamée plus souvent que je ne le voudrais dans l'intérêt de mes travaux théoriques. Mêlé au mouvement depuis plus de cinquante ans, j'ai pour devoir de ne pas me soustraire aux services que l'on réclame de moi. De même que le seizième siècle, notre époque mouvementée ne compte, dans le domaine des intérêts publics, des théoriciens purs que du côté de la réaction, qui au lieu de faire de la vraie théorie ne font que de l'apologie vulgaire.

Cette circonstance que je réside à Londres a pour conséquence que mes communications avec le parti socialiste se poursuivent surtout par lettres en hiver et par visites personnelles en été. Il en résulte que c'est en hiver seulement et spécialement pendant les trois premiers mois de l'année, que je puis m'occuper de travaux ne souffrant aucune interruption, ce qui est devenu de plus en plus une nécessité, à mesure que j'ai été appelé à m'intéresser au mouvement dans un nombre de plus en plus grand de pays et à une presse de plus en plus étendue. Lorsqu'on a septante années derrière soi, on s'aperçoit de la lenteur inévitable avec laquelle les fibres d'association de Meynert fonctionnent dans le cerveau, et l'on ne vient plus à bout des interruptions de travail aussi facilement qu'avant, surtout quand il s'agit d'études théoriques difficiles. Aussi m'est-il arrivé souvent de devoir recommencer l'hiver suivant une grande partie du travail que je n'avais pu achever l'hiver précédent ; ce qui fut notamment le cas de la cinquième partie, la plus difficile de toutes.

Ainsi qu'on s'en apercevra tout à l'heure, le travail de rédaction du troisième volume fut très différent de celui du deuxième. Pour ce troisième volume, je ne disposais que d'une ébauche très incomplète. Les commencements de chaque chapitre étaient, il est vrai, achevés généralement avec soin, même au point de vue de la forme ; mais plus loin l'élaboration devenait imparfaite : plus on avançait, plus nombreuses étaient les incursions dans des domaines secondaires, entreprises au cours de l'étude et appelées à être classées ultérieurement ; plus longues et plus compliquées devenaient les phrases, dans lesquelles les idées avaient été coulées à l'état naissant. En maint endroit, l'écriture et le texte décelaient clairement l'apparition, et les progrès d'un mal provoqué par le surmenage, rendant le travail continu de plus en plus difficile et par périodes complètement impossible. Il devait nécessaire­ment en être ainsi. De 1863 à 1867, Marx avait non seule­ment arrêté le plan des deux derniers volumes du Capital et achevé entièrement le premier, il avait en outre accompli le travail gigantesque de la fondation et de l’organisation de l'Association internationale des Travailleurs. Aussi dès 1864 et 1865 s'étaient manifestés les premiers symptômes de la maladie, qui devait l'empêcher de mettre la dernière main aux deuxième et troisième volumes.

Je commençai par la transcription du manuscrit, dont bien des passages étaient presqu'indéchiffrables pour moi-même. Après cette besogne, qui prit assez de temps, j’entrepris la rédaction proprement dite. J'ai limité ce travail au strict nécessaire, conservant l'œuvre dans toute son originalité partout où la clarté n'en souffre pas, respectant les redites là où, comme cela arrive souvent chez Marx, elles marquent un autre aspect des choses ou les expriment d'une autre manière. J'ai mis entre crochets et signé de mes initiales les passages dont j'ai été obligé de modifier et de compléter le fond ainsi que ceux pour lesquels j'ai dû retravailler, en y laissant la pensée de l'auteur, les matériaux que j'avais à ma disposition. Si en certains endroits les crochets ont été oubliés, je n'ai jamais négligé de parapher les passages dont je suis responsable.

Ainsi que cela arrive dans tout avant-projet, le manuscrit indiquait, par une simple mention, des points qui devaient être développés plus tard et pour lesquels cette promesse n'a pas été tenue ; j'ai conservé ces indications, parce qu'elles expriment les intentions de l'auteur au sujet de certains développements qui devaient compléter son œuvre.

En ce qui concerne la première partie, le manuscrit principal ne fut utilisable qu'avec de fortes restrictions. Cette partie commençait par les calculs relatifs aux rapports entre le taux de la plus-value et le taux du profit, dont j'ai fait le chapitre III, alors que la matière que j'ai utilisée pour le chapitre I était traitée plus loin et accessoirement. J'eus heureusement à ma disposition deux essais de remaniement de cette partie, de huit pages chacun, qui me permirent de l'arranger. Le chapitre Il est transcrit directement du manuscrit principal. Pour le chapitre III, je disposais d'une série complète de calculs inachevés et d'un cahier daté de 1870, faisant l'exposé des rapports entre le taux de la plus-value et le taux du profit. Mon ami Samuel Moore, qui a fait également la plus grande partie de la traduction anglaise du premier volume, se chargea de l'arrangement de ce cahier, ce qui lui fut facile comme ancien mathématicien de Cambridge. Le résumé qu'il me remit me permit, avec l'aide du manuscrit principal, de rédiger le chapitre III. Du chapitre IV, je n'avais trouvé que le titre : l'influence de la rotation sur le taux du profit. Comme cette question est de la plus haute importance, je l’ai traitée moi-même et c'est pour cette raison qu'elle figure entre crochets dans le texte. L'étude que je fis me permit de reconnaître que, pour être vraie dans tous les cas, la formule du taux du profit donnée au chapitre III devait subir une modification. A partir du chapitre V, le reste de la première partie a été empruntée entièrement, sauf les modifications et les additions indispensables, au manuscrit principal.

Pour les trois parties suivantes, je pus m'en tenir entièrement, excepté pour la rédaction, au travail original; je dus cependant, surtout aux passages relatifs à l'influence de la rotation, les mettre en concordance avec le chapitre IV que j'avais ajouté. J'ai eu soin de mettre entre crochets et de signer de mes initiales les passages que j'ai modifiés.

La difficulté principale se dressa à la cinquième partie, qui est la plus complexe de tout l'ouvrage et pendant l'élaboration de laquelle Marx subit un de ces cruels assauts de la maladie dont j'ai parlé plus haut. Je ne disposais ni d'un projet achevé, ni d'un canevas dont je n'aurais eu qu'à remplir les vides; à peine une ébauche, constituée en plus d'un endroit par un amas désordonné de notices, de remarques, d'extraits. J'essayai, procédant comme je l'avais fait pour la première partie, de combler les lacunes et de rédiger les passages simplement indiqués, de manière à donner au moins approximativement ce que l'auteur avait voulu écrire. Je fis cet essai à trois reprises et échouai chaque fois, perdant un temps considérable et augmentant le retard de la publication du livre. Je reconnus enfin que j'avais fait fausse route. J'aurais dû revoir toute la littérature si volumineuse traitant de cette partie, ce qui aurait abouti à un exposé qui, malgré tout, n'aurait pas été de Marx. Je me résignai à m'en tirer avec les documents que je possédais et que j'ai classés de mon mieux, en les complétant où cela était indispensable. Au printemps 1893, cette partie fut enfin achevée dans ses grandes lignes.

J'avais trouvé, terminés dans leurs parties essentielles, les chapitres XXI à XXIV de la cinquième partie et je complétai les chapitres XXV et XXVI au moyen de matériaux pris à d'autres endroits. Je pus donner les chapitres XXVII et XXIX d'après le manuscrit, mais j'eus à modifier l'arrangement du chapitre XXVIII. La difficulté commença réellement au chapitre XXX, à partir duquel il ne s’agit plus seulement de suppléer à des passages manquants, mais de rétablir la suite des idées, déviées à chaque instant par des digressions et des dissertations. Le chapitre XXXI, qui présentait plus de suite, était suivi d'une partie très longue du manuscrit, portant comme titre « La Confusion » et reproduisant simplement des extraits des rapports parlementaires sur les crises de 1848 et 1857, dans lesquels étaient réunis et commentés avec humour les avis de vingt-trois économistes et hommes d'affaires sur l'argent et le capital, le drainage de l'or, la surspéculation, etc. Dans cette partie, Marx s'était proposé, en reproduisant tantôt des questions, tantôt des réponses, de passer en revue sous forme satyrique toutes les idées ayant cours sur les rapports entre l'argent et le capital et de mettre en relief la « confusion » qui règne sur le rôle de l'argent et du capital sur le marché financier. Après de nombreuses tentatives, j'ai dû reconnaître que la reconstitution de ce chapitre était impossible et je me suis borné à tirer parti des matériaux, surtout de ceux commentés par Marx, là où l'occasion s'en est offerte.

Venaient ensuite, assez bien arrangé, ce qui m'a servi à faire le chapitre XXXII, puis une nouvelle série d'extraits des rapports parlementaires, relatifs à toutes les questions traitées dans la partie, accompagnés de remarques plus ou moins longues de l'auteur. Vers la fin, les extraits et les commentaires concernant le mouvement des métaux précieux et les cours du change se multipliaient pour se terminer par des renseignements complémentaires de toute nature. Par contre, le chapitre XXXVI était entièrement achevé.

De tous ces matériaux, à partir de la partie consacrée à la « confusion » et sauf ce que j'ai utilisé ailleurs, j'ai composé les chapitres XXXIII à XXXV, ce que je ne suis parvenu à faire qu'en intercalant fréquemment des passages de mon crû, nécessaires pour établir l'enchaînement des idées. J'ai eu soin de signer ces passages, partout où mon intervention n'a pas porté exclusivement sur la forme. Je suis parvenu ainsi à incorporer au texte tout ce que l'auteur avait écrit sur les questions qu'il se proposait d'examiner et n'ai dû rejeter que les quelques passages qui répétaient ce dont je m'étais déjà servi ou se rapportaient à des points que le manuscrit ne développait pas.

La partie relative à la rente foncière était bien mieux travaillée sans être convenablement arrangée cependant, ainsi que le montre la partie du chapitre XLIII (la dernière partie du manuscrit sur la rente) dans laquelle Marx juge nécessaire de retracer rapidement le plan de toute la section. Cette récapitulation fut d'autant plus utile pour le travail que j'avais à faire, que le manuscrit commençait par le chapitre XXXVII, auquel faisaient suite les chapitres XLV à XLVII, puis les chapitres XXXVIII à XLIV. Ce furent les tableaux sur la deuxième forme de la rente différentielle, qui me donnèrent le plus de tablature, ainsi que la constatation que dans le chapitre XLIII l'auteur avait négligé d'examiner le troisième cas de ce genre de rente, qu'il aurait dû y étudier.

Vers 1870, Marx avait recommencé, en vue de cette partie, des recherches toutes spéciales sur la rente foncière. Pendant de longues années il avait étudié, d'après les textes originaux, les relevés statistiques dressés en Russie après la « Réforme » de 1861 ainsi que les publications sur la propriété foncière que des amis russes avaient mis à profusion à sa disposition ; il se proposait d'en tirer parti pour remanier son travail. Par la grande variété des formes qui revêtent la propriété foncière et l'exploitation des produits agricoles, la Russie aurait dû jouer, dans son étude sur la rente foncière, le rôle que l'Angleterre occupe, dans le premier volume, au point de vue des salaires industriels. Il ne lui fut pas permis de donner suite à ce projet.

Enfin la septième partie était entièrement écrite, mais pas d'une manière définitive, avec des phrases interminables qui devaient être remaniées avant de passer à l'impression. Le dernier chapitre, dont il n'existe que le commencement, devait établir que l'aboutissement de la période capitaliste est l'existence, avec leurs luttes inévitables, des trois grandes classes des propriétaires, capitalistes et salariés, correspondant au trois grandes formes du revenu, la rente, le profit et le salaire. Marx s'était proposé d'écrire ces considérations d'ensemble au moment où le manuscrit allait être envoyé à l'imprimeur, afin d'utiliser les publications historiques les plus récentes, pour illustrer avec plus d'actualité les développements théoriques.

Le lecteur remarquera que, de même que dans le deuxième volume, les citations et les documents à l'appui sont moins abondants dans le troisième que dans le premier. Les renvois à ce dernier se rapportent aux deuxième et troisième éditions ; les extraits des économistes étaient simplement indiqués dans le manuscrit par les noms de ceux-ci et ne devaient être copiés que lorsque le travail aurait été achevé. J'ai maintenu naturellement les choses en cet état. Il n'a été fait usage, mais largement, que des quatre rapports parlementaires suivants :

  1. Reports from Committees(Chambre des Communes), Vol. VIII, Commercial Distress, Vol.II, Part. I, 1847-48. Minutes of Evidence (Document cité sous le titre : Commercial Distress, 1847-48).
  2. Secret Committee of the House of Lords on Commercial Distress 1847. Report printed 1848. Evidence printed 1857. (L'« evidence printed » avait été considéré comme trop compromettant pour 1848). Ce document est désigné dans le texte par C. D. 1848-57.
  3. Report : Bank Acts 1857 et Report : Bank Acts 1858. Ces deux documents sont les rapports de la Commission de la Chambre des Communes sur le fonctionnement des Bank Acts de 1844 et de 1845, accompagnés des dépositions recueillies aux enquêtes. Ils sont désignés par : C. B. (parfois C. A.) 1857 ou 1858.

J'entreprendrai, quand je le pourrai, la publication du quatrième volume, consacré à l'histoire de la théorie de la plus-value.


Dans la préface du deuxième volume du Capital, je me trouvai en présence de Messieurs qui, à cette époque, faisaient beaucoup de tapage parce qu'ils « avaient découvert en Rodbertus l'initiateur secret et le précurseur méconnu de Marx ». Je leur offris l'occasion d'établir « ce dont l'économie de Rodbertus est capable » et je les provoquai à démontrer « comment un taux de profit moyen uniforme doit se réaliser, non seulement sans que la loi de la valeur soit enfreinte, mais en vertu de celle-ci ». Ces Messieurs, qui pour des raisons subjectives ou objectives et en tout cas nullement scientifiques posaient alors le bon Rodbertus en étoile économique de toute première grandeur, sont restés muets sur toute la ligne ; mais d'autres se sont donnés la peine de s'occuper de la question.

Celle-ci fut reprise par le professeur W. Lexis, dans une critique du deuxième volume du Capital, qu'il publia dans les Jahrbücher de Conrad, XI, 5, 1885, p. 452-65, et dans laquelle il dit :

« La solution de la contradiction (entre la loi de la valeur de Ricardo-Marx et l'uniformité du taux du profit moyen) est impossible lorsque l'on considère une à une les différentes espèces de marchandises, en admettant l'égalité de leur valeur et de leur valeur d'usage, et l'égalité ou la proportionnalité de leur valeur d'usage à leur prix ».

La question ne peut être résolue que

« pour autant que l'on admette que la valeur de chaque espèce de marchandise est mesurée par le travail ; que l'on considère la production dans son ensemble et que l'on envisage la distribution au point de vue des classes entières des capitalistes et des ouvriers.  La classe ouvrière ne reçoit qu'une certaine partie du produit  total…  l'autre partie, consti­tuant la part des capitalistes, représente d'après la théorie de Marx, le surproduit et par conséquent.... la plus-value. Les membres de la classe des capitalistes se partagent cette plus-value, non pas d'après le nombre d'ouvriers qu'ils occupent, mais d'après l'importance du capital y compris le sol et le sous-sol qu’ils ont engagé. »

Les valeurs idéales de Marx, déterminées par les unités de travail incorporées aux marchandises, ne correspondent pas aux prix, mais

« peuvent être considérées comme le point de départ d'une tendance qui conduit aux prix réels ; ceux-ci ont pour base le désir qui pousse les capitaux d'égale grandeur à vouloir des bénéfices d'égale importance ».

C'est ainsi qu'il se fait que certains capitalistes vendent des marchandises à des prix plus élevés, d'autres à des prix plus bas que la valeur idéale.

« Comme ces excédents et ces déchets de plus-value se compensent pour l'ensemble de la classe des capitalistes, la grandeur totale de la plus-value est la même que si tous les prix étaient proportionnels aux valeurs idéales des marchandises ».

Ainsi qu'on le voit, la question, si elle n'est pas résolue à fond, est exactement bien que pas assez nettement posée. C'est plus que ce que nous étions en droit d'attendre d'un écrivain, qui avec une certaine crânerie se range parmi les « économistes vulgaires » ; c'est même étonnant si l'on considère les élucubrations d'autres économistes vulgaires dont nous aurons à nous occuper plus loin. L'Economie vulgaire de notre critique ne s'écarte cependant pas du genre. Il dit que le bénéfice du capital peut sans contredit être expliqué comme le fait Marx, mais que rien n'impose cette explication, la suivante, qui est celle de l'Economie vulgaire, étant même plus plausible :

« Le vendeur capitaliste, le producteur de matières premières, le fabricant, le négociant de gros, le commerçant de détail réalisent des bénéfices, parce que chacun vend plus cher qu'il n'achète et majore, dans une certaine mesure, le prix de revient de sa marchandise. L'ouvrier n'est pas en état de s'octroyer pareil supplément de valeur ; sa situation d'infériorité par rapport aux capitalistes le met en demeure de céder son travail au prix qu'il lui coûte, c'est-à-dire au prix de ses moyens d'existence indispensables.... et c'est ainsi que les majorations de valeur conservent toute leur importance contre les ouvriers acheteurs et provoquent la transmission à la classe capitaliste d'une partie de la valeur du produit total. »

Il ne faut pas s'astreindre à une grande tension d'esprit, pour voir que cette explication du profit du capital « d'après la théorie de l'Économie vulgaire » aboutit pratiquement au même résultat que la théorie marxiste de la plus-value. Les ouvriers, dans la conception de Lexis, se trouvent dans la même « situation défavorable » que ceux de Marx et comme ceux-ci ils sont des spoliés, puisqu'ils sont les seuls à ne pas pouvoir vendre au-dessus du prix. Sur cette théorie, il est possible d'édifier un socialisme vulgaire aussi plausible que celui qui a été fondé en Angleterre, en prenant pour base la théorie de Jevons et de Menger sur la valeur d'usage et l'utilité-limite. J'entrevois même que le jour où il connaîtra cette théorie du profit, M. George Bernard Shaw s'y accrochera des deux mains et, donnant congé à Jevons et à Karl Menger, fondera sur ce rocher la reconstruction de l'église fabienne de l'avenir.

En réalité la théorie de Lexis n'est qu'un pastiche de celle de Marx. D'où sont donc extraits tous ces suppléments ajoutés aux prix ? Du « produit total » de l'ouvrier. Et comment ? Parce que la « marchandise-travail » ou, comme dit Marx, la force de travail doit être vendue au-dessous de sa valeur. En effet, si les marchandises ont comme propriété commune d'être vendues plus cher que leur coût de production et si, faisant seul exception à cette règle, le travail est toujours vendu à son coût de production, il faut bien que la vente du travail se fasse constamment au-dessous de ce qui est le prix dans le monde de l'Economie politique vulgaire. Le surprofit qui échoit à la classe des capitalistes ne provient donc et ne peut provenir que de l'ouvrier qui, après avoir produit ce qui équivaut au prix de son travail, doit fournir un produit supplémentaire qui ne lui est pas payé, un surproduit, de la plus-value.

Lexis est un homme extraordinairement prudent dans le choix de ses expressions. Nulle part il n'exprime en toutes lettres ce que je viens de dire ; cependant si mon explication est la sienne, il est évident que nous n'avons pas affaire à un de ces économistes vulgaires qui, comme il le dit lui-même, sont considérés par Marx « comme étant tout au plus des imbéciles saris rémission », mais à un marxiste travesti en économiste vulgaire. Ce travestissement est-il conscient ou inconscient, c'est une question de psychologie qui ne nous intéresse pas ici ; celui qui se proposerait de l'approfondir devrait rechercher en même temps comment il a été possible qu'à certaine époque un homme intelligent comme Lexis ait pu défendre une absurdité comme le bimétallisme.

Le premier qui a essayé réellement de répondre à la question est le Dr. Conrad Schmidt, dans son volume Die Durchschnittsprofitrate auf Grundlage des Marxischen Werthyeseizes [1] (Stuttgart, Dietz, 1889), où il s'est efforcé de mettre d'accord les détails de la formation des prix du marché tant avec la loi de la valeur qu'avec le taux du profit moyen. Le capitaliste industriel trouve dans le produit le capital qu'il a avancé pour celui-ci et un surproduit. Pour obtenir ce dernier, il doit engager son capital dans une production, c'est-à-dire mettre en œuvre une quantité déterminée de travail matérialisé. A ses yeux, le capital qu'il engage est donc la quantité de travail matérialisé qui est socialement nécessaire pour lui procurer le surproduit, et ce qui est vrai pour lui, est vrai pour tous les autres capitalistes. Or, en vertu de la loi de la valeur, les produits s'échangent en proportion du travail qui a été socialement nécessaire pour les produire ; il en résulte, étant donné que pour le capitaliste le travail nécessaire pour son sur­produit n'est aussi que le travail passé transformé en capital, que les surproduits s'échangent en proportion des capitaux nécessaires pour les produire et non en proportion du tra­vail qui y est réellement incorporé. La part assignée à chaque unité de capital est donc égale au quotient de la somme de toutes les plus-values divisée par la somme de tous les capitaux qui les ont engendrées. D'où il résulte que des capitaux égaux donnent dans des temps égaux des profits égaux, ce qui doit être, parce que le produit est vendu à un prix qui est égal à la somme de son coût de production et du coût de production du surproduit (le profit moyen), calculé d'après les bases qui viennent d'être indiquées. Le taux du profit moyen se forme malgré que, ainsi que le pense Schmidt, les prix moyens des marchandises se déterminent d'après la loi de la valeur.

Le raisonnement est très ingénieux et conforme à la dialectique de Hegel ; mais comme la plupart des raisonnements hégéliens, il n'est pas exact. Il n'y a aucune différence entre le surproduit et le produit payé : si la loi de la valeur s'applique directement aux prix moyens, le surproduit et le produit payés doivent l'un et l'autre être vendus en raison du travail socialement nécessaire, exigé et dépensé pour leur production. La loi de la valeur proteste contre l'idée empruntée à la conception capitaliste, d'après laquelle le travail passé, dont l'accumulation constitue le capital, ne serait pas seulement une- quantité déterminée de valeur achevée, mais également, comme facteur de la production et du profit, un générateur de valeur, pouvant produire plus de valeur qu'il n'en représente lui-même ; il est incontestable que cette propriété appartient exclusivement au travail vivant. On sait que les capitalistes s'attendent à des profits directement proportionnels à l'importance de leurs capitaux et qu'ils considèrent leurs avances comme une sorte de prix de revient de leur profit ; mais lorsque Schmidt fait usage de cette conception pour mettre en concordance, avec la loi de la valeur, les prix calculés d'après le taux du profit moyen, il supprime la loi même de la valeur, puisqu'il y incorpore, comme facteur déterminant, une proposition qui y contredit formellement.

Ou bien le travail accumulé est créateur de valeur au même titre que le travail vivant, et alors la loi de la valeur est fausse ; ou bien il ne l'est pas, et alors la démonstration de Schmidt est incompatible avec la loi.

Si Schmidt a été dévoyé au moment où il touchait la solution, parce qu'il a cru qu'il devait trouver une formule mathématique établissant, pour chaque marchandise, la concordance du prix moyen avec la loi de la valeur, le reste de sa brochure démontre qu'il a su, avec une pénétra­tion remarquable, approfondir les conclusions des deux premiers volumes du Capital. L'honneur lui revient d'avoir trouvé de lui-même l'explication de la tendance à la baisse du taux du profit, explication qui n'avait pas été formulée avant lui et que Marx donne dans la troisième partie de ce volume ; de même il a énoncé une série de remarques sur l'intérêt et la rente foncière, anticipant sur des points examinés dans les quatrième et cinquième parties de cet ouvrage.

Plus tard, dans une étude publiée dans la Neue Zeit (n° 4 et 5 de 1892-93), Schmidt a essayé de résoudre la question d'une autre manière, en développant que c'est la concurrence qui détermine le taux moyen du profit, parce qu'elle provoque l'émigration du capital des branches de production à profit inférieur vers celles à profit supérieur. Que la concurrence soit la grande niveleuse du profit, tout le monde est d'accord sur ce point ; mais Schmidt a voulu prouver, en outre, que l'opération qui égalise les profits est identique à celle qui ramène les prix de vente des marchandises produites en excès à la valeur que la société peut payer d'après la loi de la valeur. Les développements de Marx dans ce troisième volume démontrent que cette tentative devait être vaine.

Après Schmidt, ce fut P. Fireman qui s'attaqua au problème (Jahrbücherde Conrad, Dritte Folge, III, p. 793). Je ne m'occuperai pas des remarques qu'il fait sur certains passages de l'exposé de Marx et qui sont inspirées par ce malentendu qu'il a cru voir des définitions où il y a uniquement des développements. Il est, en effet, inutile de chercher chez Marx des définitions définitives, vraies une fois pour toutes; il va de soi que lorsque les choses et leurs rapports réciproques sont considérés comme variables et nullement immuables, leurs images, les conceptions, sont également sujettes à variation et à, transformation, et que loin de pouvoir les enfermer dans des définitions figées, on doit les développer d'après leur formation historique ou logique. Il est dès lors clair que Marx, qui au commencement du premier volume, suivant l'ordre historique, est parti de la production de la marchandise pour aboutir au capital, devait choisir également comme point de départ la simple marchandise et non la forme abstraite et historiquement secondaire de la marchandise déjà transformée par le capitalisme ; ce que Fireman ne peut comprendre d'aucune manière. Nous laisserons de côté ces aspects secondaires et d'autres, bien qu'ils puissent donner lieu à des considérations de diverses nature, et nous abordons immédiatement le nœud de la question.

Alors que la théorie enseigne que, le taux de la plus-value étant donné, celle-ci est proportionnelle à la force de travail mise en œuvre, l'expérience montre que, pour un taux déterminé du profit moyen, le profit est proportionnel au capital total engagé. Fireman explique ces faits en invoquant que le profit n’est qu'un phénomène conventionnel, inhérent, comme il dit, à une formation sociale déterminée, naissant et disparaissant avec elle. A ses yeux, l'existence du profit se lie intimement à celle du capital, qui, s'il est assez puissant pour se faire octroyer un profit, se voit obligé par la concurrence â vouloir des taux de profit égaux pour tous les autres capitaux. Sans taux de profit égaux, la production capitaliste serait impossible et du moment que la production a pris cette forme, le profit de chaque capitaliste dépend exclusivement, pour un taux de profit donné, de la grandeur de son capital. D'autre part, le profit est constitué par de la plus-value, du travail non payé. Comment la plus-value, qui est proportionnelle à l'exploitation du travail, se transforme-t-elle en profit, qui est proportionnel au capital nécessaire pour exploiter le travail ?

« Uniquement parce que dans toutes les branches de production où le rapport entre le capital constant et le capital variable atteint le maximum, les mar­chandises sont vendues au-dessus de leur valeur, que dans celles où le rapport descend au minimum, les marchan­dises sont vendues au-dessous de leur valeur et que dans celles où le capital constant et le capital variable sont dans un rapport déterminé, les marchandises sont échangées à leur véritable valeur. Les écarts entre les prix et la valeur sont-ils en contradiction avec le principe de la valeur ? D'aucune manière, car les prix supérieurs à la valeur s'éloignent de celle-ci dans la même mesure que ceux qui y sont inférieurs, de sorte qu'en dernière analyse la somme des prix est égale à la somme des valeurs ».

Ces écarts sont des « troubles » ; « or, dans les sciences exactes, un trouble calculable n'infirme pas la loi ».

Que l’on compare à cette explication les passages du chapitre IX traitant de la question et l'on verra que Fireman a mis réellement le doigt sur le point décisif. Mais que de développements il fallait encore pour donner la solution évidente du problème ! L'indifférence nullement méritée qui accueillit son article si remarquable le démontre clairement. C'est que si le problème était tentant pour la plupart, tous redoutaient de s'y brûler les doigts ; c'est ce qui résulte non seulement de la forme inachevée sous laquelle Fireman a abandonné sa découverte mais de l'imperfection indéniable tant de sa conception de l'exposé de Marx que de sa critique générale basée sur cette conception.

Lorsqu'il se présente une question difficile, M. le professeur Julius Wolf de Zurich ne manque jamais l'occasion de s'y discréditer. Le problème est entièrement résolu, nous raconte-t-il (Jahrbücher de Conrad, Neue Folge, Il p. 352 et suiv.), par la plus-value relative, dont la production repose sur l'accroissement du capital constant par rapport au capital variable.

« Une augmentation du capital constant suppose une augmentation de la force productive des ouvriers et comme cette augmentation de la force productive, entraîne un accroissement de la plus-value, le rapport se trouve rétabli entre la plus-value accrue et le capital constant augmenté. Un accroissement du capital constant correspond à un accroissement de la force productive du travail. Le capital variable restant le même pendant que le capital constant augmente, la plus-value doit augmenter, comme le dit Marx. Telle est la question qui nous était posée ».

Constatons qu'en plus de cent passages du premier volume, Marx dit absolument le contraire; qu'affirmer que selon Marx la plus-value relative augmente proportionnellement au capital constant lorsque le capital variable diminue est d'une audace qu'il est impossible de qualifier d'une expression parlementaire ; que chaque ligne démontre que M. Julius Wolf n'a pas la moindre notion, ni absolue, ni relative de ce qu'est la plus-value, ou absolue, ou relative ; qu'enfin M. Julius Wolf dit lui-même : « au premier abord, on a l'impression de se trouver ici au milieu d'un tissu d'absurdités », ce qui, soit dit en passant, est le seul mot juste de son article. Mais qu'est-ce que cela fait ? M. Julius Wolf est tellement fier de sa découverte géniale qu'il ne peut pas s'empêcher de rendre un hommage posthume à Marx et, lui attribuant sa sotte élucubration, de considérer celle-ci « comme une nouvelle preuve de la subtilité et de la profondeur de sa critique de l'Economie capitaliste » !

Mais il y a plus. M. Wolf ajoute :

« Ricardo a également énoncé : à capital égal, plus-value (profit) égale, de même qu'à travail égal, plus-value (totale) égale. Ce qui a fait naître la question : comment concilier ces deux principes ? Marx n'a pas admis la question sous cette forme. Il a démontré à l'évidence (dans le troisième volume) que le second principe n'est pas une conséquence inévitable de la loi de la valeur, qu'il est au contraire en contradiction avec celle-ci et que pour cette raison, il doit être rejeté sans discussion ».

Et alors M. Julius Wolf se demande qui de nous, Marx ou moi, s'est trompé, ne pensant pas un instant que c'est lui-même qui erre loin de la vérité.

Je ferais injure à mes lecteurs et je nuirais au comique de la situation, si je consacrais un seul mot à cette critique. Je dirai seulement qu'avec la même audace qui lui permettait de parler déjà, à cette époque, « de ce que Marx a démontré à l'évidence, dans le troisième volume », il saisit l'occasion pour donner le vol à un cancan de professeur et dire que le travail de Conrad Schmidt « a été inspiré directement par Engels ». Il se peut que dans le monde où M. Julius Wolf s'agite, il soit de règle que celui qui pose publiquement un problème en communique secrètement la solution à ses amis, je crois volontiers Julius Wolf capable d'un acte pareil. Dans le milieu ou je vis on ne s'abaisse pas à de pareilles misères ; cette préface le montre à l'évidence.

Marx était à peine mort que, sans perdre une minute, M. Achille Loria lui consacra, dans la Nuova Antologia (avril 1883), un article traçant sa biographie d'après des documents inexacts et faisant la critique de son activité publique, politique et littéraire. La conception matérialiste de l'histoire y était faussée et déformée avec un aplomb qui trahissait clairement une préoccupation qui ne tarda pas à éclater au grand jour. En effet, en 1886, M. Loria publia La teoria economica della constituzione politica, un volume dans lequel il revendiqua devant le monde étonné la paternité de la théorie marxiste de l'histoire, mais arrangée comme il l'avait fait intentionnellement dans son article de 1883, abaissée à un niveau béotien, agrémentée de citations et d'exemples historiques fourmillant d'erreurs, que l'on ne passerait pas à, un élève de quatrième. Et tout cela pour aboutir à quoi ? A signaler que c'est lui, M. Loria, qui a découvert en 1886, et non pas Marx en 1845, que partout et toujours les situations et les événements politiques trouvent leur explication dans des circonstances économiques correspondantes. C'est du moins ce que M. Loria est parvenu à faire accroire à ses compatriotes et aussi à quelques Français qui ont lu la traduction de son livre, et ce qui lui permet de parader en Italie comme auteur d'une nouvelle théorie de l'histoire, en attendant que les socialistes de son pays trouvent le temps de lui arracher les plumes de paon dont il s'est paré.

Mais ce n'est là qu'un petit exemple de la manière de M. Loria. Il nous affirme que toutes les théories de Marx reposent sur un sophisme dont leur auteur a conscience (un consaputo sofisma)et que Marx ne reculait pas devant les paralogismes, même quand il les savait tels (sapendoli tali). Et lorsque par une série de ces ficelles grossières il a préparé ses lecteurs à considérer Marx comme un ambitieux à la Loria, mettant ses petits effets en scène avec les mêmes petits moyens et le même humbuy malpropre que lui, il peut lui confier un secret important et il le ramène au taux du profit.

M. Loria dit : d'après Marx, dans une affaire industrielle capitaliste, la plus-value (que M. Loria identifie avec le profit) dépend du capital variable qui y est engagé, le capital constant ne produisant pas de profit. Cependant il n’en est pas ainsi en réalité, car, en pratique, le profit est proportionnel, non au capital variable, mais au capital total. Marx le voit lui-même (Vol. I, chap. XI) et accorde qu'en apparence les faits contredisent sa théorie. Comment résoud-il ce désaccord ? En renvoyant ses lecteurs à un volume suivant, n’ayant pas encore paru. Et comme antérieurement déjà, Loria avait dit à ses lecteurs qu'il ne croyait pas que Marx eût pensé un instant à écrire ce livre, il s'écrie cette fois triomphalement :

« Je n'avais donc pas admis à tort que ce second volume dont Marx menaçait sans cesse ses adversaires, sans jamais le publier, était simplement un expédient ingénieux, inventé à défaut d'arguments scientifiques  (un ingegnoso spediente ideato dal Marx a sostituzione degli argomenti scienfifici). »

Et si maintenant il se trouve encore quelqu'un qui n'est pas convaincu que Marx est un charlatan de la science aussi fort que l'illustre Loria, il faut réellement désespérer de l'humanité.

Nous savions donc que d'après M. Loria la théorie marxiste de la plus-value est absolument inconciliable avec le fait d'un taux de profit général et uniforme. Parut le second volume et avec lui la question que je posai publiquement sur le même point [2]. Si M. Loria avait été comme vous ou moi un allemand timide, il aurait été quelque peu gêné. Mais il est un méridional débordant, originaire d'un pays chaud, où comme il le croit sans doute l'effronterie est jusqu'à un certain point une condition naturelle. La question du taux du profit est posée publiquement ; publiquement il a déclaré qu'elle est insoluble ; à cause de cette déclaration il se surpassera et publiquement il donnera la solution.

Ce miracle s'accomplit dans les Jahrbücher de Conrad (Vol. XX, p. 272 et suiv.), dans un article consacré au livre de Conrad Schmidt. M. Loria ayant appris dans cet écrit comment le profit commercial prend naissance, aussitôt toutes les ténèbres qui obscurcissaient son cerveau se sont dissipées :

« Puisque la détermination de la valeur par le temps de travail avantage les capitalistes qui dépensent en salaires une plus grande partie de leur capital, le capital improductif (commercial) de ces capitalistes avantagés peut exiger un intérêt (profit) plus élevé et assurer l'égalité entre les capitalistes industriels considérés individuellement. Si, par exemple, les capitalistes industriels A, B, C produisent chacun au moyen de 100 journées de travail et respectivement au moyen de 0, 100, 200 de capital constant, et que ces 100 journées de travail repré­sentent 50 journées de plus-value, le taux du profit sera de 100 % pour A, de 33,3 % pour B et de 20 % pour C. Si maintenant un quatrième capitaliste D accumule un capital improductif de 300, qui prélève sur A un intérêt « (pro­fit) » équivalent à 40 journées de travail et sur B un inté­rêt équivalent à 20 journées de travail, les taux des profits des capitalistes A et B descendront au même niveau (20 %) que celui du capitaliste C, et D, avec son capital de 300, réalisera un profit de 60, c'est-à-dire un taux de profit de 20 % comme les autres. »

En un tour de main et avec une adresse étonnante, l'illustre Loria résoud cette fois la question qu'il avait déclarée insoluble dix ans auparavant. Il est vrai qu'il ne nous confie pas le secret qui donne au « capital improductif » la puissance, non seulement de soutirer aux industriels le surprofit dépassant le taux moyen du profit, mais encore de garder devers lui ce surprofit, absolument comme le propriétaire foncier lorsqu'il empoche l'excédent de profit de ses fermiers. En effet, d'après cette théorie, les commerçants doivent prélever sur les industriels un tribut analogue à la rente foncière, établissant le taux du profit moyen. Tout le monde sait que le capital commercial est un facteur très important de la formation du taux général du profit ; mais il faut réellement un aventurier de la littérature, un homme qui intérieurement se moque de l'Economie politique, pour attribuer à ce capital le pouvoir magique d'attirer à lui, avant même qu'elle soit constituée, toute la plus-value en excès sur le taux général du profit et d'en faire une rente foncière, prenant naissance sans qu'il y ait une propriété foncière. Non moins étonnante est la pensée que le capital commercial est capable de découvrir les industriels chez qui la plus-value équivaut simplement au taux du profit moyen et de se faire un devoir d'adoucir quelque peu le sort de ces malheureuses victimes de la loi marxiste de la valeur, en leur vendant gratuitement, même sans provision, leurs produits.

Notre illustre Loria. ne brille cependant de toute sa gloire que lorsqu'il est en parallèle avec ses concurrents du Nord, par exemple avec M. Julius Wolf, qui cependant n'est pas né d'hier. Quel pauvre roquet, ce dernier, même avec son gros volume : Sozialismus und kapitalistische Gesellschaftsordnzinq [3], à côté de l'Italien ! Combien il est gauche, je dirais presque combien il est humble, devant la noble audace avec laquelle le Maestro affirme que Marx, ni plus ni moins que tout le monde, était un sophiste, un paralogiste, un gascon et un saltimbanque de même envergure que lui, M. Loria, promettant au public, lorsqu'il se trouvait acculé, de terminer l'exposé de sa théorie dans un prochain volume, que d'avance il savait ne pouvoir, ni vouloir produire. Avec cela, effronté au delà de toute limite, visqueux comme une anguille pour se faufiler à travers les situations impossibles, recevant des coups de pied avec un dédain héroique, s'appropriant sans vergogne les productions d'autrui, avide de réclame autant qu'un charlatan, organisant la célébrité à coups de fanfares des camarades. Qui est plus vil que lui !

L'Italie est le pays du classicisme. Depuis la grande époque où elle a vu poindre chez elle l'aurore du monde civilisé, elle a produit de grands caractères, classiquement complets, depuis Dante jusqu’à Garibaldi. Mais la période de la décadence et de la domination étrangère lui légua aussi des caricatures classiques de caractères, parmi lesquelles deux types remarquablement burinés : Sganarelle et Dulcamare. Notre illustre Loria réunit en lui l'unité classique des deux.

Pour finir je dois conduire le lecteur outre-mer. Le docteur en médecine Georges C. Stiebeling de New-York a trouvé également une solution du problème, et une solution extraordinairement simple. Tellement simple que nulle part il s'est trouvé quelqu'un pour l'admettre, ce qui le mit très en colère et l'amena à se plaindre amèrement de cette injustice en une série de brochures et d'articles de journaux qu'il répandit à profusion des deux côtés de l'océan. On avait beau lui dire, dans la Neue Zeit, que sa solution repose sur une erreur de calcul ; sa sérénité n'en était pas troublée : Marx aussi a fait des erreurs de calculs et a néanmoins raison sur un grand nombre de points. Examinons donc la solution de Stiebeling :

« Je suppose deux fabriques travaillant avec des capitaux égaux, pendant des durées égales, mais utilisant des capitaux constants et variables dans des proportions différentes.
J'égale à y le capital total (c +  v) et désigne par x la diffé­rence entre les deux capitaux constants et les deux capitaux variables. Par conséquent, dans la fabrique I, y = c + v, tandis que dans la fabrique II,  y = (c - x) + (v + x) ; le taux de la plus-value est de pl / v dans la première et de pl / (v + x) dans la seconde. Je désigne sous le nom de profit (p) la quantité totale de plus-value (pl) qui vient s'ajouter au capital y = c + v, dans un temps déterminé; donc p = pl.
Le taux du profit est par conséquent p/y ou pl/(c+v) dans la fabrique I  et p/v ou pl/(c-x)+(v+x), c'est-à-dire également pl/(c+v) dans la fabrique II. Le problème se résout donc de telle sorte, en vertu de la loi de la valeur, qu'avec des capitaux égaux et des temps égaux, mais des quantités différentes de travail vivant, les taux des profits moyens sont égaux bien que les taux des plus-values ne soient pas les mêmes. » (G. C. Stiebeling, Das Werthyesetz und die Pröfitrate, New-York, John Heinrich.)

Quelque beau et quelqu'évident que soit ce calcul, je me vois obligé d'adresser une question à M. le docteur Stiebeling : Comment sait-il que la plus-value produite dans la fabrique I est égale, à un cheveu près, à celle obtenue dans la fabrique II ? Il nous dit explicitement de c, v, y, x, par conséquent de tous les autres facteurs du calcul, qu'ils ont des grandeurs égales dans les deux fabriques et il ne nous dit rien de pl. De ce qu'il représente par un même caractère algébrique (pl) les deux quantités de plus-value en présence, il ne résulte évidemment pas que ces deux quantités sont égales, et c'est même cela qui doit être démontré, étant donné que sans autre explication M. Stiebeling identifie le profit p avec la plus-value. Or deux cas seulement sont possibles : ou bien les deux ont la même valeur, les deux fabriques produisent la même plus-value et donnent le même profit à des capitaux totaux égaux, et alors M. Stiebeling a admis comme prémisse ce qu'il se propose de démontrer; ou bien l’une des fabriques produit plus de plus-value que l'autre et tout son calcul est à l'eau.

M. Stiebeling n'a épargné ni la peine, ni la dépense pour édifier des montagnes de chiffres sur cette erreur de calcul et les exhiber au public. Je puis le tranquilliser en lui donnant l'assurance qu'ils sont à peu près tous d'une égale inexactitude et que là où par exception il n'en est pas ainsi, ils démontrent absolument autre chose que ce que M. Stiebeling en attend. C'est ainsi qu'en faisant la comparaison des census [4] américains de 1870 et de 1880 il établit en fait la baisse du taux du profit, mais déclare que cette baisse n'existe pas, parce qu'il croit que, d'après la théorie de Marx, la pratique doit nous montrer un taux du profit invariable, toujours le même. Or il résulte de la troisième partie de ce volume que cette « invariabilité du taux du profit », dont l'auteur endosse la paternité à Marx, est purement imaginaire et que la tendance à la baisse du taux du profit a des causes diamétralement opposées à celles données par le Dr. Stiebeling. Il est incontestable que M. Stiebeling est de bonne foi; mais qui veut s'occuper de questions scientifiques, doit apprendre avant tout à lire, telles que l'auteur les a écrites, les publications qu'il veut utiliser et ne pas y voir ce qui ne s'y trouve pas.

En résumé, pour la solution de la question que j'avais posée, de nouveau l'Ecole marxiste seule a produit quelque chose. S'ils lisent ce livre, Fireman et Conrad Schmidt auront le droit de se déclarer satisfaits de leur travail.

Londres, le 4 Octobre 1894.
F. Engels.


Notes

[1] Le taux moyen de profit sur la base de la loi de la valeur.

[2] Préface d’Engels au livre II du Capital. (N.R.)

[3] Le Socialisme et le régime capitaliste.

[4] Recensements.


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