1904

Jean Jaurès rédigea cette introduction pour le tome premier (seul paru) de ses Discours parlementaires édités par Edouard Cornély en 1904.



Le socialisme et le radicalisme en 1885

Introduction aux Discours parlementaires

Jean Jaurès


J’ai cédé sans scrupule aux conseils de ceux qui me demandaient de réunir en volume mes discours parlementaires. Qu’on ne voie là ni péché d’orgueil ni faiblesse de vanité. L’homme politique qui, mêlé à d’incessants combats, s’attarderait avec quelque complaisance littéraire à l’expression oratoire des luttes passées, serait bien frivole. Rien au demeurant ne fait mieux ressortir que ces sortes de publications la disproportion entre la force des événements et l’infirmité de l’action individuelle. Mais il ne me paraît pas inutile de réunir quelques éléments de propagande qui peuvent être utilisés par les militants socialistes et d’aider la démocratie tout entière à se faire une idée plus nette de la pensée et de l’action de notre parti. Il ne me paraît pas inutile non plus, en ce qui me concerne, de marquer par des témoignages authentiques et irrécusables la ligne de développement que j’ai suivie.

Certes, je n’ai pas la prétention puérile de n’avoir jamais changé en vingt années d’expérience, d’étude et de combat. Ou plutôt je ne me calomnie point assez moi-même pour dire que la vie ne m’a rien appris. Quand je suis entré au Parlement, à vingt-six ans, je peux dire que je sortais du collège. Car dans notre pays, où il n’y a rien de comparable à cette aristocratie anglaise qui propage la culture politique en tous les milieux où ses fils sont appelés, l’École normale et l’Université sont presque un prolongement du collège : c’est comme un internat intellectuel, animé parfois d’une merveilleuse effervescence d’idées, et d’où l’esprit se passionne pour le mouvement du monde, mais où il n’est point averti par le contact immédiat des hommes et des choses. Dans les esprits ainsi préparés, les informations les plus subtiles parfois et les plus profondes se juxtaposent aux plus singulières ignorances. C’est une chambre recueillie et vaste qui n’a que de médiocres ouvertures sur le dehors, et d’où l’on perçoit mal les objets les plus proches, mais où des combinaisons de miroirs prolongent et compliquent le reflet lointain des aubes et des crépuscules.

Pour moi, dans mes premières années d’études, j’avais ou pressenti ou pénétré tout le socialisme, de Fichte à Marx, et je ne savais pas qu’il y avait en France des groupements socialistes, toute une agitation de propagande, et de Guesde à Malon, une ferveur de rivalité sectaire. Comment des esprits ainsi formés n’auraient-ils point à apprendre beaucoup de la vie quand enfin ils entrent en communication avec elle ? Ils n’ont pas seulement à rectifier et à compléter leur première éducation trop livresque et solitaire ; il faut encore, par un nouvel effort, qu’ils se défendent ou qu’ils réagissent contre l’impression trop vive que leur fait la nouveauté des choses. Des hommes que j’avais trop longtemps ignorés ont exercé sur mon esprit, à la rencontre, une séduction soudaine et violente, que je contrôle et violente, que je contrôle maintenant, mais dont malgré les dissentiments ou même les ruptures je ne me déprendrai jamais tout à fait. Ainsi se meut la pensée des hommes sincères, qui cherchent en un travail profond et souvent inaperçu le point d’équilibre de leur vie intérieure et de la vie mouvante des choses.

Je n’ai donc point à m’excuser de m’être efforcé sans cesse vers la vérité et de m’y efforcer encore. Mais j’ai le droit de dire que depuis que je suis dans la vie publique, la direction essentielle de ma pensée et de mon effort a toujours été la même. J’ai toujours été un républicain, et toujours été un socialiste : c’est toujours la République sociale, la République du travail organisé et souverain, qui a été mon idéal. Et c’est pour elle que dès le premier jour, avec mes inexpériences et mes ignorances, j’ai combattu. De cette continuité la série des discours que j’ai prononcés au Parlement témoigne d’une façon décisive ; la série des articles que j’ai publiés en témoignerait dans un détail plus précis encore.

Je n’espère point détruire la légende qui fait de moi un ancien « centre-gauche » passé brusquement au socialisme. Les légendes créées par l’esprit de parti sont indestructibles, et celle-ci a pour elle une sorte d’apparence ; car si, dans la législature de 1885 à 1889, je n’étais inscrit à aucun groupe, si je votais souvent avec la gauche avancée, si je manifestais en toute occasion ma tendance toujours plus nette au socialisme, je siégeais géographiquement au centre ; et cela a suffi, pour bien des hommes, à me classer. Mais j’étais dès lors, profondément et systématiquement, un socialiste collectiviste. Et dans toutes les paroles que j’ai dites, l’inspiration socialiste est évidente. De même que mon idéal est resté le même en ses grands traits, la méthode est demeurée essentiellement la même.

S’il est faux que je sois passé de la doctrine et du programme du centre gauche à la doctrine et au programme du socialisme, il est faux aussi que j’aie conseillé et pratiqué, de 1893 à 1898, une méthode de révolution grossière et d’intransigeante opposition, pour adopter ensuite un réformisme atténué et un rythme traînant d’évolution. Certes, dans l’effervescence des premiers grands succès socialistes de 1893, j’ai eu parfois l’illusion de la victoire entière toute prochaine et vraiment trop facile de notre idéal. Et dans le feu de la lutte contre les gouvernements de réaction systématique qui nous défiaient, qui nous menaçaient, qui prétendaient nous rejeter hors de la République, nous excommunier du droit commun de la vie nationale, j’ai fait appel aux véhémentes énergies du prolétariat, comme j’y ferais appel demain, si les pouvoirs constitués prétendaient interdire la libre évolution légale au collectivisme et à la classe ouvrière. Mais dans tous mes discours de cette époque orageuse, et dont je ressens encore avec fierté les âpres émotions, on retrouvera sans peine tous les traits de notre action politique socialiste d’aujourd’hui.

C’est le même souci fondamental de rattacher le socialisme à la République, de compléter la démocratie politique par la démocratie sociale. C’est le même appel à la force de la légalité républicaine, si seulement cette légalité n’est pas violentée par l’audace des partis rétrogrades ou déformée par leur perfidie. C’est la même passion pour la haute culture humaine en même temps que pour l’organisation croissante et la libération économique du prolétariat. C’est la même préoccupation incessante de clore la période de pure critique et de faire apparaître en des projets de loi positifs le caractère organique du socialisme. C’est le même optimisme à utiliser, au profit du parti socialiste et du mouvement ouvrier, tous les dissentiments de la bourgeoisie, toutes les forces de liberté ou toutes les chances de moindre oppression que nous a léguées la tradition démocratique et révolutionnaire de la France. C’et la même volonté d’aboutir à ces réformes immédiates qui préparent ou même qui commencent la décisive transformation sociale. C’est la même flexibilité de tactique, qui entre l’opposition violente aux ministères Dupuy et Perier et l’opposition violente au ministère Méline, a inséré, sous le ministère de M. Bourgeois, le ministérialisme socialiste le plus délibéré, le plus constant, je dirais presque le plus intransigeant. Ainsi je peux parcourir de nouveau en pensée la ligne que j’ai suivie depuis vingt ans sans m’y heurter à mes propres contradictions. Elle est accidentée comme le terrain lui-même, tantôt escarpée et directe comme pour un assaut, tantôt côtoyant l’abîme, tantôt sinueuse et d’apparence aisée ; mais toujours elle va vers le même but : elle est orientée vers la même lumière du socialisme grandissant.

Après les élections générales de 1885, quand j’entrai à la Chambre, l’état de la République était critique. Les conservateurs, monarchistes et cléricaux avaient enlevé plus d’un tiers des sièges, et s’ils n’en avaient pas conquis davantage, s’ils n’étaient pas en majorité, c’est seulement parce que les deux fractions républicaines, la radicale et l’opportuniste, après s’être déchirées et comme dévorées au premier tour de scrutin, avaient conclu en hâte, pour le second tour, un accord qui n’était dû qu’à l’extrémité du péril et qui pouvait disparaître avec l’impression de ce péril même. De là, pour l’opposition conservatrice, un grand élan et une grande espérance. Après tout, la République n’avait derrière elle que quinze années d’existence, elle n’était pas protégée par cette longue durée qui en émoussant le souvenir des régimes antérieurs, semble effacer jusqu’à la possibilité de leur retour. Elle touchait à ce qu’on a appelé l’âge critique des gouvernements depuis que la Révolution avait ouvert en France l’ère de l’instabilité. Elle avait pu, au lendemain de la guerre, en exploitant les désastres sous lesquels l’Empire avait succombé avec la patrie et en se glissant entre les légitimistes et les orléanistes divisés, proclamer une dérisoire formule de République conservatrice. Elle avait même pu triompher, au Seize-Mai, du retour offensif des conservateurs, parce quez ceux-ci, empiétant sur l’avenir et sur la leçon incomplète encore des événements, avaient dénoncé au pays le péril social contenu dans la République avant que ce péril social se fût manifesté aux plus confiants ou aux plus aveugles par des faits. Mais maintenant, disaient les réacteurs, comme l’expérience était décisive !

La victoire même de la République, en la libérant de la bienfaisante tutelle de ses adversaires, l’avait perdue. En 1881, par l’effet même de la tentative avortée du Seize-Mai, elle l’avait emporté presque partout, même dans les régions de l’Ouest si réfractaires jusque-là à son principe. Elle avait réduit presque à rien, à soixante ou soixante-dix mandats, l’opposition découragée. C’était donc l’essence même de la République qui allait maintenant se révéler : c’est son génie même qui allait s’affirmer sans obstacle et sans mélange. Or, qu’avait-on vu ? Une politique de vexation religieuse sans audace et sans grandeur, une gestion financière imprévoyante qui avait converti en déficit les excédents résultant de la merveilleuse activité de la France, une politique d’expansion coloniale incohérente, dispersée, impuissante et que les divisions du parti républicain réduisaient à de misérables expédients. Aussi le pays lassé avait-il soudain demandé secours aux vieilles forces conservatrices et traditionnelles, averties et réconciliées par l’épreuve. La République avait en quelques années gaspillé son capital de confiance et épuisé son crédit historique. Encore un effort, et l’union conservatrice allait remettre la main sur la France désabusée. Elle n’avait plus à compter avec les compétitions dynastiques. L’héritier des Napoléon était mort, le représentant de la légitimité intransigeante était mort, et le chef des d’Orléans se prêterait à toutes les combinaisons, à toutes les transactions qui permettraient à la France de passer des garanties provisoires d’un gouvernement conservateur aux garanties définitives d’un gouvernement monarchique.

Que fallait-il à la droite unie pour assurer sa victoire ? Deux choses. Elle devait continuer l’œuvre de défense sociale, religieuse, financière qu’elle avait assumée. Et aussi elle devait reprendre en sens inverse la tactique des républicains de 1871 à 1875. Ceux-ci avaient utilisé les divisions des monarchistes pour installer la République. Aux conservateurs maintenant d’utiliser les divisions des républicains pour installer la monarchie. Ces divisions, à peine suspendues par la courte trêve du péril électoral, étaient irrémédiables, comme furent implacables les divisions et les haines des Montagnards et des Girondins. La Révolution, génie de révolte et de discorde, se déchire après avoir déchiré le pays, et il n’est que de guetter l’heure prochaine des suprêmes convulsions. Mais la solution sera moins brutale et plus aisée que sous la Révolution. Quand Girondins et Montagnards se heurtaient dans la Convention, ils l’occupaient tout entière. Ils avaient proscrit et éliminé de la vie publique toutes les forces de conservation et de réparation, et seule la longue dictature d’un soldat couvert du masque révolutionnaire avait pu préparer le difficile retour de la monarchie exilée. Maintenant la France conservatrice, la France honnête était présente par deux cents représentants dans l’Assemblée souveraine ! Elle assistait de tout près à la lutte des deux fractions révolutionnaires, et elle pouvait même s’y mêler pour aggraver les coups et pour empoisonner les blessures. Elle disposait à la fois de l’éclat de la tribune et des ressources d’intrigue des couloirs. En manœuvrant bien, elle tenait l’ennemi. Toujours, dans leur aveugle combat, opportunistes et radicaux chercheraient, consciemment ou inconsciemment, un point d’appui à droite. Les deux fractions ennemies de la majorité républicaine, étant à peu près d’égale force numérique, ne pouvaient rien l’une contre l’autre sans l’appoint des voix de droite. Aussi, quoique minorité, la droite serait dirigeante.

Et alors, de deux choses l’une : ou bien une des deux fractions républicaines, la plus modérée, fatiguée de cet état d’anarchie et exaspérée contre les radicaux, offrirait à la droite non une coalition accidentelle et négative, mais un pacte durable d’alliance vraiment conservatrice, d e défense sociale et d’action gouvernementale. Et dans ce cas, les opportunistes repentis, devenus une sorte d’annexe de l’union conservatrice, ne faisaient plus obstacle, si seulement la droite savait ménager les apparences et les transitions, aux vastes combinaisons d’avenir. Ou bien par peur de se compromettre, et par incurable esprit révolutionnaire, les modérés restaient à l’écart, incapables de reformer le bloc républicain en se soumettant à la direction de l’extrême gauche, que de former le bloc conservateur en se soumettant à la direction de la droite. Et alors l’anarchie parlementaire et républicaine prolongée créerait dans le pays une telle lassitude et un tel dégoût qu’il demanderait à la dictature d’un soldat de rétablir une sorte de gouvernement. Mais ce soldat, ce Césarion d’aventure, il trouverait en face de lui, non pas comme soldat de Brumaire un néant derrière un chaos, mais derrière le chaos républicain la force organisée des conservateurs monarchistes avec lesquels il devrait compter. Ainsi serait abrégée pour ceux-ci la période de transition. Mais en toute hypothèse l’avenir prochain était à eux. Voilà l’espérance qui, à l’ouverture de la Chambre de 1885, animait la droite. Voilà le plan plus ou moins net qu’élaboraient en secret ses conseillers, et qui se manifestera en ses deux alternatives : combinaison semi-conservatrice avec le ministère Rouvier ; conspiration monarchico-césarienne avec le boulangisme. Il n’y a que la victoire finale qui a manqué.

Ce qui aggravait le péril des républicains, c’est que non seulement ils étaient divisés, mais leurs divisions depuis quelques années étaient de telle sorte, qu’elles permettaient à la réaction les plus équivoques manœuvres. Si opportunistes et radicaux n’avaient été divisés que sur le mode ou sur le rythme d’application du « vieux programme républicain », s’ils n’avaient différé que sur l’opportunité » ou même la possibilité de séparer l’Église de l’État, de réaliser l’impôt général sur le revenu déclaré, et de démocratiser la Constitution de 1875 par la suppression ou la transformation du Sénat, la droite, quelque intérêt qu’elle eût à brouiller les choses et à comprendre tour à tour tous les partis de la République, n’aurait pu intervenir que dans un sens, toujours le même, et au profit des modérés. Elle n’aurait pu, sans se perdre dans l’opinion et sans déserter ses intérêts essentiels de classe ou ce caste, appuyer la séparation de l’Église et de l’État, ou l’impôt général et progressif sur le revenu déclaré. Elle aurait donc agi comme une force de conservation ou de réaction, mais non comme une force de confusion et d’anarchie. Elle aurait toujours voté avec les modérés et les opportunistes contre les radicaux. Et alors, ou bien les opportunistes, pour échapper à ce concours permanent et compromettant, auraient cherché avec les radicaux un programme de conciliation et d’action commune ; ou bien, s’ils avaient accepté ce concours de la réaction, une majorité conservatrice se formait, hors de laquelle les radicaux, purs de toute compromission avec la droite, indemnes même de toute rencontre accidentelle et involontaire avec elle, représentaient la logique de l’idée républicaine et la force intacte de la démocratie. En tout cas, l’équivoque funeste et l’obscurité lamentable qui allaient susciter, avec tout le désarroi de l’anarchie toutes les tentations de dictature, ne pouvaient pas se produire.

Par malheur, il y avait trois questions ambiguës, toujours mal posées, où l’opposition de droite et le parti radical avaient pris, dans la législature de 1881 à 1885, l’habitude de se rencontrer et de confondre des votes dont le sens était contradictoire, mais dont l’effet immédiat était identique. Conservateurs et radicaux avaient reproché au ministère de Jules Ferry ses procédés de gouvernement, quand ils n’allaient pas au fond jusqu’à lui reprocher d’être un gouvernement. La part de favoritisme administratif et d’arbitraire gouvernemental qu’il est du devoir d’une démocratie réglée et probe de réduire au minimum, mais qu’il sera malaisé d’éliminer tout à fait tant qu’il y aura des partis, c’est-à-dire des classes, donnait lieu aux plus véhémentes attaques de droite et d’extrême gauche. Ceux-ci protestaient au nom de la pure idée de démocratie et de République. Ceux-là voulaient briser aux mains de leurs adversaires des ressorts de gouvernement qu’eux-mêmes ne pouvaient plus manier. Et les deux minorités, de leurs deux points de vue opposés, protestaient ensemble, ayant ceci de commun qu’elles étaient des minorités. De là l’importance politique vraiment disproportionnée et déconcertante que prenaient alors des questions insignifiantes, comme celle des sous-préfets ou des fonds secrets.

La seconde équivoque qui pesait sur la politique républicaine depuis des années, c’était l’équivoque de la révision. La Constitution de 1875 était attaquée de deux côtés à la fois. Les radicaux voulaient la démocratiser et la mettre en harmonie parfaite avec la souveraineté du suffrage universel. Les réactionnaires voulaient la renverser ou l’ébranler parce qu’elle était la forme légale de la République. Et comme il paraissait à l’extrême gauche qu’elle ne pouvait accepter, sans mutiler la souveraineté du Congrès et le droit de la nation, qu’une demande de révision constitutionnelle fût déterminée à des points précis par un accord préalable et constaté de la Chambre et du Sénat, c’est toujours une révision indéterminée et illimitée qui était proposée au Parlement. Dès lors une coalition était toujours et même, tant que la question était posée en ces termes, inévitable entre tous ceux qui voulaient la révision, radicaux ou réacteurs.

Même ambiguïté, même péril de coalitions confuses à propos de la politique coloniale inaugurée par Jules Ferry. Cette politique d’expansion coloniale, les radicaux la combattaient à fond, au nom de l’idéal démocratique. Ils y voyaient une diversion calculée aux revendications populaires, aux réformes intérieures, politiques, fiscales, sociales, un moyen de dériver vers des buts lointains les énergies de la France républicaine. Ils la dénonçaient en outre comme contraire aux principes mêmes de la Révolution qui condamnait toute guerre d’annexion et de conquête, à la Déclaration des Droits de l’homme qui ne reconnaissait point des races supérieures et des races inférieures, et qui ne permettait à aucun peuple d’attenter dans un intérêt prétendu de civilisation au droit universel de la commune humanité. Je ne discute pas en ce moment toutes ces thèses, et je me garde bien de trancher en quelques mots un problème qui me paraît beaucoup plus complexe qu’il ne semblait alors à la plupart des radicaux, et qu’il ne semble aujourd’hui encore à beaucoup de socialistes. Je tâche seulement de dégager, en éliminant les moyens passagers de polémique, les raisons essentielles et philosophiques par où les radicaux justifiaient leur véhémente opposition à la politique coloniale. A ces raisons les conservateurs ne pouvaient pas s’associer. Ou plutôt ce qui est le motif d’opposition pour les radicaux, aurait dû être pour les réacteurs motif d’adhésion. S’il était vrai que la politique coloniale dissipe en entreprises lointaines les énergies démocratiques et suspend ou refoule l’effort intérieur du peuple vers l’égalité politique et sociale, qui aurait plus d’intérêt que les privilégiés à seconder cette diversion ? S’il était vrai que cette politique est le reniement mondial du droit révolutionnaire, la dérision et la négation des principes d’égalité abstraite et d’humanité chimérique dont les démocraties se réclament, qui aurait plus d’intérêt que les contre-révolutionnaires à humilier la conscience de la Révolution par la contradiction scandaleuse de ses maximes intérieures et de sa politique universelle ?

Mais quand la politique coloniale de la France commença à s’affirmer, de 1881 à 1885, le seul souci des conservateurs était de prendre une revanche prochaine de leur défaite, et contre la République ils faisaient arme de tout, même des entreprises qui pouvaient à la longue servir la politique conservatrice. Ainsi ils exploitèrent contre le parti républicain et contre la République elle-même toutes les difficultés de l’action coloniale, toutes les dépenses d’argent et d’hommes qu’elle imposait, tout le malaise que des expéditions lointaines, petitement et obliquement engagées et coupées de revers inévitables, propageaient dans le pays énervé, et en qui le moindre insuccès réveillait de plus profondes blessures.

Le grand malheur des radicaux, en ces temps difficiles, fut que leur opposition, inspirée des principes de la pure démocratie, se grossit de toutes les haines, de toutes les perfidies de la réaction. Dans les premiers jours de la Chambre de 1885, j’ai entendu M. de Lamarzelle, député monarchiste, dire assez pesamment à M. Clemenceau : Ah ! monsieur Clemenceau, quelle reconnaissance nous vous avons ! Dans nos réunions électorales, il nous suffisait pour être acclamés de lire vos discours sur le Tonkin ! — Peut-être, répondit M. Clemenceau, mais vous ne lisiez pas la conclusion ! »

C’était en effet à une politique de démocratie intégrale que concluait M. Clemenceau, et c’est pour achever la laïcisation de l’État français, c’est pour réformer dans l’intérêt des ouvriers et des paysans le régime fiscal, c’est pour organiser contre toutes les oligarchies politiques, contre toutes les survivances du régime censitaire et de l’esprit étroitement bourgeois la souveraineté effective de la nation, qu’il mettait le pays en garde contre la tentation des aventures et la dispersion coloniale. Mais la droite faussait, en s’y mêlant, les effets de l’opposition radicale. Elle avait ainsi à son service un double jeu, une double combinaison. Elle pouvait tour à tour ou même à la fois se porter vers chacune des deux fractions républicaines en lutte. Elle pouvait dans la question religieuse et fiscale, dans tout ce qui touchait au fond même des intérêts conservateurs, incliner à la politique plus conservatrice en effet de l’opportunisme. Elle pouvait dans la lutte contre les pratiques administratives et gouvernementales, contre la Constitution de 1875 et contre la politique coloniale, se coaliser avec l’extrême gauche radicale. Elle pouvait ainsi troubler et brouiller à fond la politique républicaine, et créer une sorte de désordre chronique et d’instabilité fondamentale funeste à la République. De plus, par ses rencontres fréquentes en des questions ambiguës avec l’extrême gauche démocratique, elle créait un état d’esprit démagogique ; elle habituait le pays à ces confusions déplorables où les partis les plus contraires semblent groupés sous les mêmes formules, et qui préparent les peuples à la confusion suprême, à la suprême tricherie du césarisme démagogue et réacteur.

Voilà les périls ou immédiats ou prochains qui menaçaient la République et la loyauté républicaine au lendemain des élections générales d’octobre 1885. Contre ces périls, il n’y avait qu’une sauvegarde : refaire l’union complète, profonde des républicains. Mais eurent-ils d’abord un sentiment assez vif et assez net du danger ? Je ne voudrais pas qu’il y eût la moindre méprise sur ma pensée. Quand je cherche ici à démêler pour notre commun enseignement les fautes commises par les uns et par les autres, quand j’essaye de noter par quelles erreurs, par quelles imprudences le parti républicain fut conduit de chute ministérielle en chute ministérielle, jusqu’à cette crise d’anarchie, d’impuissance et de discrédit d’où le boulangisme se développa, je ne me mets point en dehors des erreurs et des fautes. Si ma responsabilité y est très faible, c’est parce que mon rôle y était infime. Dans la critique exercée sur les autres, il n’y a pas la moindre tentative secrète d’apologie personnelle. Sur ceux qui comme M. Jules Ferry, M. Clemenceau étaient alors les chefs des deux grandes fractions républicaines, pesaient des difficultés terribles, peut-être d’inexorables fatalités. Il serait trop commode, après coup et sous la lumière de l’expérience, de porter un jugement sur une des périodes les plus compliquées, les plus tourmentées, les plus incertaines de notre vie publique. Je reconnais très volontiers, en ce qui me concerne, que je n’ai point senti alors toute la gravité du problème. Je m’orientais péniblement à travers les obscurités, et j’avoue que je n’ai pas même tenté, dans les premiers temps de la législature, l’utile et nécessaire effort qui aurait dû être fait par les plus modestes d’entre nous.

La seule pensée d’aborder la tribune me causait un effroi presque insurmontable, et qui littéralement me ravageait. Je n’y aurais point d’ailleurs apporté cette idée nette du péril républicain qui seule peut-être eût exercé quelque action. Je passais d’une sorte de malaise inexprimé à un optimisme frivole, et la joie d’une curiosité juvénile éveillée à un spectacle tout nouveau et toujours passionnant, me cachait parfois la tristesse des jours de décadence où nous étions entrés. Ou quand j’étais saisi par l’évidence du danger, elle était si brutale et si accablante que je songeais presque plus à la possibilité d’un effort immédiat. Dans le choc des passions et des haines, dans cette division des républicains qui faisait de la droite l’arbitre de la République ; dans la bouderie obstinée et calculatrice de l’opportunisme, qui considérait comme une sorte de vacance de la République et du pouvoir la période où il n’était pas le seul maître ; dans l’alternative poignante où était réduite l’extrême gauche radicale ou d’ajourner nettement une partie de ses revendications les plus véhémentes et d’armer ainsi contre elle les défiances de sa clientèle surexcitée, ou bien de subir la perpétuelle coalition automatique de son intransigeance avec l’intrigue réactionnaire ; dans le misérable formalisme qui faisait dépendre la vie d’un ministère du maintien ou de la suppression des sous-préfets ; dans la contradiction à la fois tragique et ridicule de l’opportunisme gouvernemental concourant par ses rancunes à développer l’anarchie, et du fétichisme radical concourant par des formules à développer la réaction, en tout ce désarroi qui frappait d’impuissance les volontés les plus fermes et les plus claires, une sorte de nécessité m’apparaissait, une force si invincible d’aveuglement et de médiocrité qu’elle en devenait presque auguste, comme la fatalité antique. Je l’ai évoquée plus d’une fois en ce chaos qui lentement nous engloutissait, et j’écoutais venir du fond des couloirs agités et vains le pas d’une étrange Némésis. Orgueilleuse et débile rêverie d’un esprit qui n’a pas pris encore racine dans les événements ! Et quel titre aurions-nous donc à être sévères pour ceux qui portèrent le poids de ces obscures et lourdes journées ?

Les républicains, au lieu de se rapprocher et de s’entendre, commencèrent à rejeter les uns sur les autres la responsabilité des échecs subis. — Si la réaction a retrouvé des forces, si la droite compte plus d’un tiers de l’Assemblée, c’est la faute du radicalisme qui a lassé ou effrayé le pays par ses programmes ambitieux et son agitation désordonnée, et qui a rendu presque impossible par ses surenchères et ses coalitions tout gouvernement régulier. — Non, c’est la faute de l’opportunisme qui a proclamé la faillite de l’idéal républicain, qui n’a su désarmer la puissance cléricale par la séparation de l’Église et de l’État, ni concilier à la République le peuple et la petite bourgeoisie par une réforme fiscale hardie, et qui a infligé à la nation déçue l’épreuve d’expéditions onéreuses, sanglantes et mal conduites.

Ainsi se croisaient, à l’heure même où tous les républicains auraient dû se concerter pour agir, les récriminations. De part et d’autre, c’était sottise. Car la vérité est que dans notre pays, la réaction a une force normale et traditionnelle qu’il ne dépend d’aucune fraction du parti républicain d’abolir en un jour, ni par la politique de prudence, ni par la politique d’audace. Si en 1881 le parti de la contre-révolution était tombé presque à rien, c’est parce qu’il était encore sous le coup du découragement et du désarroi qui suivirent le désastre du Seize-Mai. Le furieux assaut livré à la République venait d’être repoussé, et les élections de 1881 étaient en quelque sorte le fossé où avaient roulé les assaillants précipités du rempart et secoués de l’échelle. S’imaginer qu’ils ne se relèveraient point et que cette chute profonde marquait leur niveau définitif, était un enfantillage. Et se faire un grief réciproque de républicains à républicains de n’avoir pas à jamais maintenu l’ennemi au plus creux de la défaite, était une mutuelle et funeste injustice.

Nul n’a le droit d’oublier que ce pays a été condamné il y a un siècle à une révolution extrême de liberté et de démocratie, sans avoir été préparé par une lente éducation et par des institutions progressives à la plénitude de la souveraineté et à la continuité de l’action légale. D’où l’incessante possibilité de rechutes déplorables, d’où le fréquent réveil et l’intermittente maîtrise des forces hostiles que la France nouvelle n’a pas au le temps d’assimiler ou d’éliminer tout à fait. C’est malgré elle que la Révolution a arraché de son sein l’antique monarchie ; c’est seulement dans les effroyables convulsions de la guerre extérieure provoquée par un coup de désespoir, qu’elle a pu s’en débarrasser, et s’il m’est permis de reprendre en le transformant un peu le mot de Danton, c’est par un effort violent et presque artificiel qu’après avoir enfanté le monde nouveau, elle a pu rejeter « l’arrière-faix » de royauté qu’elle portait encore en elle. Ainsi la République, quoiqu’elle fût la conséquence logique des principes révolutionnaires, a ressemblé d’abord à un accident. Et c’est presque par accident aussi que la Révolution a tourné un moment à l’entière démocratie. La bourgeoisie révolutionnaire, tout en proclamant ces Droits de l’homme qui étaient son titre contre le vieux monde, en limita les effets par une restriction censitaire du droit de suffrage : elle ravala trois millions de prolétaires et de pauvres à l’état de citoyens passifs, et elle ne se résigna à élargir la cité que lorsqu’elle eut besoin pour abattre la royauté factieuse de la force physique du peuple soulevé. Enfin, jusque dans la lutte implacable contre l’Église, complice du roi et des émigrés, elle fut obligée de ménager sans cesse les habitudes et les croyances séculaires de l’immense majorité des Français. A tous ceux qui par intérêt ou par orgueil défendaient l’ancien régime et servaient la contre-révolution, se sont ajoutés de génération en génération tous ceux qui veulent limiter la Révolution elle-même et l’arrêter au point même où leur égoïsme s’est fixé, tous ceux qui s’étant constitué des intérêts dans la société nouvelle voudraient les consolider ne l’immobilisant. La Révolution ayant abouti à un vaste déplacement de propriété, ils craignent qu’en se développant elle n’ébranle les propriétés nouvelles, comme elle a déraciné une part des propriétés anciennes. Et comme dans la Révolution le mouvement politique et le mouvement social furent liés, ils se tournent contre la démocratie politique pour en prévenir les conséquences sociales. De là la défiance instinctive d’une partie de la bourgeoisie et des paysans à l’égard de la souveraineté populaire et du prolétariat ouvrier. De là ce prodigieux paradoxe que pendant près d’un siècle, et jusqu’à l’événement de la troisième République, la Révolution, pourtant victorieuse, n’avait pur apparaître sous sa forme explicite et vraie qu’en quelques années clairsemées et fuyantes. C’est l’orage de 1792 et 1793 ; ce sont « les éclairs de février ». Mais sauf ces brusques révélations où tout le génie révolutionnaire s’exprime pour un jour, le vaste champ tourmenté du siècle est couvert ou par la monarchie de droit divin restaurée, ou par le césarisme pseudo-démocratique, ou par l’oligarchie censitaire et bourgeoise. Maintenant, c’est bien fini, et la Révolution est assurée en sa forme logique et normale, qui est la République. Mais quoi si dans cette République même toutes les forces d’ancien régime, toutes les forces de monarchie et d’empire, d’aristocratie et d’Église, de césarisme militaire et de césarisme religieux, grossies de toutes les couches de réaction déposées au cours du siècle, font obstacle au parti républicain ? Toutes ces forces du passé accrues des oligarchies modernes sont impuissantes désormais à fonder un régime durable de contre-révolution, même partielle. Mais, en se coalisant, elle peuvent sans cesse agiter et menacer le régime républicain, jusqu’au jour où celui-ci aura suscité enfin des formes sociales qui lui correspondent et qui assurent à jamais la République en la réalisant dans la vie.

Il était donc puéril aux opportunistes et aux radicaux de 1885 de s’accuser réciproquement de la puissance réveillée de la réaction. Ils n’en devaient accuser que notre histoire même, et aussi la violence déchaînée de leurs divisions de 1881 à 1885. C’est par un vote de divisions et de querelle, par le vote si disputé sur les crédits du Tonkin, que s’ouvrit la législature ; et l’âpre débat qui mit aux prises d’emblée, sous le regard de la droite arbitre, les deux fractions républicaines, marqua d’un signe funeste et comme d’un sceau brisé toutes les années qui allaient suivre. Je considère comme un des plus grands malheurs qui soient arrivés à la République que ce prélude de division et de querelle n’ait pas été épargné à la législature de 1885, et s’il n’y avait pas toujours quelque témérité à parler de faute à propos du gouvernement si difficile et si compliqué des choses humaines, je dirais que l’erreur capitale de la vie de Clemenceau fut de ne pas empêcher ce conflit. Je me souviens qu’au moment où allait s’engager la bataille, M. Brisson, alors président du conseil, le pressait de tenir compte du résultat des élections récentes, et de la leçon de concorde qu’elles signifiaient impérieusement au parti républicain. « Je ne regarde jamais derrière moi, répondit-il ; toujours devant moi. »

Mais regarder derrière soi, c’est ce qu’on appelle l’expérience. D’ailleurs, c’est surtout à regarder devant soi que la nécessité d’un effort immédiat d’union républicaine apparaissait. Et quelle raison vital avaient alors les radicaux d’engager sur ce point le combat ? La période militaire de l’expédition tonkinoise était à peu près close, le traité avec la Chine était signé, et les millions demandés par le gouvernement étaient destinés à assurer l’occupation et l’organisation de la colonie. Les refuser, c’était rendre l’évacuation inévitable et en donner le signal. Si les radicaux avaient vraiment voulu cela, s’ils avaient cru qu’il y avait pour la France nécessité vitale d’abandonner le Tonkin et que le droit de l’humanité nous en faisait une loi comme l’intérêt de la patrie, alors, oui, c’était leur devoir de refuser les crédits ; c’était leur devoir de prolonger devant la nouvelle Chambre, au prix du débat le plus dangereux et au risque d’un déchirement définitif, la résistance qu’ils opposaient depuis des années à toute action coloniale. Et tous les arguments de tribune du parti radical, en ce débat, tendaient en effet à l’abandon du Tonkin. Que deviendrait la France à l’heure d’une difficulté européenne, si elle était obligée de porter en Extrême-Orient une part de son effort ? Et M. Gladstone ne s’était-il pas honoré en abandonnant, même après l’humiliation d’une défaite, le Transvaal ?

Mais au fond, aucun des radicaux ne voulait vraiment en octobre 1885 l’abandon du Tonkin. Aucun gouvernement radical n’en aurait pris la responsabilité. Je me trompe : l’esprit inflexible et l’intrépide logique de Georges Périn n’eussent pas défailli à cette résolution redoutable. Mais il était seul. J’ai assisté, quelques mois après le vote, à un curieux dialogue entre Georges Périn et Clemenceau. Clemenceau lui demanda brusquement : « Si nous avions pris le pouvoir, auriez-vous évacué le Tonkin ? — Oui, tout de suite, avec le seul délai de quelques mois nécessaire pour négocier la sécurité de ceux qui s’étaient là-bas compromis pour nous. — Moi, non, répliqua vivement Clemenceau : c’est impossible ! » Ainsi, au fond de leur esprit, les chefs radicaux acceptaient dès 1885 le fait accompli. Curieuse destinée des partis ! Aujourd’hui, c’est le radical socialiste Doumergue qui, comme ministre des colonies, administre (fort intelligemment d’ailleurs) le vaste domaine colonial de la France. Ce sont deux radicaux, MM. de Lanessan et Doumer, qui ont le plus longtemps gouverné l’Indo-Chine. C’est le brillant collaborateur et ami de Clemenceau, M. Pichon, qui est résident général à Tunis, et nul n’a plus de zèle que Pelletan à assurer la Tunisie contre toute surprise par le développement du magnifique port militaire de Bizerte. C’est un radical socialiste, M. Dubief, qui dans un substantiel et remarquable rapport étudie les moyens de consolider l’influence de la France dans ses colonies par une politique avisée, généreuse et humaine. Si donc en 1885 le parti radical s’était recueilli un moment, s’il avait interrogé de bonne foi son esprit et sa conscience, s’il avait fait sur lui-même et sur le pays un effort de sincérité, il aurait épargné à la majorité républicaine l’épreuve de ce premier débat, d’autant plus redoutable qu’il était factice, et que les radicaux étaient résignés d’avance, peut-être à leur insu, à la solution même qu’ils combattaient. Leur devoir était de dire au parti républicain tout entier :

« Nous avons fait effort pour empêcher la politique coloniale, qui nous a paru deux fois dangereuse. Elle l’est parce qu’elle disperse les forces et les ressources de la France. Elle l’est aussi parce qu’elle disperse sa pensée et qu’elle crée au profit des oligarchies politiques et sociales une diversion trop efficace. Il ne dépend plus de nous d’arracher du Tonkin, de Madagascar, de la Tunisie l’effort de la France, et nous ne nous opposons point à ce que les crédits nécessaires pour organiser ces colonies ou ces protectorats soient votés. Nous ne voulons pas qu’une question qui n’est plus entière, et qui appartient en quelque façon au passé, pèse encore sur l’avenir en mettant aux prises les républicains. Nous ne demandons à la majorité qu’une chose : c’est de prendre envers elle-même et envers la nation l’engagement solennel de ne pas amorcer d’entreprise nouvelle, de ne pas dériver aux aventures de conquêtes les énergies nécessaires à la transformation intérieure. Et comme gage de cette volonté pacifique, de ce ferme retour à l’idéal de démocratie, constituons tous ensemble une majorité de progrès et un gouvernement de réforme. Les problèmes abondent : la laïcisation complète de l’enseignement, une loi sur les associations qui prépare la séparation de l’Église et de l’État, la réforme fiscale par l’impôt général et progressif sur le revenu, l’égalité devant la loi militaire et le service de trois ans, la loi sur les accidents et l’institution des retraites pour les vieux travailleurs. Et si vous ne voulez pas tous aller d’emblée jusqu’au bout de ces réformes, du moins dirigez-vous nettement vers elles par des étapes marquées et dont nous conviendrons ensemble. La croissance subite du parti radical vous montre que le pays n’a pas peur des hardiesses démocratiques. Il y a ici cent quatre-vingts radicaux qui sont prêts à soutenir un gouvernement de bonne foi, décidé à réaliser un programme limité, mais précis ; nous ne le taquinerons pas, nous ne lui tendons pas de pièges, nous ne le harcèlerons pas de motions incidentes et incohérentes, nous ne lui demanderons pas de dépasser les termes du contrat intervenu entre la majorité et lui : nous voulons qu’il dure pour agir. Nous rappellerons seulement à la majorité et au pays que les premières réformes auxquelles nous limitons d’abord notre effort valent surtout parce qu’elles en préparent d’autres, plus étendues et plus profondes. Nous savons que la réforme suscite la réforme et qu’il y a une force immanente d’évolution dans les principes de la démocratie.

« A ceux des républicains qui ont combattu la politique radicale, à ceux qui sont des opportunistes, nous n’avons que ceci à dire : Ils assurent que leur programme est resté le programme est resté le programme intégral du parti républicain : sécularisation complète de l’État, justice fiscale, intervention de la communauté au profit des faibles, et qu’ils ne diffèrent de nous que par la méthode. Nous leur offrons une collaboration loyale pour la réalisation progressive de ce qui est le programme commun à tous les républicains, à la seule condition qu’ils reconnaissent en effet ce programme commun comme l’idéal nécessaire et qu’ils travaillent avec nous à y rallier les esprits restés hésitants. »

Pourquoi Clemenceau et ses amis n’adoptèrent-ils point d’emblée cette politique et ce langage ? Pourquoi laissèrent-ils se produire au seuil même de la législature une stérile et irritante controverse, qui ranimait entre les deux fractions républicaines toutes les défiances et toutes les rancunes et qui ne pouvait avoir aucune sanction sérieuse ? Craignaient-ils de n’être pas compris par les esprits ardents qu’une polémique véhémente avait surexcités ? et ne voulurent-ils point s’exposer à être accusés à leur tour d’être devenus opportunistes par l’effet d’une première victoire partielle ? Oui, mais le pis était de se tromper soi-même et de tromper le pays en livrant un combat qui ne pouvait être qu’un simulacre et de fomenter ainsi cet esprit de démagogie qui ne vit que des apparences. Le pis étant de laisser s’envenimer par une dispute exaspérante et vaine des blessures qu’il eût fallu guérir. Les radicaux eurent-ils peur, en se résignant délibérément au fait accompli, de donner à M. Jules Ferry et à ses amis une occasion de triomphe et de leur ménager une sorte de revanche ? Mais il n’était pas de l’intérêt de la République de prononcer contre M. Jules Ferry une sorte d’ostracisme et de bannissement perpétuel. Et d’ailleurs le pays, lassé du grand effort de politique coloniale, désireux de revenir à une politique intérieure de démocratie, ne se serait point hâté de ramener au pouvoir l’homme qui depuis trois ans avait brusquement déplacé vers les pays lointains le centre de gravité de la France.

L’esprit de large concorde et de conciliante sagesse du parti radical aurait été interprété par la nation non comme un acte de faiblesse et comme un désaveu de soi-même, mais au contraire comme le signe de la pleine maturité politique, comme la promesse d’une action méthodique et efficace. M. Clemenceau désespéra-t-il d’entraîner le groupe opportuniste, que dominait de plus en plus l’esprit de coterie, à une large politique d’action commune ? Mais même dans ce groupe, la plupart des républicains aurait répudié l’esprit de clan et déserté l’orgueil solitaire ou les rancunes des chefs si une voie nette et sûre s’était ouverte devant eux. M. Clemenceau s’imagine-t-il que la subite croissance du parti radical marquait le début d’un mouvement qui irait s’accélérant encore, et qu’ainsi soutenu par le pays, il pourrait réduire à l’impuissance dans le Parlement non seulement tout effort de réaction, mais toute politique intermédiaire, et acculer l’Élysée comme la Chambre, après quelques crises significatives, à aller tout droit à la politique d’extrême gauche ? Mais l’épreuve venait d’être faite aux élections générales que seule la concentration des forces républicaines pouvait sauver la République, et le seul moyen de forcer la résistance bourgeoise, têtue et sournoise de l’Élysée, c’était pour le radicalisme extrême non pas d’ouvrir des crises de hasard et de coalition que le président de la République pouvait toujours interpréter à son gré, mais de contribuer évidemment à la formation d’une majorité agissante, et d’en être toujours davantage, par la netteté du programme et la sagesse de la conduite, la force motrice et inspiratrice.

En face du parti radical qui commettait au début même de la législature cette faute décisive, et se livrait, lui et la République, au hasard des chocs aveugles et des combinaisons incertaines, le parti opportuniste se resserrait et se recroquevillait en une sorte d’attente un peu sournoise. Lui non plus, il n’offrait pas publiquement à tous les républicains un pacte d’union et d’action. Habitué à la forte majorité gouvernementale que M. Jules Ferry avait discipliné pendant deux ans et qui n’avait succombé qu’à la panique de Lang-Son, il regardait avec une sorte de dédain et d’aigreur une majorité disparate et qu’il ne dominait pas. Que M. Jules Ferry, fatigué d’un long labeur, pliant sous une impopularité redoutable, et entouré d’ailleurs de haines ou violentes ou calculées qui lui interdisaient presque la tribune, se soit condamné au silence, il n’y a point à s’en étonner. Mais quelle grandeur si cet homme, secouant les outrages et les tristesses, avait proposé à la majorité nouvelle la discipline impersonnelle d’un programme élargi ! Il resta dans les couloirs et dans la coulisse, attentif à plaire aux nouveaux venus et à ménager le lendemain, cherchant à insinuer dans les gouvernements bigarrés et instables qui se formaient des influences occultes, et dans ses propos tour à tour onctueux et brusques résumant son expérience d’homme d’État vaincu, grand d’ailleurs par la concentration continue de la volonté et de la pensée, et portant le lourd poids des haines avec le courage qui eût été plus émouvant s’il n’avait guetté la décomposition prévue des popularités et des forces qui s’opposaient à son retour. Devant la Chambre, il se taisait. Et M. Waldeck-Rousseau, par une absence délibérée, s’exilait presque du Parlement. Les anciens ministres spéciaux ne prenaient la parole qu’en avocats du passé, pour défendre en tel ou tel point leur administration. Toute l’attitude des chefs opportunistes signifiait : Que faire de ce chaos ? Et comment négocier, comment tenter même un effort de conciliation avec les brouillons arrogants et vaniteux qui ont un moment usurpé la faveur publique et l’influence au Parlement ?

Ainsi s’aggravaient les malentendus, et « le poison du silence » achevait dans le secret des cœurs aigris ce que la violence des paroles avait commencé. Au demeurant, de Gambetta à Ferry, l’opportunisme avait subi une dénaturation qui rendait bien difficile en 1885 le rapprochement loyal avec les radicaux. Gambetta ne répudiait pas le programme traditionnel de la démocratie républicaine ; il en « sériait » les applications. Ferry, à force de dire : L’heure n’est pas venue, disait presque : L’heure ne viendra pas. L’essentiel à ses yeux n’était pas de réformer : c’était de gouverner. Et il ne voulait guère d’autre horizon aux gouvernements que leur propre durée.

Ce n’est pas que cet homme remarquable manquât de philosophie et de vues générales. Mais il se refusait de parti pris aux perspectives lointaines, et l’idée qu’il se faisait du rôle dominant de la bourgeoisie brisait presque tout essor. Je le pressais un jour sur les fins dernières de sa politique : « Quel est donc votre idéal ? Vers quel terme croyez-vous qu’évolue la société humaine, et où prétendez-vous la conduire ? — Laissez ces choses, me dit-il ; un gouvernement n’est pas la trompette de l’avenir. — Mais enfin, vous n’êtes pas un empirique : vous avez une conception générale du monde et de l’histoire. Quel est votre but ? » Il réfléchit un instant, comme pour trouver la formule la plus décisive de sa pensée : « Mon but, c’est d’organiser l’humanité sans dieu et sans roi. » S’il eût ajouté « et sans patron », c’eût été la formule complète du socialisme qui veut abolir théocratie, monarchie, capitalisme, et substituer la libre coopération des esprits et des forces à l’autorité du dogme, à la tyrannie du monarque, au despotisme de la propriété. Mais il s’arrêtait au seuil du problème social. Croyait-il donc que la vie humaine est figée à jamais dans les formes économiques présentes ? Non, il avait le sens de l’évolution et de l’histoire. Contre M. de Mun, contre l’utopie rétrograde de la corporation et du petit métier, il avait défendu la grande industrie moderne, le machinisme brutal et libérateur, avec une ampleur de pensée où semblait tenir la possibilité de transformations nouvelles. Les corporations aussi avaient été utiles, jadis ; mais leur rôle était fini, « et les institutions successives s’effeuillent sur la route du temps ».

L’institution de la propriété capitaliste et oligarchique ne tombera-t-elle point à son tour ? Peut-être, mais c’étaient là à ses yeux des spéculations vaines. L’idée d’un ordre social vraiment nouveau n’était point pour lui une force capable d’agir sur le présent, ou même de déterminer un avenir prochain. Au demeurant, il n’avait point sur la propriété de préjugé métaphysique et dogmatique. Il n’y voyait pas « l’expression et le prolongement de la personnalité humaine ». J’ai assisté, entre M. Allain-Targé et lui, à une brève controverse. « La propriété est une institution sociale », disait M. Allain-Targé, et il signifiait par là qu’elle n’était possible que par la société, que la société avait donc le droit de régler, de discipliner par des lois une force qui procédait de la société même. — « C’est avant tout, répondait M. Jules Ferry, une institution politique », c’est-à-dire un moyen de prévenir entre les hommes les compétitions qui naîtraient de l’indétermination de la vie économique, et aussi de constituer une classe dirigeante, capable de communiquer à la vie publique la stabilité des intérêts consolidés. La bourgeoisie républicaine apparaissait à ce positiviste comme la synthèse historique des deux grandes forces de progrès et d’ordre qui sont, selon Auguste Comte, les composantes de l’histoire. Il livra toute sa pensée lorsque dans une de ces allocutions méditées et brèves où il excellait, il parla de « cette grande bourgeoisie sans le concours de laquelle rien de durable ne peut se fonder ».

S’il y a quelque vérité en cette parole, c’est une vérité bien incomplète et provisoire. Oui, il est vrai (et je crois en avoir multiplié les preuves dans l’Histoire socialiste) que si la Révolution a été possible, c’est parce que la bourgeoisie était parvenue à une grande puissance intellectuelle. Oui, il est vrai que Robespierre même, quand il voulait mettre la Révolution en garde contre les périls de la politique belliqueuse et les illusions de la propagande universelle, l’avertissait de ne pas compter sur le soulèvement des peuples opprimés, le peuple de France n’étant entré dans le mouvement qu’encouragé par la bourgeoisie, qui en Europe était contre-révolutionnaire. Et si la grande bourgeoisie a eu, à l’origine, cette maîtrise sur le mouvement révolutionnaire, si c’est de son impulsion première et de sa force que procède la Révolution, comment n’aurait-elle point gardé une influence très grande sur la société née de la Révolution ? En ce point la pensée de Ferry coïncide avec l’interprétation ultra-marxiste qui réduit la Révolution à être la Révolution « bourgeoise ». Et certes, il est inévitable que dans un système social fondé sur la propriété privée, la classe qui détient les grands moyens de production exerce sur les affaires publiques et sur la destinée des gouvernements une influence profonde ou même décisive. Aujourd’hui encore, malgré les progrès de la démocratie et du prolétariat, la démocratie et la République subiraient une terrible crise si toute la grande bourgeoisie en toutes ses variétés, bourgeoisie de finance, bourgeoisie industrielle, bourgeoisie de négoce, bourgeoisie rentière, bourgeoisie terrienne, se coalisait contre le régime républicain, et engageait contre lui non pas une lutte partielle, incohérente, passagère, mais une lutte totale, systématique, continue. Grande difficulté à coup sûr et grand problème pour ceux qui comme nous veulent conduire la démocratie politique légalement la République semi-démocratique et semi-bourgeoise en République populaire et socialiste.

Mais Jules Ferry oubliait deux choses essentielles. Il oubliait d’abord que peu à peu, par l’effet combiné de la grande industrie et de la démocratie, la classe ouvrière grandit en puissance, en nombre, en lumière, en organisation, qu’elle se prépare peu à peu dans les assemblées représentatives de tout ordre qui gèrent tant d’intérêts, dans les syndicats, dans les coopératives, à l’exercice du pouvoir politique et à l’administration du pouvoir économique, et qu’elle offre déjà à la démocratie contre les résistance ou les entreprises de l’oligarchie bourgeoise un point d’appui sérieux, en attendant d’être la base inébranlable d’un ordre nouveau. Ce qu’il y a donc de vrai dans la superbe affirmation bourgeoise de Jules Ferry va s’atténuant, et ce n’est pas un obstacle infranchissable qui coupe le chemin. Aussi bien, il y a dans la pensée de Jules Ferry une singulière équivoque. Car ce concours nécessaire de la grande bourgeoisie, quel est-il ? Est-ce un concours spontané, ou un concours forcé ? Jules Ferry veut-il dire qu’il n’y a pas de possibles dans notre société que les institutions politiques et économiques que la bourgeoisie reconnaît comme siennes, qu’elle adopte et soutient délibérément ? Ou bien veut-il dire simplement que des institutions nouvelles ne sont vraiment fondées et inébranlables que lorsque la bourgeoisie s’y est résignée et a renoncé à les combattre ? La distinction est capitale, car l’histoire du progrès de la démocratie est l’histoire d’institutions d’abord combattues par la bourgeoisie, mais que la force des choses, la logique de l’idée démocratique, l’action révolutionnaire ou légale du peuple, la puissance lente et irrésistible de l’habitude et des mœurs l’ont obligée enfin d’accepter.

Le suffrage universel a été écarté d’abord dans la constitution de 1791 par la bourgeoisie révolutionnaire ; il a été bafoué sous la monarchie de Juillet par la bourgeoisie étroitement censitaire. Et si depuis trente ans il est vraiment accepté de tous, si aucun parti, si aucune classe ne se risque ou même ne songe à le mutiler, ce n’est pas seulement parce que la bourgeoisie a compris qu’elle pouvait gouverner avec lui et en obtenir longtemps encore la ratification de son privilège de propriété, c’est parce qu’il est entré si avant dans la conscience commune de la démocratie, qu’il serait infiniment plus dangereux aujourd’hui à l’oligarchie possédante d’en essayer la suppression que d’en tolérer les hardiesses. Il vient une heure où les institutions longtemps disputées entre les classes apparaissent comme une transaction acceptée de toutes les classes. Le suffrage universel est aujourd’hui pour la bourgeoisie une garantie contre les surprises de la violence et contre les formes anarchiques de la révolution sociale, et il est pour le prolétariat, si celui-ci en sait faire fortement usage, l’instrument décisif d’une transformation libératrice de la propriété. Mais si l’on disait, faisant application au suffrage universel de la formule de Jules Ferry, qu’il n’est une institution durable que par le concours de la grande bourgeoisie, on attribuait à celle-ci un rôle d’initiative qui n’a pas été le sien.

De même, malgré toutes les tentatives ou violentes ou sournoises pour paralyser le droit de coalition et le droit syndical, nul aujourd’hui, même dans la bourgeoisie industrielle et capitaliste, n’ose contester aux ouvriers le droit de faire grève et le droit de se syndiquer. La coalition et le syndicat sont définitivement entrés, quoique avec des garanties encore incomplètes, dans le droit public, dans le droit social de la démocratie française. Ou s’ils en disparaissaient, ce ne serait pas par un effet de réaction, mais pour faire place à des institutions supérieures, donnant au prolétariat non plus seulement des garanties extérieures, mais une participation directe à la puissance économique, une force organique intérieure à la propriété même.

Comment ces institutions, d’abord repoussées par toutes les législations et par toutes les bourgeoisies européennes, se sont-elles enfin imposées presque partout ? Comment sont-elles maintenant à peu près hors de débat ? Ce serait simplifier outre mesure cette histoire que de n’y voir que la lutte de toute la classe dépossédée contre toute la classe possédante, bloc contre bloc. Il y a eu entre les diverses catégories de possédants des divisions qui ont permis au prolétariat de passer. Ce serait aussi appauvrir les faits que de ne pas tenir compte des progrès de la lumière et de l’idée de justice dans une démocratie qui n’est pas directement engagée tout entière dans le conflit des ouvriers et des « maîtres », et qui contribue à créer dans le sens des droits du travail une opinion dont la force désintéressée fait fléchir l’égoïste résistance du privilège, et finit même par la décourager. Mais surtout ce serait fausser tous ces événements que de faire de la grande bourgeoisie, au sens où Ferry l’entendait, la dispensatrice ou la régulatrice de progrès auquel elle s’est résignée comme à l’inévitable, et la caution nécessaire d’institutions que le plus souvent elle a subies. Jusqu’où ira cette force d’assimilation de la démocratie ? Il est clair qu’à mesure qu’elle entrera plus avant, sous l’action croissante du prolétariat, dans le fond même du problème social, la résistance de la bourgeoisie possédante se fera plus vive, plus cohérente, plus systématique. Ou du moins cela est infiniment probable.

Quand dans la République et par elle les problèmes d’ordre politique seront résolus, quand la pleine souveraineté du suffrage universel sera assurée ou par la révision démocratique de la Constitution, ou par la transformation décisive de l’état d’esprit du Sénat et que toute la nation recevra le même enseignement rationnel et laïque ; quand cette première série de réformes fiscales et sociales qui est parfaitement compatible avec la production capitaliste et la propriété bourgeoise, comme l’impôt général et progressif sur le revenu, sera réalisée, alors la question sociale, la question de propriété apparaîtra à découvert et au premier plan. Alors la démocratie sera appelée à décider si elle entend consolider le privilège de la propriété bourgeoise, laisser à cette grande bourgeoisie, laisser à cette grande bourgeoisie, qui est selon Jules Ferry le fondement nécessaire de toute institution durable, tous ses moyens de pouvoir et tous ses moyens de jouissance, la direction du travail et la perception d’une large part de ses fruits ; ou si elle entend, par la réalisation graduelle et variée d’une propriété collective aux modalités multiples, transférer à la communauté nationale et aux travailleurs groupés la puissance directrice et les profits du capital. Elle dira si elle entend confirmer à jamais la rente, le loyer, le fermage, le dividende, le bénéfice, ou les résorber peu à peu dans la vaste coopérative sociale du travail organisé.

Certes la question, pour qui sait voir, est dès maintenant posée, non seulement dans les théories et les affirmations doctrinales des socialistes, mais dans l’effort présent des prolétaires et dans le travail législatif même. Mais elle est posée, si je puis dire, de façon fragmentaire, épisodique et dispersée, et de toutes ces lignes de pénétration, courtes encore et hésitantes, que trace le prolétariat par l’action syndicale et coopérative, par les lois de protection ouvrière, par un commencement d’assurance sociale, par des ébauches ou les projets de régie municipale, la convergence socialiste et révolutionnaire n’apparaît pas. Elle échappe et à une partie de la bourgeoisie, et à une partie du prolétariat lui-même, qui ne voit qu’une compromission gouvernementale et bourgeoise et une déviation réformiste en ce qui est la représentation et l’amorce d’un ordre nouveau. Mais le jour approche où aux yeux de tous la question apparaîtra en toute son ampleur systématique, où la résultante socialiste du multiple effort ébauché se dégagera. Et il s’agira de savoir s’il faut arrêter cette ligne, ou la continuer au contraire, mais délibérément, consciemment et en pleine lumière.

A mon sens, et quelles que puissent être les résistances, la réponse n’est pas douteuse. C’est la période de préparation socialiste, claire, voulue, explicite qui s’ouvrira. Le seul doute est de savoir si « la grande bourgeoisie », organisée aussi pour la résistance explicite et systématique, troublera la juste évolution nécessaire par des manœuvres désespérées. Qu’elle puisse retarder le mouvement, et parfois le suspendre, qu’elle puisse interrompre par des intervalles d’inertie calculée ou même de réaction partielle l’œuvre vaste de réalisation socialiste, qu’elle rallie parfois et ramène à elle une partie même des salariés déçus un moment par les premiers effets de transformations nécessairement incomplètes et dont tout le bienfait n’apparaîtra que dans la suite même de l’évolution, il faut s’y attendre. Et qui donc peut imaginer le passage aisé et rectiligne d’un système social à un autre ? qui donc peut se représenter comme un vaste fleuve à la pente constante et à la surface unie le cours prodigieux et tourmenté d’une démocratie où se heurtent tant de courants et tant de forces ?

Mais il ne s’agit point de cela : il s’agit de savoir si ces résistances prévues pourront aller jusqu’à rompre l’évolution légale de la République ; si la grande bourgeoisie, avec les formidables moyens dont elle dispose encore, tentera ou un coup d’État politique, ou tout au moins un coup d’État économique ; si elle essayera par de décisives atteintes au crédit public, par des lock-outs, par une sorte de grève capitaliste sournoise, par des crises de chômage et de misère, de jeter sur les timides préludes de l’ordre nouveau une ombre de souffrance et de désespoir ; ou si au contraire l’action méthodique et forte de la démocratie inspirée par le socialisme obligera la bourgeoisie à se résigner à la transformation graduelle mais systématique de la propriété, comme elle s’est résignée au suffrage universel, au droit de coalition, au droit de syndicat, à la limitation légale de la journée de travail, comme elle s’est résignée enfin à l’entière égalité des charges militaires, comme elle se résigne peu à peu maintenant à l’assurance obligatoire, c’est-à-dire à la reconnaissance légale du droit au travail et du droit à la vie, comme elle se résignera sans doute bientôt à la transformation en service public de l’industrie des transports et des essais de socialisme municipal. Voilà le grand problème posé à tous les citoyens ; voilà le grand problème qu’il dépend, je crois, du socialisme de résoudre dans le sens de l’évolution légale, et par deux moyens. D’abord en ménageant de parti pris les transitions pour émousser la révolte des habitudes, et aussi en enveloppant l’oligarchie possédante d’une telle affirmation continue de l’idéal nouveau, d’une telle puissance de propagande socialiste et d’organisation ouvrière, d’une vigueur si constante de revendication légale, qu’elle-même reconnaisse peu à peu l’inévitable dans la transformation socialiste, et que sa pensée, au lieu de se concentrer tout entière dans la résistance, se divise et se rompe tantôt à essayer cette résistance, mais partielle et intermittente, tantôt à rechercher quelles garanties de bien-être et d’activité pourrait en des transactions prudentes lui réserver l’ordre nouveau.

Mais si jamais, quand Jules Ferry méditait sur le rôle respectif des classes dans la société républicaine, ces horizons s’étaient ouverts à son esprit, il les eût brusquement et volontairement refermés. Pour lui (et l’expérience de ces dix dernières années prouve combien ces esprits réalistes et positifs sont chimériques), ces problèmes étaient comme inexistants. Il enfermait vraiment toute l’évolution sociale (aussi loin que la vue pouvait s’étendre) dans le cercle des idées de la grande bourgeoisie républicaine. Avec elle, il croyait avoir épuisé le devoir des classes dirigeantes en donnant au peuple l’enseignement élémentaire, et en encourageant par quelques subventions d’État la mutualité libre, l’assurance volontaire et la prévoyance individuelle. Il croyait avoir aboli ainsi tout ce qui restait de privilège de classe dans la société de la révolution. Au-delà de ce cercle dans la démocratie bourgeoise, il ne voyait que deux chimères : c’était la chimère innocente et puérile des coopérateurs, qui s’imaginaient en rapprochant et combinant des néants de force ouvrière, créer l’équivalent de la grande force capitaliste et se substituer à elle. Il a à la tribune même dénoncé ce qu’il appelait un rêve. Et un jour, l’ayant rencontré avec l’économiste Cernuschi, il invita celui-ci, complaisamment. De pauvres gens, habitant les mansardes d’un vaste immeuble distribué autour d’une cour, s’aperçurent que le logement de chacun d’eux était bien étroit et misérable, et ils se dirent les uns aux autres : Si nous nous mettions ensemble pour avoir plus d’espace ! Descendons tous pour nous entendre. Ils descendirent en effet, et tous ensemble ils se trouvèrent dans la cour, à la pluie et au froid. Ainsi l’économiste Cernuschi donnait le choix au prolétaire entre la mansarde de l’immeuble capitaliste et le plein air de la coopération grelottante et crottée. Je ne juge point cet apologue : je ne sais s’il est décisif contre la coopération ; mais il est terrible, à l’insu du conteur, pour le régime capitaliste. Jules Ferry, en sa haine de toute « utopie », faisait bon accueil à des pauvretés. Et l’autre chimère, selon lui, grossière et tyrannique celle-là, c’est le socialisme, c’est le collectivisme : conception si monstrueuse, si contraire à tous les instincts profonds de la nature humaine, qu’elle n’est même point un péril ; elle ne le devient en certains jours de trouble que par la complaisance des brouillons du radicalisme à toute agitation ; la seule force organique d’un gouvernement régulier suffit à réduire cette démagogie inconsistance. Voilà quelle était la pensée sociale de Jules Ferry.

Quelle conception sociale pouvait en 1885 lui opposer M. Clemenceau ? Son état d’esprit était tout autre. Il n’entendait pas, sous prétexte d’organiser le pouvoir, immobilier la Révolution dans la victoire de la bourgeoisie. La Révolution était pour lui une force admirable et effervescente qui avait suscité des énergies et des espérances sans nombre, et qui développerait son ardeur jusqu’à ce que toute force humaine se fût dilatée à la mesure de son droit. Tandis que Ferry la refroidissait et la figeait, lui, il voulait qu’elle gardât sa fluidité de flamme. Quelle formes successives prendrait la société humaine soumise ainsi au feu continué de la Révolution ? Nul ne le pouvait dire exactement, et il n’y avait point de moule préformé. Mais ce qui était certain, c’est que la démocratie révolutionnaire n’était point parvenue encore à sa forme normale et à son plein développement ; c’est que des oligarchies anciennes et nouvelles s’opposaient ou par des débris résistants du passé, ou par de dures formations récentes d’égoïsmes privilégiés, au libre mouvement des intelligences et des énergies ; c’est qu’une Église d’État opprimait de son dogme subventionné et de sa hiérarchie gouvernementale l’essor des esprits et la hardiesse des revendications ; c’est que les timidités du suffrage restreint contrariaient la volonté du suffrage universel ; c’est que le suffrage universel lui-même, alourdi par la misère, l’ignorance et la dépendance économique d’une grande partie des salariés, s’attardait aux paresseuses routines, ou se contentait de satisfactions illusoires ; c’est qu’une partie de la bourgeoisie, âpre à défendre son privilège de richesse, acceptait contre l’informe et vague réclamation du peuple le concours de l’aristocratie d’ancien régime et de la puissance cléricale. Que ces entraves soient donc brisées ; que l’énergie pensante et la force politique du peuple soient libérées et exercées ; qu’il soit protégé par les lois contre l’excès de l’opposition et de l’exploitation économique, dans la mesure où cette protection est nécessaire pour délivrer les individualités captives, pour permettre à tous une instruction efficace, l’exercice réel du droit d’association, la vigoureuse défense du salaire, l’accession au crédit. Alors le peuple, vraiment maître de lui-même, saura bien choisir sa route et faire son destin.

Oui, mais voici que dès le lendemain du Seize-Mai, et surtout depuis 1882, Clemenceau rencontrait sur son chemin le socialisme renouvelé, les combattants de la Commune ramenés par l’amnistie, les révolutionnaires vaincus en quête d’une revanche sociale, les théoriciens du marxisme récemment acclimaté : blanquistes, guesdistes, possibilistes. Des sectes encore, semblait-il, divisées, agitées, fanfaronnes, mais vivantes, ardentes, et qui savaient malgré tout, à travers leurs querelles, faire apparaître les grands traits de leur commun idéal collectiviste ou communiste. De ces forces et de ces idées, Clemenceau politiquement n’avait pas peur. Ces hommes pouvaient être des utopistes, ou même des violents ; mais ils étaient à leur manière « des excitateurs d’énergie réformatrice » ; ils secouaient la société endormie, et qui avait besoin parfois même d’être menacée pour échapper à son égoïsme et à sa torpeur.

Clemenceau était pénétré d’ailleurs de l’ardente tradition révolutionnaire et républicaine qui avait souvent rapproché, pour le même combat ou pour la même conspiration de liberté et de justice, les démocrates bourgeois les plus hardis et les communistes. Robespierre avait proposé de la propriété une définition restrictive dont s’était emparé Babœuf, et celui-ci se réclamait de la Constitution de 1793. Robespierre, écrivait-il, n’est pas une secte. Robespierre est la démocratie : soyons ses continuateurs ! montagnards et babouvistes s’étaient rencontrés dans la même conjuration, dans la même tentative suprême pour arracher la Révolution déclinante aux modérés et aux réacteurs. Ce grand souvenir avait dominé, sous la monarchie censitaire et bourgeoise, les efforts secrets des révolutionnaires républicains. Pourquoi donc s’effrayer maintenant de ce tumulte maintenant de ce tumulte socialiste d’avant-garde ? Ainsi Clemenceau, de 1882 aux approches de 1885, essayait de garder le contact avec le socialisme révolutionnaire. « Notre but est le même », lui disait-il en mai 1884, au cirque Fernando.

Mais le socialisme révolutionnaire se faisait plus pressant tous les jours, plus exigeant, plus agressif. Oui, nous voulons détruire avec vous les oligarchies politiques ; mais qu’importe si subsiste l’oligarchie sociale, l’oligarchie du capital et de la propriété ? Or, cette oligarchie, vous la taquinez peut-être, mais vous ne l’investissez pas. Vous ne posez même pas le problème de la propriété. Et tant que le privilège de propriété subsistera, tant qu’une minorité d’hommes détenant le sol et le sous-sol, les grands domaines, les usines, les mines, les chantiers, tout le terrain des cités et les casernes à loyer où s’entasse la misère ouvrière, fera peiner à son service et sous sa loi des millions de prolétaires ouvriers et paysans, légalité ne sera qu’un mot. Ou si l’égalité politique a un sens et une valeur, ce ne peut être que comme un moyen de préparer l’égalité sociale. Cette égalité sociale ne sera possible que par le droit égal de tous à la propriété, au moins à la propriété des moyens de production. Et seule la forme sociale collective, commune peut mettre au service de tous la propriété. Collectiviste et communiste, ou bourgeois : il n’y a pas de milieu. Vous n’êtes pas collectiviste et communiste : vous ne touchez pas au principe de la propriété bourgeoise ; vous êtes donc, comme les opportunistes dénoncés par vous, le représentant de la classe bourgeoise, du privilège capitaliste et bourgeois. Quand vous aurez renversé et remplacé ceux qui sont vos rivaux sans être vos ennemis, vous continuerez avec quelques changements de surface le même système de fond, la même exploitation sociale de tous par quelques-uns. Il ne suffit pas que vous nous parliez d’émancipation du travail. Laquelle ? et comment voulez-vous la réaliser ?

Ainsi en ces premières rencontres du radicalisme extrême et du socialisme révolutionnaire se posait tout le problème social. Le gros du pays ne s’intéressait pas encore à ces premières polémiques et à ces premiers conflits ; il n’y voyait guère qu’une vague bagarre de réunion parisienne, la corvée d’un radical de Montmartre qui ne veut pas rompre avec des éléments tumultueux et indisciplinés de son avant-garde. C’était en réalité la controverse la plus féconde, la plus grosse d’avenir. En ces années de 1882 à 1885, dans ces premières explications et ces premiers chocs de l’extrême radicalisme et du socialisme révolutionnaire se nouait tout le drame politique et social de la troisième République et se préparait peut-être la solution lointaine.

Serré de près, Clemenceau se défendait de deux manières : en attaquant à son tour, et aussi en essayant hors du collectivisme systématique un effort presque héroïque et désespéré de solution sociale. En plus d’un point, il avait prise sur l’adversaire. D’abord, quand il reprochait aux socialistes d’alors d’attendre la transformation surtout ou seulement de la force, quand il dénonçait la stérilité et les dangers de la violence en un régime où il suffirait vraiment au prolétariat de vouloir pour s’émanciper selon la loi, quand il faisait appel à cette énergie réglée et continue plus difficile toujours et maintenant plus efficace que les soulèvements d’un jour, c’est lui qui, même au point de vue socialiste, avait raison. C’est lui qui était le novateur. Les socialistes de l’émeute, de la barricade et du fusil étaient des traditionalistes qui prolongeaient routinièrement dans les temps nouveaux les procédés caducs des luttes anciennes. Certes, si les socialistes révolutionnaires avaient profondément médité Blanqui, et si Blanqui lui-même avait osé dégager les conclusions de ses prémisses, le socialisme aurait été orienté dès lors vers des méthodes nouvelles.

Blanqui avait l’esprit merveilleusement souple et libre, toujours attentif aux phénomènes changeants, et délié sans doute à l’excès de toute utopie, de tout a priori de construction sociale. Il était communiste à fond, et il voyait dans le communisme l’aboutissement suprême de toute l’histoire humaine. Mais il se refusait à prévoir, pour un lendemain de révolution victorieuse, les modes selon lesquels le communisme s’accomplirait. Il répudiait toute idée d’une réalisation communiste soudaine et totale. Rien n’est funeste comme les systématiques, qui prétendent imposer un plan tout fait aux événements et aux hommes. Il écrivait en 1869 et 1870, c’est-à-dire à l’heure où le pressentiment de la chute prochaine de l’Empire obligeait tous les hommes de pensée et d’action à se demander quelle serait leur tactique et leur règle le lendemain : « L’armée, la magistrature, le christianisme, l’organisation politique, simple haies. L’ignorance, bastion formidable. Un jour pour la haie ; pour le bastion, vingt ans. La haie gênerait le siège ; — rasée. Il ne sera encore que trop long, et comme la communauté ne peut s’établir que sur l’emplacement du bastion détruit, il n’y faut pas compter pour le lendemain. Un voyage à la lune serait une chimère moins dangereuse. C’est pourtant le rêve de bien des impatiences, hélas ! trop légitimes, rêve irréalisable avant la transformation des esprits. La volonté même de la France entière serait impuissante à devancer l’heure, et la tentative n’aboutirait qu’à un échec, signal de furieuses réactions. Il y a des conditions d’existence pour tous les organismes. En dehors de ces conditions, ils ne sont pas viables. La communauté ne peut s’improviser parce qu’elle sera une conséquence de l’instruction, qui ne s’improvise pas davantage… N’est-ce point folie d’ailleurs de s’imaginer que par une simple culbute, la société va retomber sur ses pieds, reconstruire à neuf ? Non ! les choses ne se passent pas ainsi, ni chez les hommes ni dans la nature. La communauté s’avancera pas à pas, parallèlement à l’instruction, sa compagne et son guide, jamais en avant, jamais en arrière, toujours de front. Elle sera complète le jour où grâce à l’universalité des lumières, pas un homme ne pourra être la dupe d’un autre. »

Et quelle prudence ! quel souci de l’acclimatation lente des idées !

« Il importe au salut de la Révolution qu’elle sache unir la prudence à l’énergie ; S’attaquer au principe de la propriété serait inutile autant que dangereux. Loin de s’imposer par décret, le communisme doit attendre son avènement des libres résolutions du pays, et ces résolutions ne peuvent sortir que de la diffusion générale des lumières.

« Les ténèbres ne se dissipent pas en vingt-quatre heures. De tous nos ennemis, c’est le plus tenace. Vingt années ne suffiront peut-être pas à faire le jour complet. Les ouvriers éclairés savent déjà que le principal, on peut même dire le seul obstacle au développement des associations, est l’ignorance…

« Néanmoins, les bienfaits manifestes de l’association ne tarderont pas à éclater aux yeux de tout le prolétariat de l’industrie, dès que le pouvoir travaillera pour la lumière, et le ralliement peut s’accomplir avec une extrême rapidité.

« Autrement grave est la difficulté dans les campagnes. D’abord l’ignorance et le soupçon hantent beaucoup plus encore la chaumière que l’atelier. Puis il n’existe pas d’aussi puissants motifs de nécessité et d’intérêt qui entraînent le paysan vers l’association. Son instrument de travail est solide et fixe. L’industrie, création artificielle du capital, est un navire battu par les flots et menacé à chaque instant de naufrage. L’agriculture a sous ses pieds le plancher des vaches qui ne sombre jamais.

« Le paysan connaît son terrain, s’y cantonne, s’y retranche et ne redoute que l’empiètement. Le naufrage pour lui serait l’engloutissement de sa parcelle dans cet océan de terres dont il ignore les limites. Aussi partage et communauté sont-ils des mots qui sonnent le tocsin à ses oreilles. Ils ont contribué pour une bonne part aux malheurs de la République en 1848, et servent derechef contre elle depuis la nouvelle coalition des trois monarchies.

« Ce n’est pas une raison pour rayer le mot communisme du dictionnaire politique. Loin de là, il faut habituer les campagnards à l’entendre non comme une menace, mais comme une espérance. Il suffit de bien établir, mais comme une espérance. Il suffit de bien établir que la communauté est simplement l’association intégrale de tout le pays, formée peu à peu d’associations partielles, grossies par des fédérations successives. L’association politique du territoire français existe déjà ; pourquoi l’association économique n’en deviendrait-elle pas le complément naturel, par le progrès des idées ?

« Mais il faut déclarer nettement que nul ne pourra jamais être forcé de s’adjoindre avec son champ à une association quelconque, et que s’il y entre, ce sera toujours de sa pleine et libre volonté. Les répétitions sur les biens des ennemis de la République seront exercées, à titre d’amende, par arrêt de commissions judiciaires, ce qui n’implique en rien le principe de propriété.

« Il est également indispensable d’annoncer que ces arrêts respecteront les petits et moyens propriétaires, attendu que leur hostilité, sans importance quand elle existe, ne mérite pas nos représailles. Ce qu’il faut balayer du sol sans hésitation, sans scrupule, ce sont les aristocrates et le clergé. A la frontière, marche ! »

Jamais il n’y eut plus d’habileté à insinuer doucement l’idée socialiste chez les paysans. Jamais l’impossibilité de toute entreprise systématique ou dictatoriale sur les hommes et sur les choses n’avait été plus fortement marquée, au-delà même, je crois, de la juste mesure.

Déjà en 1866, il avait, au nom de la Révolution, protesté contre les prétentions tyranniques des sectes, contre les fantaisies arbitraires des faiseurs de systèmes, et il insistait sur la difficulté des grandes transformations économiques :

« Vient ensuite le capital, question infiniment plus complexe et plus difficile. En principe, d’après les lois de la morale, c’est aussi une question jugée. En pratique, c’est un abîme inconnu, où l’on ne peut marcher que la sonde à la main. Est-il possible de bâtir d’ores et déjà un édifice d’où le capital soit proscrit ? Avons-nous le plan, les matériaux, tous les éléments de cette maison précieuse ? Les sectaires disent oui, les révolutionnaires disent non, et il n’y a de vrais socialistes que les révolutionnaires, car ils sauvegardent bien mieux l’avenir qui appartient au socialisme… L’organisme social ne peut être l’œuvre ni d’un seul, ni de quelques-uns, ni de la bonne foi, ni du dévouement, ni même du génie. Il est l’œuvre de tous, par le temps, les tâtonnements, l’expérience progressive, par un courant inconnu, spontané. Ainsi le fleuve se forme peu à peu par l’affluent de mille sources, de milliards de gouttes d’eau. abaissez les obstacles, créez-lui une pente, mais n’ayez pas la prétention de créer le fleuve. »

En 1870, à la veille des crises pressenties, même avertissement, même leçon de vivante liberté intellectuelle, de patience active et de prudence révolutionnaire :

« Dans quels délais le communisme pourra-t-il s’installer en France ? Question difficile. A juger par la disposition présente des esprits, il ne frapperait pas précisément aux portes. Mais rien de si trompeur qu’une situation, parce que rien n’est si mobile. La grande barrière, on ne le redira jamais trop, c’est l’ignorance. Là-dessus, Paris se fait illusion. C’est tout simple. D’un milieu lumineux on n’aperçoit pas la région de l’ombre. Les journaux, les voyageurs racontent la province, ils ne sauraient la peindre. Il faut plonger dans ces ténèbres pour les comprendre. Elles couvrent la France par couches si épaisses qu’il semble impossible de les soulever. Sur un point unique, le soleil ; sur quelques autres, à peine des aubes naissantes, de faibles crépuscules ; partout ailleurs, la nuit.

« De là pour nous l’impossibilité de voir clairement la solution du problème social. Entre ce qui est et ce qui veut être, il existe une distance si prodigieuse que la pensée n’arrive pas à la franchir. Une hypothèse cependant donne la clef de l’énigme. Si chaque citoyen avait l’instruction du lycée, par quel procédé s’établirait l’égalité absolue, moyen unique de concilier les impérieuses prétentions de tous ? Par le communisme, sans ombre de doute. Le communisme est la seule organisation possible d’une société savante à l’extrême, et dès lors puissamment égalitaire. »

Quel opportuniste que ce révolutionnaire ! J’entends même quelques démagogues et quelques sectaires murmurer : Quel endormeur ! Mais si la solution sociale ne peut être ni formulée ni imposée par un seul ou par quelques-uns, si elle doit résulter du temps, du progrès des lumières, des expériences et du tâtonnement de tous, il semble que la conclusion logique de Blanqui soit le suffrage universel toujours plus éduqué. Si c’est l’instruction des individus qui doit émanciper les opprimés, ce sont les individus, tous les individus qui doivent être appelés à préparer peu à peu et à réaliser l’ordre nouveau. Si dans l’abîme inconnu des temps nouveaux on ne peut marcher que la sonde à la main, quelle peut être cette sonde, sinon l’expérience de tous, incessamment consultée et admise à promulguer ses résultats ? Si les formes d’association plus complexes qui conduiront de l’association rudimentaire d’aujourd’hui à l’association intégrale du communisme, ne doivent être ni décrétées de haut, ni instituées d’office, mais essayées et jugées par les intéressées eux-mêmes, il n’y a pas de classe, même celle des opprimés et des exploités, qui puisse imposer à l’ensemble des hommes son credo social, qui ne pourrait être qu’anticipation chimérique et hasardeuse. La dictature prolongée et systématique du prolétariat serait aussi vaine et peut-être aussi désastreuse que la dictature d’un César philanthrope. Elle peut rompre les entraves du passé, elle ne peut pas organiser l’avenir. Comment pourrait-il y avoir dictature de classe dans une société où le paysan têtu, isolé sur son champ muré de haies, pourra se refuser librement à toute offre d’association ? Comment pourrait-il y avoir gouvernement d’une minorité, quand l’instruction universalisée est la condition absolue de la libération générale, et quand cette instruction universelle donne à tous les individus le même besoin d’intervenir et le même droit ?

Ainsi, à suivre la pensée de Blanqui jusqu’à son terme logique, c’est par une évolution de démocratie, c’est selon la loi du suffrage universel, c’est sans coup de force et sans intervention autoritaire des minorités violentes, que s’accomplira lentement d’ailleurs et comme à tâtons la définitive transformation communiste, fin nécessaire et certaine d’incertaines recherches et d’efforts multipliés. Mais comment donc et en quel sens a-t-il toujours été un révolutionnaire de la force ? Elle est nécessaire selon lui non pas pour accomplir ou même pour préparer le communisme, mais seulement pour lui ouvrir les voies, pour le débarrasser des obstacles que lui opposent les forces du passé, et l’ignorance systématiquement entretenue par elles. La Révolution, ce n’est pas l’organisation autoritaire et dictatoriale d’une société, c’est la remise en liberté du mouvement humain. Le pouvoir révolutionnaire ne doit avoir d’autre fonction que de veiller sur cette liberté.

Les aristocrates survivants du passé, les nobles d’ancien régime et d’émigration réinstallés sur leurs domaines sont comme un témoignage vivant de l’échec partiel de la Révolution. Ils sont ainsi pour les hommes, pour les paysans surtout, une leçon de découragement : échappés de la Révolution d’hier, ils sont un défi et comme un sinistre présage à la Révolution de demain. Qu’on les chasse et qu’ils émigrent de nouveau. Le clergé abêtit le peuple par des dogmes de servitude et par l’enseignement congréganiste. Que tout le clergé soit conduit aux frontières, et que le pouvoir révolutionnaire multiplie les écoles de science et de raison, les foyers de lumière et de liberté. Le peuple même, formé depuis plusieurs générations à la servitude, à l’ignorance, à la passivité, ne ferait par l’usage anticipé d’un droit illusoire que prolonger sur lui-même la domination de ses maîtres. Qu’il se taise jusqu’à ce que soit effacée la meurtrissure du mors qui façonna sa bouche et que soient dissipées les ténèbres accumulées en son esprit. Les paysans surtout sont plongés dans la nuit. Que la capitale lumineuse saisisse le pouvoir et le garde jusqu’à ce que la clarté, pénétrant jusqu’au hameau lointain, ait rendu possible partout non pas le mensonge de la liberté, mais la liberté même. Les capitalistes seront tentés d’abuser de leur pouvoir économique pour déchaîner le chômage et la misère, et faire sombrer ainsi la Révolution dans le désespoir. Qu’ils ne soient pas expropriés, qu’aucune forme de production ne leur soit imposée qui engagerait l’avenir et substituerait une initiative de secte à la vaste initiative de tous ; mais qu’ils soient tenus de maintenir leur atelier en activité, et de mettre quelque mesure dans l’exploitation du travail et la déprédation des richesses communes. Voilà le blanquisme : la violence, la dictature d’une classe, le gouvernement révolutionnaire d’une minorité libératrice ont pour objet non de suppléer au suffrage universel, mais de le délivrer et de l’éduquer avant qu’il devienne le maître. Ainsi, dans le programme qu’il trace en 1870, en vue de la crise prochaine, c’est « la dictature parisienne » qui sera le gouvernement. Mais il la justifie par des raisons toutes provisoires :

« L’appel précipité au suffrage universel en 1848 fut une trahison réfléchie. On savait que par le bâillonnement de la presse depuis le Dix-Huit Brumaire, la province était devenue la proie du clergé, du fonctionnarisme et des aristocraties. Demander un vote à ces populations asservies, c’était le demander à leurs maîtres. Les républicains de bonne foi réclamaient l’ajournement des comices jusqu’à pleine libération des consciences par une polémique sans entraves. Grand effroi pour la réaction, aussi certaine de sa victoire immédiate que de sa défaite au bout d’un an. Le Gouvernement provisoire lui a livré avec préméditation la République qu’il avait subie avec colère.

« Le recours au scrutin le lendemain de la révolution ne pourrait avoir que deux buts également coupables : enlever le vote par contrainte, ou ramener la monarchie. On dira que c’est là un aveu de minorité et de violence ! Non ! la majorité acquise par la terreur et le bâillon n’est pas une majorité de citoyens, mais un troupeau d’esclaves. C’est un tribunal aveugle qui a écouté soixante-dix ans une seule des deux parties. Il se doit à lui-même d’écouter soixante-dix ans la partie adverse. Puisqu’elles n’ont pu plaider ensemble, elles plaideront l’une après l’autre.

« En 1848, les républicains, oubliant cinquante années de persécutions, ont accordé liberté pleine et entière à leurs ennemis. L’heure était solennelle et décisive. Elle ne reviendra plus. Les vainqueurs, malgré de longs et cruels griefs, prenaient l’initiative, donnaient l’exemple. Quelle fut la réponse ? L’extermination. Affaire réglée. Le jour où le bâillon sortira de la bouche du travail, ce sera pour entrer dans celle du capital.

« Un an de dictature parisienne en 48 aurait épargné à la France et à l’histoire le quart de siècle qui touche à son terme. S’il en faut dix ans cette fois, qu’on n’hésite pas. Après tout, le gouvernement de Paris est le gouvernement du pays par le pays, donc le seul légitime. Paris n’est point une cité municipale cantonnée dans ses intérêts personnels, c’est une véritable représentation nationale. »

Je ne cherche point ici ce qu’a fait du programme de révolution tracé par Blanqui la force immense des événements. Après tout, Blanqui lui-même ne croyait pas plus sans doute à la certitude d’un plan de révolution qu’à la certitude d’un plan de société. Ici, la part de l’imprévu (qu’il semble pourtant que Blanqui aurait pu prévoir) fut formidable, puisque l’armée de l’Empire se perdit tout entière à la fournaise de Reichshoffen, au gouffre de Sedan, à la trahison de Metz. C’est bien en effet à des milices que la Révolution fit appel, mais non point dans une pensée révolutionnaire.

Je ne discute pas non plus ce qu’il a de puéril dans le plan de Blanqui. Il était impossible à une révolution républicaine d’abolir ou même d’ajourner le suffrage universel. Cet ajournement, Louis Blanc l’avait désiré comme Blanqui en 1848. Alors aussi, c’était impossible. A la rigueur un pouvoir révolutionnaire dictatorial peut gouverner sans faire appel à la nation quand la Révolution est unie, quand elle n’est pas divisée elle-même, ou quand elle peut au-dessus des divisions secondaires se proposer un grand objet immédiat, qui rallie toutes les énergies. Jamais le comité de salut public ne s’est isolé dans le vide. Par la Convention, mutilée, il est vrai, au 31 mai, mais grande encore, et qui portait en elle la force du mandat national, par la Constitution démocratique qu’elle soumettait en pleine crise au referendum populaire et dont elle célébrait l’acceptation le 10 août 1793, en cette grande fête de l’Unité et de l’Indivisibilité où assistaient des délégués de tous les départements, le Comité de salut public restait en communication avec la souveraineté de la France, et il gardait la force de contenir Paris à n’être que la première commune révolutionnaire. D’ailleurs il fut une heure où toutes les énergies de la Révolution pouvaient se confondre dans un effort unique et immense : écraser au-dedans la contre-révolution européenne. La bourgeoisie révolution-naire et le prolétariat, malgré leurs dissentiments naissants en masse n’opposaient point encore aux bourgeois une conception sociale antagoniste : le communisme n’avait point encore donné une formule puissante à la lutte rudimentaire des classes modernes. Au contraire, en 1848, la Révolution était partagée : elle était en partie bourgeoise, en partie prolétarienne ; elle portait en elle l’opposition des classes, et le gouvernement révolutionnaire, quel qu’il fût, ne pouvait échapper à ce dualisme profond. Seul, il n’eût pas tardé à se dissoudre, ou à provoquer le pays, pat ses dissentiments, à intervenir de sa volonté souveraine. Les démocrates, qui venaient de lutter pour le suffrage universel, en auraient réclamé au nom des principes l’application immédiate ; les réacteurs l’auraient demandée aussi, et le pouvoir divisé n’aurait pu résister à une volonté confuse, mais unanime.

Dans le mouvement révolutionnaire marqué par la chute de l’Empire et dont Blanqui esquissait le plan, ajourner le suffrage universel était plus chimérique encore. Gambetta essaya bien, pour prolonger la guerre, de retarder les élections ; il dut plier. Et en dehors même de la guerre, qui n’était point entrée dans les calculs de Blanqui, comment décider la nation à abandonner, même pour un temps, l’exercice d’un droit qui était devenu une sorte d’habitude ? Comment Paris, même assisté de quelques grandes communes révolutionnaires, aurait-il suffi à tenir en échec l’incessante réclamation de presque toute la France, de tous les partis et de toutes les classes ? Car même dans la classe prolétarienne victorieuse et dominatrice, les vues n’auraient point été assez concordantes pour que la maîtrise du pouvoir révolutionnaire fût acceptée sans débat ; il y aurait eu ce conflit entre des groupes de dictature, et dans ce conflit la nation entière aurait affirmé de nouveau sa souveraineté. Divisés sur l’usage qu’il feraient du suffrage universel rétabli, tous les partis auraient été d’accord à le revendiquer. Et quelle machine élévatoire, quel câble tordu d’airain pourrait soutenir dans le vide cette force énorme, la volonté compacte et pesante de tout un peuple ?

Enfantin aussi et contradictoire était le plan révolutionnaire de Blanqui en ce qui touche la presse. Comment croire que pendant des années les classes naguère dominantes, et les plus actives par la richesse et par le savoir, subiraient la polémique de la Révolution sans trouver le moyen d’y répondre ? Si le prolétariat, pendant trois quarts de siècle, de Brumaire à 1870, avait été bâillonné, ce n’était pas seulement par le pouvoir, c’était par la misère et par l’ignorance. La bourgeoisie capitaliste que Blanqui voulait d’abord surveiller révolutionnairement, mais qu’il ne voulait pas exproprier d’emblée pour ne pas poser arbitrairement et témérairement le problème de la propriété, disposerait de moyen sans nombre pour combattre le pouvoir, ne fût-ce qu’en subventionnant les révolutionnaires de surenchère, ceux qui auraient soulevé des millions de paysans contre la Révolution par les imprudences et les outrances que Blanqui redoutait. Quelle contradiction et quelle chimère de s’imaginer qu’on pourrait enlever toute initiative politique à ceux auxquels on laissait malgré tout, au moins provisoirement, la puissance économique et la force toujours agissante de la propriété !

Quelle illusion aussi de croire que quelques décrets révolutionnaires auraient raison en un jour du christianisme tout entier ! Le christianisme, « une simple haie » ? C’est un enchevêtrement immense et profond de superstition, d’ignorance et de mystique espoir. C’est un fourré séculaire et prodigieux d’épines sanglantes et de fleurs étranges où la raison se blesse et l’errante douleur console. C’est peu à peu que vous y pratiquerez des éclaircies et des avenues de lumière. C’est par la laïcisation complète de l’État et de l’enseignement que les dogmes surannés seront lentement discrédités, que les pratiques immémoriales seront enfin abolies après de longs jours. La Commune hébertiste essaya un moment de toucher par la force aux croyances et au culte. Elle dut se désavouer elle-même presqu’aussitôt. La Commune de 1871 maintint la liberté des cultes. Et comment la Révolution parisienne aurait-elle pu, dans les ténèbres résistantes des campagnes, saisir et chasser les prêtres, fermer les églises, abattre les croix, déraciner à la fois les idées, les habitudes et les emblèmes ?

Mais quelle chimère encore et quelle contradiction, tout en déclarant que la Révolution ne touchera pas d’abord « au principe de la propriété », d’inscrire à son programme immédiat, comme le faisait Blanqui, « la suppression du grand-livre de la dette publique » ! Évidemment la pensée de Blanqui a flotté là-dessus. Dans une note d’avril 1866, il s’empare d’un aveu de M. Forcade dans la Chronique politique de la Revue des Deux Mondes, pour conclure à la nécessité d’une soudaine et totale expropriation révolutionnaire du capital. M. Forcade avait parlé « des capitaux extraordinaires grossis par les épargnes prudemment accumulées durant les alarmes de la période républicaine ». — « Voilà donc, s’écrie Blanqui, un aveu définitif et clair ! Pendant la période républicaine, le capital s’est retiré sur le mont Aventin et a livré la France au chômage, à la misère, à la famine. Le capital ne souffrait pas. Il a accumulé les épargnes. Il levait sa dîme comme à l’ordinaire sur le travail, il accaparait le fruit des sueurs populaires et le retirait de la circulation. Cet excédent, ce revenu qu’il prélève et qu’il ne restitue au courant qu’en échange de nouvelles primes, il préférait le garder improductif, diminuant ses propres gains pour affamer les masses et les contraindre à capituler. Faites donc des révolutions qui laissent le capital aux mains de l’ennemi. Le cri du capital, c’est : L’esclavage ou la mort ! » Donc expropriation nécessaire de tout le capital.

Pourquoi, en 1870, quand Blanqui, rappelé à la prudence précisément par l’imminence de la crise, conseille à la Révolution de ne point menacer le principe même de la propriété, pourquoi fait-il une exception contre le rente d’État ? J’entends bien que dans son plan il surveille le grand patronat industriel, mais il le maintient : « Dispositions immédiates dans l’ordre économique : — 1° Commandement à tous les chefs d’industrie et de commerce, sous peine d’expulsion du territoire, de maintenir provisoirement dans le statu quo leur situation présent, personnel et salaire. L’État prendrait des arrangements avec eux. Substitution d’une régie à tout patron expulsé pour cause de refus. — 2° Convocation d’assemblées compétentes pour régler la question des douanes, celles des mines et des grandes compagnies industrielles, celle du crédit et de l’instrument d’échange. — 3° Assemblée chargée de jeter les bases des associations ouvrières. — Par le commandement au patron, le coup de Jarnac du capital est paré. A la première heure, c’est l’essentiel. Les travailleurs pourront attendre ailleurs que dans le ruisseau les nouvelles mesures sociales. »

A la bonne heure : mais Blanqui lui-même se refuse à prévoir l’application immédiate ou même prochaine du communisme intégral. Il y aura donc une longue période de transition où le capitalisme industriel subsistera en quelque mesure, quoique fortement contrôlé ou même entamé. Blanqui ne prévoit pas non plus l’expropriation immédiate de la propriété terrienne, même grande, de la propriété urbaine. Pourquoi dès lors abolir immédiatement cette forme de propriété qui est inscrite au grand-livre ? Pourquoi exproprier les uns, selon le hasard des placements faits par eux, et maintenir les autres en possession ? Je sais bien que la rente, parce qu’elle est servie au rentier sans celui-ci ait le moindre effort à faire, est le symbole le plus pur et l’exemplaire le plus parfait du prélèvement capitaliste. C’est en elle qu’apparaît le mieux cette fécondité monstrueuse de Sa Majesté Écu, dénoncée par Blanqui avec tant de verve. Et je sais aussi qu’il protestait particulièrement (dans une note de février 1869) contre « la dette, fardeau imposé à l’avenir par l’avidité, les extravagances, les mauvaises passions du présent. Remboursement intégral tous les vingt ans, laissant subsister la dette entière et chargeant les générations qui se succèdent du poids accumulé des dépenses du passé. Deux castes créées par ce système : l’une oisive, et l’autre écrasée de travail, et qui se transmettent de génération en génération, l’une le bénéfice de la créance, l’autre le fardeau de la dette… Abus inévitable de ce système des emprunts qui dévore et gaspille d’immenses capitaux, laissant la charge éternelle du remboursement indéfini aux générations futures ». Oui, mais quelle que soit l’importance, signalée aussi par Marx, de la rente dans l’évolution de l’économie capitaliste, elle n’est pas tout le système capitaliste ; elle n’en est même pas la base. Et les autres prélèvements du capital sont, du point de vue socialiste, aussi iniques et aussi funestes. Blanqui lui-même, dans une note de juillet 1870, sur le loyer des maisons et le loyer de l’argent, constate l’équivalence de tous ces déplacements :

« Le loyer des maisons assimilable à la rente de la terre. — La maison est bâtie ou achetée avec une somme d’argent. Le loyer représente l’intérêt de cette somme. Quand le capital est prêté sous forme de numéraire, la perception de l’intérêt est beaucoup plus régulière et plus sûre. Point de non-valeur par vacance, point de réparations, point d’impositions. En revanche, avec le temps, le prix de l’argent baisse, le capital et son revenu diminuent. »

Il y a donc pour le capitaliste, d’une forme à l’autre de placement, des avantages nets qui s’équivalent. Et la charge que font peser sur le travail les autres prélèvements capitalistes est aussi indéfinie que celle de la rente ; car le loyer des immeubles et le bénéfice de l’industrie représentent à la fois un amortissement qui reproduit le capital engagé et un surcroît net qui est disponible pour des placements et prélèvements nouveaux, et ainsi à l’infini.

Aussi bien, dans une note de mars 1870, Blanqui, classant « dans l’ordre de l’infamie » les diverses formes de l’usure, met au premier rang le prêt Gobseck, au dernier les loyers et les fermages ; mais il classe « la commandite, actions et obligations » immédiatement avant « la rente sur l’État », c’est-à-dire d’un degré plus haut dans l’infamie. Or, je vois bien que dans son programme provisoire il se préoccupe spécialement des « grandes compagnies industrielles », c’est-à-dire de celles qui sont instituées par actions et obligations, mais il laisse à des « assemblées compétentes » le soin de se prononcer sur elles. Il ne les soumet donc pas au régime d’exécution sommaire qu’il médite pour la rente d’État. Et s’il jette au feu le grand-livre de la dette publique, il ne détruit pas d’emblée, si même il le rature, le grand-livre du profit capitaliste, financier, industriel et immobilier. Théoriquement, cette différence de traitement est injustifiable. Politiquement, Blanqui va contre son but, qui est de ne pas effrayer la propriété avant que tout le peuple soit assez éclairé pour organiser la communauté. Car la brusque suppression de la rente, déjà assez disséminée en 1870, aurait sonné partout le glas de la propriété, détruite en une de ses formes, immédiatement menacée en toutes les autres.

Et comme d’ailleurs Blanqui, qui sait la complexité de l’organisme social, l’enchevêtrement prodigieux des forces et des fonctions, comment Blanqui, qui veut que la transformation sociale l’homme ne procède qu’à tâtons, a-t-il pu décider d’avance que l’édifice capitaliste maintenu en son ensemble, tout un pan serait abattu et une partie des fondations ruinée ? Comment s’est-il flatté de pouvoir calculer a priori les répercussions d’une opération aussi audacieuse sur toute l’économie sociale ? Comment a-t-il d’avance réduit l’État à être la seule puissance désormais incapable d’emprunter, au moins selon les lois essentielles du capitalisme ? J’avoue que je ne vois pas de réponse à ces questions, pas plus que je ne comprends comment le parti ouvrier français a pu, dans son programme minimum, c’est-à-dire dans le programme de réforme et de transition adapté à l’ordre capitaliste encore subsistant, reproduire cet article du programme blanquiste. Sans doute Blanqui, condamné par l’ignorance du peuple et par les préjugés accumulés à ajourner la réalisation du communisme, a-t-il voulu que la Révolution affirmât cependant par un signe unique et éclatant les lendemains d’expropriation capitaliste que son devoir premier était de préparer par un immense effort d’éducation. Mais par la défaite qu’au Seize-Mai le suffrage universel rural aussi bien qu’ouvrier infligeait « au gouvernement des curés ». Il était certain dès lors que l’instruction laïque et républicaine en vue de l’avenir pourrait s’affermir et se développer. Il était certain dès lors que l’éducation de la démocratie se faisait par la démocratie elle-même, et l’éducation du suffrage universel par la suffrage universel, bien mieux que n’eût fait le prologue de dictature parisienne et prolétarienne que Blanqui, en son pessimisme outré, avait cru nécessaire pour dix ans peut-être.

Certes, la force révolutionnaire avait joué son rôle. C’est elle qui avait constaté la fin de l’Empire et suscité la République. C’est elle qui par la Commune avait dressé, contre la réaction politique et sociale de l’Assemblée de Versailles, la véhémente affirmation républicaine et socialiste, l’union militante de l’extrême démocratie jacobine et du socialisme en toutes ses formes, blanquiste, proudhonienne et marxiste. La Commune fut-elle une nécessité républicaine ? Est-il vrai que sans elle l’Assemblée de Versailles serait allée, comme par une route unie, à la monarchie ? Est-il vrai que M. Thiers compris qu’il ne pourrait réprimer la révolution parisienne, s’il ne prenait pas d’ailleurs envers le pays l’engagement de maintenir la République ? Ou bien la nation aurait-elle, sans le terrible secours de cette crise, refoulé les tentatives monarchiques d’une Assemblée élue seulement pour négocier et conclure la paix ? Challemel-Lacour a répondu dans une lettre à Gambetta : « En somme la Commune avait pour elle le droit et elle a sauvé la République. » Mais ces sortes de questions ne sont-elles point insolubles ?

Ce qui est certain, c’est que l’héroïque effort de ceux qui luttaient pour la République démocratique et sociale émut dans le pays la passion républicaine, et qu’on ne put les réprimer qu’en se réclamant de la République défendue par eux. Ce qui est certain, c’est que le drame terrible qui mettait soudainement aux prises les deux extrémités de notre société et de notre histoire, la survivance d’ancien régime, nobles et prêtres, et l’espérance sociale du prolétariat, suggéra à la France, en qui la douleur surexcitait la pensée, que seule la vaste souveraineté du peuple, donnant une libre expression à toutes les tendances et à toutes les idées, maintiendraient l’unité du développement national et ferait concourir au progrès commun les forces même les plus violemment antagonistes. Ce qui est vrai, c’est qu’à voir, selon le mot de M. de Mun, comment les insurgés vaincus « mouraient avec insolence », l’insolence de l’idéal invincible, la contre-révolution elle-même ressentait jusqu’en sa haine triomphante une sorte d’humiliation intérieure, qui la pliait à son insu aux nécessités des temps nouveaux. Ce qui est vrai surtout, c’est qu’en cette crise, le pays ne se laissa pas affoler, et que la peur du spectre rouge ne le jeta pas à la réaction. Grande maîtrise de soi, qui attestait que l’heure de la République, qui est le gouvernement de soi-même, était enfin venue !

C’est là, me contait Clemenceau, ce qui nous réconfortait le plus, Ranc et moi, un soir que remontant ensemble les quais de la Seine, peu de temps après l’écrasement de la Commune, nous parlions de l’avenir. Les premières élections partielles révélaient un mouvement à gauche. « Tout est sauvé : la province n’a pas eu peur ! » A l’Assemblée des ruraux, les ruraux eux-mêmes, de leur champ sur lequel la guerre civile prolongeait encore le reflet pourpre de sang et de flamme, signifiait qu’ils voulaient garder la République. Suranné, le pessimisme révolutionnaire de Blanqui ! Ces paysans, qui lui semblaient comme noyés sous des flots profonds de ténèbres, ils abordaient à la République. La vieille défiance séculaire contre l’aristocratie et le prêtre se réveillait, et les leçons de la défaite avaient dissipé le mensonge césarien. Gambetta pouvait aller vers eux : ils l’entendaient et l’acclamaient. « C’est pour vous que je m’enthousiasme et que je combats. » Et sa foi prochaine en la démocratie rurale était à l’épreuve plus clairvoyante que la sombre défiance immédiate du communiste au regard aigu et lointain, aux grands espoirs ajournés.

Et que contre une Assemblée où la contre-révolution était souveraine, contre les hobereaux « sortis de leurs gentilhommières » et les grands bourgeois orléanistes, le suffrage universel ait peu à peu, pied à pied, mandat à mandat, affirmé son droit à la République et son identité avec elle ; que la force des choses, servie par la vigilance et la véhémence de l’opinion, ait arraché enfin la reconnaissance légale de la République au grand conseil de toutes les monarchies ; qu’une majorité républicaine et démocratique se soit affirmée contre la politique conservatrice sur Septennat ; que le suffrage universel ait refoulé au Seize-Mai toutes les forces déchaînées de la candidature officielle et du mensonge clérical : c’est le renversement de l’hypothèse de Blanqui. Mais combien la préparation est plus efficace !

Ce n’est pas la Révolution qui est d’abord au pouvoir, c’est la contre-révolution, c’est la coalition de toutes les aristocraties et du clergé. Ce n’est pas sous la protection et l’impulsion dictatoriale d’un gouvernement révolutionnaire que le pays s’éduque et fait un stage d’émancipation forcée, pour s’initier à l’émancipation volontaire ; c’est contre un pouvoir rétrograde qu’il conquiert sa liberté en l’exerçant, et qu’il justifie, en se faisant lui-même souverain, sa prétention à la souveraineté. Oui, l’hypothèse de Blanqui est une hypothèse attardée qui ne répond plus au mouvement rapide des esprits. Et voici que le premier souci de la République, fondée par le peuple sans l’assistance humiliante de la dictature révolutionnaire, c’est précisément de multiplier et d’affranchir les écoles. Dès avant 1885, l’œuvre de laïcité et de lumière qui était selon Blanqui l’effet essentiel de la Révolution, est commencée, et il apparaît qu’elle va se poursuivre, qu’il dépend du moins du peuple seul qu’elle aille s’approfondissant et s’élargissant. Dès lors, et par d’autres voies que celles que Blanqui avait prévues et sous d’autres formes, avec une collaboration plus directe et plus vaste du peuple entier, la Révolution voulue par Blanqui était faite. Le long prologue de dictature parisienne et d’oligarchie prolétarienne qu’il avait rêvé n’était qu’un anachronisme de théâtre ; d’emblée et en pleine démocratie la pièce se jouait, le drame de la pensée affranchie engageant la lutte contre les ténèbres.

Blanqui s’aperçut-il avant de mourir que la Révolution, sa Révolution était faite ? Ou bien hésita-t-il à la reconnaître sous la physionomie atténuée et dispersée qu’elle avait revêtue ? Si j’en crois les souvenirs de Gabriel Deville, qui l’a beaucoup connu aux derniers temps de sa vie, c’est toujours le problème de l’éducation qui l’obsédait. Tout le reste lui paraissait fanfaronnade et vanité de secte, et il semblait parfois attendre de Clemenceau qu’il conduisît la démocratie républicaine jusqu’à cette limite extrême, jusqu’à ce degré de liberté et de lumière où le problème final de l’association intégrale se poserait comme de lui-même, et où la France entrerait dans une période d’évolution communiste sous la libre discipline du suffrage universel éclairé. Qu’est-ce à dire ? C’est qu’au fond, et quels qu’aient pu être les mots d’habitude du révolutionnaire soupçonneux encore, il confiait maintenant à la légalité républicaine l’œuvre de lumière qu’il avait confiée d’abord à une dictature de révolution ; c’est qu’il attendait du suffrage universel l’éducation du suffrage universel, c’est-à-dire, instruction et communauté étant à ses yeux identiques, la préparation effective, et non plus verbale ou sectaire du communisme. Mais beaucoup de révolutionnaires ne s’apercevaient pas encore, à cette date, qu’ils avaient passé la ligne et qu’ils entraient en effet, selon la pensée même de Blanqui, dans la période de suffrage universel.

Guesde avec le parti ouvrier français commençait à en avoir le pressentiment, mais il ne se l’avouait à lui-même qu’à moitié, et sa pensée restait ambiguë et contradictoire. Il comprenait bien qu’il ne suffirait pas de faire appel à la force et d’attendre la libération sociale du hasard d’un soulèvement. La démocratie, le suffrage universel étaient des faits dont il était impossible de ne pas tenir compte. Il y avait tout un mécanisme de souveraineté sur lequel il fallait bien que la classe ouvrière essayât de mettre la main. Il y avait un Parlement et des pouvoirs publics, où il fallait que le prolétariat pénétrât, ne fût-ce que pour les mieux livrer du dedans, le jour de l’assaut, à la Révolution. Aussi, après avoir répudié d’abord, à la manière anarchiste, toute action électorale et parlementaire, toute communication légale du prolétariat avec les pouvoirs publics, il se tournait maintenant contre l’anarchisme. Il dénonçait brutalement comme « des farceurs et des fumistes » ceux qui refusaient même de porter aux gouvernants les revendications et les sommations de la classe ouvrière, et il leur demandait avec insulte si les ouvriers exploités par le patronat refusaient de porter aux patrons leurs requêtes, par peur de compromettre leur intégrité prolétarienne. L’État bourgeois étant la représentation politique de la bourgeoisie, il fallait investir politiquement l’État bourgeois, comme les ouvriers organisés investissent économiquement par leurs syndicats, leurs grèves, leurs revendications collectives, la bourgeoisie.

Mais à aucun moment, dans cette période, Guesde ne renonce à l’emploi prochain de la force révolutionnaire. Entré au Cri du Peuple le 17 novembre 1885, il est facile de suivre sa pensée presque jour par jour. Jamais il ne s’en remet au suffrage universel organisé et éduqué d’instituer le collectivisme. La force n’est plus pour lui, comme en sa toute première période, le moyen unique, mais elle reste le moyen décisif. Même dans les batailles électorales, il juxtapose en d’étranges et pittoresques formules l’action légale et l’action violente. Quand il recommande par exemple, en vue des élections générales de 1885, la coalition de tous les socialistes révolutionnaires si divisés alors, c’est pour avoir contre la classe ennemie « candidats communs et fusils communs ». L’agitation électorale, la conquête de quelques mandats ne sont qu’un moyen secondaire et provisoire pour mieux assurer la victoire de la Révolution, et lui ménager dans la forteresse même du capitalisme des intelligences et des points d’appui. Il écrit en 1886 :

« Une parole de Blanqui m’est toujours restée en mémoire. Nous revenions de Reims, où trois mille tisseurs avaient fait une véritable ovation au démuré de Clairvaux. Et cet homme d’action, qui était doublé d’un observateur de premier ordre, me disait : C’est toujours à l’extrême gauche des corps élus que dans les moments tragiques le peuple va chercher ses nouveaux chefs. Qu’au 24 février 1848, au lieu de libéraux à la Lamartine et à la Marie, il ait trouvé dans la Chambre envahie et dispersée une poignée seulement de révolutionnaires, et au lieu d’un gouvernement provisoire, faisant les journées de Juin et l’Empire, nous aurions eu la vraie République définitivement fondée. Qu’au 4 septembre 1870, au lieu de capitulards à la Favre, d’affameurs à la Ferry et de massacreurs à la Jules Simon, l’extrême gauche du Corps législatif eût compté quelques Delescluze, quelques Millière et quelques Varlin, et la dictature dans de pareilles mains eût été la fin de l’invasion et le commencement de la Révolution ! »

Et Guesde ajoutait : « Rien qu’en vue d’une pareille éventualité, qui n’est pas seulement inévitable, mais prochaine, il importe que nous ayons au Palais-Bourbon un certain nombre d’hommes sur lesquels les masses puissent compter. D’ici là les Brasly, les Camélinat, les Boyer et d’autres — s’il en existe — ont à compléter l’éducation révolutionnaire du pays, en harcelant de leurs mises en demeure l’État bourgeois, en dénonçant par les carreaux toujours brisables de la Chambre ses dénis de justice, et en lui arrachant si possible des lambeaux de réforme et de mieux-être, qui n’apaiseront pas — qu’on ait aucune crainte — la large faim ouvrière, qui ne feront que la creuser et la surexciter. »

Ainsi les élus sont en faction au Parlement, mais pour le compte de la révolution. Le suffrage universel, c’est-à-dire le nombre, ne peut pas être la force de délivrance et de progrès. Quand le nombre est ignorant, il doit être violenté par la minorité d’élite, et c’est la Révolution. Quand le nombre saura, ce n’est plus le nombre qui fera loi, mais par lui la science. Que la bourgeoisie radicale glorifie donc son Ledru-Rollin : le prolétariat socialiste n’a pas ces superstitions de démocratie. « Le suffrage universel, qui a sa place marquée dans une société égalitaire — c’est-à-dire communiste — quoique là où la science aura pu être généralisée, ce sera elle plutôt que le nombre qui fera naturellement loi », le suffrage universel n’est pas le moyen d’en finir avec la misère l’injustice. Il n’a d’autre rôle que de débrouiller du chaos de la vie sociale où capitalistes et prolétaires, possédants et non-possédants semblent confondus en un régime de fausse égalité, les deux forces, les deux armées irréductiblement hostiles. Il est un moyen de classement et de dénombrement révolutionnaire, « et tout ce qu’il peut, c’est séparer par un vote de classe les possédants et non-possédants ». A droite de l’urne les possédants, à sa gauche les non-possédants ; mais à mesure que ceux-ci prendront conscience, par des manifestations électorales d’une intensité croissante, de leur force et de leur cohésion, ils se jetteront sur l’ennemi, au risque de renverser l’urne dans cette ruée.

Et la ruée est, comme Guesde le disait tout à l’heure, « prochaine et inévitable ». Les prolétaires « seront emportés à la barricade obligatoire par l’avortement légal ». Les ressources gouvernementales de la bourgeoisie sont bien près d’être épuisées : elle s’est dédoublée, pour mieux duper le prolétariat, en deux fractions politiques, l’opportuniste et la radicale, la fonction de celle-ci étant de recueillir la classe ouvrière quand elle est trop révoltée par les trahisons de celle-là. Mais maintenant (c’est en 1884 et 1885), ce machiavélisme de la classe subtile est à bout. L’opportunisme est discrédité à fond et à jamais ; tout retour vers lui est impossible, même après un intervalle de gestion radicale et de pseudo-réformisme démocratique. Il ne reste plus d’autre expérience bourgeoise à tenter que « l’expérience radicale ». Et alors, ou bien les radicaux entraînés par la force ouvrière répudieront à jamais l’opportunisme, et ils frayeront ainsi sans le vouloir les voies au prolétariat ; ou bien ils s’opportuniseront à leur tour, et il n’y aura plus dans le pays que deux forces : la contre-révolution monarchique et le prolétariat révolutionnaire. D’où l’imminence de la Révolution, comme elle sera le seul moyen de libération pour les prolétaires.

Guesde écrit, peu après les élections générales de 1885 : « A l’expérience opportuniste qui s’est terminée par la plus frauduleuse des banqueroutes, avec la menace d’un Philippe VII ou d’un Victor Ier pour liquidateur, succède l’expérience radicale. Ce sont les dernières réserves de la bourgeoisie qui entrent en ligne. Battues, elles ne laissent place dans quatre ans au plus tard qu’au fossé monarchiste ou à la Révolution prolétarienne. C’est la dernière carte de leur classe qu’ils sont appelés à jouer. » Ainsi c’est en 1889, au plus tard, que le grand drame de la lutte des classes aura son dénouement, et ce dénouement sera socialiste ; car la société moderne créée par la bourgeoisie ne peut rétrograder malgré tout aux partis d’ancien régime : pour leur échapper, elle ira, par-dessus la bourgeoisie défaillante et vaincue, au prolétariat et au socialisme. Dans quatre ans ! Guesde l’espère, Guesde le croit, Guesde le sait. Et il faut bien en effet que le dénouement soit proche ; car s’il tardait trop, la politique double du parti ouvrier français et du guesdisme ne pourrait tenir : elle se décomposerait. Agitation électorale, parlementaire et réformiste d’un côté, appel à la force révolutionnaire de l’autre : c’est une méthode hardie, et qui peut dans la rapidité des événements sauver sa propre contradiction, mais à la longue la contradiction éclate.

Faire appel au suffrage universel, même pour la seule agitation électorale, c’est malgré tout faire crédit aux majorités. Car cette agitation ne vaut que si elle touche un grand nombre d’esprits ; elle ne vaut que si elle sait mettre en lumière les souffrances et les griefs des non-possédants, des non-capitalistes, qui composent presque toute la nation. Et dès lors, pourquoi dire d’avance que l’agitation socialiste éveillera seulement une partie des salariés à la conscience de leur misère, de leur force et de leur droit ? Pourquoi décréter d’avance que la plupart des prolétaires sont au-dessous de la propagande ? L’agitateur socialiste n’ira de plein cœur à son œuvre que s’il espère remuer ou tous les prolétaires ou l’immense majorité des prolétaires. Il ne peut pas lui-même, et a priori, instituer dans les classes des sous-classes, diviser le prolétariat passif, réfractaire à l’idée. Et si c’est à tout le prolétariat que va son espoir, c’est dans l’attente des majorités qu’il s’agit, c’est pour créer des majorités qu’il s’efforce.

Chacun des salariés peut parler : il n’a plus sur la bouche le bâillon du suffrage oligarchique et censitaire. N’étant plus bâillonné, il est infirme s’il se tait ; il est insensé s’il parle contre lui-même. Dès lors l’agitateur socialiste, s’il n’espère pas au bout de sa propagande la majorité, s’il n’espère pas du moins qu’elle répondra à un effort prolongé d’agitation et d’éducation, c’est lui qui proclame ou l’infirmité définitive, ou l’insanité incurable de la classe même à laquelle il réserve la conduite de l’humanité. Et si l’on oppose qu’une grande partie du prolétariat est si dénuée, si ignorante, si surmenée qu’elle sera insensible à toute excitation de pensée socialiste, l’objection ne vaut que contre un régime qui refuserait aux hommes toute espérance légale d’un accroissement des lumières et d’une atténuation de la misère. Or, dans une démocratie où la classe ouvrière peut exercer son action, il suffit d’abord d’une minorité prolétarienne éclairée et agissante pour que les lois multipliant les écoles, réduisant la durée de la journée de travail et organisant l’assurance sociale contre les risques de tout ordre, s’imposent peu à peu à la conscience et à la raison de l’ensemble des citoyens. Dès lors il n’y a pas, dans les sociétés, des bas-fonds d’ignorance et de misère éternellement impénétrables à toute clarté, comme une vase du Styx d’où ne puissent monter, si on l’agite, que de fangeuses nuées. Il est possible légalement de hausser tous les travailleurs, tous les hommes à ce degré où la lumière de la pensée socialiste peut les saisir.

C’est là l’espérance qui anime les propagandistes, les organisateurs, dans un pays de suffrage universel où l’enseignement laïcisé peut s’imprégner tous les jours davantage de science et de raison, et où un législation sociale, lente mais progressive, tend à assurer un minimum d’existence aux plus déshérités. Mais quand le socialiste s’est livré à cette espérance, il est déjà par l’action et par la pensée au lendemain de la révolution : il a aboli lui-même en son esprit, quels que puissent être d’ailleurs ses gestes et ses formules d’habitude, la nécessité, c’est-à-dire la légitimité du recours à la force brutale. Et pourquoi, s’il n’a pas foi en la majorité, prend-il part aux luttes électorales ? C’est, dit Guesde en 1885, pour séparer les possédants et les non-possédants. A la bonne heure ; mais cette séparation ne se fait que si dans le scrutin tous les non-possédants sont d’un côté, et tous les possédants de l’autre. Donc ou bien Guesde espère à ce moment-là que tous les non-possédants sauront exprimer par le bulletin de vote leur pensée commune, irréductiblement hostile à la pensée des privilégiés, et comme les non-possédants sont la majorité, c’est la reconnaissance que par le suffrage universel la révolution légale s’accomplira. Ou bien Guesde désespère de voir les prolétaires, toujours mieux éduqués, se rallier tous ou presque tous à un vote qui ne sera plus une séparation, mais au contraire une confusion ?

Quoi ! vous voulez que les prolétaires aillent aux urnes ayant un fusil d’une main, un bulletin de l’autre ? Et quand les anarchistes ou les purs révolutionnaires de la force vous disent : « A quoi bon ce bulletin de vote ? » Il ne peut qu’embarrasser une des deux mains du prolétariat, et il faut que toujours il puisse à deux mains prendre son fusil », vous répondez : « Le scrutin va mettre les deux armées en présence. » Mais ou cela n’a pas de sens, ou cela signifie que tous les prolétaires sauront, au vote, se ranger du même côté, qu’ils ne resteront pas mêlés à l’armée ennemie, perdus dans les rangs des partis bourgeois. Et s’il en est ainsi, la libération légale est possible, la révolution légale est possible. Ou bien la plupart d’entre eux resteront comme captifs dans le camp ennemi, troupe d’esclaves attachée au service du capital ; et que faites-vous par l’action électorale, sinon constater la passivité de presque tous les prolétaires et décourager la minorité infime que sa classe même désavoue officiellement ? Ou le vote doit conduire à la conquête légale des majorités, ou il est un obstacle à l’action révolutionnaire des minorités.

Quand une minorité révolutionnaire ne s’est pas comptée, quand elle n’a pas invité les partis et les classes à une sorte de dénombrement officiel, elle peut croire et faire croire qu’elle porte en elle la volonté secrète de la majorité. Mais si la majorité s’est prononcée, et si, selon un mode accepté par la minorité, elle a répudié les vues de celle-ci, quel fardeau sur la minorité révolutionnaire, et comme ce désaveu public est accablant, ayant été sollicité ! La participation au vote ne peut être utile que si elle encourage le prolétariat, si elle lui donne, par le progrès accompli, la mesure des progrès possibles. Hier nous étions quelques-uns à peine, dix mille aujourd’hui, cent mille demain. Mais au bout de cette espérance et au terme de ce mouvement, il y a la majorité, c’est-à-dire, encore une fois, la révolution légale. Sinon le scrutin fait apparaître non la force du prolétariat, mais sa faiblesse. Quoi ! nous sommes quelques milliers à peine ! Et ce chiffre dérisoire ne grossira jamais jusqu’à faire sentir sa force décisive dans le mouvement des sociétés ! A quoi sert donc le vote, sinon à étaler toutes les misères morales des prolétaires, leurs ignorances, leurs inerties, leurs égoïsmes ? Et le forum de la souveraineté légale ouvert au peuple sordide et servile n’est plus que la cour des Miracles des infirmités prolétariennes. Qu’on laisse dans l’ombre toute cette misère et toute cette lèpre, qu’on ne traîne pas à la lumière du suffrage universel le prolétariat infirme et plié, avant que le coup de force de la révolution libératrice l’ait sinon guéri en un jour, du moins redressé !

Ainsi la doctrine composite de Guesde, en 1885, praticable après tout si elle n’était qu’un expédient de transition, une courte halte électorale entre deux barricades, devait avec le temps se décomposer et se dissoudre. Ou bien il faudrait revenir au pur anarchisme et à l’exclusive méthode de violence ; ou bien il faudrait pratiquer à fond, avec la volonté ferme et la certitude d’y trouver le succès définitif, la méthode du suffrage universel.

Dès ce moment, dès cette période de 1885 à 1886, la politique de Guesde et du parti ouvrier français oscille d’un pôle à l’autre de sa doctrine. Pendant qu’il multiplie les appels au fusil et à la barricade inévitable et prochaine, il trace pour les prolétaires ouvriers et paysans un programme de réformes immédiates, un programme minimum qui doit précéder l’intégrale réalisation collectiviste. Et comme si, sans s’en douter, Guesde reconnaissait que la France républicaine est non pas à la veille, mais au lendemain de la Révolution telle que Blanqui la comprenait, Guesde inscrit tout de suite à l’ordre du jour présent du prolétariat le programme provisoire que Marx, dans son Manifeste communiste, et Blanqui, dans son plan révolutionnaire de 1870, ne placent qu’après la Révolution. Guesde, il est vrai, voit surtout dans le programme de réformes immédiates « un moyen de recrutement ».

Mais qu’est-ce à dire ? C’est qu’une grande partie des opprimés et des exploités n’est pas prête encore à l’effort qu’exigerait la révolution totale ; c’est qu’elle n’a pas de la société nouvelle cette idée si claire et si chaude qui anime les courages aux suprêmes résolutions, et qu’il faut l’entraîner peu à peu par des réformes plus prochaines et des promesses plus accessibles. Mais si l’on prend au sérieux cette œuvre de recrutement par les réformes, si celles-ci ne sont pas un trompe-l’œil bientôt discrédité, si vraiment elles sont réalisables avant l’avènement complet de l’ordre nouveau et si elles peuvent en quelque mesure le préparer, qui marquera la ligne fatale de séparation entre la période d’évolution réformiste et la période de soudaineté révolutionnaire ? Qui dira qu’il est impossible, en la période de réforme et d’évolution, d’acclimater des germes communistes dont le développement sera la Révolution sociale elle-même ?

La loi même de l’histoire selon Blanqui et du progrès humain, c’est la continuité du mouvement communiste, c’est la nécessité interne qui fait aujourd’hui de toute réforme, presque de toute institution un degré, une ébauche, une préparation du communisme :

« Quand l’heure a sonné d’une évolution sociale, écrit-il en ce morceau décisif de 1870 auquel j’ai fait déjà tant d’emprunts, tout se précipité à sa rescousse. Les énergies épuisées qui vont s’éteindre lui apportent elles-mêmes, sans en avoir conscience, le concours de leur dernier effort. Nous assistons à ce curieux spectacle. Qu’est-ce que l’assistance mutuelle dont le principe reçoit à chaque instant une application nouvelle et travaille à solidariser peu à peu tous les intérêts ? Une des faces de la transformation qui s’approche. Et l’association, cette favorite du jour, panacée universelle dont les louanges retentissent en chœur, sans une seule voix discordante, qu’est-ce également, sinon la grande avenue et le dernier mot du communisme ?

« …On verra nettement que tout progrès est une conquête, tout recul une défaite du communisme, que son développement se confond avec celui de la civilisation, que les deux idées sont identiques ; que tous les problèmes successivement posés dans l’histoire par les besoins de notre espèce ont une solution communiste ; que les questions aujourd’hui pendantes, si ardues, si pleines de trouble et de guerre, n’en peuvent pas davantage recevoir d’autre, à peine d’aggravation du mal et de chute dans l’absurde.

« Tous les perfectionnements de l’impôt, la régie substituée à la ferme, les postes, le tabac, le sel : innovations communistes. Les compagnies industrielles, les sociétés commerciales, les assurances mutuelles de toute nature : même estampille. L’armée, les collèges, les prisons, les casernes : communisme dans les limbes, grossier, brutal, mais inévitable. Rien ne se fait hors de cette voie. L’impôt, le gouvernement lui-même sont du communisme, de la pire espèce à coup sûr, et cependant d’une nécessité absolue. L’idée a dit à peine son premier mot. Avant d’en être à son dernier mot, elle aura tout changé de face. Nous ne sommes encore que des barbares. »

Mais s’il est vrai, selon la vue profonde de Blanqui, que toutes les institutions progressives sont comme des mots d’un discours communiste, qui peut dire, quand l’humanité est enfin libre d’articuler ces mots, et de conduire ce discours jusqu’à la plénitude de son sens, qui peut dire que telle partie du discours appartiendra à la syntaxe d’évolution et telle autre à la syntaxe de révolution ? Ou le programme de réformes étalé dès 1882 par Guesde n’est qu’une parade, destinée à attirer la foule timorée ou indifférente à la pièce préparée derrière la toile, à la Révolution, et alors il faut que la pièce se joue vite, sous peine de voir la parade même se retourner contre le dessein des acteurs et exaspérer de sa tromperie manifeste la foule bientôt avertie ; ou bien ce programme de réformes est un commencement d’évolution profonde qu’il ne tient qu’au prolétariat de conduire jusqu’à son terme par un effort continu d’une croissante efficace. Ainsi le jour où avec le parti ouvrier français Guesde instituait ce programme immédiat, il s’obligeait lui-même ou à brusquer l’action révolutionnaire, ou à concentrer bientôt l’énergie des prolétaires dans l’œuvre de réforme communiste. Le mélange ambigu et contradictoire des deux méthodes était condamné à se dissoudre, s’il ne détonait en une brusque explosion.

Déjà, dans sa tactique électorale, tantôt Guesde affirmait une intransigeance de classe toute voisine du recours à la force, tantôt il se prêtait, ou avec la bourgeoisie radicale ou avec une démagogie d’opposition qui n’avait rien du socialisme, à des combinaisons et coalitions inattendues. A la veille des élections générales de 1885, Clemenceau, à Bordeaux, à l’Alhambra faisait appel aux socialistes révolutionnaires. il y a, leur disait-il, une part du programme qui nous est commune : travaillons ensemble à la réaliser. Nous bifurquons ensuite au point où cesse notre accord. Et Guesde repoussait brutalement, au nom du socialisme révolutionnaire, cette « invite radicale ». Que les bourgeois, même radicaux, restent avec les bourgeois ; le prolétariat s’affranchira lui-même, révolutionnairement. Et cependant Guesde constate que déjà les radicaux-socialistes les plus avancés, constituant dans la Seine un comité central et allant au-delà de Clemenceau lui-même, empruntent au parti ouvrier une partie notable de son programme économique, comme la révision des contrats qui ont aliéné le domaine public, chemins de fer et mines, la suppression du livret ouvrier, la limitation légale de la journée de travail, l’établissement d’un salaire minimum et d’une série des prix dans les travaux publics, l’abolition de l’héritage en ligne collatérale, l’abolition graduelle de la dette publique, etc. Il le constate et il en triomphe :

« Et c’est dans le fief électoral du directeur de la Justice, c’est en plein 18e arrondissement, où le minimum de salaire avait été qualifié d’absurdité scientifique, qu’un programme est affiché avec l’approbation de Clemenceau, qui affirme la nécessité d’en finir avec le laissez-faire, laissez-passer, et de garantir socialement — en une catégorie de travaux tout au moins — un minimum d’existence. Comment nier après cela l’action du parti ouvrier ? Nos idées ont cours. S’infiltrant dans les milieux les plus troubles, elles ont déplacé l’axe de la politique intransigeante. » Et en sa complaisance pour ces premiers ralliés ou demi-ralliés, il va jusqu’à exagéré par une équivoque la similitude partielle des deux programmes. Il note bien que dans le programme des ultra-radicaux l’abolition de la dette publique n’est que « graduelle », mais il néglige de marquer avec précision que l’opération prévue par les radicaux, c’est-à-dire le remboursement graduel de la dette par les ressources des successions collatérales, si elle a un caractère socialiste certain, n’a rien de commun avec la destruction pure et simple du grand-livre, demandée par le parti ouvrier. Et l’on sent déjà ces fanatiques de minorité en appétit de majorités factices.

En tout cas, quelles que soient les concessions du programme ultra-radical, il ne met même pas en question le principe de la propriété : il reste donc essentiellement bourgeois. Et si pourtant Guesde voit en ce programme un premier effet de l’action du prolétariat, un reflet de sa pensée, s’il constate avec orgueil que le parti ouvrier a « déplacé l’axe de la politique intransigeante », refusera-t-il d’utiliser au profit de la classe ouvrière ce déplacement, refusera-t-il de mettre en œuvre ce programme, d’accord avec ceux en l’esprit de qui il l’a fait pénétrer ? S’il s’y refuse en effet, il stérilise et il répudie lui-même sa propre victoire. S’il y consent, il rompt l’attitude d’intransigeance systématique qu’au même moment il oppose à « l’invite radicale » de Clemenceau.

Mais voici que les élections générales de 1885 font apparaître terriblement la force de la réaction, la faiblesse du socialisme. A Paris même, la liste radicale de Clemenceau a 150 000 voix ; la liste des ultra-radicaux, 60 000 ; la liste opportuniste, 130 000 ; la liste conservatrice, 90 000 ; et les socialistes avec leurs deux listes, celle de la coalition révolutionnaire et celle des possibilistes, n’ont guère qu’une moyenne de 45 000 voix. Vaillant et Gambon en ont environ 50 000 ; Joffrin en a 30 000 ; Guesde et ses amis, seulement 15 000. Et comme, aux yeux de Guesde, les possibilités étaient à peine socialistes, à quoi se réduisait donc la vraie force du prolétariat ?

La désillusion fut brutale. Les révolutionnaires du Cri du Peuple avaient prévu que presque tout l’opportunisme sombrerait. Ils pensaient bien qu’une partie des opportunistes seraient remplacés par des révolutionnaires ; et qu’importait après tout ? Mais ils comptaient qu’une majorité radicale se formerait, qui aurait devant elle une droite monarchique un peu renforcée, mais qui serait cependant maîtresse du pouvoir et responsable. Et à cette majorité radicale, le parti socialiste révolutionnaire, ayant affirmé à Paris au moins sa puissance, adresserait des sommations ou demanderait des comptes. Il y aurait comme une Convention radicale, que des sections socialistes et communistes ou disciplineraient à leur gré, ou remplaceraient. Le parti radical, maître incontesté de l’État républicain bourgeois et ayant à développer sa politique en face d’un socialisme révolutionnaire hardi, confiant, agressif, ou bien céderait à la poussée, ou bien se discréditerait par sa résistance. Et de toute manière, c’était la Révolution prochaine. Or, l’Assemblée nouvelle était coupée en trois fractions à peu près égales : monarchisme, opportunismes et radicalisme. La République bourgeoise était en péril, et le socialisme, débile encore, ne pouvait appeler à soi l’inconnu des crises prochaines. Guesde aussitôt s’offre au parti radical en conseiller, en inspirateur, presque en allié. Après le premier tour de scrutin, il lui suggère, il tente de lui imposer la tactique la plus funeste. Pourquoi essayer la concentration républicaine avec les opportunistes ? Dans la Seine tout au moins, le péril monarchiste n’existe pas. Que Clemenceau fasse donc tout simplement la coalition de toutes les forces républicaines d’avant-garde.

Oui, mais la France ? Au premier tour, ce sont les monarchistes qui sont les maîtres. Si au scrutin de ballottage, l’union ne se fait pas entre opportunistes et radicaux, la monarchie entre victorieuse à la Chambre. Et si Paris ne donne pas le signal de l’union, si les radicaux parisiens n’appliquent pas la règle générale, s’ils n’inscrivent pas sur la même liste de concentration tous les républicains quels qu’ils soient, modérés, socialistes ou radicaux, que le suffrage universel a mis en tête, ce sera partout la discorde et la débâcle.

De cela, avec une étourderie extraordinaire, Guesde semble n’avoir pas à ce moment la notion, et on dirait que Paris seul suffit à porter le destin de la République. Et dans cette tactique d’égoïsme étourdi, il réclame une part électorale, une part de mandats pour les socialistes révolutionnaires. Il dit aux radicaux, dans le Cri du Peuple du 14 octobre : Si vous aviez vraiment compris votre intérêt et votre devoir, « vous auriez d’abord laissé de côté, rejeté au panier électoral les banqueroutiers de l’idée, de l’institution républicaine. Et vous seriez adressés, pour composer votre liste unique, à cette minorité socialiste qui n’est pour rien dans le naufrage républicain, qui n’a pas cessé de signaler l’écueil, et qui n’est pas responsable si, comme la Cassandre antique, sa voix n’a pas été entendue. Vous auriez pris, sur les deux listes inégalement socialistes et inégalement révolutionnaires, mais également républicains, les deux ou trois noms qui ont groupé le plus grand nombre d’électeurs et de combattants. Vous auriez pris à la coalition socialiste révolutionnaire Gambon (56 000 voix) et Vaillant (49 000), vous auriez pris à la fédération des travailleurs socialistes Joffrin (35 000 voix) ; vous les auriez portés sur vos bulletins, faisant une petite, très petite place dans les urnes à l’élite de notre prolétariat, qui prendra une part si considérable, si indispensable aux barricades le jour — qui n’est pas loin — où perdue par la classe qui négocie et qui trafique, la République ne pourra être sauvée que par la classe qui se bat ».

A merveille, et je vois bien se dresser le classique profil des barricades. Mais en attendant, je vois qu’une coalition électorale est proposée par la Révolution sociale à une fraction de la bourgeoisie, et c’est sur les épaules des radicaux que quelques socialistes révolutionnaires entreront au Parlement. On se réserve, il est vrai, s’étant fait par eux ouvrir la porte, de les jeter violemment par la fenêtre, et cela sauve les principes. Pourtant et jusqu’à ce que le prolétariat ait grandi, on témoigne au radicalisme bourgeois quelque sollicitude. Guesde, le 3 novembre, lui crie « Casse-cou » » :

« Ah ! si le dernier scrutin avait affirmé, je ne dis pas un prolétariat conscient et organisé, mais une minorité socialiste suffisante, capable de se saisir du pouvoir tombé des mains impuissantes ou traîtresses de l’extrême gauche, avec quelle superbe indifférence nous pourrions assister à la dégringolade qui s’apprête ! Loin de nous préoccuper, nous n’aurions qu’à nous réjouir du purgatoire radical auquel nous sommes condamnés par les radicaux eux-mêmes. Plus tôt ils se rendront la place intenable, plus tôt elle nous reviendra. Mais tel n’est malheureusement pas le cas. Les doubles élections du mois passé ont prouvé que nous n’étions pas prêts, que si la succession de la République bourgeoise venait à s’ouvrir demain, ce n’est pas au profit de la Révolution qu’elles s’ouvrirait, mais au profit exclusif des pires réactions.

« Et c’est pourquoi tous ceux qui se souviennent des efforts et du sang qu’a coûté l’avènement républicain, tous ceux qui savent qu’en politique, quand on recule, ce n’est pas pour mieux sauter, mais pour revenir après une perte de temps considérable au point abandonné, tous ceux qui sont convaincus que la forme républicaine est, en France au moins, le seul terrain sur lequel puisse se vider à fond la grande lutte des classes, tous ceux-là sont contraints de crier casse-cou aux Clemenceau et consorts, qui ne peuvent, hélas ! se suicider aujourd’hui sans suicider en même temps la République ! »

Aveu décisif, mais qui atteste l’étrange imprévoyance et l’étrange incohérence de ceux qui dans ces ténèbres font encore, comme à tâtons, appel à la force. Quoi ! les prolétaires ne sont pas prêts. On le sait maintenant. On le sait maintenant. On l’ignorait avant le scrutin. On ne saura pas avec quelque certitude avant bien des années, on ne saura que par des épreuves électorales répétées et après un effort d’apprentissage gradué et prolongé, si la classe ouvrière est prête à recueillir la succession de la bourgeoisie, et cependant on continue à faire sonner les appels à la force, comme si on était sûr de l’heure qui va venir ! Quelle contradiction ! Mais comme les choses se compliquent de façon imprévue !

Guesde pourtant avait le génie de la simplification. Son art, éblouissant tout d’abord, mais aveuglant bientôt et stérile, c’était de grouper les faits, de les ordonner en quelques séries très courtes et que la pensée parcourait en deux ou trois bonds. De Marx, il avait retenu surtout, ou retrouvé la formule la plus extrême et la plus simple : « Les expropriateurs seront expropriés », une série à deux termes, un rythme à deux battements. Le grand capital exproprie les petits possédants : la Révolution exproprie le grand capital. Ainsi, en deux pas, l’histoire est au bout de son chemin. Prolétariat et bourgeoisie : deux armées qui vont l’une contre l’autre ; l’une écrasera l’autre. Tout au plus la ruse de la stratégie bourgeoise a-t-elle pu retarder un moment choc suprême et l’écrasement définitif. Elle a divisé son armée en deux corps, l’opportuniste et le radical, qui ont l’air de manœuvrer l’un contre l’autre. Amusé par ce semblant de bataille, le prolétariat avait ajourné naïvement la bataille vraie ; maintenant il écrasera ou l’un après l’autre, ou tous les deux ensemble les deux corps de l’armée bourgeoise. Simplicité de conception, simplicité de tactique, simplicité d’action.

Ou encore, quand tout le mouvement social n’est pas résumé en une dialectique brève d’expropriation active et passive, quand la lutte infiniment compliquée des classes n’est pas réduite à la pauvreté de la mécanique militaire, c’est selon la hiérarchie à trois termes de la pensée catholique qu’est distribuée l’évolution politique et sociale : l’enfer opportuniste et bourgeois, le purgatoire radical, le paradis socialiste. Ou enfin ce sont les règles du jeu qui suggèrent une forme d’explication simple à souhait et qui justifie les affirmations les plus optimistes. Les classes jouent : la politique n’est autre chose que le jeu des classes. La bourgeoisie a deux cartes, pas une de plus : la carte opportuniste, la carte radicale. Elle joue la carte opportuniste ; elle la perd. Elle joue aussitôt la carte radicale ; elle la perd. Naturellement, le prolétariat a gagné, et il ramasse l’enjeu.

Ne dites pas à Guesde que les partis et les classes ont des combinaisons innombrables et des ressources prodigieuses. Ne lui dites pas qu’un joueur qui sort un moment du jeu exténué, mis à sec, y peut rentrer demain. Non, la bourgeoisie a deux cartes, et puisque de 1882 à 1884 elle a joué la première carte, l’opportunisme, sous les yeux de Guesde, et puisqu’elle va jouer nécessairement la seconde, qui est le radicalisme, c’est le prolétariat qui va tout rafler. Mais quoi ! et comment cette vision si simple se brouille-t-elle soudain et se complique-t-elle ? Par quelle fantasmagorie la table de jeu perd-elle tout à coup sa forme et son sens, et les joueurs eux-mêmes changent-ils soudain de visage et de nom ? Là où Guesde avait cru voir d’abord le joueur prolétaire et le joueur bourgeois penchés sur la partie suprême, voici qu’à la fantastique lueur des élections de 1885, c’est bien autre chose qui apparaît. Opportunisme et radicalisme jouent l’un contre l’autre, et la table de jeu est guettée par la monarchie d’un côté, par la révolution prolétarienne de l’autre. Qui emportera le tout ? La monarchie est la plus forte. Et voici que le prolétariat épouvanté crie à la bourgeoisie radicale : « Sauvez l’enjeu ! Gagnez vite votre partie contre l’opportunisme pour qu’on puisse écarter la monarchie voleuse ! » Et il s’offre à protéger le joueur radical, il l’assiste, il le conseille. Que dis-je ? Il lui demande de l’intéresser dans son jeu. Les socialistes révolutionnaires n’ayant pas encore un fonds suffisant pour tenir seuls la partie, ils demandent à faire l’appoint et ils misent sur le joueur radical. O simplicité première des idées, que de périls et que d’aventures ! Et en quelles complications électorales et politiciennes l’intransigeance de classe glisse déjà ! C’est le grand jeu du suffrage universel qui se jouant devant le prolétariat, l’a entraîné et fasciné. Et voici Guesde lui-même qui commence à suivre les cartes aux mains des joueurs, non pas pour les arracher toutes ensemble, mais pour s’initier d’abord et pour participer bientôt aux chances du jeu.

Mais c’est dans la période d’agitation ouverte en 1886 par le drame et par la grève de Decazeville, que l’incohérence fondamentale et la contradiction de la méthode de Guesde éclatent le mieux. D’un côté, c’est comme un système de violence suraiguë. Sans doute Guesde résiste dès lors à l’anarchisme systématique. A propos des événements de Liège, à propos des usines brûlées par des ouvriers surexcités de misère et poussés, on le sut bientôt, par des agents provocateurs du cléricalisme belge, Séverine, en un article retentissant du Cri du Peuple, avait pris nettement position « pour l’anarchie ». Guesde, sans engager une polémique directe, proteste. Si les ouvriers du pays de Liège avaient été organisés, s’ils avaient été socialistes, ce n’est pas à quelques usines, couvertes d’ailleurs par des polices d’assurances, c’est au pouvoir gouvernemental qu’ils auraient donné l’assaut. Mais à cet assaut contre l’État, comme il se plaît à mêler les images sinistres ! Non, les ouvriers socialistes n’auraient pas « flambé » les usines ; « les usiniers, peut-être » ! Ainsi, rompant avec la conception anarchiste, c’est pourtant la meurtrière phraséologie de l’anarchisme que l’on continue, comme on continuera la phraséologie révolutionnaire de la barricade et du fusil même après avoir adhéré en fait à la méthode du suffrage universel.

Lorsque les ouvriers de Decazeville eurent tué l’ingénieur Watrin, Basly, novice encore à la politique sociale, portait au Parlement une déclaration rédigée par les hommes du Cri du Peuple et qui contenait presque un commencement d’apologie anarchiste du meurtre bien plus que la revendication du droit ouvrier et l’affirmation de la pensée socialiste. En vain couvrait-il cet attentat du souvenir des violences de la Révolution bourgeoise et promenait-il de nouveau au bout d’une pique la tête de Flesselles et la tête de Foulon. Ces sanglants épisodes se rattachaient à un grand mouvement révolutionnaire, qui apportait du moins un ordre nouveau à l’humanité. Mais de quelle révolution profonde le meurtre de l’ingénieur Watrin était-il le signal ou l’effet, en ce milieu où avaient fermenté des souffrances violentes et obscures, et que ne pénétrait encore aucune pensée socialiste ? Surtout, des socialistes, des communistes n’auraient pas dû oublier que Babœuf, assistant en juillet 1789 au cruel défilé, en eut une douleur poignante : « Oh ! que cette joie me faisait mal ! Les supplices de tout genre, l’écartèlement, la torture, la roue, les bûchers, les gibets, les bourreaux multipliés partout nous ont fait de si mauvaises mœurs. Les maîtres, au lieu de nous policer, nous ont rendus barbares parce qu’ils le sont eux-mêmes. » Mais ce que Guesde avait voulu par Basly, ce n’était pas évoquer de sang-froid les épisodes atroces des grandes journées de la Révolution. C’était harceler le Parlement, c’était violenter en quelque sorte la tribune même par des paroles qui n’y eussent jamais retenti encore. C’était savourer le paradoxe de sa propre méthode, et faire servir le Parlement à l’expression inattendue de haines instinctives et de violence rudimentaires. L’anarchisme à la tribune, quel triomphe sur la tribune, et quel triomphe sur l’anarchisme !

Mais comme tout cela avait peu de rapport avec la conquête sérieuse et méthodique des pouvoirs publics, avec la volonté réfléchie de rallier les esprits et d’accumuler les suffrages par de croissantes démonstrations de force légale ! Or, voici qu’à Paris s’ouvre une élection ; voici que l’occasion est donnée au socialisme révolutionnaire d’affirmer sa doctrine, de la proposer aux esprits, que la lutte sociale engagée à Decazeville va ouvrir cette fois à la double propagande de la passion et de l’idée. Oui, mais alors ces intransigeants de la lutte de classe se prêtent à toutes les transactions ; ces fanatiques de barricades, qui ne considéraient l’agitation électorale que comme un moyen secondaire et provisoire, sont pris de la frénésie du succès électoral immédiat. Et Guesde accepte soudain que le candidat Ernest Roche, candidat de l’Intransigeant en même temps que du Cri du Peuple, se refuse à formuler un programme, à avouer une doctrine. La violence ? Rochefort la répudie, au nom de son candidat. Le collectivisme ? le communisme ? Défense d’en parler. Les comités signifient qu’il n’y aura pas de programme, pour mieux grouper toutes les voix.

Guesde a beau couvrir cette manœuvre de sophismes multipliés. A quoi bon, dit-il, un programme, quand l’homme même est un programme, quand l’acte qui fait de lui un candidat, c’est-à-dire la résistance à la féodalité capitaliste et à la légalité bourgeoise, l’a placé emblée et publiquement sur le terrain de la lutte des classes ? Vaines équivoques. On peut être allé encourager les grévistes à la résistance et avoir encouru de ce chef quelques mois de prison, sans faire pour cela du recours à la force le moyen décisif d’émancipation. On peut soutenir des ouvriers dans leur lutte économique contre une compagnie puissante, sans être pour cela un collectiviste ou un communiste. Et l’acte n’aurait eu une signification nette, que si par une parole précise on la lui eût donnée. Et cette parole se refusait. Même dans le Cri du Peuple, c’est surtout contre l’aliénation de la mine, « la plus nationale des propriétés », que portaient les polémiques, et la menace de socialisation était ainsi circonscrite : ne fallait-il pas appeler à soi les soixante mille suffrages de la liste du comité central radical, qui aux élections générales avait emprunté quelques articles du programme du parti ouvrier ?

Enfin, le matin même du jour de l’élection, à l’heure où allait s’ouvrir ce vote qui ne pouvait avoir d’autre effet utile, selon les formules de Guesde, que « de séparer les non-possédants des possédants », que publiait le Cri du Peuple ? Un appel aux commerçants parisiens et aux propriétaires parisiens signé par deux longues listes de « commerçants et propriétaires aveyronnais », de « commerçants et propriétaires limousins ». Brusquement la silhouette de l’ouvrier exploité disparaissait ou s’effaçait, et il restait deux choses. La première, c’est que la compagnie, par son économat, ruinait le commerce local. Argument qui, sous cette forme, aurait porté contre une coopérative ouvrière aussi bien que contre un économat capitaliste. Argument de bourgeoisie et de boutique, non de prolétariat et de révolution. Et ceci encore : c’est que cette compagnie, avec ses actionnaires « étrangers », ses administrateurs « étrangers », c’est-à-dire nés hors du bassin de l’Aveyron, était un défi au patriotisme local, dont on supposait que les boutiquiers parisiens venus de tous les coins de France gardaient au cœur comme le ressentiment.

Écoutez ce que clamait en cette matinée de mai 1886, en ce germinal ou floréal guesdiste, la révolution communiste et internationaliste : « Aux cent mille originaires de l’Aveyron, du Limousin, de Velay, du Gévaudan, du Quercy et du Rouergue. — Nous venons de faire appel à vos sentiments de patriotique solidarité. Nous sommes loin de partager toutes les convictions du candidat, mais notre conduite nous est expressément commandée par notre patriotisme et par ces traditions d’indépendance qu’ont fidèlement conservées nos montagnes… Voter pour Roche, c’est signifier définitivement son congé à la compagnie étrangère qui par son avarice et son entêtement a ruiné les commerçants de Decazeville… La lutte que soutiennent contre les exploiteurs étrangers nos compatriotes de Decazeville ne diffère pas sensiblement des combats héroïques que livraient nos ancêtres quand ils chassaient les aigles romaines ou dispersaient les bandes anglaises. »

A la bonne heure : l’Aveyron aux Aveyronnais, ou le Rouergue aux Rouerguats, et que la grande ombre de Vercingétorix nous protège ! C’est par ce nationalisme mercantile et rétrograde, celtique et montagnard, granitique et boutiquier, que s’affirmait en cette aube de bataille l’idée prolétarienne. Il ne s’agissait plus de séparer les classes, mais de tout confondre en un pêle-mêle électoral. Il ne s’agissait plus de se compter, mais de compter le plus de suffrages possible, et le « tout à la barricade » devenait subitement le « tout aux urnes ». Le socialisme révolutionnaire des patriotes et commerçants aveyronnais laissa en effet au fond des urnes parisiennes un sédiment d’héroïque trafic que le boulangisme retrouvera. C’était en tout cas l’imminente débâcle de la méthode contradictoire où se débattait alors le parti ouvrier français.

Et contre tous les socialistes révolutionnaires, contre les blanquistes qui méconnaissaient la pensée profonde de Blanqui, contre les guesdistes qui perpétuaient jusque dans ce commencement de politique électorale la phraséologie de la force. Clemenceau avait un avantage marqué. C’est lui qui en faisant appel pour toute la suite de l’évolution sociale à la seule légalité républicaine, était le plus moderne, et sous une apparence de modération, le plus hardi. Vingt ans depuis sont passés, et quels sont les actes de force révolutionnaire, quels sont les exploits de barricade que pourraient lui opposer maintenant ceux qui faisaient sonner alors une rhétorique de violence et une fanfare d’assaut ?

Il n’y a eu, si je ne me trompe, qu’une tentative politique (si même ce ne fut pas surtout un simulacre) de recours à la force. C’est lorsque, à la chute de Grévy, et pour empêcher l’élection présidentielle de Jules Ferry, un rassemblement se forma sur la place de la Concorde, et que des télégrammes tendancieux avertirent le Congrès réuni à Versailles que l’Hôtel de Ville fermait ses portes et se préparait, qui sait ? à proclamer la Commune. Était-ce une manœuvre électorale, ou y avait-il vraiment quelque velléité d’action ? Il est malaisé de le dire. En tout cas, l’influence de ces petites agitations et de ces vanteries sur les décisions du Congrès fut, je crois, à peu près nulle. C’est pour des raisons politiques beaucoup plus générales, c’est pour ne pas aggraver le conflit entre les fractions républicaines que la majorité porta son choix sur un nom moins engagé que celui de M. Ferry dans les luttes intérieures du parti, sur le nom de M. Carnot. Mais même s’il était vrai que cette menace d’un mouvement de la rue a contribué à faire écarter M. Ferry, en quoi cela a-t-il servi la République, le socialisme et la Révolution ? C’est M. Carnot qui a inauguré par sa présidence cette politique du ralliement qui fut si dangereuse au parti républicain, si funeste au progrès social. Et lorsque les socialistes révolutionnaires concentraient sur le nom de Jules Ferry toutes les haines et toutes les craintes du peuple, que faisaient-ils que préparer comme envers à cette impopularité violente, une popularité démagogique et césarienne ? Il sembla, après ces manifestations, qu’il suffisait d’être contre Ferry pour être avec le peuple, et un moyen grossier de tromperie fut ainsi fourni à la réaction : l’appât de haine dont elle avait besoin pour amorcer la foule fut tout prêt, et le boulangisme déjà menaçant n’avait plus qu’à s’en servir.

Par une saisissante rencontre, et qui permet de mesurer combien dans une démocratie encore confuse le recours à la force est hasardeux, un complot de coup d’État démagogique, militaire et césarien se formait parallèlement à la manifestation révolutionnaire. Il y eut une nuit, « la nuit historique », où quelques radicaux et quelques intransigeants examinèrent l’hypothèse de l’élection de Ferry à la présidence de la République. Quelqu’un suggéra que M. Ferry entrant à l’Élysée, le peuple y entrerait après lui. — Oui, mais que fera l’armée ? — Et Boulanger répondit, révélant ainsi les intelligences qu’il s’était ménagées dans la garnison de Paris pendant son passage au ministère, en vue d’un mouvement démagogique et prétorien : « L’armée ? Elle restera dans ses casernes. » Ainsi le pouvoir légal, assailli par une partie du peuple et abandonné par l’armée que le mot d’ordre de son favori aurait immobilisée à propos, tomberait. Mais aux mains de qui tomberait-il ? Est-ce aux mains des citoyens révolutionnaires ? Non, c’est aux mains des soldats de réaction et de coup d’État. Le lendemain de l’assaut donné à l’Élysée, c’est le général Boulanger, soutenu à la fois par une popularité imbécile et par la puissance réactionnaire, qui aurait été le maître de Paris et de la France. La manifestation « révolutionnaire » n’aurait été que le rideau peinturluré et misérable derrière lequel l’intrigue de l’Église, des aristocraties, des monarchies et des états-majors aurait machiné sa pièce et réussi son coup. De même que bientôt, dans sa campagne électorale, le boulangisme aura besoin de masquer derrière une première ligne de démocrates et de démagogues la réserve profonde de réaction que lui amenaient le plébiscite, la monarchie et le cléricalisme coalisés ; de même il avait besoin, pour s’installer à l’Élysée, d’y entrer à la suite d’une poignée de révolutionnaires dupes ou complices. C’est à une dictature militaire et cléricale, prélude d’une monarchie, qu’aurait abouti le coup de force et de révolution, s’il avait eu un seul jour raison du pouvoir légal. Et comment le lendemain la Révolution aurait-elle pu réclamer contre les suites d’une entreprise dont elle aurait eu aux yeux du peuple l’apparente initiative ?

Le peuple a tout intérêt à la pleine lumière. C’est en pleine lumière que le prolétariat assurera sa victoire, qui est la victoire de la civilisation. Or, le suffrage universel, malgré ses incertitudes, malgré ses erreurs et ses surprises, c’est la lumière, c’est le plein jour. En lui toute force est obligée de s’exprimer, toute conscience est obligée de se livrer. Les ruses n’y peuvent réussir qu’une heure : l’évolution légale laisse à tous les partis, à toutes les classes le temps de réparer leurs fautes, de déjouer les manœuvres, de dissiper les mensonges, de se connaître soi-même et de connaître l’ennemi. La force, c’est la nuit, car c’est l’inconnu ; car nul ne sait ce qui réussira des forces brutales ébranlées, et si la Révolution, à la minute même où elle se croira victorieuse et emportera son trésor, ne sera pas volée dans les ténèbres par des valets d’Église et de capital, déguisés en compagnons. L’effrayante coïncidence des vaines manifestations populaires de la place de la Concorde et des conciliabules nocturnes où le césarisme aux aguets disposait déjà souverainement de l’armée, est un avertissement décisif. Les révolutionnaires qui s’agitaient au-dehors n’étaient que les rouges marionnettes que du fond de l’ombre la noire dictature s’apprêtait à manier. Quand le blanquiste Eudes, qui avait rassemblé quelques cohortes de révolution contre la candidature Ferry, se jeta bientôt à la suite de Boulanger dans l’espoir insensé de dériver le mouvement vers la révolution, il ignorait sans doute qu’en cette nuit où furent risqués des propos de coup d’État, il avait été une pièce du complot et une partie de l’espérance césarienne. Mais son égarement même signifie à tous que l’appel révolutionnaire à la force ne peut être aujourd’hui pour le prolétariat qu’une prodigieuse mystification. C’est par des voies de légalité et de lumière qu’il ira d’une marche difficile, mais certaine, vers son but certain.

Où Clemenceau avait prise encore, c’est par l’insuffisante et inconsistante notion que le socialisme révolutionnaire avait alors des réformes économiques et sociales. De même que tout en commençant à s’adresser au suffrage universel, il ne voyait en lui qu’un moyen subalterne et provisoire, de même en commençant à réclamer des réformes, il ne voyait en elles qu’un misérable palliatif quand il ne les dénonçait pas comme un piège. Sans doute, il y avait alors entre les diverses fractions socialistes des divergences assez marquées ; les possibilistes insistaient plus que les amis de Guesde sur la nécessité de réformes immédiates. Et Paul Brousse, en demandant la transformation des entreprises capitalistes les plus monopolisées en services publics, ouvrait les voies à une action légale progressive du prolétariat. Il reconnaissait que celui-ci peut dès maintenant, par l’État et la commune, influer sur la marche de la production et sur l’organisation du travail et de l’échange. Il reconnaissait donc en même temps que l’Etat de classe et la commune de classe ne sont pas absolument impénétrables à la pensée prolétarienne et au droit prolétarien. Mais dans l’ensemble, et quelle que fût l’opposition des tendances, comment le socialisme aurait-il pu avoir une conception nette et forte de la politique de réformes, à l’heure même où il attendait d’un coup de violence prochain la libération soudaine et totale du prolétariat ?

La pensée de Guesde surtout était déconcertante. Il promulguait dans les congrès du parti ouvrier des programmes de réformes, et il s’appliquait à discréditer presque toute réforme. Il écrit en 1886 : « En régime capitaliste, c’est-à-dire aussi longtemps que les moyens de production et d’existence seront la propriété exclusive de quelques-uns — qui travaillent de moins en moins — tous les droits que les constitutions ou les codes peuvent attribuer aux autres, à ceux qui concentrent de plus en plus tout le travail musculaire et tout le travail cérébral, demeureront toujours et fatalement lettre morte. En multipliant les réformes, on en fera que multiplier les trompe-l’œil. » S’agit-il de l’assistance médicale par les communes ? « Allez-y gaiement, messieurs les chefs d’industrie ! Fabriquez en grand des malades et des blessés. Grâce au « progressiste » Lyonnais, ce sont les contribuables qui payeront. Ce sont eux qui fourniront gratuitement à vos victimes médecins et médecines… et qui sait ? un cercueil aussi au besoin. Député ouvrier Lyonnais est un fumiste. » Cela paraissait dans le Cri du Peuple le 12 novembre 1885. Lorsque dix ans plus tard, Guesde, député, demandait la création de pharmacies municipales à Roubaix, se souvenait-il de ces âpres paroles ? C’est bien aux frais des contribuables qu’il voulait donner aux ouvriers et ouvrières « des médecines ». Allez-y gaiement, messieurs les patrons !

S’agissait-il de la loi sur les accidents du travail et de l’assurance obligatoire ? Guesde déclarait alors que couverts par les polices d’assurances, les industriels n’auraient aucun souci de la sécurité. Prédiction démentie par les faits, car les polices d’assurances sont calculées d’après les chances plus ou moins grandes d’accidents qu’offre l’organisation prudente ou défectueuse de l’atelier, et le patronat a un intérêt permanent à en réduire le danger.

Est-il question des retraites ouvrières ? Ce n’est pas seulement contre tout prélèvement sur le salaire que Guesde protestait, mais aussi contre toute contribution patronale, sous prétexte que celle-ci serait nécessairement reprise sur les ouvriers. « Qui ne comprend, écrit-il en 1886, que le concours de l’employeur sera purement nominal ; que si ce sont les fabricants qui versent, ce sont les fabriqués qui fourniront aux versements, les réductions de salaire n’ayant pas été inventés pour les chiens ? » L’objection n’a pas arrêté Vaillant, qui dans son projet d’assurance sociale prévoit une large contribution patronale. Mais si elle est sérieuse, elle s’applique aussi à l’impôt. Ou bien celui-ci portera sur les ouvriers, et c’est un prélèvement sur le salaire ; ou il portera sur les patrons, et il sera, comme la contribution patronale directe, rejeté par eux sur les salariés. D’où l’impossibilité absolue de constituer une retraite aux travailleurs, les trois sources, versement ouvrier, versement patronal, versement de l’État, étant également fermées. Pour les mêmes raisons et plus fortement encore, toute organisation sociale contre le chômage est impossible ; et même si elle pouvait fonctionner, elle n’aurait qu’un intérêt très secondaire.

« Il y a longtemps en effet que « le droit au travail », pour lequel les travailleurs parisiens se faisaient saigner en juin 1848, a cessé d’être l’objectif, le desiratum du prolétariat des deux mondes. Aujourd’hui, après la grande école de l’Internationale, après la constitution sur la base du collectivisme ou du communisme scientifique des divers partis ouvriers nationaux, ce que veut le peuple des salariés, ce qu’il attend de la force demandée à une organisation politique distincte, ce n’est pas seulement que ses bras, que tous ses bras soient occupés : c’est qu’ils soient occupés à son profit. Ce qu’il lui faut, c’est le fruit intégral de son travail, c’est la totalité des valeurs qui sont son œuvre.

« Il n’entend plus, en d’autres termes, être l’abeille qui fait son miel pour autrui, le bœuf ou le cheval qui tire la charrue pour le maître, le mouton qui porte la laine pour le tondeur, mais jouir de sa laine, de sa moisson et de son miel.

« Assez longtemps il a joué, dans ce qui n’était pas une fable, hélas ! le rôle des membres en mouvement, peinant, suant pour remplir un estomac étranger ; il prétend être enfin son propre estomac, consommer lui-même ses produits.

« Et Empire ou République, un état de choses qui se bornerait à lui assurer du travail, du travail dans les conditions présentes, c’est-à-dire enrichissant les non-travailleurs aux dépens des travailleurs, réduits à ce qui leur est strictement indispensable pour végéter et se reproduire, n’est et ne sera jamais le sien.

« En fût-il autrement, d’ailleurs, et la classe productive bornât-elle son ambition à vivre mal en « bûchant » sans intermittence trois cent soixante-cinq jours par année, que ce travail qu’il s’est avisé de lui promettre, ni le bismarckisme, ni aucun autre gouvernement conservateur du présent ordre économique ne saurait le lui tenir.

« Étant donné la loi de l’offre et de la demande fonctionnant comme aujourd’hui entre une minorité détentrice exclusive du capital et une majorité détentrice exclusive du capital et une majorité réduite à sa seule activité musculaire, il n’est pas de pouvoir au monde qui puisse empêcher l’offre des bras de dépasser la demande des bras, et les bras qui s’offrent en trop de rester inoccupés.

« Tant que par suite de la concentration entre les mains de quelques-uns de l’instrument et de la matière de la production, la production sera régie, déterminée par l’intérêt de quelques-uns, nul ne saurait garantir les travailleurs contre les chômages de plus en plus fréquents et de plus en plus étendus, résultant soit d’un excès de production, soit d’une « saute » de la mode, soit d’un perfectionnement de l’outillage, soit de la migration de telle ou telle industrie.

« En dehors de la rentrée à la collectivité de tout le capital existant, instrument de travail et matière première, en dehors de la propriété et à la production sociales substituées à la propriété et à la production privées, le problème du chômage est aussi insoluble que le problème du paupérisme. »

Je n’ouvre pas ici le débat, et tous les socialistes sont d’accord sur la nécessité d’organiser la propriété et la production collectives. Mais l’assurance sociale contre le chômage est-elle impossible ou vaine ? Est-il impossible d’atténuer les effets du chômage ? Est-il impossible d’appeler dès maintenant la classe ouvrière organisée à régler en quelque mesure la production, comme du point de vue patronal et capitaliste les cartells et les trusts cherchent à la régler ? Lorsque l’autre jour, devant la commission d’assurance et de prévoyance sociales, Vaillant déclarait que l’assurance sociale contre le chômage était la plus urgente et la plus importante de toutes, lorsque les socialistes allemands demandent qu’elle complète l’assurance d’accidents, de vieillesse et d’invalidité, ils ne s’inspirent pas du pessimisme absolu de Guesde. Ils ne condamnent pas à un avortement misérable tout effort d’organisation, de science et de solidarité jusqu’à la chute totale du capitalisme.

Contre les services publics, même sentence meurtrière :

« Qu’il se soit trouvé un Louis Blanc pour proposer dans son Organisation du travail un pareil pouvoir économique pour l’État moderne, nous ne le contestons pas. Mais le louis-blancisme — en admettant qu’il ait vécu — n’a pas attendu pour mourir la mort de son inventeur — breveté avec garantie du gouvernement de Versailles. — Et si, depuis un an, il s’est rencontré quelques farceurs (c’est Brousse et ses amis que Guesde désigne) pour reprendre, sous le nom de services publics, cette théorie fatale de la transformation des industries privées en industries d’État, ils n’ont obtenu aucun succès, même parmi ceux qui les suivent sans les avoir lus. Le socialisme scientifique, dans tous les cas, qui inspire et dirige le mouvement ouvrier moderne, n’a rien à faire avec un système renouvelé de ces excellents jésuites du Paraguay.

« Pour songer à mettre entre les mains de l’État mines, chemins de fer, hauts fourneaux, tissages, filatures, raffineries et autres moyens de production, il faudrait n’avoir pas sous les yeux l’expérience des postes et des télégraphes, des tabacs et autres branches de l’activité humaine déjà gouvernementalisées, sans autre résultat que d’élever à la deuxième puissance l’exploitation ouvrière.

« De même que le spectacle des ilotes ivres suffisait à détourner de l’ivresse la jeunesse lacédémonienne, le spectacle de la servitude et de la misère des employés de l’État aurait suffi à guérir à tout jamais les plus obtus de la prétendue solution de la question sociale demande au fonctionnarisme universel.

« L’État producteur et employeur n’est pas la destruction de l’ordre capitaliste, — ce qui est le but du socialisme ; — il en est, au contraire, le couronnement et l’aggravation en même temps. Au lieu de l’exploitation capitaliste individuelle, anarchique et concurrente, se détruisant à la longue par les désordres qu’elle entraîne, c’est l’exploitation capitaliste, unifiée et centralisée, d’autant plus terrible par suite et plus difficile à briser. »

Ici encore, je ne discute pas : la controverse serait infinie. Guesde oublie que l’État producteur est soumis au contrôle de la démocratie, et que quelle que soit l’influence de la classe capitaliste sur l’État, l’État n’est pas aussi exclusivement capitaliste que la classe capitaliste elle-même. D’autres influences pénètrent en lui. Si l’État était aussi capitaliste que le capitalisme lui-même, pourquoi Guesde et le parti ouvrier demandent-ils à l’État, dans leur programme, d’intervenir pour protéger les ouvriers contre l’excès de l’exploitation patronale ? Pourquoi lui demandent-ils de limiter par la loi la durée de la journée de travail et d’instituer un minimum de salaire ? Il serait plus court de demander tout cela directement à la classe capitaliste elle-même : car il est plus aisé d’obtenir une concession du capitalisme divisé que du capitalisme unifié. Mais je ne m’attarde point à ce débat ; il a été clos, en fait, par la politique du parti socialiste tout entier, qui dans tous les pays insiste pour la transformation en services publics, nationaux ou communaux, d’un grand nombre d’industries. Je constate seulement qu’en 1885 Guesde, de même qu’il condamnait toute assurance sociale contre la maladie, l’accident, la vieillesse et le chômage, condamnait toute tentative pour nationaliser ou municipaliser les entreprises capitalistes. De même enfin, il dénonce les coopératives, même de consommation, comme un danger pour le prolétariat :

« Il est certain que rien n’empêche les ouvriers, dans les différentes villes, de s’associer pour devenir leurs propres fournisseurs et pour bénéficier de l’écart entre les prix de gros et les prix de détail qu’ils payent présentement à des tiers, soit que les coopératives livrent à leurs membres les denrées au prix de revient, soit qu’elles préfèrent vendre au prix courant du marché, en portant la différence ou l’économie ainsi obtenue à l’avoir de chaque associé ou encore au fonds commun.

« Mais si la chose est faisable, si même — j’accepte sans les discuter les chiffres du Temps — elle équivaudrait pour la boulangerie seulement à un bénéfice de 20 et 24 %, il ne s’ensuit pas qu’elle soit d’un « intérêt évident » pour la classe ouvrière. Loin de là, pour qui voit plus loin que la caisse patronale, cet « instrument de bon marché » ne représentant et ne pouvant représenter qu’un instrument de surmisère.

« De l’aveu du Temps, par exemple, les associations coopératives de consommation « visent le commerce de détail » ; elles « tendent à lui enlever sa clientèle », c’est-à-dire à tuer dans un temps donné boulangers, bouchers, épiciers, etc.

« Or, ces débitants sans débit, ces boutiquiers jetés par la faillite hors de leurs boutiques — fermées — peuvent être pour les « bûcheurs » à la Schérer « des intermédiaires superflus », des « parasites » dont la ruine ne compte pas. Mais à moins qu’après leur avoir pris leurs moyens d’existence, on ne leur prenne l’existence en même temps, force leur sera, sous peine de mort, de se faire « ouvriers », de grossir l’armée du travail proprement dit. Et comme ils sont plus d’un demi-million et que déjà c’est par centaines de mille que se comptent les bras inoccupés, à quel surcroît de chômage et à quel avilissement de salaire n’aboutira pas cette nouvelle et fatale concurrence !

« Ce que les travailleurs coopératisés auront pu « gagner » comme consommateurs, ils le payeront, et au-delà, comme producteurs, soit qu’ils se voient expulsés de l’atelier par ceux-là mêmes qu’ils auront expropriés de leur comptoir, soit qu’ils aient à subir l’abaissement du prix de la main-d’œuvre qu’emportera nécessairement avec elle cette surabondance de la marchandise-travail.

« Un danger d’une autre ordre, mais qui n’est pas moindre, c’est le drainage et la confiscation des supériorités ouvrières qui résulteraient de toutes les sociétés à gérer. A-t-on réfléchi à la dépense de temps, d’activité, d’énergie et de dévouement que coûterait aux meilleurs des prolétaires, aux plus intelligents et aux plus capables une pareille administration commerciale ? Il y aurait là pour le travail et sa cause, une perte blanche plus irréparable que la perte rouge de mai 1871. Et qui rirait et se frotterait les mains ? Ce seraient les bénéficiaires et les souteneurs de l’ordre capitaliste débarrassés des plus militants des salariés, disparus avec leurs revendications dans la cassonade et la moutarde coopérative.

« Nul n’ignore enfin, — on n’a pas le droit d’ignorer — que la rémunération du travail en régime de salariat est réglée par le prix des subsistances. A la vie chère correspondent — et ne peuvent pas ne pas correspondre — les salaires élevés, parce qu’autrement disparaîtrait, faute d’avoir pu se conserver et se reproduire, la force-travail indispensable à la mise en valeur des capitaux de MM. les capitalistes. De même que la vie à bon marché engendre les bas salaires. Et si elles étaient jamais généralisées, étendues de quelques individus à toute la classe-outil, les coopératives de consommation, en permettant la vie ouvrière au rabais, sous l’empire de la lutte entre eux engagée pour la réduction des frais de revient, de réduire le prix du travail.

« Cela est si vrai qu’à défaut des coopératives ouvrières, nous avons vu surgir de plus en plus partout, à Decazeville comme à Anzin, à Vierzon comme à Decazeville, des coopératives patronales nourrissant au prix de revient les salariés, afin de pouvoir les payer moins.

« Féconde », la coopération l’est sans doute, mais pour ces véritables « chevaliers d’industrie » que sont les patrons, individuels ou collectifs. Elle décuplerait leurs profits.

« Ce qui ne veut pas dire qu’exceptionnellement, dans certaines conditions et entre certaines mains, les coopératives de consommation ne puissent rendre certains services aux travailleurs. Il n’y a, pour se convaincre du contraire, qu’à voir le parti qu’en a su tirer le socialisme flamand.

« C’est autour, pour ne pas dire sur la boulangerie coopérative de Gand, le Vooruit, que s’est formé et organisé l’admirable mouvement communiste que l’imbécillité ou la mauvaise foi de notre presse démocratique s’est avisée d’opposer à notre parti ouvrier.

« Mais comment et pourquoi ce résultat ? Parce que sous l’influence de marxistes comme Anseele et Van Beveren, les fins commerciales de l’entreprise ont fait place à des fins de propagande. Le pain à meilleur marché n’a été qu’un moyen de grouper les hommes et de véhiculer les idées, tous les bénéfices réalisés servant à fonder et à soutenir un journal de combat.

« Ainsi entendue et pratiquée, alors, oui, la coopération devient une véritable arme prolétarienne qui ne blesse que l’ennemi. »

Que d’objections vaines, ou qui n’ont qu’une vérité provisoire ! Je ne parle pas du rappel suranné de la loi d’airain. Mais si les petits commerçants ruinés par les coopératives vont grossir les rangs du prolétariat et faire concurrence à la main-d’œuvre, suit-il de là nécessairement qu’il y aura crise durable et surmisère ? Le prolétariat, débarrassé du prélèvement mercantile, disposera de plus larges ressources ; il pourra consommer plus de produits, et cette consommation accrue développera la production, c’est-à-dire l’emploi de la main-d’œuvre. Il n’y aura plus de chômage, et le niveau général de l’existence ouvrière sera haussé. Et si l’administration des coopératives retient une partie des énergies intellectuelles de la classe ouvrière, suit-il de là que le fonds prolétarien sera épuisé ou même entamé ? Ce serait dire qu’il y a dans le prolétariat une somme même brute d’intelligence qui ne se peut accroître par l’exercice même. Mais cette intelligence, la coopération ne l’absorbe pas seulement ; elle l’éduque et elle la multiplie. Par l’exemple d’une gestion autonome, elle propage dans la classe ouvrière cette confiance en soi qui est la condition première de l’éveil des facultés. Dans l’ordre social et humain, bien plus encore que dans l’ordre naturel, c’est le besoin qui crée l’organe, et à mesure que se multiplieront les fonctions de pensée ouvrière, les facultés pensantes du prolétariat s’accroîtront.

Mais je ne veux en ce moment retenir qu’une chose : c’est que malgré l’apparent correctif de la fin, Guesde condamne à fond la coopération. Il la condamne même dans l’emploi qu’en a fait Anseele et qu’en a fait après lui, dans le nord de la France, à Lille, à Roubaix, à Armentières, à Houplines, le parti ouvrier. Car s’il est vrai, comme Guesde l’affirme, que les salaires sont régis par la loi d’airain, et que tout abaissement dans le prix de la vie entraîne nécessairement une réduction de salaire ; s’il est vrai que les coopératives, par cette réduction fatale des salaires et par l’aggravation forcée des chômages, ne peuvent être que des « instruments de surmisère », en quoi la coopération cesse-t-elle d’être funeste, parce que cet instrument de surmisère est manié par le parti socialiste ? Quoi ! il suffira que les bénéfices de la coopération soient employés à soutenir un journal de propagande marxiste, pour qu’une institution devienne louable qui ravale tout autour d’elle le salaire des salariés, et qui noie le travail dans un flot de main-d’œuvre inoccupée ? Mais ou bien les prolétaires sur lesquels sévit la coopération de propagande se rendent compte du dommage qu’ils s’infligent à eux-mêmes et à leurs frères de travail dans l’intérêt de leur cause. Ils savent qu’ils se condamnent, aux et tout le prolétariat qui les environne, à des salaires plus bas ; ils savent que le patronat profitera de l’exemple de vie à bon marché donné par eux pour réduire même le, salaire de ceux qui ne participent point comme eux aux bénéfices de la coopération. Ils savent que le chômage de tous va être prolongé et la misère intensifiée. Mais comme ils veulent avant tout susciter et soutenir un journal de combat prolétarien, ils consentent pour eux et pour leur classe à toute cette surmisère. Ils n’ont qu’une pensée : réunir en hâte par n’importe quel moyen, au prix de n’importe quels sacrifices, les ressources nécessaires à la propagande, pour précipiter après une courte épreuve la Révolution libératrice. Mais alors, à ces prolétaires si conscients et que soutient un tel héroïsme de pensée et de volonté, pourquoi ne pas demander directement la contribution nécessaire à la vie du parti et de son journal ? Pourquoi infliger cette inutile épreuve de surmisère à un prolétariat qui pourrait s’affranchir par des moyens moins onéreux ? Ou bien les prolétaires sont à demi inconscients encore, et pour les entraîner au sacrifice nécessaire, pour se procurer par eux les fonds qui doivent alimenter la propagande, il faut les grouper d’abord autour de la coopérative et les amorcer par la diminution immédiate du prix de la vie, du prix du pain. Oui, mais si cette amorce est trompeuse ? Oui, mais si, comme le prétend Guesde, les prolétaires trouvent en effet, au bout de quelque temps, réduction de salaire et aggravation de chômage, là où ils espéraient trouver allègement et réconfort, quelle abominable mystification ! ils ont été attirés à la coopération comme à un piège, et c’est d’autorité, c’est sans les avertir qu’on leur inflige une période de surmisère, pour préparer sans eux leur propre libération, dont on ne leur livre même pas le secret. Étrange véhiculation des idées, qui a l’ignorance pour moteur ! Étrange libération qui procède d’une duperie, c’est-à-dire de la pire servitude ! De ce véhicule qui porte l’avenir, les prolétaires ne sont plus que la roue gémissante, aveugle et surchargée.

Non, ce n’est pas ainsi qu’Anseele entendait la coopération. S’il a vu en elle un moyen d’alimenter la propagande politique du socialisme libérateur, c’est parce qu’elle améliorait d’abord la condition matérielle des prolétaires ; c’est parce qu’elle leur assurait de plus larges disponibilités, équivalant à une augmentation de salaire. La coopération n’était pas un appât de mensonge : elle était un bienfait immédiat, suscitant et permettant des bienfaits plus vastes. Lorsque Guesde au contraire dénonce la coopération comme un instrument de « surmisère », il a beau excepter ensuite de cet anathème la coopération aux fins socialistes : il a condamné, il a flétri tout coopération, la coopération socialiste comme les autres, plus que les autres, puisqu’elle est comme les autres « un instrument de surmisère », et qu’elle est en outre un instrument de tromperie ouvrière délibérément manié.

Donc ni assurance sociale d’aucune sorte, ni service public d’aucune sorte, ni coopération d’aucune sorte : rien qui suppose que dans la société présente le prolétariat peut commencer à hausser sa condition, à s’organiser, à conquérir des garanties, à ébaucher des formes de production qui préfigurent et préparent, dans l’ordre capitaliste même, l’ordre communiste ; rien qui ressemble à cette admirable évolution et complication croissante des formes d’association et d’assurance qui allait, selon Blanqui, vers la forme suprême du communisme. C’est le pessimisme absolu, c’est le néant absolu. C’est l’attente désespérée et farouche, ou fantaisiste et paradoxale, d’une soudaine explosion révolutionnaire. Et pourtant il y a dès lors, dans la politique du parti ouvrier, un programme de réformes qui suppose que quelque chose peut être dès maintenant arraché à l’État. Contradiction intenable, comme est intenable et contradictoire le double appel simultané à l’action légale du suffrage universel et à la violence libératrice.

Comment cette incohérence de méthode servait alors le pur radicalisme bourgeois, comme elle lui faisait beau jeu, on le voit à plein par un exemple précis, dans la question de la propriété des mines posée en 1884, 1885 et 1886, par les grandes grèves d’Anzin et de Decazeville. Le véritable instinct, la véritable pensée vraiment révolutionnaire et efficace du peuple ouvrier, c’était de demander la déchéance des compagnies et la nationalisation de la mine, qu’aliéna au profit des capitalistes la nation asservie. Aller contre ce courant, contre cette directe revendication socialiste, Guesde et ses amis ne le pouvaient pas. Guesde reproche même aux radicaux, dans ses polémiques d’alors, il reproche particulièrement à Clemenceau de n’avoir pas conclu à la nationalisation des mines. Il écrit en novembre 1885, au sujet du rapport de Clemenceau sur les mines qui suppose « comme fin du fin » de réviser la loi de 1810 dans le sens du régime de 1791, soit l’aliénation temporaire du domaine national substituée aux concessions à perpétuité : « C’est le ridiculus mus de la fable. De la montagne radicale en travail, il sort une fois de plus du vent. Non pas qu’on eût jamais pu espérer, lorsqu’en octobre dernier M. Clemenceau partait pour Anzin, bras dessus, bras dessous avec M. Germain Casse, qu’il allât rapporter de cette descente dans l’enfer géologique la solution socialiste du problème des charbonnages. Ce n’est pas quand, simple député, on a répudié avec indignation ce qu’on appelait au cirque Fernando l’appropriation collective du sol et du sous-sol, qu’à la veille de passer ministre, on pouvait s’embarrasser d’un programme de nationalisation des mines. Mais entre la nationalisation des fabriques souterraines du diamant noir, qui exige une main révolutionnaire, et les cautères sur jambe de bois ordonnés par le docteur-député, il y avait toute une série de mesures réparatrices, à commencer par un minimum légal de salaire, qui sans être l’affranchissement du mineur, eussent garanti son droit à l’existence. »

Oui, la solution radicale était surannée et impuissante. Mais quelle était pour Guesde la solution socialiste ? Qu’entendait-il par cette nationalisation qui exigeait « une main d’œuvre révolutionnaire » ? S’agissait-il d’un décret ou d’une loi transférant purement et simplement à la nation la propriété des mines, sans indemnité, et la remettant à la collectivité des travailleurs, affranchis désormais en cette partie de la production de toute dîme ou prélèvement capitaliste ? Mais cette expropriation totale et révolutionnaire du capital en un de ses emplois. Ainsi, demander alors la nationalisation révolutionnaire de toutes les formes et catégories de la propriété capitaliste, ou prononcer une parole vide de sens. Et dans ce cas, comme ni la démocratie française, ni même, de l’aveu de Guesde, le prolétariat n’étaient mûrs pour cette opération révolutionnaire totale, la « solution socialiste » restait un simple vœu et une dérisoire formule leurrant l’espoir souffrant des mineurs. Ou bien s’agissait-il, par la procédure légale de déchéance et par une loi de rachat, de substituer l’État aux compagnies ? Mais il ne suffisait pas « d’étatiser » la propriété de la mine. Qui l’exploiterait ? Serait-ce l’État ? Mais on a vu que contre l’État exploitant Guesde a lancé l’anathème : il représente pour les ouvriers un degré de plus de tyrannie et d’exploitation, c’est « l’exploitation à la deuxième puissance ». Quel embarras, et faudra-t-il donc laisser les mines aux compagnies ? Un moment, dans la crise de la grève d’Anzin, Guesde suggéra que l’État, devenu maître de la mine, pourrait en confier l’exploitation aux ouvriers eux-mêmes. Mais d’abord il ne tarde pas à retirer cette concession au préjugé corporatif. Il signifie à M. Molinari, en 1886 :

« Ce n’est pas parler en effet, c’est braire que de nous prêter le projet suivant — bon tout au plus pour M. Laur : « Expropriation, avec ou sans indemnité, des entreprises existantes, à commencer par les charbonnages, et leur remise à des associations ouvrières plus ou moins égalitaires. » Jamais le communisme ou le collectivisme scientifique n’a poursuivi un pareil but, dont il connaît aussi bien que M. Molinari l’impraticabilité, et dont il ne voudrait à aucun prix, même s’il n’était pas le dernier mot de l’utopie.

« Comme M. Molinari, nous savons que les compagnies ouvrières « ne représentant que le travail », réduites à emprunter capitaux et capacité, ne les trouveraient pas dans le milieu hostile de l’heure présente, ou seraient contraintes de les payer à un prix tel, que le travail ne serait pas moins — quoique autrement — exploité qu’aujourd’hui. Mais nous savons encore autre chose : c’est que ces difficultés surmontées, — et elles pourraient l’être par l’entremise financière de l’État, — d’une part, a production en vue du profit subsisterait, que les socialistes veulent remplacer par la production pour le produit ; d’autre part, la concurrence entre les groupes producteurs entraînerait le même gaspillage de forces et de mêmes inégalités individuelles que la concurrence entre capitalistes.

« Aussi, laissant les inventeurs bourgeois de cette solution corporative se tirer d’affaire comme ils le pourront, n’admettons-nous et ne préconisons-nous que la solution sociale, c’est-à-dire la société tout entière formée de l’ensemble des producteurs, propriétaire indivise de tous les moyens de production qu’elle mettra directement et unitairement en valeur. »

A ces objections, Guesde pouvait de son point de vue d’en ajouter une autre : c’est que si l’État bourgeois, maître des mines, en avait confié l’exploitation à une corporation d’ouvriers mineurs, c’eut été à des conditions telles et en faisant payer si cher l’avance du capital, que les ouvriers auraient aussi durement pâti, sinon plus, du régime nouveau que de l’ancien. Donc, ni exploitation administrative directe de la mine par l’État, ni exploitation indirecte par l’intermédiaire de la corporation des mineurs. Mais que reste-t-il alors du programme de nationalisation que Guesde reproche à Clemenceau de n’avoir pas inscrit aux conclusions de son rapport ? Au fond, et malgré la déviation momentanée que subit la pensée de Guesde sous le coup même de la grève d’Anzin, la solution qu’il préfère en régime capitaliste, ou même la seule qu’il reconnaît, c’est la détermination légale d’un minimum de salaire pour les ouvriers mineurs. Encore une fois, qu’a de commun cette solution avec la nationalisation des mines ? Et surtout par quelle contradiction Guesde croit-il que le prolétariat est capable de dicter à l’État bourgeois un minimum de salaire que celui-ci imposera aux plus puissantes compagnies capitalistes, et juge-t-il le même prolétariat incapable d’imposer au même État bourgeois, dans l’exploitation administrative de la mine, des conditions de travail favorables aux salariés ?

Les incohérences abondent : c’est que dune part, Guesde et le parti ouvrier ayant commencé à faire appel au suffrage universel et ayant formulé un programme minimum de réformes, ne peuvent pas proclamer nettement l’impuissance absolue du prolétariat dans la société capitaliste ; et d’autre part, pour tenir le prolétariat en haleine de révolution, ils sont obligés de limiter d’avance, si étroitement, ce qu’il pourra obtenir d’une action réformatrice, que c’est l’équivalent pratique de l’impuissance absolue. Les radicaux, dans la crise de Decazeville, tirèrent profit de ces incertitudes. En leur nom, le député Émile Brousse constata à la tribune de la Chambre que « le parti collectiviste condamnait toute gestion directe de la mine par l’État ». Il insista aussi sur les difficultés qu’offrirait la gestion corporative des ouvriers devenus cessionnaires de la mine, et condamnés ou à succomber faute de capitaux si l’État leur mesurait chichement les avances, ou à devenir les débiteurs humiliés et asservis de l’État s’il leur consentait des avances très fortes. Et en ce point, l’argumentation radicale coïncidait avec celle de Guesde. C’est la participation aux bénéfices que Brousse préconisait au nom des radicaux, et comme toute participation aux bénéfices est illusoire, et que le sens même du mot bénéfice reste indéterminé si l’on ne prévoit pas un revenu reste indéterminé si l’on ne prévoit un revenu normal du capital et un salaire normal du travail, la solution radicale impliquait en fait le salaire minimum, c’est-à-dire la solution socialiste cependant, de son intransigeance doctrinale, il se confondait en ce point avec le pur interventionnisme radical si souvent bafoué par lui, comme tout à l’heure dans la question du chômage il avait reproduit les thèses de l’extrême libéralisme économique à la Molinari.

Même impuissance et même confusion dans sa politique extérieure. Il va de soi qu’il est nettement et hardiment internationaliste. Il combat dès lors avec véhémence le chauvinisme de Déroulède et des « patriotes », et il signale le danger que fait courir à l’esprit public cet entraînement de charlatanisme belliqueux. Mais son internationalisme n’est pas un internationalisme de paix, permettant à tout le prolétariat européen d’accroître les libertés générales, et par elles sa puissance propre ; lui permettant aussi de concentrer sur la transformation nécessaire de la propriété toutes les ressources de force morale et de force budgétaire qui sont dévorées aujourd’hui ou par la guerre, ou par la paix armée. Non ; comme ce n’est pas de la croissance régulière du prolétariat et du progrès des démocraties qu’il attend la délivrance des salariés, mais de commotions profondes qui feront jaillir du sol déchiré la force révolutionnaire, les cataclysmes les plus vastes seront les plus féconds. Or, il n’y a pas de plus grand cataclysme que les rencontres sanglantes des grands peuples qui portent déjà en eux le tressaillement intérieur des prochaines guerres sociales. Car dans ces guerres où les organisations nationales du capitalisme universel se blesseront et se ruineront les unes les autres, toutes les entraves tomberont qui arrêtent l’élan du prolétariat révolutionnaire, et l’enveloppe gouvernementale et capitaliste des nations déchirées par le choc des guerres, l’internationale du travail jaillira.

Quel cataclysme surtout, c’est-à-dire quelle aubaine de révolution, si la Russie et l’Angleterre se heurtaient, si elles se détruisaient l’une l’autre, ou si seulement l’une des deux détruisait l’autre ! La Russie, métropole de l’absolutisme ; l’Angleterre, métropole du capitalisme. Toutes les deux pèsent sur le prolétariat universel et ajournent la Révolution. La Russie n’est pas seulement une menace cosaque pour les libertés républicaines ou constitutionnelles de l’Occident. En obligeant l’Allemagne, sa voisine immédiate de l’Ouest, à se tenir sans cesse sur le qui-vive, la Russie justifie en quelque sorte l’impérialisme militaire allemand, gardien de l’indépendance germanique, et le prolétariat allemand lui-même hésite à livrer l’assaut à l’Empire, de peur que dans les hasards de ce formidable conflit intérieur le tsarisme n’intervienne pour réduire l’Allemagne à n’être plus qu’une Pologne. L’Angleterre aussi pèse sur le prolétariat universel, parce qu’ayant associé en quelque mesure son prolétariat au bénéfice de la conquête économique du monde, elle l’immobilise dans l’esprit conservateur ou dans un réformisme timide. La chute du tsarisme libérerait la démocratie socialiste allemande ; la chute du capitalisme anglais précipiterait le prolétariat anglais dans le mouvement universel de révolution. Aussi, c’est avec joie que Guesde salue le conflit qui s’élève en 1885 entre la Russie et l’Angleterre à propos de l’Afghanistan. il exalte « la guerre féconde » :

« Loin de constituer un point noir dans le ciel révolutionnaire, ce gigantesque duel que ne voit pas approcher sans terreur l’Europe gouvernementale, ne peut que faire les affaires du socialisme occidental, quel que soit celui des deux États « civilisateurs » qui en sorte désemparé. A plus forte raison, si tous les deux devaient être blessés à mort.

« La Russie écrasée dans l’Asie centrale, c’est la fin du tsarisme, qui a pu survivre à la mise en pièces d’un tsar, mais ne saurait résister à l’effondrement de la puissance militaire sur laquelle il s’appuie et avec laquelle il se confond. Les classes aristocratique et bourgeoise, qui trop lâches pour opérer elles-mêmes, n’ont su jusqu’à présent que laisser passer les bombes nihilistes, se trouvent du coup portées au gouvernement désormais constitutionnalisé, parlementarisé, occidentalisé. Et le premier effet, l’effet inévitable de cette révolution politique à Pétersbourg, est la libération de l’Allemagne ouvrière. Débarrassé du cauchemar moscovite, certaine de ne plus trouver en travers de ses efforts l’armée d’un Alexandre derrière l’armée d’un Guillaume, voilà la démocratie socialiste allemande en mesure d’ouvrir sur les ruines de l’Empire de fer et de sang le bal révolutionnaire, le Quatre-vingt-neuf ouvrier. En attendant et avant tout défaite — les journaux tsaristes sont obligés de le confesser — c’est la banqueroute russe qui va ébranler tout le vieux monde.

« L’écrasement de l’Angleterre n’aurait pas des conséquences moindres — et moins heureuses. Du seul fait de tous les moyens militaires britanniques transportés et concentrés sur la route de Hérat, l’Irlande — désenétatdesiégée — respire. Des dynamitades individuelles qui font plus de bruit que de besogne et ne sauraient en tout cas aboutir, elle peut passer à l’action collective, seule féconde, et imposer par la force — qui a changé de camp — sa volonté à l’île fratricide, pendant que de son côté le Soudan — et par contrecoup l’Égypte — échappe aux bienfaits de la civilisation à coups de fusil que Wolsely, après Gordon, avait mission de lui imposer.

« Au premier échec sur les bords du Murghal et de l’Héri-Roud, c’est un « décollage » général du plus immense et du plus exploité des empires coloniaux. Depuis les « métis » du Canada qui ont pris les devants et tiennent déjà la campagne jusqu’aux « boers » du cap, c’est à qui secouera le joug des marchands — et des marchandises — de la métropole.

« Mais vienne le désastre définitif, vienne la perte de l’Inde, insurgée dans ses rajahs mal domestiqués d’abord, dans ses cipayes ensuite, au fur et à mesure de l’invasion russe triomphante, et depuis la liquidation de l’empire romain le spectateur humain n’aura jamais assisté à un pareil krach, ne laissant intact aucun point de l’univers connu.

« C’est le marché indien, c’est le marché mondial à approvisionner, qui en créant une situation à part, véritablement privilégiée, au prolétariat d’outre-Manche, lui a permis jusqu’alors de se traîner sans en sortir dans les voies légales et l’a soustrait aux nécessités révolutionnaires qui emportent les salariés des deux mondes.

« Ces débouchés fermés, rejetée dans la misère commune, l’Angleterre ouvrière sera la première acculée à la lutte, lutte qui avec le degré d’organisation auquel elle est parvenue, ne saurait être ni longue ni douteuse.

« Le capitalisme britannique, qui est la clef de voûte du capitalisme européen, trouvant son Sedan sur les rives de l’Oxus, c’est un 18 Mars universel à bref délai, avec le prolétariat anglais pour avant-garde. aussi s’explique-t-on l’effroi qui s’est emparé des gouvernants de partout à la seule perspective du conflit anglo-russe, et les efforts qu’ils accumulent, à Londres et à Pétersbourg, pour conjurer une éventualité aussi grosse de mort pour l’ordre des choses actuel.

« Quant à nous, quant aux socialistes, qui savent à quels cataclysmes nécessaires est suspendu l’ordre nouveau, la société de l’avenir, ils ne peuvent qu’appeler de tous leurs vœux ce commencement de la fin du plus insupportable des régimes.

Coule, coule, sang du soldat,

Soldat du tsar et de la reine,

Coule en ruisseau, coule en fontaine.

« C’est pour l’humanité cette fois que cette rosée sera féconde. »

Quel rouge feu de Bengale, sanglant et vain ! Et ce n’est pas une crise passagère d’imagination : c’est le système de la catastrophe, c’est le parti pris du cataclysme. Un mois après, Guesde insiste encore, et il crie :

« Vive la guerre ! — Les derniers « risques » de paix se sont évanouis… Les destinées vont donc s’accomplir. Dans quelques jours, dans quelques semaines au plus tard, le militarisme moscovite et le commercialisme anglais seront aux prises. Et pendant que selon l’expression du Temps, « l’Europe — capitaliste — voit avec anxiété grandir le spectre d’une pareille guerre », pendant que le monarchisme du Soleil, l’opportunisme de la République française et le radicalisme de Justice, une fois de plus d’accord, s’époumonent à crier au « désastre », nous, battons, nous des mains à ce duel entre les deux grandes forces conservatrices de l’époque, et nous disons avec les socialistes d’outre-Manche par leur organe officiel, le Commonwealth : Puisse-t-il avoir pour issue l’anéantissement définitif non pas de l’un, mais des deux adversaires !

« Contrairement, en effet, aux guerres qui en jetant un peuple sur un autre font œuvre de réaction en substituant les haines de race aux haines de classe, la guerre qui va s’ouvrir — et qui passe par-dessus la tête des deux nationalités nominalement engagées, aussi peu menacées l’une que l’autre — fera, de quelque façon qu’elle se termine, œuvre de révolution.

« Quel que soit celui des deux systèmes ou des deux régimes — également quoique diversement oppresseurs — qui doive succomber ; que la caserne russe ait raison du comptoir britannique, ou que l’or anglais brise le fer moscovite, c’est une des assises de la présente société qui se détache, c’est la brèche ouverte par laquelle passera l’ordre nouveau.

« Et nous pouvons par suite donner carte blanche au Dieu des batailles, qui, quoi qu’il fasse, est foré de travailler pour nous.

« Au bout de la défaite russe — je l’écrivais il y a un mois, mais on ne saurait trop le répéter en présence du russophilisme d’une certaine presse, — au bout de la défaite russe il y a la fin du tsarisme, l’émancipation politique de la Russie, qui a déjà failli, il y a trente ans, surgir de la prise de Sébastopol. Et la Russie, je ne dis pas socialisée, — il y a des phases historiques qu’on ne saute pas, quoique l’on puisse les raccourcir, — mais simplement libéralisée ; c’est l’empire allemand frappé au cœur, isolé et incapable de résister aux coups répétés d’une démocratie socialiste qui n’a plus à « coller l’oreille contre terre », dans la crainte du canon des Romanof, désormais encloué. De même que l’Allemagne ouvrière au pouvoir, c’est la sanglante question de l’Alsace-lorraine résolue, de la seule façon dont elle puisse l’être, par la suppression des frontières.

« Au bout de la défaite anglaise, c’est l’émancipation sociale de l’Angleterre, — l’Irlande y compris — qui n’est séparée de la plus communiste des révolutions que par le plus gigantesque empire colonial — et commercial — qui fut jamais.

« Si malgré sa grande propriété foncière, malgré son développement industriel et la puissante organisation corporative de son prolétariat, elle a pu jusqu’à présent rester la « loyale » — et conservatrice — Angleterre qu’admire M. le comte de Paris, c’est que dans le marché universel à approvisionner, ses ouvriers ont toujours trouvé ou à peu près du travail et du pain. C’est d’autre part, qu’avec l’Inde et ses « fonctions lucratives », il lui a été possible de se débarrasser, en les satisfaisant, des fils de sa bourgeoisie « implaçables » dans la métropole, et d’échapper ainsi au péril des « déclassés », ce levain de toute pâte révolutionnaire.

« Mais que son commerce soit gravement atteint par les croiseurs — ou les corsaires — ennemis et par la concurrence plus dangereuse des neutres ; que ses colonies s’égrènent et qu’avec l’empire indien elle perde son grand débouché politique et administratif, et prise entre une classe ouvrière affamée et les « sans-emploi » de la classe moyenne, on verra ce que durera la ploutocratie britannique.

« Défaite anglaise ou défaite russe, c’est le triomphe à bref délai du socialisme international, auquel la débâcle qui se prépare, qu’elle vienne du nord-est ou du nord-ouest, mettra tous les atouts en main.

« A lui, à la France du 18 Mars surtout, de se préparer pour cette grande et dernière partie. »

Quelles prévisions colossales et vides ! Jamais sur une accumulation d’hypothèses plus hasardées ne s’appuya une plus dangereuse justification révolutionnaire de la guerre. D’abord, par une ironique réponse du destin à cette attente catastrophique, le conflit anglo-russe tourna court. Et puis, c’est par la plus téméraire conjecture que Guesde en faisait réussir la révolution. Bien d’autres hypothèses, bien plus plausibles, s’offrent à l’esprit. Qui sait, en premier lieu, si les deux gouvernements, éprouvant le dommage qu’ils se causaient l’un à l’autre, n’auraient pas conclu la paix avant que l’un des deux peuples fût arrivé à épuisement ? Et c’était pour le monde un stérile émoi. Mais surtout, comment prévoir avec quelque certitude les conséquences politiques et sociales de ce duel ?

Peut-être révolution ? Et laquelle ? Peut-être, et plus probablement, universelle réaction. La Russie vaincue, qu’advenait-il ? La force et le prestige de l’Angleterre capitaliste étaient décuplés, et les gouvernements européens auraient eu beau jeu à coaliser ensuite contre elle les défiances des peuples. Bien loin que la victoire anglaise eût suscité une révolution internationale, elle aurait surexcité sans doute une sorte de nationalisme continental, et favorisé ainsi la domination des classes dirigeantes, devenues les gardiennes de l’intérêt immédiat menacé par le monopole grandissant de l’Angleterre. Mais la démocratie socialiste allemande, ne craignant plus le canon des Romanof, se serait soulevée, et c’était la révolution ouvrière allemande ? Rien ne démontre que le canon des Hohenzollern ne suffisait pas tout seul, longtemps encore, à prévenir ou à réprimer un soulèvement prolétarien. Rien ne démontre que dans un conflit anglo-russe, la Russie eût été écrasée d’emblée ; longtemps sans doute la victoire eût été incertaine, et la peur que la Russie victorieuse ramenât vers l’Occident ses forces immenses exaltées par le succès, aurait sans doute groupé autour de la monarchie allemande toutes les classes de la nation. L’expérience a démontré d’ailleurs surabondamment que la méthode insurrectionnelle n’est pas celle de la démocratie socialiste allemande ; elle compte surtout, on pourrait presque dire qu’elle compte uniquement sur la force de l’évolution légale, et même si derrière les Hohenzollern il n’y avait pas l’ombre des Romanof, c’est sans doute par la conquête sûre et lente du suffrage universel qu’elle continuerait à préparer l’avenir.

Sans aucun doute, la liberté, la démocratie, le prolétariat seront débarrassés d’un grand poids, quand la possibilité même d’une intervention rétrograde de la Russie dans les affaires européennes aura disparu. Mais il n’est pas besoin pour cela du stimulant révolutionnaire de la guerre. A mesure même qu’elle étend ses prises sur l’Asie. A mesure aussi que par son développement industriel et capitaliste elle déborde peu à peu les facultés gouvernementales de la bureaucratie, la nécessité d’un contrôle national apparaît plus pressante, et la Russie pourra être « libéralisée » par l’effort intérieur de son élite pensante et de son élite ouvrière, soutenues des sympathies de l’Europe, aussi bien que par la force même de son évolution économique, sans que la guerre ait été déchaînée sur le monde. Elle sera alors liée au mouvement européen, et la paix maintenue aura contribué beaucoup plus que « la défaite russe » à la libération russe et à la libération européenne.

Mais quelles auraient été, sur l’état d’esprit de la France de 1885, les suites d’une grande guerre entre la Russie et l’Angleterre ? Guesde note déjà les premiers symptômes du russophilisme : qui sait si la France n’aurait pas dès lors songé avec épouvante que l’écrasement de la Russie la laissait à la merci de l’Allemagne et de l’Angleterre ? Et le prolétariat révolutionnaire était-il assez fort pour prévenir les mouvements chauvins qui pouvaient se produire, pour contrôler et diriger les redoutables combinaisons qui pouvaient tenter le peuple même ? L’alliance, et l’alliance active, immédiate, militante avec la Russie serait peut-être devenue en quelques jours le mot d’ordre de la nation surexcitée par le vaste grondement de la guerre. Belle besogne pour des révolutionnaires d’avoir ainsi passionné la fibre chauvine, et donné corps peut-être au rêve sanglant de revanche !

Et dans l’autre hypothèse, dans l’hypothèse de la défaite anglaise, que de fausses vues ! Je ne recherche pas s’il est juste et sage d’assimiler à l’oppression tsariste le capitalisme anglais, qui s’est accompagné dans l’ordre politique d’un magnifique épanouissement de liberté, et qui est corrigé dans l’ordre social par une forte législation ouvrière et par la plus puissante organisation syndicale qui soit au monde. Ce sont là des équivalences paradoxales que les socialistes révolutionnaires eux-mêmes n’ont pas toujours prises au sérieux, puisqu’ils ont multiplié contre le tsarisme les protestations véhémentes qu’ils ont épargné à l’Angleterre. Je ne recherche pas non plus s’il serait bon aux peuples incorporés maintenant au vaste domaine anglais de retomber à leur ancienne « indépendance », si l’Inde gagnerait beaucoup à redevenir la proie de ses radjahs et si les Mahdis du Soudan, les Arabi Pacha de l’Égypte apporteraient à ces groupes humains le bienfait d’un régime supérieur. Ce vaste écroulement de l’empire britannique, morcelé en ruines éparses, serait sans doute une rechute en barbarie. Il vaut beaucoup mieux, pour le socialisme européen, profiter de l’immense effort de pénétration et d’assimilation accompli par la capitalisme, et faire pénétrer dans le vaste domaine que s’est annexé l’Europe des garanties progressives de bien-être, de sécurité et de liberté.

Mais Guesde se trompe étrangement lorsqu’il imagine qu’il suffirait d’un choc violent et victorieux de la Russie pour obliger l’Angleterre à lâcher toutes ses prises sur le monde, et pour l’acculer, par la perte de tous ses débouchés, à cette détresse d’où naîtrait la révolution prolétarienne du désespoir. L’action de l’Angleterre est si étendue qu’il n’est possible à la Russie d’en ébranler partout les résultats. Aussi bien, c’est l’honneur de l’Angleterre d’avoir attaché à elle (Hyndman lui-même, si sévère pour le capitalisme de son pays, ne fait d’exception que pour l’Inde) presque toutes ses colonies. Il est malaisé de détruire un empire qui est relié à la métropole par les liens de la reconnaissance et de l’intérêt, et par le loyalisme orgueilleux de la liberté commune. D’ailleurs, même si un immense désastre brisait toutes les attaches politiques de l’Angleterre et de ses colonies, l’Angleterre ne perdrait pas pour cela ses débouchés. Jusqu’ici (et réserve faite de quelques tarifs différentiels récents par lesquels s’est annoncé l’impérialisme fiscal de M. Chamberlain), ce n’est point par des combinaisons de privilège mercantile que l’Angleterre s’est assuré le marché colonial, mais par sa puissance de production, de transport et de négoce, par la supériorité immense de son outillage financier, industriel et commercial. L’unité politique rompue, l’expansion économique pourrait durer encore, de même qu’après la rupture des États-Unis et de l’Angleterre, l’illusion fut vite dissipée de ceux qui avaient cru dériver vers d’autres nations le courant des échanges entre la métropole et sa colonie émancipée.

Où serait alors l’effroyable et soudain désastre qui ferait sortir le prolétariat anglais de son antique passivité légale et le jetterait à la Révolution ? Guesde se trompe encore étrangement lorsqu’il croit que cette crise désespérée soulèverait le prolétariat anglais contre le capitalisme. Le prolétariat anglais sait, Guesde en convient lui-même, qu’il a été associé, par le travail abondant et par les hauts salaires, à une partie du bénéfice que le capitalisme anglais a prélevé sur le monde. Il sait qu’il y a en Angleterre, en certaines industries, des ouvriers dont le salaire représente un chiffre supérieur à ce que serait pour l’ouvrier du continent la somme du salaire et du dividende, et que ces ouvriers sont ainsi au-dessus même du niveau moyen de la socialisation. Menacer le capitalisme anglais dans son empire colonial et dans son expansion économique, ce serait donc menacer le prolétariat anglais dans ce haut bien-être où il est accoutumé ; ce serait donc non pas déchaîner l’antagonisme des classes, mais les coalitions au contraire et les fondre presque pour une résistance passionnée à l’égoïsme jaloux du monde conjuré. Longtemps durerait cette résistance, comme il y a un siècle les classes rivales, aristocratie foncière et bourgeoisie capitaliste, réprimant leur antagonisme naissant, se réconcilièrent pour livrer une bataille de vingt ans à la Révolution conquérante qui menaçait l’essor industriel et l’expansion commerciale de l’Angleterre.

Les Boers se sont soulevés, et c’est la seule partie de la prophétie de Guesde qui se soit réalisée. Et pendant que l’Angleterre, engagée dans un combat dont elle n’avait pas d’abord mesuré toutes les charges, était obligée à un effroyable effort d’hommes et d’argent, pendant qu’elle portait dans le sud de l’Afrique toutes ses ressources militaires, pendant que des revers imprévus tendaient douloureusement toutes les fibres de la nation, qu’a fait le prolétariat anglais ? A-t-il profité de l’embarras si grave où étaient les dirigeants pour susciter un mouvement de révolution ? Il n’a même pas été possible d’obtenir de la majorité de ses trade-unions réunies en congrès qu’elle condamnât l’entreprise violente contre les Boers. Et aujourd’hui même, si elles repoussent la politique fiscale de M. Chamberlain, c’est parce qu’il leur semble qu’elle va grever inutilement la vie ouvrière, et que l’unité de l’empire, la puissance économique de l’Angleterre peuvent être maintenues sans qu’aucune atteinte soit portée aux habitudes du libre-échange.

Mais le jour où il apparaîtrait à la classe ouvrière que l’industrie anglaise est menacée et qu’elle ne peut être sauvée que par l’impérialisme fiscal, ce jour-là, tout la nation s’unirait, sans distinction de classe, pour maintenir une primauté économique qui malgré de choquantes inégalités de répartition s’est exercée au profit de tous. Qu’a fait encore en cette même crise l’Irlande, dont Guesde prévoyait le soulèvement révolutionnaire dès que la force répressive anglaise serait occupée au loin ? L’Irlande ! Elle a grondé à Westminster, elle a étourdi les oreilles anglaises de propos véhéments ; mais elle ne criait que pour négocier, et moyennant l’octroi d’un bill agraire qui ne va pas vers le communisme, mais au contraire vers l’individuelle propriété paysanne, et dont elle obtiendra sans doute en quelque autre crise nationale et politique l’amélioration, elle est passée, au moins pour un temps, au parti unioniste : elle lui a livré les écoles, elle s’est associée à une œuvre de réaction confessionnelle, elle a abandonné ces libéraux qui s’étaient compromis pour elle. Est-ce là la révolution simultanée du prolétariat et de l’Irlande ? Au demeurant, c’est une singulière tactique pour amener le prolétariat anglais au socialisme continental sa ruine. il paraît que pour s’associer au mouvement du socialisme universel, il faut d’abord qu’il perde en un cataclysme effroyable le haut bien-être conquis par lui dans tout un siècle d’organisation et de luttes. Il faut qu’il tombe pour que le reste du prolétariat s’élève, et on attend sa chute comme le signal du relèvement universel ; on applaudit d’avance aux catastrophes prochaines qui le précipiteront de son égoïsme privilégié dans la solidarité forcée de la misère commune. Au besoin, et s’il était possible, on les déchaînerait. Merveilleux effort de propagande, et qui dispense vraiment de rechercher pourquoi le prolétariat anglais a été jusqu’ici si réfractaire à l’appel du socialisme européen.

La vérité est que pour le prolétariat anglais aussi, l’accession à l’ordre socialiste doit être une ascension. La vérité est qu’en assumant, sous forme collectiviste et communiste, la direction de la production anglaise, le prolétariat anglais assumera le bénéfice de l’immense effort de pénétration et d’expansion du capitalisme anglais, et que la révolution sociale ne rompra pas la magnifique continuité historique de ce grand peuple. La vérité est que l’industrie anglaise, socialisée et prolétarisée, continuera à produire pour les marchés lointains, pour le vaste domaine colonial, et que la seule obligation du prolétariat anglais envers le socialisme universel et la conscience humaine sera de propager peu à peu dans ce domaine immense des institutions de liberté et de solidarité, d’élever le plus rapidement possible la condition des colonisés au niveau de celle des colonisateurs, et de réfréner les excès de convoitise qui risqueraient d’animer les unes contre les autres les nations socialistes et prolétariennes. Ce n’est pas en descendant, mais en montant que la classe ouvrière anglaise contribuera au progrès universel du prolétariat. Et plus est vaste et complexe le problème qu’elle aura à résoudre, plus elle a besoin d’un long régime de paix entre les nations. Lorsque Guesde invoque la guerre comme la sanglante accoucheuse du socialisme anglais, il va contre toutes les lois d’évolution du prolétariat d’Angleterre. C’est par la paix étendue et prolongée qu’il se libèrera, comme c’est par la paix que la démocratie socialiste allemande usera peu à peu la lourde cuirasse enfin rouillée de la bureaucratie militaire, comme c’est par la paix que la France et l’Allemagne réconciliées écarteront et dissiperont à jamais le cauchemar de l’intervention russe, succombant à l’immensité de sa tâche, sera contraint de faire appel lui-même au contrôle de la nation.

A appliquer la fausse théorie révolutionnaire de Guesde, le prolétariat européen aurait pour premier devoir de fomenter la guerre autant qu’il dépend de lui, ou de ne rien faire du moins pour la prévenir. Ce serait un crime de contre-révolution d’apaiser les défiances entre l’Angleterre et la France, car le rapprochement de l’Angleterre et de la France rend plus malaisé le choc de l’Angleterre et de la Russie. Ce serait un crime contre le prolétariat d’essayer, dans la mesure de l’influence qu’il a conquise sur les Parlements et par suite sur les gouvernements, de prévenir le conflit russo-japonais ; car ce conflit peut mettre aux prises, en vertu de l’accord anglo-japonais, la Russie et l’Angleterre, « le militarisme moscovite et le capitalisme anglais ». C’est parce que les trade-unions anglaises sont infectées de l’esprit conservateur bourgeois qu’elles sont venues à Paris, au nom des travailleurs d’Angleterre, offrir aux travailleurs français un pacte d’amitié. Non ! non ! salut à la guerre féconde ! Vive la guerre ! Voilà le mot d’ordre politique internationale qu’en 1885 le socialisme révolutionnaire de Guesde proposait au monde. Étrange parodie du passé ! Et par quelle ironie des choses les doctrinaires intransigeants de la Révolution prolétarienne sont-ils les plagiaires de la Révolution bourgeoise ? Par quelle sorte de docilité historique enferment-ils la libération de la classe ouvrière dans les formules surannées de la bourgeoisie ? C’est l’appel au fusil, comme au 14 juillet 1789 et au 10 août 1792, comme avant la période de l’exercice tranquille et sûr de la démocratie et du suffrage universel. C’est l’appel à la guerre comme stimulant révolutionnaire, selon la manière démodée et funeste de la faction girondine. C’est le socialisme reprenant contre le capitalisme anglais et contre l’autocratie moscovite la double guerre napoléonienne. C’est la combinaison la plus bizarre de la légende militaire et de la moderne souveraineté démocratique. C’est la barricade et le scrutin ; c’est l’échelle d’assaut et c’est la propagande ; c’est la fumée de l’incendie de Moscou enveloppant l’urne électorale. C’est tout le vieil appareil du militarisme révolutionnaire au service d’une Révolution nouvelle qui a des moyens nouveaux d’accomplissement !

Et pourtant, quelle que fût l’incohérence de méthode où se débattait alors le socialisme français, disputé entre des traditions impérieuses encore et les nécessités pressenties d’un monde nouveau, ces premiers apôtres et propagandistes du socialisme avaient, du Seize-Mai à 1885, rendu à la République, à l’humanité, au prolétariat un service décisif. L’histoire ne saurait évaluer trop haut leur effort et le résultat de leur effort. Car devant la démocratie républicaine qui pouvait se laisser prendre tout entière aux débats de pure organisation politique, ils ont posé le vrai problème social, et ils l’ont posé en termes précis.

C’est la question même de la propriété qu’ils ont mise à nu. Sous l’égalité politique subsiste l’inégalité sociale, et une forme d’inégalité qui a pour conséquence la dépendance et la misère d’un grand nombre d’hommes. Une minorité de possédants détient tous les moyens d’existence et de travail : le sol, les immeubles urbains, les usines, l’outillage industriel, la matière première ; et l’immense multitude des prolétaires, qui ne possède guère que sa force de travail, est soumise à la volonté des capitalistes, sans lesquels elle ne peut l’employer ; elle est obligée de créer par son effort la rente, le loyer, le fermage, le dividende, le bénéfice. Qui possède l’outil de travail dont les autres doivent se servir pour vivre, domine et exploite les autres. C’est donc une nécessité vitale d’abolir cette domination et cette exploitation en confondant travail et propriété, en remettant l’outil de travail à ceux qui le mettent en œuvre. Tant que cela n’aura point été fait, la démocratie politique pourra bien corriger en quelques-uns des pires effets du privilège de propriété, la législation sociale pourra en adoucir la rigueur, ou même en préparer le démembrement ; mais la racine même d’iniquité et de souffrance n’aura pas été atteinte, le fond même du problème n’aura pas été touché. Il n’est qu’un moyen de tendre à tous la liberté et le bien-être, c’est d’étendre à tous la propriété.

Et c’est pour dire cela que dès le lendemain du Seize-Mai, les socialistes se sont levés. D’une parole brutale parfois et d’un accent suraigu ils ont crié à la République victorieuse : Que feras-tu de ta victoire ? Vas-tu couvrir d’un manteau de fausse égalité l’iniquité profonde ? Ou oseras-tu aller vers l’entière justice en faisant de la propriété, privilège d’une classe, la force, la garantie et la liberté de tous ? Mais comme il n’est pas possible d’universaliser la propriété par voie de morcellement, comme le développement rapide du machinisme et de la grande industrie a créé de vastes organismes de production qu’on ne peut décomposer sans les tuer, comme d’ailleurs la rivalité de groupes absolument indépendants les uns des autres livrerait la vie économique de la nation à l’anarchie et à la guerre, il faut que tous les grands moyens de production deviennent, en vue d’une production unitaire, propriété unitaire, c’est-à-dire propriété sociale. Cette socialisation nécessaire est possible aussi, car de plus en plus la production capitaliste a pris la forme coopérative ; de plus en plus, elle coordonne en de vastes entreprises de vastes forces mécaniques et d’innombrables forces humaines, et les mœurs de la production sociale, formées peu à peu par le capitalisme même, ont préparé la production socialiste.

Sur ces vérités essentielles, que de 1877 à 1885 tout le socialisme, malgré ses querelles de secte, formulait d’accord, aucune critique n’a eu prise. Des controverses ont pu s’élever sur le degré de misère et d’exploitation que le capitalisme produisait, sur la concentration plus ou moins rapide de l’industrie ; il y a discussion, il se peut même qu’il y ait encore incertitude et obscurité sur les meilleurs moyens de réaliser l’ordre collectiviste, sur le mode de transfert de la propriété capitaliste à la communauté sociale, et sur le mode de fonctionnement de la propriété unitaire. Quelle y sera la part de la centralité, et la part de la diversité ? Est-ce du centre, et par impulsion et coordination administrative, que sera réalisée l’harmonie de la production et des besoins ? ou bien des groupes d’abord autonomes et qui retiendront jusqu’au bout une part de leur autonomie, réaliseront-ils l’unité par fédération croissante ? Les hypothèses peuvent varier, s’opposer, se combiner, et c’est l’évolution même de la vie qui décidera. Mais qu’il ne puisse y avoir affranchissement complet de tous les hommes, et justice complète que par l’absorption de la propriété capitaliste dans la propriété sociale ; des volontés et des intérêts que par la substitution du système coopératif au système compétitif, et que dans cette œuvre immense de transformation, la classe des non-possédants, de ceux qui ont un intérêt direct et total à l’évènement d’un nouveau type de propriété, soit le ressort décisif du mouvement, ce sont là, encore une fois, des vérités que n’a ébranlées aucune controverse, que n’a entamées aucune critique.

Vérités importunes à la démocratie : Quoi ! à peine avons-nous échappé aux prises de la réaction, nous voilà rejetés en plein inconnu ! Nous voilà sommés de toucher aux bases mêmes du système social ! Oui, il le faut ; car quiconque n’a point un idéal et un idéal précis, quiconque n’est pas résolu à arracher racine à racine toute la propriété capitaliste et à fonder la propriété sociale, n’a ni règle ni force propre d’action. Sans cet idéal, la démocratie va à l’aventure. Elle flotte entre l’égoïste pression des classes bourgeoises et les revendications toujours plus fortes du prolétariat, et quand elle cède à celui-ci, quand elle accroît aux dépens du privilège de propriété les garanties sociales et le domaine collectif, c’est presque sans le savoir. Elle n’a aucun critérium certain de la valeur de ses actes ; elle n’a aucun but vers lequel elle puisse orienter les réformes, et se guider au carrefour des chemins. Au contraire le parti, la classe qui ont cet idéal pour lumière et pour règle, peuvent certes se tromper, et souvent en effet se trompent ; mais ils peuvent aussi constater et redresser leur erreur, reconnaître et frayer leur chemin, et appliquer aux questions particulières en qui se manifeste le problème général, la certitude d’une solution générale.

Ce fut là, dès le début, en face de la République opportuniste ou radicale, la force souveraine du socialisme. Ces hommes, il y a vingt-cinq ans, n’étaient qu’une poignée. Clemenceau pouvait, en 1882, leur répondre avec un dédain irrité : « Ne me convoquez donc pas toujours en de petites salles qui sont comme des chapelles d’excommunication. Appelons, vous et moi, le peuple de Paris à de grandes réunions. » Il pouvait leur dire cela et être acclamé. Il l’était en effet : il avait pour lui, pour son extrême radicalisme anticollectiviste presque tout le peuple ouvrier de Paris. Oui, mais les collectivistes avaient pour eux la force d’une pensée conforme aux nécessités de l’évolution. Ils avaient seuls une doctrine substantielle et libératrice : ils posaient seuls le problème fondamental, celui de la propriété ; ils formulaient seuls la solution précise de démocratie intégrale, celle qui appelait tous les citoyens par le communisme de la propriété à la souveraineté économique, comme ils étaient appelés déjà par le communisme du pouvoir à la souveraineté politique. L’incohérence du socialisme était tout extérieure et momentanée ; elle tenait à la contradiction passagère des formules de violence révolutionnaire léguées par le passé et des méthodes d’évolution légale imposées par le présent. L’incohérence de la démocratie bourgeoise et radicale était fondamentale au contraire, et permanente ; car elle tenait à la contradiction essentielle d’un état économique fondé sur le privilège de quelques-uns.

Clemenceau a dès lors le malaise de cette contradiction ; mais parce qu’il n’y a pas d’autre solution que le collectivisme et parce qu’il y répugne, il se débat dans un effort impuissant et presque tragique ; où il faut bien admirer la vigueur d’un esprit merveilleux aux prises avec l’impossible.

Non, crie-t-il aux socialistes en août 1882, au cirque Fernando, « je ne veux pas des casernes et des couvents que vous nous préparez ». Casernes et couvents ! que veut-il dire par là ? S’agit-il de la discipline collective du travail dans une vaste association ? Mais cette discipline est beaucoup moins oppressive quand elle est consentie par des coopérateurs égaux en droit, qui sur la base d’une propriété commune coordonnent librement leur effort. Veut-il dire que l’individu ne pourra jamais se séparer que par la mort, ou par l’exile qui est presque une forme de la mort, de la communauté sociale. Et cette communauté qui l’enveloppe et qui le lie, si elle l’accable de charges, ne lui assure presque aucune garantie : elle le laisse à la merci de la faim et de l’exploitation systématiquement de ceux qui possèdent. Faire de la communauté une garantie, et non plus seulement et surtout une servitude, ce n’est pas bâtir autour de l’homme les murs d’une caserne ou d’un couvent. Il sera de l’intérêt même de la communauté nationale, qui n’étant plus dominée par une classe, n’aura d’autre vie que celle des individus eux-mêmes, de laisser aux individus et aux groupes le maximum d’autonomie, jusqu’au point où recommenceraient l’exploitation des uns par les autres. Les contrats les plus variés et les plus flexibles peuvent donner aux individus les garanties les plus fortes de large développement.

Clemenceau veut-il dire que l’individu sera contraint et comme plié à une règle monacale de pauvreté, parce qu’il ne pourra pas accumuler à l’infini les profils réalisés sir les autres hommes ? En ce sens, il est vrai, le capitalisme a une sorte d’infinité et sa fenêtre est ouverte sur les vastes cieux peuplés d’étoiles. Tandis que l’effort utile d’un homme est limité, le parti est illimité qu’il peut tirer à son profit de l’effort des multitudes innombrables. Mais si c’est limiter et mutiler l’homme que de lui retirer l’infinité quasi religieuse du capital, ce fut limiter et mutiler l’homme que de décréter qu’il n serait plus César ou Dieu. Toute l’humanité, depuis la Révolution, est comme ces rois mérovingiens dont on rasait la tête et qu’on renfermait au couvent en signe de déchéance royale. Nul ne peut plus, dans le droit révolutionnaire, prétendre à être roi. Clemenceau dira-t-il donc que la révolution a institué une sorte de renoncement conventuel ?

L’homme ne sera pas amoindri et encaserné le jour où il sera rémunéré non selon la force d’exploitation de son capital, mais selon son effort utile, dont la communauté, enfin maîtresse d’elle-même, déterminera la valeur selon les règles à la fois fortes et souples qui préviendront toute exploitation et encourageront toute initiative. Dire que le collectivisme serait un régime de couvent et de caserne, c’est dire que la propriété capitaliste est la condition de la liberté ; c’est placer l’humanité dans la plus douloureuse alternative, et ne lui laisser que le choix entre deux servitudes, servitude du salariat ou servitude du socialisme. C’est dire aux prisonniers de l’ordre social présent, à tous ceux qui portent la chaîne du salaire, qu’ils n’ont à choisir qu’entre deux hypothèses : ou bien devenir geôliers eux-mêmes, ou bien enfermer avec eux les geôliers en une communauté d’universelle servitude.

Grande aussi est la méprise de Clemenceau au sujet de la lutte des classes. Il se trompe quand il confond la lutte des classes avec le recours à la violence. Il se trompe quand il croit que la présence de bourgeois, bourgeois d’origine, d’éducation et même de fortune, dans les rangs du prolétariat socialiste, atteste la confusion et la fusion des classes. Il se trompe encore quand il croit que la lutte des classes suppose une sorte d’excommunication du travail intellectuel et cérébral prononcée par le travail musculaire et manuel. Il se trompe enfin, et gravement, quand il ne voit dans la lutte des classes qu’un antagonisme artificiel, savamment suscité ou exploité par la démagogie césarienne au profit de la tyrannie d’un seul. Et comme si le malentendu devait prendre toutes les formes, Clemenceau, après cette série de méprises, reconnaît lui-même implicitement la lutte des classes, mais sans en dégager la notion et sans déduire les conséquences de l’idée. C’est le 25 mai 1884 qu’il s’explique au cirque Fernando, et ce n’est plus comme en avril 1882 une boutade presque méprisante. L’adversaire a grandi, et c’est contre lui tout un effort de démonstration :

« Comment ne voyez-vous pas combien vous faites fausse route quand vous voulez instituer la lutte de classe et préparer la Révolution ? C’est sur ce point que je me sépare nettement de vous, et je vais vous dire pourquoi. Dans l’humanité, le progrès se fait par groupements. A mesure que les hommes s’éclairent, ils se rassemblent suivant leurs intérêts, et il se crée ainsi dans toutes les sociétés une succession de petites oligarchies qui défendent ce qu’elles croient leurs intérêts immédiats du mieux que leurs moyens leur permettent de la faire. (Interruptions. — Bruit.)

« Citoyens, je suis dans le vif de la question, je ne cherche point à me dérober. Je vous ai dit loyalement et sans flatterie jusqu’à quel point j’étais d’accord avec vous. Je suis d’accord sur le fond, mais je diffère sur les moyens, et vous ne pouvez pas me refuser le droit de parler en toute liberté devant vous.

« Vous ne pouvez pas contester l’existence de ces groupes diversement éclairés dont je vous parle. Les ouvriers de nos grandes villes, les ouvriers des campagnes, les paysans n’ont assurément pas atteint le même degré de culture, vous le savez tous. Et si vous reconnaissez avec moi l’existence de ces divers groupements, je vous dis : L’art politique dans une démocratie, c’est de faire servir l’émancipation du groupe supérieur à l’émancipation du groupe inférieur. Vous comprenez bien, je pense, dans quel sens j’emploie ces mots : je veux parler du degré d’éducation. J’affirme que toute la politique d’une démocratie, c’est de faire émanciper le groupe le moins éclairé, dans le plus bref délai possible, par le groupe qui a l’avantage des lumières et de l’éducation. (Applaudissements.)

La politique du despotisme, au contraire, c’est de se servir des intérêts antagoniques pour instituer la lutte de classe, afin d’asseoir dans la confusion générale la tyrannie d’un seul sur tous. (Applaudissements répétés.)

« Non, ce n’est pas le peuple qui fera jamais la lutte de classe, parce qu’étant le dernier venu à l’affranchissement, sa gloire est de représenter non pas l’intérêt de quelques-uns, mais l’intérêt de tous, et de porter en lui le principe de l’ordre social nouveau. (Nouveaux applaudissements.)

« Regardez autour de vous : nous avons un exemple frappant sous les yeux, regardez de l’autre côté des Vosges. Là vous voyez des classes hiérarchisées, non pas confondues comme chez nous. (Bruit.) Vous le savez bien, puisqu’à chaque instant je trouve des bourgeois dans vos rangs. (Applaudissements.) Je ne leur en fais pas un reproche ; ils obéissent à la loi que j’invoquais tout à l’heure. Mais ne voyez-vous pas que leur présence parmi nous montre ce qu’il y a d’artificiel dans l’organisation d’un parti politique sur la base d’un travail purement manuel, comme si le travail manuel n’entraînait pas nécessairement le travail cérébral ? Bien loin de séparer l’activité musculaire de l’activité cérébrale, nous voulons les unir, et la distinction que vous prétendez instituer est une distinction du passé contre laquelle proteste toute la civilisation moderne. (Applaudissements répétés.)

« Je vous invitais à regarder de l’autre côté des Vosges, et je vous disais : Là vous voyez des classes nettement délimitées, un empereur, une féodalité, un clergé, une bourgeoisie, un peuple des villes et des campagnes. Que le peuple de l’industrie et de l’agriculture s’allie à la bourgeoisie sortie de ses rangs, et la lutte contre le clergé, contre la féodalité, contre la monarchie ne sera ni longue ni douteuse. Ce qu’il faut pour empêcher ce résultat, c’est de séparer le peuple de la bourgeoisie, c’est de décrier, s’il se peut, le régime représentatif pour livrer le peuple, insuffisamment éclairé, inconscient de son droit, de son intérêt aux prétendus socialistes conservateurs. Écoutez le socialisme de M. de Bismarck, il faut d’abord courir sus à la bourgeoisie libérale. Ce mot libéral, c’est le synonyme d’intolérant, d’autoritaire. Il faut nourrir le peuple pour qu’il se taise. Il est alors bien plus facile à manier, à dit M. de Bismarck en plein Parlement ; de là son socialisme d’où l’idée du droit est absente, et qui n’est que l’organisation d’un vaste système de charité.

« Une voix. — Qu’est-ce qu’on fait en France ?

« — En France, avec d’autres apparences, on ne fait pas beaucoup plus mal que M. de Bismarck lui-même. Politiquement vous ne dépendez d’aucun maître, et vous êtes libres, si vous êtes suffisamment éclairés, si vous êtes libres, si vous êtes en état d’instituer un régime meilleur, de le pratiquer vous-mêmes. Si l’interrupteur attend un progrès quelconque non pas de la volonté du corps social, mais de la fantaisie d’un homme d’État, quel qu’il soit, c’est qu’il n’a pas de la conception même la plus obscure de ce que doit être la démocratie, c’est qu’il ne voir pas le piège qu’on tend au peuple quand on essaye de l’asservir en le satisfaisant. Nous essayerons de faire avec l’aide du peuple quelque chose de bien différent de ce qu’a entrepris la monarchie allemande. Ce n’est pas un système de secours que nous voulons organiser ; c’est le droit économique de chacun que nous voulons organiser dans sa pleine puissance.

« La monarchie allemande dit au peuple : Ce que la bourgeoisie te refuse, moi je te donnerai ; tu mangeras. Puis elle se retourne vers la bourgeoisie : Tu veux de l’argent, n’est-ce pas ? Je t’enrichirai par un système de protection savamment combiné. Enfin l’on s’adresse à la féodalité et au clergé, et on leur dit : Les bourgeois vont s’enrichir, ils le croient du moins ; la bête populaire est repue : vous pouvez dormir tranquilles. (Vifs applaudissements.)

« La voilà, la lutte de classe, la voilà savamment organisée dans un intérêt de classe. Si vous ne comprenez pas cet enseignement, moi je le comprends très bien, la majorité des électeurs le comprend comme moi. (Applaudissements répétés.)

« Je vois très bien comment le despotisme établit son règne sur la division des classes : il corrompt et il terrorise ; il effraye la bourgeoisie en lui montrant le peuple prêt à se jeter sur elle pour réclamer non plus du secours, mais son droit ; il effraye le peuple — retenez bien ceci — en poursuivant à outrance les démocrates socialistes, c’est-à-dire non seulement les ouvriers, mais aussi des bourgeois émancipateurs. Pour eux l’état de siège, pour eux les poursuites de presse, pour eux la forteresse. Il faut intimider le peuple en le satisfaisant.

« Voilà la lutte de classe. Chez nous il est trop tard pour instituer rien de pareil. La Révolution française a passé sur le pays ; je vous défie de rien organiser de semblable. (Applaudissements.) Et si vous le faisiez, ce ne serait qu’au profit du despotisme. (Applaudissements — Interruptions.) Oui, j’entends bien ; cette lutte existe, dites-vous, quoi qu’on puisse dire. La bourgeoisie est aveugle ; son égoïsme lui cache son véritable intérêt. Soit ! je conviendrai que derrière la lutte politique, il y a la lutte d’intérêts.

« Je vous accorderai même, si vous le voulez, qu’à bien regarder les choses, il n’y a que des luttes d’intérêts. Que nous importe, puisque nous sommes le nombre et que nous avons en mains le moyen de faire prévaloir notre volonté ? (Applaudissements.)

« Car enfin, cette révolution que vous voulez faire, sur quoi vous appuierez-vous pour la faire ? Vous ne pouvez pas mettre en ligne les forces oligarchiques dont dispose M. de Bismarck. Vous avez le peuple, mais le peuple, vous le savez bien, n’a pas dans son ensemble le degré de culture que suppose l’installation d’un nouvel ordre économique. Avant qu’il soit arrivé là, la révolution ne peut produire que des violences stériles. Le jour où il sera arrivé à ce point, il n’aura pas besoin de révolution, il fera prévaloir pacifiquement sa volonté, car étant la masse, nulle force ne prévaudra contre la sienne. (Applaudissements répétés.)

« Ce n’est pas tout que de pousser le peuple à des violences. Il faut encore qu’il soit en mesure de pratiquer un système quel qu’il soit — je n’envisage pas lequel — qui suppose chez chaque individu une éducation économique très avancée. Ne comprenez-vous pas ce qu’une pareille œuvre demande de temps et d’efforts ? Nous disparaîtrons tous, nous qui sommes ici, avant qu’elle soit achevée. Il y faut une claire vue des nécessités politiques, une continuité d’efforts que rien en décourage. Il faut surtout se garder de laisser croire aux hommes que l’affranchissement pourra leur venir tout d’un coup, d’en haut, en vertu d’une formule magique, en dehors de l’effort individuel. (Applaudissements prolongés.)

« Non, l’histoire enseigne que le progrès général n’est que la somme des progrès de chacun. C’est de ce côté qu’il faut diriger tous nos efforts. Je le disais tout à l’heure, le premier devoir qui s’impose à nous, c’est de faire des hommes, d’assurer dans l’ordre politique plus de liberté, dans l’ordre social plus de justice. Sans doute, nous aurons à lutter contre des intérêts aveugles : c’est l’histoire de toute l’humanité, il ne dépend pas de nous de changer la nature humaine. La meilleure formule d’émancipation, c’est…

Une voix. — La vôtre !

« — Non, je n’ai pas de formule économique qui ait la vertu de régénérer le monde, et c’est ce qui fait la supériorité de ma politique sur la vôtre. Je ne m’isole pas dans un système, je cherche de toute mon énergie à préparer l’avènement du monde nouveau ; mais je sais bien que je n’en verrai pas la réalisation. Ceux-là mêmes qui ont construit les systèmes qui vous passionnent étaient plus modestes que vous. Karl Marx disait : « Lors même qu’une société est arrivée à découvrir la voie de la loi naturelle qui préside à son mouvement, elle ne peut ni dépasser d’un saut, ni abolir par décret les phases de son développement naturel ; mais elle peut abréger la période de gestation et adoucir les maux de son enfantement. »

« Si j’interroge Schœffle : « Si le nouveau principe est ou peut devenir réalisable, personne n’est à même de le dire au juste maintenant ; mais nous sommes sûrs que pendant longtemps encore, il ne sera pas praticable, bien qu’il ne soit nullement antisocial en lui-même. »

« Lassalle demandait deux siècles. Quant à moi, je soutiens que l’intérêt primordial pour ceux que vous défendez et que j’ai la prétention de défendre aussi bien que vous… (Applaudissements prolongés), c’est de lier étroitement le pouvoir économique au pouvoir politique, c’est de faire comprendre aux déshérités de tout ordre qu’il n’y a pas d’émancipation véritable pour eux, dans un milieu que l’œuvre des hommes politiques sera de leur rendre de plus en plus favorable.

« Oui, la République a pour programme d’aider les faibles dans leur lutte contre les forts. (Applaudissements.)

« Mais la libération des opprimés ne viendra pas seulement d’une école, d’un groupe politique, d’un homme d’État ; ils la devront avant tout, pour la dignité, à eux-mêmes. » (Triple salve d’applaudisse-ments.)

Vraiment, à ces premières rencontres du radicalisme et du socialisme, les malentendus abondent.

Il en est un qui, je crois, est maintenant dissipé. L’organisation du prolétariat en parti de classe n’implique aucunement le recours à la violence. Que tous ceux, ouvriers, paysans, qui ne possèdent point leur outil de travail et qui sont dans la dépendance du capital se groupent ; qu’avertis par leur commune souffrance et leur commune sujétion, éclairés en outre par la lumière de la pensée socialiste, ils comprennent que leur statut ne peut être que dans la propriété sociale des moyens de production, et qu’ils se proposent de transformer en ce sens la propriété ; que par ce haut objet les espérances de bien-être, de justice et de liberté, ils soient réunis en un parti distinct ; que par l’action de ce parti et de la classe dont il est l’expression politique, ils conquièrent peu à peu l’État et le pouvoir pour mettre l’État et le pouvoir au service de leur idéal : il n’y a rien là qui exclue l’idée d’évolution et la politique légale du suffrage universel. Au contraire, c’est surtout le socialisme, parce qu’il représente les intérêts de cette multitude des non-possédants qui forme au moins les trois quarts de la nation, qui a intérêt à la mise en œuvre systématique de la loi des majorités. Et si sur ce point Clemenceau était excusable de commettre une confusion que lui suggéraient et que lui imposaient presque à cette date les socialistes révolutionnaires, l’analyse des idées suffit pourtant, même sans l’expérience des faits, à la dissiper, et je n’insiste plus là-dessus. De même il n’y a plus, je crois, d’intérêt à dire que si un moment quelques groupes socialistes parurent faire du travail manuel le critérium du parti, ce ne fut jamais la pensée générale du socialisme ; en ce point aussi toute équivoque a disparu. Et encore, si des bourgeois d’origine, convaincus que la société doit évoluer vers la propriété collective, que là seulement est pour tout homme la garantie du droit, adhèrent au mouvement socialiste, leur adhésion n’atteste pas la confusion des classes et l’identité des intérêts ; elle n’abolit pas l’antagonisme fondamental de la conception capitaliste et de la conception prolétarienne de la propriété.

Mais c’est, je l’avoue, la théorie du mouvement social de Clemenceau que je ne réussis pas à comprendre. Que veut-il dire quand il dit que le progrès de l’humanité se fait par groupements, qu’à mesure que les hommes s’éclairent, ils se rassemblent suivant leurs intérêts, et qu’il se crée ainsi dans toutes les sociétés une série de petites oligarchies ? Signifie-t-il par là que la supériorité des classes dirigeantes et dominantes résulte tout au long de l’histoire d’une supériorité des lumières ? Est-ce par un haut degré de culture que l’aristocratie romaine a plié le monde aux lois de la conquête et prélevé sur les peuples un colossal tribut ? Est-ce comme élite intellectuelle que la haute féodalité a hiérarchisé sous sa loi les vassaux, les colons et les serfs ? Et le règne de la propriété capitaliste et bourgeoise, exploitant des millions et des millions de salariés, est-ce la victoire de la science et de la pensée ? N’y a-t-il donc, au cours des siècles, entre dirigeants et dirigés, possédants et possédés, exploiteurs et exploités qu’une différence de lumière ? Et l’humanité forme-t-elle donc à chaque grande époque un système homogène, qui n’est divisé en zones que par une inégale distribution d’ombre et de clarté ?

La vérité est que les formes économiques et sociales en qui a évolué jusqu’ici la société humaine, ont toujours mis au service d’une minorité de prodigieux mécanismes de force, d’oppression et d’exploitation : le mécanisme de la conquête romaine et du système juridique violent qui en dérivait, le mécanisme de la hiérarchie terrienne féodale, le mécanisme de la propriété bourgeoise. A qui met la main sur ces mécanismes, ou par la force ou par ruse, ou par chance, ou par hérédité, ou par génie, l’histoire confère un prodigieux privilège de domination et de trituration humaine : et c’est là le régime des classes.

Que les groupements humains favorisés par ce régime des classes aient contribué au progrès universel ; qu’ils aient utilisé l’immense force sociale concentrée en eux pour ajouter au patrimoine humain et accroître la civilisation générale ; qu’en eux et par privilège même l’humanité ait atteint à des puissances et à des fiertés où ne pouvait d’emblée se hausser toute la masse, mais qui marquaient pour tous les hommes le niveau d’un effort plus vaste, et qu’on puisse dire en ce sens avec Clemenceau que le progrès de l’humanité se fait par groupements, je ne le conteste pas : ce fut l’évidente et dure loi de l’histoire humaine. Mais ces groupements privilégiés n’ont pas été une pure avant-garde de lumière ; ils n’ont pas été le faisceau de rayons qui ne se distinguait que par sa clarté même du fonds commun de l’humanité obscure. Ils ont été des systèmes de forces, où la brutalité physique et la brutalité économique se sont combinées en des proportions variables.

Maintenant c’est le droit capitaliste qui continue « le droit du poing », et que tous ces groupements de privilège contribuent enfin au progrès humain, c’est à la condition qu’on les destitue de leur privilège. Or, les destituer de leur privilège, ce n’est pas seulement étendre à tous les hommes la lumière que souvent en effet concentrèrent en eux les dominants : c’est briser le système de force, c’est-à-dire aujourd’hui de propriété, par où leur domination s’organise et s’affirme. Et c’est parce que les « petites oligarchies successives » dont parle Clemenceau ont fondé leur puissance sur des systèmes de force consolidés en systèmes de propriété, propriété romaine de conquête, propriété féodale de hiérarchie, propriété capitaliste d’exploitation, qu’elles forment non de superficielles coteries d’éducation et de lumière, mais de dures classes compactes, dont on ne peut rompre le privilège qu’en rompant ou en dissolvant le système même de propriété où il se fonde et où il s’exprime. Et c’est là le sens historique de la lutte des classes. Ce n’est pas l’aveugle ruée des individus exploités contre les individus exploiteurs : c’est le combat systématique d’une forme sociale contre une forme sociale. C’est aujourd’hui, en pleine clarté, la lutte de la propriété capitaliste et oligarchique. Et dans la lutte de la propriété collective qui veut être, contre la propriété capitaliste qui est, chacune des deux formes, l’une virtuelle encore, l’autre réelle, appelle à soi pour l’attaque et pour la défense les intérêts et les consciences qui lui correspondent le mieux. Voilà ce qu’est la lutte des classes.

Clemenceau a bien dès 1880 le pressentiment de ces problèmes, mais on dirait qu’il frappe d’une main hésitante à une porte fermée et qu’il regretterait presque de voir s’ouvrir. Quand il dit que les hommes, à mesure qu’ils s’éclairent, se rassemblent suivant leurs intérêts, de quels intérêts parle-t-il ? S’il ne s’agit que d’intérêts secondaires et frivoles, analogues à ceux qui donnent naissance dans une même corporation, dans une même caste, dans une même classe à des rivalités et à des factions, c’est expliquer par un mécanisme bien débile le lourd mouvement de l’histoire ; c’est émouvoir par le minuscule ressort d’une montre de luxe la pesante horloge du temps. S’il s’agit au contraire d’intérêts substantiels et profonds liés au système de propriété qui assure aux uns la maîtrise et l’exploitation des autres, ce groupement d’intérêts est un groupement de classe, et le progrès de la lumière n’est que la conscience toujours plus claire que prennent les hommes des intérêts de classe qui les opposent les uns aux autres, sous la discipline de deux systèmes antagoniques. Ainsi Clemenceau semble ramener dans l’histoire la lutte des classes au moment même où il la nie.

Mais s’il y a aujourd’hui deux systèmes, c’est-à-dire deux classes en lutte, comment Clemenceau peut-il dire que le groupe le plus éclairé a l’initiative du progrès et du mouvement ? Oui, s’il n’y a qu’une classe, s’il n’y a qu’une nation homogène, qu’aucun système d’exploitation ne divise et où seule l’inégalité de lumière crée une inégalité de puissance et d’action, c’est le groupe le plus éclairé qui meut, par son propre mouvement, cet ensemble solidaire. Mais là où il y a deux conceptions sociales antagoniques, là où il y a deux classes en lutte, il y a deux élites. Il y a aujourd’hui, par exemple, une élite de la bourgeoisie qui prolonge la domination bourgeoise par sa puissance de labeur, par son activité directrice, par son ingéniosité à combiner la résistance et la réforme. Il y a une élite du prolétariat qui éduque et organise les prolétaires à demi conscients encore, qui les éveille à la conscience de leur force et de leur droit, qui définit pour eux, dès aujourd’hui, l’idéal social, c’est-à-dire le système de propriété où ils doivent tendre, et qui demain, par un progrès nouveau, saura tracer la série des réformes toujours plus efficaces et plus vastes qui s’ordonneront vers ce but. A laquelle de ces élites songe Clemenceau, lorsqu’il dit que dans une démocratie l’art politique, « c’est de faire servir l’émancipation du groupe supérieur à l’émancipation du groupe inférieur » ? C’est à l’élite bourgeoise et capitaliste qu’il devrait songer, puisqu’elle est « émancipée », plus qu’émancipée, étant souveraine. Et de fait, s’il n’y avait pas des classes, c’est ce groupe bourgeois arrivé à la lumière, à la puissance, à la joie, qui devrait être l’initiateur du progrès social ; c’est lui qui devrait être l’émancipateur des autres hommes, non pas en brisant ou transformant un système de propriété qui est supposé accessible à tous, mais en apprenant à tous les hommes, par son exemple et ses leçons, l’habile maniement d’un mécanisme d’intérêt commun dont seule tout d’abord une minorité plus éclairée aurait su tirer parti.

Est-ce donc aux mains de cette élite bourgeoise et capitaliste, de ce « groupe supérieur » que Clemenceau va confier le destin du prolétariat ? Il le faudrait si sa théorie du progrès humain est exacte, s’il est vrai que d’une société relativement homogène un groupe se détache d’abord par supériorité de lumière et d’action, qui doit ensuite propager dans un milieu analogue cette lumière et cette force un moment privilégiées. Mais averti par son instinct de démocratie et de lutte, c’est vers le prolétariat que Clemenceau se tourne. C’est à la classe ouvrière et paysanne, à la classe salariée qu’il demande des exemples de ces groupes inégalement éclairés et émancipés, qui vont du plus haut au plus bas communiquer la clarté et la liberté. C’est entre « les ouvriers de nos grandes villes, les ouvriers des campagnes, les paysans » qu’il constate les inégalités de culture, qui font que « le groupe qui a l’avantage des lumières et de l’éducation » doit émanciper « le groupe le moins éclairé ». A la bonne heure, cette comparaison de groupe à groupe est possible, parce qu’elle se fait à l’intérieur d’une même classe, qui malgré les diversités de condition et de culture est relativement homogène, ayant tout entière ce trait décisif d’être soumise à l’exploitation du capital. Cette propagande du prolétariat au prolétariat, le socialisme est bien loin d’y répugner : elle constitue au contraire son premier effort. Mais au nom de quelle idée les plus éclairés pourront-ils s’adresser aux autres, si ce n’est au nom d’un intérêt commun, d’un droit commun ? Et cet intérêt commun, ce commun droit de tous les salariés et non-possédants, quel peut-il être, sinon leur droit à la garantie de la propriété socialisée ? Ce sera donc une propagande de classe, une action de classe, une action de classe, et Clemenceau en convient presque malgré lui lorsque c’est dans les limites d’une des deux classes en lutte qu’il va choisir les exemples qu’il propose aux socialistes et qu’il imagine leur opposer.

L’aveu est plus décisif encore lorsque Clemenceau reconnaît que « derrière la lutte politique il y a la lutte d’intérêts », lorsqu’il accorde même « qu’à bien regarder les choses, il n’y a que des luttes d’intérêts ». Qu’est-ce à dire ? Il ne peut être question des intérêts individuels cherchant à se satisfaire par la possession individuelle du pouvoir ; cela, c’est à l’intérieur de chaque parti la rivalité subalterne des ambitions et des convoitises. Il s’agit de groupes d’intérêts assez puissants et assez étendus pour servir de base à des partis et pour servir de base à des partis et pour servir de base à des partis et pour s’exprimer en formules juridiques, politiques, religieuses qui dépassent l’appétit individuel. Mais comment se peuvent constituer ces vastes groupements d’intérêts contraires, sinon sous la catégorie et sous la loi de l’intérêt le plus étendu et le plus profond, c’est-à-dire la propriété ? C’est le rapport de l’homme à la propriété qui détermine et commande tous ses rapports aux choses et aux hommes. Selon qu’il possède ou ne possède pas, selon qu’il possède juste assez pour exercer librement et exploiter les autres ; selon qu’il possède une forme de propriété dont le revenu et l’influence sociale décroissent, ou une forme de propriété dont le revenu et l’influence sociale grandissent, il est situé autrement par rapport à la nature et à l’humanité. Et dans ces diversités et contrariétés, la contrariété la plus décisive, l’opposition la plus forte est de celui qui ne possédant que ses bras est sous la loi du capital, à celui qui possédant le capital tient à sa merci le travail des autres : l’un n’est qu’une portion ne nature, et il est enfoncé dans la servitude des choses ; l’autre, par l’intermédiaire de l’humanité asservie et mécanisée, domine les choses.

Reconnaître donc avec Clemenceau que les intérêts s’organisent en groupes assez puissants pour constituer le substratum des partis politiques, c’est reconnaître qu’une force souveraine de classification intervient dans l’innombrable jeu des intérêts individuels, et cette force qui crée des affinités et de antagonismes, qui distribue et catégorise en groupements distincts ou mêmes contraires la variété illimitée des forces, cette force souveraine, c’est la propriété, principe d’attraction et répulsion, centre de la bataille des classes.

Au demeurant, quand Clemenceau dit qu’il faut émanciper les hommes, de quoi veut-il les émanciper les hommes, de quoi veut-il les émanciper ? Si ce n’est que de leur propre ignorance, c’est donc seulement d’eux-mêmes qu’il faut qu’on les émancipe. Mais si c’est d’un joug social, quel peut-il être, sinon le joug de la propriété oligarchique ? Et quand Clemenceau ajoute que le devoir de la République est « d’aider les faibles dans leur lutte contre les forts », quel sens donne-t-il et à la force et à la faiblesse ? En soi, la lumière des uns ne crée pas les ténèbres des autres ; en soi, la richesse des uns, si elle procède seulement de l’énergie créatrice de l’individu, ne crée pas la misère des autres. La force des uns, si elle s’exerce dans une société normale et juste, ne crée donc pas la faiblesse des autres, et il y a pour les faibles de l’élever à la force. Il y a même lieu pour l’Etat, si l’on veut, d’aider les faibles à s’élever à la force. Mais il n’y a pas lutte des faibles contre les forts. S’il y a lutte de ceux-là contre ceux-ci, c’est parce que les forts créent, au moins dans une certaine mesure, l’ignorance, la pauvreté, la dépendance, la faiblesse des faibles. Et pourquoi créent-ils toute cette misère et toutes ces ténèbres ? Non pas certes par raffinement de méchanceté ; mais parce qu’ils ont cru avoir besoin, pour le service de leur privilège, d’une masse ignorante et serve. Et comment parviennent-ils à maintenir les faibles à l’état de faiblesse ? Ce n’est pas par l’impossible violence innombrable et quotidienne de l’individu à l’individu ; c’est par le fonctionnement d’un mécanisme social dont ils sont les maîtres ; c’est par la propriété oligarchique et capitaliste, instrument d’une classe, qui ne peut être transformé que par l’effort de l’autre classe en instrument de liberté commune et de bien-être universel.

J’entends bien que Clemenceau n’impute ces antagonismes des intérêts, sous-jacents aux luttes politiques, qu’à l’aveuglement des intérêts les plus forts, des intérêts privilégiés, c’est-à-dire dans la société capitaliste de la bourgeoisie. « La bourgeoisie est aveugle, s’écrie-t-il, son égoïsme lui cache son véritable intérêt. » Et il semble donc, selon lui, qu’à un degré supérieur de culture et d’intelligence, la bourgeoisie cesserait de concevoir son intérêt comme antagonique à celui du prolétariat. C’est possible, c’est même certain, mais en un sens qui va, je crois, au-delà de la pensée de Clemenceau. Oui, s’il est vrai ; comme je le crois profondément, que la société révolutionnaire ne trouvera son équilibre que dans la démocratie sociale, dans la propriété coopérative et collective ; s’il est vrai, comme Clemenceau l’a dit lui-même plus d’une fois, que le salariat doit disparaître, et par conséquent la forme de propriété qui implique le salariat, il est de l’intérêt de la bourgeoisie capitaliste elle-même de ne pas s’obstiner contre la force irrésistible de l’évolution. Il est de son intérêt de ne pas provoquer par des résistances chimériques les emportements et les violences ; il est de son intérêt de ne pas prolonger artificiellement un privilège destiné à périr, et qui pourrait s’amortir sans secousse ; il est de son intérêt d’accepter dès maintenant, comme un idéal désirable et réalisable, un ordre social qui donnera à tous les individus, et à ceux-là aussi qui sont catégorisés maintenant dans la bourgeoisie, des garanties de certitude laborieuse et de large développement personnel. Il est de son intérêt, même comme classe, de conquérir par la libre acceptation anticipée de l’ordre socialiste et collectiviste l’autorité morale nécessaire pour régler avec la classe prolétarienne désarmée de ses colères et de ses défiances les sages transactions, les transitions prudentes qui ménageront les habitudes, et qui abondent encore en la bourgeoisie leur emploi le plus étendu dans l’ordre nouveau.

Il y aurait donc intérêt pour la bourgeoisie non seulement, comme l’entend sans doute Clemenceau, à répudier toute politique d’oligarchie et de défiance, et à seconder, sans peur du prolétariat, un développement de démocratie, de lumière, de solidarité, d’où peut-être naîtrait un nouvel ordre social. Mais il y aurait encore intérêt pour elle à adopter en pleine conscience et hardiesse l’idéal socialiste prolétarien, et à y diriger l’effort de tous.

Alors oui, à ce degré supérieur de clairvoyance, de culture intellectuelle et morale, la lutte des classes ne serait pas. Elle s’apaisait dans la lumière de la pensée avant même de s’abolir dans l’harmonie des choses. Or, je ne dis pas qu’il soit tout à fait impossible de faire entrer en quelques consciences de la bourgeoisie de cette haute lumière, et je ne désespère pas que jusque dans les couches les plus obscures, les plus glacées, les plus réfractaires de la pensée bourgeoise pénètre comme un pâle reflet de qui s’épuise aux résistances de la nuit, mais qui éveille en elle, malgré tout, le pressentiment d’une aube inconnue. C’est de ces inquiétudes, c’est de ces attentes troubles, c’est de cet émoi des régions obscures que se font les levers d’idéal comme les levers du jour.

Mais ce serait imaginer une sorte de miracle social, ce serait supposer à la classe bourgeoise une faculté socialement surhumaine de s’élever au-dessus de soi, que de la croire capable de briser elle-même l’idée que lui suggère le mécanisme même qu’elle fait fonctionner. Pourquoi ? Parce qu’elle porte en elle non pas seulement, non pas surtout cet égoïsme individuel qu’on peut surprendre en soi et surveiller, mais cet égoïsme impersonnel, collectif, fonctionnel, qui l’incline et l’oblige presque à reconnaître une vertu définitive au système économique où elle a dépensé tant d’efforts, par qui elle a produit tant de richesses, dont elle a été l’initiatrice et dont elle est encore la gardienne responsable. Aussi, dire que la bourgeoisie est aveugle, ou c’est diriger contre elle une accusation tout à fait vaine, ou c’est reconnaître qu’il y a en elle, à l’égard des possibilités et des nécessités d’un ordre nouveau, une cécité qui lui vient presque fatalement de l’ordre présent ; un aveuglement social, fonctionnel, un aveuglement de classe ; c’est donc proclamer en même temps que le monde nouveau ne pourra être préparé que par une classe neuve, moins engagée dans un système dont elle n’a eu ni la direction, ni les plus larges profits. Si donc, comme le dit Clemenceau, la bourgeoisie est aveugle, quelle raison décisive de constituer en parti de classe ce prolétariat qui doit voir pour tous ! S’il y a quelque chance que l’aveuglement de la bourgeoisie se guérisse partiellement, c’est si elle trouve sans cesse en face d’elle un parti, une classe qui lui rappelle l’idéal qu’elle méconnaît, qui tente son regard par la clarté qu’elle méconnaît, qui tente son regard par la clarté qu’elle ne veut pas voir, et qui par la puissance même de son organisation commence à mettre dans l’idée cette autorité du fait, seul avertissement décisif à l’entendement bourgeois.

Mais quel dommage que Clemenceau ne tire pas lui-même les conclusions de toutes les prémisses qui dans ses paroles sont obscurément contenues ! Cette théorie des classes, il ne parvient à l’éliminer, cette lutte des classes, il ne parvient pas à la condamner qu’en accumulant, dans la phrase de son exposé où il définit le rôle du peuple, les obscurités et les contradictions : « Non, ce n’est pas le peuple qui fera jamais la lutte de classe, parce qu’étant le dernier venu à l’affranchissement, sa gloire est de respecter non pas l’intérêt de quelques-uns, mais de représenter non pas l’intérêt de quelques-uns, mais de représenter l’intérêt de tous, de porter en lui le principe de l’ordre social nouveau. » Le peuple, dernier venu à l’affranchis-sement ! Mais en quel sens cela est-il dit ? Au sens du passé, ou au sens de l’avenir ? Clemenceau a-t-il laissé entendre par cette formule incertaine que l’affranchissement du peuple est déjà chose accomplie, ou du moins qu’il ne reste plus, pour qu’il soit complètement affranchi, qu’à tirer les conséquences dernières et les plus aisées d’une révolution déjà faite ? Et alors, comment entend-il le mot peuple ? S’il entend par là, comme aux premiers temps de la Révolution française, l’ensemble des citoyens qui ne tenaient ni à la noblesse qui avait reçu des lettres d’anoblissement, Clemenceau, quand il parle de l’affranchissement du peuple, signifie simplement que l’ancien régime est vaincu, et que la contre-révolution ne parviendra pas à rétablir les « ordres privilégiés » de l’ancienne France. En ce sens tout est provisoire, le peuple, assemblage de bourgeoisie et de prolétariat, est à peu près affranchi en effet. Mais un problème nouveau a surgi : « le peuple », dès la Révolution même, se décompose en bourgeoisie et en « peuple » proprement dit. Et la question est de savoir si ce peuple du travail salarié est dépendant est affranchi. Prétendre qu’il l’est déjà, qu’il est venu le dernier, mais qu’il est venu à l’affranchissement, prétendre que le prolétariat a conquis la pleine liberté sociale, ce serait moquerie. Donc, en ce sens précis et profond du mot peuple, le peuple, c’est-à-dire le prolétariat, n’est pas affranchi : il reste à affranchir. Il a pu conquérir par l’école, par la démocratie, par le suffrage universel, par la République des moyens légaux d’émancipation ; mais cette émancipation est à faire : elle est chose de l’avenir, non du passé.

Mais alors, en quel sens Clemenceau peut-il dire que ce peuple prolétarien porte le principe d’un ordre nouveau ? Ce ne peut être précisément que parce qu’il est prolétarien, c’est-à-dire parce que n’ayant pas de propriété, il fait valoir non le droit de propriété ; elle subordonne au contraire la propriété à l’humanité. Elle veut que l’humanité cesse d’être l’instrument de la propriété, et que la propriété devienne l’instrument de l’humanité. Dès lors, il est bien vrai qu’elle prépare un ordre social où il n’y aura plus de classes ; il est bien vrai qu’elle porte en elle le principe de cet ordre social nouveau. Mais c’est parce qu’elle est une classe d’humanité luttant contre la classe de propriété. C’est en ce sens que Marx et Lassalle ont dit que le prolétariat portait en lui l’humanité et l’avenir. Ou bien la pensée de Clemenceau se borne à prendre acte, au nom du peuple affranchi, du décès de l’ancien régime, et tout le problème social moderne est éliminé ; ou bien Clemenceau considère le prolétariat comme le représentant de droit d’un ordre nouveau d’où aura disparu la domination de classe de la propriété, et alors bien loin d’interdire au peuple la lutte de classe, comme il le fait en apparence, il l’invite au contraire à transformer la propriété de classe en propriété humaine, c’est-à-dire à engager une lutte systématique contre le privilège économique de la classe de propriété, et ainsi il témoigne pour la lutte de classes au moment même où il la renie.

C’est cette confusion d’idées, c’est cette incertitude d’une pensée qui cherche une issue vers l’avenir, mais qui semble se fermer à elle-même toutes les portes, qui donne à tout ce discours de Clemenceau je en sais qui de contracté et presque de douloureux. Et c’est parce qu’il n’est point parvenu à une claire notion de la lutte des classes, qu’il y voit une aveugle mêlée de défiances et de haines que déchaîne et qu’exploite le césarisme. La bourgeoisie allemande et le prolétariat allemand, en se laissant attirer traîtreusement à la lutte des classes, ne sont que deux plèbes dont la tyrannie impériale, servie par le machiavélisme bismarckien, manie les passions furieuses, peur, convoitise et haine. Oui, il est certain que souvent, depuis un siècle, la contre-révolution et le césarisme ont exploité pour leurs desseins les conflits des deux classes modernes, bourgeoisie et prolétariat, et ont dupé l’une par l’autre. Mais il ne suit pas de là que le conflit profond des deux classes n’ait pas sa nécessité et sa légitimité. Le droit subsiste pour le prolétariat et le devoir de s’organiser en un parti distinct, pour faire valoir sa conception communiste de la propriété contre la conception bourgeoise ; mais cette lutte grandiose de deux idées, groupant autour d’elles les intérêts qui leur sont conformes, au lieu d’être abandonnées aux fureurs de l’instinct et aux mouvements réflexes de l’appétit ; doit être réglée par la science et par la raison.

Or, à mesure précisément que la pensée socialiste systématise la lutte des classes, le prolétariat élève le conflit au-dessus des régions obscures de l’instinct, et il est toujours moins exposé à faire le jeu des pouvoirs d’ancien régime ou de la tyrannie césarienne. Il sait que pour substituer la propriété sociale à la propriété oligarchique, il a besoin de liberté politique, de démocratie, de lumière, et il est prêt à s’allier au besoin à la bourgeoisie pour défendre contre le retour de l’ancien régime, contre les ténèbres cléricales, la liberté, la lumière, la démocratie. Il sait que pour passer de l’ordre capitaliste à l’ordre socialiste, il doit faire usage surtout du suffrage universel et de l’évolution légale qui lui permet chaque jour de mesurer les résistances et d’y proportionner l’effort. Il sait qu’à user de violence il aggrave les difficultés en déchaînant la panique. Il sait que la bourgeoisie, dont la fonction historique et économique touche à son terme, a été malgré tout une force merveilleuse de progrès, qu’il y a encore en elle de puissantes réserves de pensée, d’initiatives, d’énergie, et qu’il peut combattre à fond son privilège économique, suranné maintenant et détestable, dans la mépriser et même sans la haïr. Il sait que dans une démocratie mêlée de complexe où abondent à l’intérieur d’une même classe les diversités, et où entre les deux grandes classes, comme entre les deux pôles de la lutte sociale, flottent bien des éléments intermédiaires et incertains, il fera accepter bien des réformes successives orientées vers son idéal, avant de faire accepter de tous cet idéal même en son intégrité. Il est donc prêt à s’unir à toute la démocratie pour réaliser ces réformes successives au fur et à mesure que par sa propagande et son organisation propres il en a mûri l’idée. Ainsi c’est parce que le prolétariat prend conscience dans le socialisme de l’idée par où il excelle entre les partis, qu’il sait mener la grande lutte de la propriété sociale contre la propriété oligarchie sans tomber dans les pièges de la contre-révolution, et sans se refuser à l’action générale de démocratie qui sert son idéal.

De l’exemple même que Clemenceau invoquait, et que je ne pourrais approfondir ici sans analyser l’histoire et la vie de l’Allemagne, j’ai le droit de retenir ceci : c’est que le prolétariat allemand a dû à la démocratie socialiste, c’est-à-dire à sa conscience de classe et à son organisation de classe, d’échapper aux pièges de M. de Bismarck et de déjouer ses manœuvres. Ayant conçu un haut idéal, il a compris qu’il ne pourrait le réaliser pleinement que par la démocratie politique et malgré les tentations des messages impériaux, malgré des lois d’assurances sociale octroyées de haut par l’Empire, il a continué contre l’absolutisme aussi bien que contre le capitalisme sa lutte de tous les jours, et ce n’est pas sa faute, ce n’est pas la faute de l’idée de classe dont il est pénétré, si l’alliance ne s’est pas conclue encore entre le prolétariat allemand et la bourgeoisie allemande pour la conquête de la liberté politique. Le césarisme et la contre-révolution ont besoin d’une plèbe. Or, le prolétariat cesse d’être une plèbe à mesure précisément qu’il devient une classe.

Faute d’avoir une idée claire de la forme de propriété vers laquelle tend nécessairement le prolétariat et en qui s’accomplira l’évolution démocratique, Clemenceau n’a qu’un programme de réformes sociales ou vague et impuissant, ou empirique. Car comment tracer un programme de réformes systématique, vigoureux et efficace quand on ne sait pas avec précision vers quel but il le faut orienter ? Il dit que le devoir de la République est de créer le milieu où toutes les énergies pourront se développer. A la bonne heure ! Mais le milieu social, c’est la propriété, et le seul moyen de transformer méthodiquement la propriété. Il fait parfois allusion au crédit personnel de tout individu ; mais le minimum de crédit attaché à chaque personne humaine, c’est de fournir à chaque personne humaine des moyens de travail proportionnés à sa force. Or, ce n’est qu’en assurant à tout homme un droit de copropriété sociale sur les moyens de production nationalisés que pourra être réalisé ce crédit de tous à tous. Et ici la pensée de Clemenceau reste vaine si elle ne va pas jusqu’au collectivisme. Il veut libérer les travailleurs des monopoles, et il entend par là les monopoles créés par la loi : la Banque de France, les chemins de fer, les mines. Mais il y a aussi les monopoles résultant de la concentration capitaliste, et il n’en dit mot. Bien mieux, s’il veut briser ces monopoles capitalistes légaux, ce n’est pas en les nationalisant, ce n’est pas en les constituant sous forme de services publics à l’administration desquels seraient associés les travailleurs. Non, il semble parfois, comme dans le grand discours prononcé par lui à la Chambre en 1884, à propos de l’interpellation sur la crise économique, qu’il veut simplement morceler ces institutions, proclamer, par exemple, la liberté des banques. C’est ce qu’il a appelé la décentralisation du crédit. Mais centralisé ou décentralisé, le crédit n’ira aujourd’hui qu’à des groupes restreints d’individus, il n’ira pas à toute la collectivité des travailleurs, et en quoi cette décentralisation du crédit aura-t-elle aidé à l’émancipation des prolétaires ? Bien mieux, c’est seulement le crédit centralisé qui peut, sous la loi de l’État qui l’investit d’un monopole, être obligé de consentir des avances à des groupements de travailleurs. Ainsi maintenant la Banque de France aux syndicats agricoles. Si elle était vraiment nationale, s’il y avait un service public qu crédit, les associations ouvrières aussi auraient pu être commanditées.

Au cirque Fernando, en 1884, quand il parle des projets de législation anglaise relatifs à l’expropriation de la propriété foncière, on ne sait s’il cherche seulement un exemple d’intervention de l’État en matière économique, ou s’il a entrevu la possibilité de résorber au profit de la communauté la propriété urbaine :

« A Paris, le prix des logements a triplé depuis trente ans, alors que le prix des salaires a à peine doublé. Par ce côté encore se représente la question du pouvoir d’achat du salaire et de la distinction entre le salaire nominal et le salaire réel. En Angleterre, la question s’est posée d’une manière qui a rendu la solution plus facile. La question de la destruction des logements insalubres s’est trouvée jointe à la question de la construction des logements à prix de revient. Là on n’a pas peur de l’intervention de l’État en matière économique, et il s’est trouvé un ministre du cabinet actuel, M. Chamberlain, pour formuler sur ce point un certain nombre de propositions qui ont un caractère socialiste très caractérisé. On avait essayé de l’expropriation des logements insalubres par la voie ordinaire, et de la construction sur le même terrain de logements ouvriers. le système n’avait pas réussi, à cause des indemnités considérables allouées par le jury d’expropriation.

« M. Chamberlain a formulé nettement les propositions suivantes :

« 1° Punir par la voie des tribunaux le propriétaire de tout logement insalubre. On n’a pas plus le droit, suivant lui, d’empoisonner son prochain en versant une poudre malfaisante dans sa boisson, qu’en empoisonnant l’air qu’il respire ;

« 2° Si on exproprie la propriété, retenir une certaine somme à titre d’amende ;

« 3° La municipalité aura le droit de fermer la maison et de faire faire les travaux sans aucun délai aux frais du propriétaire ;

« 4° La municipalité aura le pouvoir d’expropriation au pris fixé par un seul arbitre nommé par l’État, et le prix devra être fixé par l’arbitre sans tenir aucun compte du fait de l’expropriation et de la hausse de valeur qui va s’ensuivre ;

« 5° Un seul arbitre officiel. Pas d’appel ;

« 6° Taxer les propriétés environnantes d’après l’estimation du bénéfice qu’elles doivent retirer de l’expropriation ;

« 7° Coût de l’opération supporté par le district environnant, la commune, etc., etc.

« Enfin, on a proposé que l’État, qui peut emprunter à meilleur compte que la commune, prêtât aux communes les fonds nécessaires pour construire des logements qu’on pût louer au prix de revient, ou vendre aux ouvriers au moyen d’une annuité comprenant l’amortissement.

« Si je vous ai cité ce fait, c’est qu’il m’a paru intéressant de vous montrer que même dans l’Angleterre monarchique, tandis que nous ajournons toutes les questions, on ose regarder en face les problèmes et les aborder résolument. Chez nous, la question ne se pose pas absolument dans les mêmes termes. Nous disposons de terrains assez considérables. Londres se développe en surface ; Paris se développe en hauteur. De là la mortalité beaucoup plus considérable à Paris qu’à Londres. Il faut que les fortifications de Paris disparaissent, à la condition que la défense de la capitale demeure assurée, bien entendu, nous disposerons alors de terrains assez vastes pour élever des constructions qui ne tarderont pas certainement à exercer une influence décisive sur le prix des petits loyers à Paris. »

A la bonne heure ! Mais, cette construction de logements par l’État et les communes, est-ce une amorce de collectivisme. Est-ce un simple expédient pour parer à une crise passagère ? Toujours dès que la question de propriété est posée, Clemenceau, après quelques pointes hardies, se replie ou s’arrête ou s’arrête.

Contre tout le système d’assurances sociales qui commençait à s’ébaucher en Allemagne, il a les plus fortes préventions, ou plutôt il le condamne à fond, et il ne veut rien d’analogue en France, même avec le supplément de garanties démocratiques que pourrait fournir le régime républicain. Il formule alors avec véhémence ce qui est aujourd’hui la thèse de M. Aynard. Pas d’obligation, mais simplement des subsides de l’État pour encourager les initiatives privées. Il ne voyait dans la loi d’assurance sociale de l’Allemagne qu’un moyen de centralisation politique et d’oppression. En fait, comme l’a montré Thomas dans son étude récente sur les syndicats allemands, les organisations ouvrières ont pris une part de plus en plus large au fonctionnement de cette loi, et par là elles ont commencé à pénétrer dans l’administration économique de l’Empire : prélude de la conquête prolétarienne du pouvoir.

A la Chambre, le 31 janvier 1884, il précisait bien que même l’assurance contre les accidents du travail, il ne l’admettait « qu’à la condition qu’elle ne devienne jamais obligatoire ». Et d’une façon générale, il disait : « En Allemagne, il y a une volonté qui s’impose et qui dit : Assurance obligatoire. on a été très loin dans cette voie. Est-ce que vous ne trouvez pas que ce sont là des questions dignes d’une démocratie ? Est-ce que vous n’avez pas une œuvre politique considérable à accomplir, en comparaison de celle qui est entreprise de l’autre côté des Vosges, et qui réussira ou ne réussira pas ? Vous entendez bien que je ne vous demande pas d’enrégimenter les ouvriers. Non ; je vous demande d’intervenir seulement par voie de subvention, dans la mesure où cela peut être nécessaire pour protéger l’ouvrier contre les chômages, contre la maladie, la vieillesse, contre tous les accidents qui peuvent l’atteindre… Quant à moi, vous pouvez en être assurés, je ne serai jamais, pas plus que vous, pour l’assurance obligatoire ; je suis l’ennemi déclaré d’un système de justice distributive par l’État ou par la commune ; je sollicite l’intervention de l’individu, l’initiative individuelle.

Jamais ! et c’est maintenant, après vingt années, la doctrine commune de presque tout le parti républicain. J’imagine que Clemenceau lui-même a renoncé à combattre l’assurance obligatoire sociale de l’enseignement est la condition nécessaire d’un minimum de liberté intellectuelle, comme l’organisation sociale de l’assurance, d’abord rejetée presque par tous et par lui-même, est la condition nécessaire d’un minimum de sécurité.

Mais que signifie cette fin de non-recevoir absolue, que signifie ce « Jamais ! » opposé à une vaste tentative sociale qui allait s’imposer à tous, sinon que le radicalisme n’avait pas fait son choix entre la tendance économiste et la tendance socialiste ? L’a-t-il fait maintenant ? C’est de là sans doute que dépend l’avenir prochain de la démocratie radicale évolue consciemment ou inconsciemment vers le socialisme, toutes les fois qu’elle veut vraiment réaliser pour tous les individus une garantie, toutes le fois qu’elle se décide à créer les conditions concrètes de la liberté.

Je sais bien, et je l’ai marqué nettement ici même, qu’en cette même période de 1882 à 1885, le socialisme n’avait pas plus que le radicalisme un programme étendu, efficace et cohérent de réformes. il est même curieux de constater que très souvent à cette date le socialisme révolutionnaire et l’individualisme radical se rejoignent, ou paraissent se rejoindre. C’est la même condamnation de l’assurance obligatoire contre les accidents, la maladie et la vieillesse. C’est la même défiance envers l’État. Les mobiles de cet esprit de négation sont différents. Guesde discrédite les réformes parce qu’il ne croit guère qu’à la Révolution. Clemenceau les limite par individualisme. Guesde combat l’État parce qu’il est l’État bourgeois. Clemenceau s’en méfie parce qu’il est l’État. Mais la conclusion prochaine semble identique. Pourtant la supériorité du socialisme révolutionnaire est immense. Il a une notion claire du but où il tend, de la forme de propriété qu’il veut instaurer, et il sait, d’une certitude profonde, que la forme de la propriété capitaliste et bourgeoise a perdu sa légitimité historique. Qu’il se débarrasse de l’attente mystique et puérile de la catastrophe prochaine et du bouleversement total ; qu’il répudie et qu’il laisse s’effacer peu à peu des méthodes traditionnelles surannées et désormais purement verbales ; qu’il consente à aller par évolution vers sa fin révolutionnaire, et le plan idéal de propriété sociale qui est au terme de sa pensée et de son effort suscitera tout un programme de réformes adapté à cette fin.

L’indécision fondamentale de Clemenceau sur la question de la propriété, sur la direction de l’évolution, sur le sens même du mot émancipation, le condamne aux formules vagues, aux velléités timides. Et pourtant il sent, il sait qu’il y a un problème à résoudre. Il sait, il sent que la démocratie ne peut pas s’arrêter au stade bourgeois. Quelle force et quel élan pour la démocratie française le jour où le radicalisme, reconnaissant peu à peu dans les réformes mêmes qu’il est amené à consentir l’idée socialiste, s’avouerait enfin à lui-même le sens de l’évolution, et proclamerait hardiment que l’institution progressive de la propriété sociale, communale, coopérative, est la garantie nécessaire de l’effort humain et de l’universelle liberté !

Dans l’ordre international aussi, dans les questions extérieures, dès 1884 et 1885, Clemenceau cherche, tâtonne, ose et n’ose pas dans sa véhémence à combattre la politique de conquête coloniale, il généralisait le problème et il se prononçait à fond, dans la mesure où cela pouvait dépendre de la France, pour la paix définitive.

« Je lisais il y a quelques jours, dans un journal allemand, qu’il était de l’intérêt de la paix européenne que la politique de M. Ferry triomphât et que la France se dépensât dans des expéditions coloniales, tandis que la politique de l’extrême gauche consiste à concentrer toutes les forces de la France pour les jeter à un moment donné sur l’Allemagne. Je proteste de toute mon énergie. Assurément, nous voulons que la France soit en mesure de se défendre ; — nous n’avons pas oublié que lorsque la paix européenne a été menacée, en 1875 et en 1883, ce n’a pas été par nous ; mais nous voulons énergiquement la paix, nous en avons besoin. Nous avons entrepris d’organiser la démocratie. C’est une œuvre assez haute, assez considérable pour qu’on doive s’y consacrer tout entier. (Applaudissements.)

« Une voix. — Et les moyens ?

« — C’est pour en avoir les moyens qu’il nous faut la paix ! oui, la France a besoin d’une revanche ; elle a besoin de la revanche de la liberté et de la justice contre la monarchie qui l’a précipitée dans la ruine. C’est une rude tâche qui fut commencée par la Révolution, il y a cent ans, qui fut souvent interrompue, mais qui n’est pas au-dessus des forces du parti républicain tout entier. Si nous l’accomplissons, nous aurons plus fait pour notre pays que tous des gagneurs de batailles, et j’en ai la conviction profonde, la puissance de la paix fera le reste. (Bravos et applaudissements.)

« J’ai dit que cette œuvre devait être celle du parti républicain tout entier, parce que la lutte contre les oligarchies est trop dure pour qu’une fraction quelconque du parti républicain puisse triompher des intérêts coalisés. D’autres hommes et des plus grands s’y sont brisés, et nous ne pourrons réussir qu’en rassemblant toutes les forces de la démocratie contre l’ennemi commun. (Nouveaux applaudissements.)

« Voilà pourquoi nous avons besoin de la paix, et pourquoi ceux qui font des diversions extérieures portent le plus grand préjudice à la cause de notre régénération démocratique.

« Chaque heure de paix profite à la liberté, chaque heure de paix profite à la justice. La revanche définitive, ce sera la victoire de l’ordre social nouveau. (Applaudissements répétés.)

Il insiste dans la réunion de l’Alhambra de Bordeaux, en juillet 1885. Comme il proposait aux républicains de conquérir pour la France « la sympathie des peuples et des gouvernements », c’est à lui alors que fut jetée la question : Et l’Alsace-Lorraine ? »

« Je le dis bien haut, s’écria-t-il, nous n’avons rien à cacher, notre rêve n’est pas de déchaîner la guerre en Europe. Si la guerre nous est imposée, nous saurons l’accepter ; mais il est une revanche supérieure à la revanche militaire, c’est la revanche de la République, qui par le spectacle de relèvement qu’elle peut donner aux nations, par la sagesse avec laquelle elle sera conduite, par le développement de ses institutions politiques, économique, sociales et par la seule force d’expansion qui est en elle, sans qu’il soit besoin d’autre propagande que celle de l’exemple, saura bien faire — dans des circonstances qu’il ne nous est pas donné de prévoir — que justice soit rendue au peuple français. »

Ce sont, semble-t-il, des paroles décisives. La justice immanente dont parlait Gambetta perd ici son mystère. Ce n’est plus la Némésis énigmatique, muette et voilée qui attend couchée au seuil de l’avenir, l’heure peut-être ensanglantée des expiations et des représailles. Cette immanente justice, c’est la justice de la démocratie ; c’est la restitution du droit des peuples comme des individus par la puissance d’équité d’une longue paix, par la victoire de la solidarité humaine, sociale et internationale. Ce n’est pas l’abandon du droit des vaincus et des violentés : c’en est l’affirmation au contraire. Mais c’est la répudiation définitive, absolue de la violence et de la revendication armée ; c’est la répudiation définitive, absolue de la revanche militaire, c’est-à-dire de ce que la langue commune appelle « la revanche ». C’est la concentration de tout l’effort, de toute l’énergie du peuple français sur son œuvre intérieure de progrès politique et social.

Pourquoi Clemenceau, vingt an plus tard, s’est-il à ce point scandalisé d’une parole de Pressensé qui était la reproduction presque littérale des formules de Clemenceau lui-même ? Surtout pourquoi a-t-il vu dans l’initiative d’un désarmement simultané que prendrait la France républicaine un reniement du droit, un abandon de soi-même et une coupable imprudence ? Dire que l’on veut la paix, c’et dire qu’on est prêt au besoin à renoncer à l’appareil de guerre si les autres peuples y renoncent en même temps. Dire que la revanche vraie sera la progrès de la démocratie et l’organisation d’un ordre social nouveau, c’est proclamer que tout ce qui hâte le progrès démocratique et l’avènement de la justice sociale, hâte par cela même l’heure de la revanche. Et qui peut contester que la politique de paix certaine et du désarmement concerté contribuerait au progrès de la liberté et de la justice, par le discrédit des castes militaires, instrument d’oppression, et par l’utilisation sociale des ressources que dévore la paix armée ? Étions-nous donc si coupables d’entrer, trente ans après la guerre, dans la politique que Clemenceau affirmait treize ans après le désastre ? Étions-nous téméraires de croire possible, après une expérience de paix de trente années, la déclaration de paix que Clemenceau faisait au monde quand la France était encore sous le reflet immédiat de l’année terrible ? Et s’il y a de notre part niaiserie idyllique à « bêler la paix », comme Clemenceau nous l’a dit, comment aurions-nous pu hurler au loup, quand lui-même, vingt ans avant nous, avait donné le signal des bêlements ? Et serai-il vrai que si l’on n’est pas résolu à approfondir et à soutenir de toute la force de l’internationalisme prolétarien la volonté de paix, cette volonté défaille, et que la foi dans la restitution pacifique du droit est vacillante et intermittente, si elle ne s’appuie pas à la certitude de l’évolution socialiste ?

Mais dès lors, dès cette période qui va du Seize-Mai aux élections générales de 1885, tous les grands problèmes qui nous pressent aujourd’hui étaient posés, toutes les grandes idées qui passionnent le prolétariat et la démocratie étaient agitées. Le socialisme, que la répression versaillaise avait cru noyer dans le sang, et dont M. Taine, lourd, prophète, annonçait l’ensevelissement pour un demi-siècle au moins dans les fosses du Père-Lachaise, le socialisme reparaissait devant la République légale et apaisée ? Et il hésitait, en un amalgame trouble encore, entre les mots de combat tout chauds encore de l’odeur de la poudre et les formules nouvelles d’action qu’impliquait le fonctionnement, tous les jours plus assuré, de la République du suffrage universel. Le radicalisme, au moment où il s’imaginait remplir toute l’attente du peuple par le développement complet de la démocratie politique, s’étonnait et s’inquiétait de rencontrer sur son chemin une force nouvelle de revendication et le communisme révolutionnaire rajeuni par la science moderne. Ce fut une mêlée d’idées encore confuse, mais où tous les germes d’un ordre nouveau de démocratie socialiste commençaient à s’animer et à tressaillir.

Qu’on ne s’y méprenne pas, et je tiens à mettre moi-même en garde contre l’illusion que pourrait suggérer cette introduction même. Ces luttes du radicalisme extrême et du socialisme révolutionnaire, ces premiers essais de systématisation de la pensée radicale et de la pensée socialiste, n’occupaient dans la réalité politique et sociale de 1885 qu’une place très petite. C’était, semble-t-il, comme un combat perdu à la pointe des partis, un remous presque ignoré des courants et des vagues à l’extrémité aiguë d’un cap solitaire brisant le large flot, et bien peu discernaient en cette rumeur lointaine la vois montante de l’océan qui venait.

Quand se produisirent les élections de 1885, c’est en de tout autres problèmes que la conciliation de l’individualisme que s’absorbèrent le Parlement et le pays. La République allait-elle périr ? Les deux grandes fractions républicaines qui ne pouvaient la sauver que par leur union allaient-elles s’unir en effet ? et sur quelle base, sur quel programme d’action politique ? Du centre de cette mêlée et du fond de cette crise, le collectivisme de Guesde, le communisme de Vaillant ne paraissaient guère que des bizarreries de sectes, si même on y prenait garde. Parlementairement le mot de Gambetta était devenu une vérité : « il n’y avait pas une question sociale », et tout effort systématique pour la résoudre ou même pour la poser semblait excentrique, ou se perdait dans l’obscurité. Moi-même, je l’avoue, malgré ma curiosité passionnée pour le problème social et ma pleine adhésion intellectuelle au socialiste collectiviste, je ne savais comment me rattacher à un parti organisé, ni comment relier ma pensée au mouvement de classe du prolétariat. Je ne sais pas si à ce moment le nom de Guesde m’était connu, ou s’il représentait une idée un peu précise à mon esprit. C’est maintenant, c’est après coup, quand j’ai voulu repasser en esprit par le chemin déjà parcouru, que j’ai lu les articles de Guesde au Cri du Peuple et le discours de Clemenceau au cirque Fernando.

La confusion des idées était si grande en ces sortes de questions et l’ignorance, si fondamentale qu’un jour, en 1886, comme je disais à un des plus brillants et des plus spirituels radicaux-socialistes, des plus instruits aussi, que j’étais collectiviste, il me répondit tranquillement : « Si je ne vous connaissais pas, je croirais que vous employez ce mot sans en connaître le sens ! Comment pouvez-vous concevoir un pareil système ? Si demain on remettait aux mineurs les actions de la mine, après-demain la moitié d’entre eux les auraient vendues. » Il confondait le collectivisme, la propriété sociale, impersonnelle et inaliénable, avec une distribution de titres capitalistes.

Un moment j’eus la pensée de m’inscrire au petit groupe formé par Antide Boyer, Camélinat, Basly, Clovis Hugues. Mais j’en fus détourné par la pauvreté théorique des considérants publiés par eux et par l’exiguïté de leur programme qui était loin de répondre à l’ampleur de l’idéal socialiste. Mais Antide Boyer se souvient de l’adhésion doctrinale que je donnai dès lors au collectivisme intégral. Je fus détourné aussi de m’inscrire à ce petit groupe par la choquante et inutile violence du discours de Basly sur les événements de Decazeville. L’organisation socialiste de la propriété, dans une République, ne me paraissait pas avoir pour prélude nécessaire un déchaînement de haine sauvage et l’apologie des « watrinades ». Quand Camélinat, devant le vote de la Chambre prononçait la clôture, lui criait : « Vous enterrez la question sociale », c’était plutôt la déclamation furieuse et vieillotte élaborée au Cri du Peuple qui avait supprimé le vrai débat et fermé la porte aux revendications de la pensée socialiste.

Je m’informais cependant et cherchais à nouer mon socialisme tout intellectuel encore à la réalité de la vie et du combat. Surtout préoccupé déjà du côté positif et organique de l’idée socialiste, je demandais volontiers aux militants, aux théoriciens ce qu’ils feraient le lendemain de la victoire. Je posai notamment la question à Duc-Quercy, sur lequel les événements de Decazeville venaient d’appeler l’attention, et qui était venu recueillir dans la salle des Pas-Perdus les derniers échos bientôt éteints de l’événement où il avait été mêlé. Il me répondit non sans une nuance de dédain, comme il convient envers un bourgeois qui s’avise d’épeler tout seul la doctrine : « Cela dépendra du degré d’évolution économique où sera parvenue la société quand nous prendrons le pouvoir. » Au fond, la réponse était juste et d’une orthodoxie marxiste irréprochable. Mais j’aurais voulu un effort de pensée un peu plus explicite, et la formule ma parut un peu vaine.

Quand après mon discours sur les droits de douane et les paysans, Rouanet, dans la Revue socialiste, me délivra une sorte de certificat spontané et me cria : « Vous êtes des nôtres », l’idée me vint d’aller dans les bureaux de la Revue socialiste dont on m’avait adressé un exemplaire. J’étais résolu, je le croyais du moins, à rompre enfin ma solitude de pensée, et je gravissais un soir la rue des Martyrs avec l’émotion religieuse d’un néophyte qui va s’inscrire au temple. Sous un ciel mêlé d’azur triste et de blanches nuées qui prolongeaient un peu la lumière défaillante, j’allais comme vers un but supérieur. Et je sentais une haute espérance grandir en moi, assez forte pour remonter le flot de misère et d’inquiétude qui dévalait le long de la rue assombrie, assez forte aussi pour lutter contre les lassitudes de la vie et les surprises du destin. Tout en haut de la rue, par un petit escalier étroit et noir, j’accédai dans la rédaction, et gauchement, intimidé par ma première rencontre avec un milieu tout nouveau pour moi, je demandai : Où est M. Benoît Malon ? Il n’y était pas, du moins on me le dit. Et je redescendis sans ajouter un mot. A mi-escalier j’entendis derrière moi de longs éclats de rire, et je n’osai pas recommencer mon pèlerinage de centre gauche vers le mont sacré du socialisme intégral. Je me suis félicité depuis de n’avoir pas été pris de trop bonne heure par la particularité des sectes. Mais c’est ainsi qu’au Parlement de 1885, je restai en définitive un isolé.

C’est la pensée socialiste qui me soutenait contre la tristesse et la détresse croissante de l’anarchie où nous nous débattions. mais comment, à travers cette anarchie et cette impuissance, se fortifia en moi la pensée de mettre la continuité gouvernementale et parlementaire que service d’un clair idéal ? Comment dans les crises successives du boulangisme, du panama, de l’affaire Dreyfus, du nationalisme se précisèrent pour nous les rapports du socialisme et de la République ; comment la méthode d’action du socialisme s’est définie tout ensemble et assouplie, comment aussi s’est complété, comment surtout se complétera le programme des réformes successives qui doit préparer et consommer l’ordre nouveau, et quelle est, après vingt ans de tâtonnements, d’expérience et d’efforts, notre prochaine espérance, je réserve de le dire à grands traits dans l’introduction du volume de discours qui suivra celui-ci.

Et je m’excuserais d’avoir surchargé le présent volume d’une introduction aussi longue et compacte, s’il n’y avait eu intérêt à marquer en quelque sorte, pour l’évolution du radicalisme et du socialisme sous la troisième République, le point de départ des idées.

En terminant, qu’il me soit permis de remercier mon ami Claris du soin avec lequel il a recueilli et annoté des discours répartis sur une longue période.

Jean JAURÈS

Paris, le 31 janvier 1904


Archives II° Internationale Archives Internet des marxistes
Haut de la page Sommaire