1922

Source : Bulletin communiste n° 1 (troisième année), 5 janvier 1922.


Une brochure de Rosa Luxemburg

Alix Guillain


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Paul Levi vint de publier une brochure de Rosa Luxemburg, qu'il croit pouvoir brandir comme une arme contre la Russie des Soviets. Il espère mettre les communistes dans la cruelle alternative d'avoir à se prononcer entre la grande révolutionnaire et la Russie des Soviets. Il n'en sera rien, et nous pourrons garder notre amour pour Rosa tout en continuant à nous inspirer des idées de la Révolution russe.

La brochure en question fut écrite pendant l'été de 1918, alors que Rosa Luxemburg se trouvait dans la prison de Breslau. Ce fait a son importance. Isolée du monde extérieur, Rosa Luxemburg pouvait-elle être bien renseignée sur ce qui se passait en Russie ? Paul Levi prétend, il est vrai, qu'on était parvenu à faire entrer dans la cellule de Rosa tous les documents sur le mouvement des Soviets. Il nous sera permis d'en douter. Les belles lettres que Rosa écrivit de sa prison à la compagne de Karl Liebknecht ne donnent pas précisément l'impression que Rosa Luxemburg passait ses journées à lire des documents révolutionnaires. Elle paraît, au contraire, surtout d'après les lettres datées de Breslau, avoir vécu dans une espèce de passivité dont elle se consolait en contemplant de sa fenêtre le vol des oiseaux, les arbres et les lumières changeantes dans le ciel. De même, ce qu'elle nous raconte de ses lectures semble démontrer que, bien contre son gré, elle en était, dans le choix de ses livres, réduite à des auteurs qui, pour être de grands écrivains, n'étaient pas précisément ceux auxquels devait aller sa préférence dans les plus grands moments de l'histoire. D'autre part, ce que nous savons des prisons de Rosa Luxemburg nous permet de douter que ce soient des lieux où, sous l'ancien régime allemand on ait pu accumuler des brochures révolutionnaires.

Mais, ce ne sont là que des suppositions. Ce qui pourtant semble les confirmer c'est que, dans toute la brochure de Rosa Luxemburg, nous ne trouvons cités que deux écrits sur la Révolution russe. Quand on se rappelle avec quel scrupule Rosa Luxemburg avait l'habitude de se documenter, cela paraît tout au moins étrange.

D'ailleurs, la lecture de la brochure laisse l'impression très nette que Rosa n'était renseignée que d'une façon sommaire.

Mais avant d'analyser la brochure disons quelques mots sur la longue introduction — plus longue que le texte même — dont Levi la fait précéder. L'argumentation dont se sert Paul Levi est pour le moins étrange. Il approuve, cela va sans dire, tout ce que Rosa avance contre le régime des Soviets. Mais il nous semble guidé par des considérations fort différentes de celles qui inspiraient Rosa. Paul Levi s'élève contre la dernière évolution de la politique du gouvernement des Soviets. Or, au moment où Rosa Luxemburg formulait ses critiques, les questions se posaient évidemment pour elle d'une toute autre façon. Paul Levi dans sa logique nous fait penser à une mère qui, ayant déconseillé à son enfant de sortir parce qu'il allait pleuvoir, prétend avoir eu raison, malgré un soleil radieux, parce qu'en sortant son enfant a été mordu par un chien enragé. Ce qui semble avoir avant tout préoccupé Rosa Luxemburg, c'est la crainte que la Russie ne finisse par se désagréger. Paul Levi aujourd'hui ne peut avoir la même préoccupation, et pour cause. Ce qu'il reproche à Lénine c'est de faire des concessions aux capitalistes étrangers, cela ne l'empêche pas de prendre Rosa Luxemburg à témoin, et de se prévaloir de critiques tout à fait autrement orientées pour lui faire dire ce qu'elle ne dit pas.

Quant à Rosa Luxemburg, il est certain qu'elle ne voulait pas que cette brochure fût publiée et qu'elle se réservait de faire une étude plus approfondie du régime des Soviets. Reste à savoir si, après avoir quitté la prison, elle a maintenu les jugements qu'elle portait, avant le mois de septembre 1918 sur la Révolution russe. Nous avons donn » dans l'Humanité les témoignages de Radek, de Clara Zetkin et de Luise Kautsky1 qui prouvent manifestement le contraire.

Rien d'étonnant d'ailleurs à ce que Rosa Luxemburg ait tiré un enseignement, des événements et corrigé ses jugements. Elle n'était pas du tout ce que l'on pourrait appeler une doctrinaire. « La réalisation pratique du socialisme, en tant que système économique, social et juridique, dit-elle à la page 43 de sa brochure, loin d'être une somme de prescriptions toutes faites que l'on aurait qu'à appliquer, est une chose qui reste absolument dans les brouillards de l'avenir. Ce qui est à notre programme, ce sont tout au plus des directives, qui peuvent nous renseigner sur les voies dans lesquelles nous devons chercher les réalisations, et qui ont la plupart du temps un caractère négatif. Nous savons à peu près ce que nous devons écarter d'abord pour frayer le chemin au nouvel ordre socialiste ; mais quant à savoir de quelle façon les milliers de mesures grandes ou petites doivent être prises concrètement, pour introduire les principes socialistes dans les ordres économique et juridique et dans tous les rapports sociaux, il n'y a ni programme, ni manuel socialiste qui puisse nous renseigner à ce sujet. »

Rosa Luxemburg, esprit scientifique, croyait donc à l'expérience et savait mettre à profit les enseignements de la vie. Et c'est précisément en quoi elle nous semble supérieure à tant d'autres militants, tel Paul Levi lui-même, qui à propos de tout changement de tactique imposé aux révolutionnaires par la force des choses, ne savent que se lamenter et crier ruine et perdition.

Après avoir mis le lecteur en garde et lui avoir montré que la brochure de Rosa Luxemburg ne peut pas être considérée comme exprimant le jugement définitif de cette dernière sur la Révolution russe, nous nous bornerons à en examiner l'idée principale. Rosa aurait voulu que Lénine, après avoir dissous l'ancienne Assemblée Constituante, en convoqua une seconde. Elle croyait que le peuple russe aurait donné aux membres de cette nouvelle assemblée son impulsion révolutionnaire et qu'ainsi la Révolution russe se serait faite pour ainsi dire organiquement, en contact direct avec la vie même et les expériences que celle-ci aurait apportées. Rosa se prévaut de l'histoire. « représentants d'un peuple, si timorés qu'ils soient, dit-elle, sont forcément entraînés par la masse, du moment où cette masse est animée d'un esprit révolutionnaire. » Mais est-ce bien vrai ? Et ne serait-il pas plus exact de dire que si les représentants se laissent entraîner jusqu'à un certain point par la masse, le moment viendra où ils opposeront à tout élan révolutionnaire une force d'inertie, ou même ils feront tout pour l'entraver ? Il en fut ainsi de l'Assemblée Constituante pendant la Révolution française. Les décisions prises dans un élan généreux, pendant la nuit du 4 août, furent paralysées dès qu'il fut question de les mettre à exécution, et l'Assemblée Constituante termina sa carrière par les massacres du Champ de Mars.

D'autre part, est-on fondé à opposer à un corps de représentants organisés la grande masse non organisée ? Si le peuple agit sur ses représentants, ce n'est en général qu'en vertu d'organisations qu'il s'est créées lui-même, en dehors de toute légalité. Les comités municipaux du commencement de la Révolution, les formations spontanées des gardes nationales, les clubs des Jacobins et, dans un certain sens aussi, les sections de Paris, furent les Soviets de la Révolution française.

D'ailleurs, les événements tragiques de l'Allemagne n'ont-ils pas infligé à la thèse de Rosa un trop cruel démenti ? Dans un passage de sa brochure, Rosa Luxemburg cite le cas du petit Scheidemann (Scheidemännchen) et de ses partisans, qui, à certains moments, sous l'impulsion du dehors, devenaient des révolutionnaires. Mais aurait-elle dit la même chose quelques mois plus tard ? Il y a certains événements qu'il vaut mieux ne pas rappeler, et il eût été plus discret de la part de Levi de ne pas faire état d'une théorie qui aboutit à la grande tragédie dans laquelle sombra la Révolution allemande et qui coûta la vie à Rosa Luxemburg elle-même.

Nous voudrions, avant de finir, dire quelques mots sur la personnalité de Rosa, telle qu'elle se dégage de la brochure. Nous y retrouvons bien la Rosa que nous aimons et qui est pour nous la personnification la plus pure de l'esprit révolutionnaire. Toutes les objections qu'elle fait contre le régime des Soviets nous paraissent dictées par l'amour de la Révolution russe. Rappelons encore une fois les circonstances dans lesquelles elle écrivit sa brochure. L'Allemagne, à ce moment, était victorieuse, et il devait sembler à Rosa que la Révolution russe ne pourrait se maintenir que par miracle. Mais ce miracle allait-il se produire ? Et n'était-il pas de son devoir de vieille militante de faire part de ses appréhensions à ses amis ? Les dirigeants de la révolution n'allaient-ils pas succomber sous le poids immense dont les chargeait tout un monde d'ennemis ? Et ne risquaient-ils pas, en pareille situation, de commettre des erreurs qui pourraient être irréparables ? Si je voulais caractériser sa brochure, je la comparerais à un calepin sur lequel on inscrit certaines objections que l'on va soumettre à un ami. Est-il légitime alors, pour ne pas dire davantage, de faire état contre cet ami de ces objections, qui ne sont en somme que des interrogations anxieuses ?

Nous nous réjouissons d'avoir pu lire la brochure de Rosa Luxemburg, car nous avons une fois de plus pu admirer ce grand cœur qui, avec un souci maternel, embrassait tout ce qui concernait la grande cause révolutionnaire et qui ne pouvait s'empêcher, dans un moment où le grand événement, si longtemps attendu, allait enfin se produire, de se demander anxieusement : « Est-il bien vrai que le grand jour soit arrivé ? »

« Ce qui importe dans la période où nous sommes, alors que nous nous trouvons dans le monde entier devant les combats décisifs, dit Rosa en terminant sa brochure, ce n'est pas telle ou telle question de tactique, mais c'est avant tout la puissance d'action du prolétariat, la volonté d agir des masses, la ferme volonté de faire régner le socialisme. En ce sens, Lénine, Trotsky et leurs amis ont été les premiers à donner l'exemple au prolétariat mondial, et jusqu'ici ils sont encore les seuls qui soient en droit de dire, avec le chevalier Hullen : « J'ai osé ».

Notes

1 Luise Kautsky, née Ronsperger (1864-1944), épouse de Karl Kautsky et proche de Rosa Luxemburg.


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