1982

"Les révolutions vaincues sont vite oubliées. Pourtant, de tous les bouleversements après la Première Guerre Mondiale, ce sont les événements en Allemagne qui ont fait dire au premier ministre britannique Lloyd George : « Tout l'ordre politique, dans ses aspects politique, social, et économique, est mis en question par les masses d'un bout à l'autre de l'Europe. » Voilà que survenait une grande agitation révolutionnaire, dans une société industrialisée avancée, et en Europe occidentale. Sans comprendre sa défaite, les grandes barbaries qui se sont répandus sur l'Europe dans les années 30 ne peuvent pas être compris – car la croix gammée est d'abord entrée dans l'histoire moderne sur les uniformes des troupes contre-révolutionnaires allemandes de 1918-1923, et parce que la défaite en Allemagne a fait tomber la Russie dans l'isolation qui donna à Staline son chemin vers le pouvoir."

Chris Harman

La révolution perdue

Chapitre 2 – Le 4 août 1914

1982

Le prolétariat allemand possédant la conscience de classe (...) élève une protestation passionnée contre cette machination criminelle des fauteurs de guerre. (...) Pas une goutte du sang d'un seul soldat allemand ne doit être sacrifiée à la soif de pouvoir des dirigeants autrichiens, au intérêts des profits impérialistes.1
Pour notre peuple et son développement pacifique beaucoup, sinon tout, est en jeu dans l’éventualité d’une victoire du despotisme russe (...). Il s'agit d’éloigner ce danger, de sauvegarder la civilisation et l’indépendance de notre pays. (...) Nous ne laisserons pas notre propre patrie en difficulté à l’heure du danger.2

Dix jours séparent ces deux déclarations du Parti Social-démocrate Allemand, dix jours qui ont vu la menace autrichienne d’écraser la Serbie se transformer en guerre mondiale, dix jours qui ont commencé avec l’organisation par les sociaux-démocrates de 27 meetings contre la guerre dans la seule ville de Berlin, et qui se sont achevés avec la déclaration du vice-président du parti, Hugo Haase, proclamant au Reichstag que son parti voterait les crédits de guerre du gouvernement.

Haase lui-même, ainsi que 13 autres des 92 députés du SPD au Reichstag, s’était opposé, dans une réunion fermée de la direction du parti, au vote des crédits de guerre. Mais leur conviction que le SPD était l’organisation par excellence de la classe ouvrière les conduisit à se comporter de façon disciplinée – et, dans le cas de Haase, à aller jusqu’à lire la déclaration de la majorité. Ce n’est qu’en novembre qu’un membre isolé du parti, Karl Liebknecht, se décida à défier la discipline du parti et à montrer publiquement qu’il existait une opposition à la guerre en votant contre les crédits.

Hors du parlement, ceux qui s’étaient entassés dans les meetings contre la guerre furent, soit emportés par la vague de chauvinisme exacerbé qui déferlait, soit relégués dans les marges de la vie politique par son impact. Il régnait dans les rues une excitation frénétique. La foule braillait des chants patriotiques. De folles rumeurs étaient répandues par des groupes hystériques, qui partaient à la chasse des « espions russes » ou des « poseurs de bombes français ». Les jeunes gens étaient dévorés d’impatience de partir au front.

Les rares socialistes qui persistaient à s’opposer à la guerre se retrouvèrent isolés et pleins de confusion, ne sachant pas qui était d’accord avec eux, ayant peur d’exprimer leur opinion dans l’atmosphère de lynchage ambiante et face aux nouveaux décrets relatifs aux paroles « séditieuses ». Dans les organisations de la classe ouvrière, les éléments les plus chauvins donnaient le ton. Le vote des crédits par le SPD fut accompagné de la proclamation d’une « trêve sociale » par les syndicats. La plupart de ceux qui avaient des doutes sur la guerre les gardaient pour eux, ou tentaient de formuler une distinction entre une guerre « de défense nationale », qu’ils soutenaient, et des visées expansionnistes, auxquelles ils s’opposaient. Ceux qui contrastaient le plus complètement avec le bellicisme des dirigeants du SPD – Rosa Luxemburg, Clara Zetkin, Karl Liebknecht, l’historien marxiste vieillissant Franz Mehring, et une poignée d’autres – se retrouvaient sans partisans ou sans moyens de faire connaître leur opinion.

Rosa Luxemburg et Clara Zetkin souffrirent toutes deux d’une prostration nerveuse et furent à un moment proches du suicide. Ensemble, elles essayèrent, les 2 et 3 août, d’organiser une agitation contre la guerre ; elles contactèrent 20 membres du SPD dont les opinions radicales étaient connues, mais elles n’obtinrent que le soutien de Liebknecht et de Mehring. (...) Rosa envoya 300 télégrammes à des responsables locaux qu’on pensait oppositionnels, leur demandant quelle était leur attitude vis-à-vis du vote [au Reichstag] et les invita à Berlin pour une conférence urgente. Les résultats furent pitoyables. Seule Clara Zetkin répondit immédiatement pour exprimer son soutien sans réserve.3

Ils ne purent donner un avis public de leur opposition avant septembre – et seulement un paragraphe dans un journal suisse, disant qu’il existait une opposition qui ne pouvait faire connaître ses vues à cause de la loi martiale. En Allemagne même, avant que Liebknecht ne vote et ne s’exprime contre les crédits de guerre au début de décembre, le point de vue révolutionnaire contre la guerre n’avait pas été entendu en public :

Cette guerre (...) n'a pas éclaté en vue du bien-être du peuple allemand ou de tout autre peuple. Il s'agit d'une guerre impérialiste, d'une guerre pour la domination capitaliste du marché mondial (...) Le mot d'ordre allemand : « Contre le tsarisme » tout comme le mot d'ordre anglais et français : « Contre le militarisme », a servi de moyen pour mettre en mouvement les instincts les plus nobles, les traditions et les espérances révolutionnaires du peuple au profit de la haine contre les peuples.4

La voix de Liebknecht était isolée. Les rédacteurs en chef d’un ou deux journaux sociaux-démocrates de province montrèrent une certaine opposition à la guerre – et perdirent leur emploi. Autrement, seule une poignée de socialistes se joignit à Luxemburg et à Liebknecht. De plus, leurs partisans étaient décimés par l’Etat : Rosa fut bientôt mise en prison, et Liebknecht envoyé au front, bien qu’il eût plus de quarante ans, puis emprisonné.

Mais la guerre elle-même commençait à modifier le sentiment populaire. Elle s’éternisait mois après mois, année après année. Les soldats en permission ramenaient les histoires des horreurs de la guerre de tranchées. L’enthousiasme des masses pour la guerre commença à se dissiper.

Dès 1915, Rosa Luxemburg pouvait en effet écrire :

La scène a changé fondamentalement. La marche de six semaines sur Paris a pris les proportions d’un drame mondial ; l’immense boucherie est devenue une affaire quotidienne, épuisante et monotone, sans que la solution, dans quelque sens que ce soit, ait progressé d’un pouce. La politique bourgeoise est coincée, prise à son propre piège : on ne peut plus se passer des esprits que l’on a évoqués.
Finie l’ivresse. Fini le vacarme patriotique dans les rues, la chasse aux automobiles en or ; les faux télégrammes successifs ; on ne parle plus de fontaines contaminées par des bacilles du choléra. (...) finis les débordements d’une foule qui flairait partout l’espion ; finie la cohue tumultueuse dans les cafés où on était assourdi de musique et de chants patriotiques…
Le spectacle est terminé. (...) L’allégresse bruyante des jeunes filles courant le long des convois ne fait plus d’escorte aux trains de réservistes et ces derniers ne saluent plus la foule en se penchant depuis les fenêtres de leur wagon, un sourire joyeux aux lèvres ; silencieux, leur carton sous le bras, ils trottinent dans les rues où une foule aux visages chagrinés vaque à ses occupations quotidiennes.5

Il n’y avait pas que l’enthousiasme qui était perdu. La guerre détruisait les conditions même qui avait si longtemps permis l’adaptation du mouvement ouvrier à l’Etat prussien.

L’impact économique et social de la guerre

Lorsque la guerre a commencé, les politiciens et les généraux des deux camps pensaient qu’elle serait terminée en quelques mois. Schlieffen, le premier chef d’état-major allemand, considérait une guerre longue comme « inconcevable ». Son successeur, Moltke, était un peu moins optimiste : il n’excluait pas la « possibilité » que la guerre dure deux ans. Tous les calculs économiques du gouvernement tablaient sur une guerre de neuf mois.6 De telle sorte qu’aucun préparatif n’avait été fait pour assumer le fardeau économique d’une guerre qui durait, consommant une quantité inouïe de munitions, et dans laquelle chaque camp recourait de plus à plus au blocus pour essayer de briser l’économie de l’adversaire.

Les problèmes liés à la guerre économique dans un conflit à caractère « industriel » n’avaient même pas fait l’objet d’un commencement d’anticipation.7

En même temps que les armées ennemies étaient embourbées dans les champs du nord de la France, l’économie allemande dans son ensemble devait être mise à contribution pour alimenter la machine de guerre. La première victime fut le niveau de vie des salariés. Les approvisionnements alimentaires diminuèrent fortement, en partie à cause du blocus, mais aussi, et surtout, à cause de la conscription de la main d’œuvre agricole dans les forces armées. A la fin de 1916, la ration de viande était tombée à moins du tiers de la moyenne d’avant-guerre, les œufs à un cinquième, la ration de pain à près de la moitié, et le lait ne pouvait plus être obtenu qu’au marché noir. La ration hebdomadaire de la plupart des travailleurs était limitée à quatre livres de pain, cent grammes de beurre et une demie livre de viande. Sa valeur calorique – 1 313 - était égale à la moitié des besoins normaux d’un adulte.

On toucha le fond pendant l’hiver 1916-17, quand l’approvisionnement des villes fut interrompu. Pendant « l’hiver des navets », les éléments de base de l’alimentation furent remplacés – par du pain de navet, de la confiture de navet, et même du café de navet. La faim frappait la plupart des quartiers ouvriers. Dans son sillage, la moindre épidémie faisait des ravages : la ville de Hamborn connut 854 cas de typhus en 1917.

En quelques mois, la vie de la classe ouvrière allemande fut transformée. Quarante ans de lente amélioration avaient cédé la place à une détérioration cauchemardesque.

Ce n’était pas seulement les conditions matérielles qui avaient souffert. Des millions de travailleurs avaient été, bien sûr, envoyés au front. Ceux qui restaient dans les villes découvrirent que les maigres droits civiques qui avaient été arrachés à l’Etat dans les décennies passées avaient disparu du fait des règlements du temps de guerre relatifs à la sédition. Une Loi sur sur le service patriotique (« Hilfdienstgesetz ») votée fin 1916 organisait la conscription industrielle des travailleurs de sexe masculin, les liait à leurs employeurs et les soumettait aux juridictions militaires. Les cercles conservateurs et les industriels accueillirent la loi comme le premier pas vers une dictature militaire directe des nouveaux chefs des forces armées, Hindenburg et Ludendorff.

La structure même de la vie quotidienne fut transformée par la guerre. Comme des millions d’hommes étaient dans l’armée, ils furent remplacés dans les usines par des femmes, de telle sorte qu’en 1916 la force de travail industrielle était constituée de 4,3 millions de femmes et de 4,7 millions d’hommes8. Le gouvernement décida qu’il n’y avait pas besoin d’imposer la conscription industrielle aux femmes, dans la mesure où la faim les poussait de toute manière à chercher du travail. Dans les mines et les aciéries de la Ruhr, les déportés étrangers et les prisonniers de guerre en vinrent à former un cinquième ou même un quart de la force de travail.

L’effet immédiat de ces changements fut d’accroître la confusion dans la classe ouvrière et d’affaiblir son organisation interne. En même temps que les vieux militants (pas moins des trois quarts des membres masculins du SPD) étaient envoyés au front et remplacés par des travailleurs nouveaux et inexpérimentés, les effectifs des organisations social-démocrates et des syndicats tombèrent de plus d'une moitié9. La tâche de ceux qui voulaient argumenter contre la guerre dans ces organisations était très difficile, même après la retombée de l’enthousiasme guerrier des premiers temps.

Mais l’effet cumulatif de l’économie de guerre était de créer un potentiel plus grand que jamais pour l’organisation de la classe ouvrière. L’Allemagne de 1914 était encore, selon les critères d’aujourd’hui, un pays où les usines étaient relativement petites et la production relativement sous-développée. Désormais, les décrets gouvernementaux fermaient les petites usines et concentraient la production dans des installations modernes plus grandes et plus efficaces. Dans une usine après après l'autre, les techniques que nous associons à la production de masse – la division des tâches individuelles « qualifiées » en une multiplicité de tâches « spécialisées » – devinrent la norme pour la première fois.

La cheville ouvrière de la social-démocratie d’avant-guerre avait été en grande partie les travailleurs qualifiés dans des industries comme la métallurgie, où les syndicats étaient les plus forts. Par dessus tout, leur expérience dans l’obtention d’augmentations de salaire avait fourni la base matérielle du réformisme dans la pratique de la social-démocratie. Désormais, à l’intérieur de l’usine les travailleurs qualifiés étaient menacés par de nouvelles formes de discipline industrielle, même s’ils étaient les mieux placés pour éviter le front du fait de leur importance pour l’industrie de guerre. De plus, ils ressentirent vraiment l’impact de la guerre sur le niveau de vie. Jusqu’en 1914, du fait de barèmes différentiels, leur vie était plus facile que celle des ouvriers non qualifiés. Maintenant tous les ouvriers étaient réduits à la ration minimale nécessaire à la survie physique10.

La guerre avait détruit beaucoup des liens qui avaient uni les travailleurs organisés, mais en même temps elle concentrait la classe ouvrière dans des unités de production de plus en plus grandes, créant une nouvelle uniformité de conditions d’existence pour la classe. Si l’effet immédiat était de rendre l’organisation contre la guerre pratiquement impossible, l’effet à long terme était de créer une nouvelle base pour l’organisation révolutionnaire, à la fois dans les secteurs traditionnellement influencés par la social-démocratie et dans des secteurs nouveaux, à l’écart de son influence.

Les premières secousses

Pour une minorité de travailleurs, la perte d’enthousiasme pour la guerre commençait à se transformer en colère face à ses résultats.

Durant l’année 1915, il y eut à nouveau des manifestations dans les rues. Mais ce n’était plus les défilés patriotiques comme en août 1914. (...) L'enthousiasme s’était évaporé. On ne cherchait plus d'espions, mais du pain. Ici et là la faim poussait les masses, en particulier les femmes, dans la rue. (...) Au cours de l’année il y eut à Berlin quelques manifestations pour la paix, auxquelles d'abord quelques centaines de participants, puis quelques milliers de personnes participèrent. Mais ces nombres relativement modestes à cette époque, alors que chacun subissait le joug de la dictature militaire, avaient une signification immense.11 

Certaines manifestations étaient des explosions plus ou moins spontanées de la part de groupes inorganisés, le plus souvent des femmes : la colère éclatait lorsqu’un magasin n’avait plus de nourriture, ou augmentait ses prix, ou lorsque les rationnements étaient brusquement réduits. Il y eut une vague de « manifestations » de ce type pendant l’hiver 1915-16, et à nouveau l’hiver suivant, qui menaient souvent à des affrontements entre des travailleurs « apolitiques » et la police.

Mais il y avait aussi des manifestations plus ouvertement politiques. Le changement dans le sentiment populaire donnait un courage nouveau à ceux qui s’étaient opposés à la guerre au sein de la social-démocratie. Dans des réunions du SPD, certains exigeaient que leur député au Reichstag vote contre les crédits de guerre et que le journal local lance la discussion sur la guerre. Par exemple, à Brême en 1915 la gauche ne comptait que 15 personnes et ne tenait que des discussions privées. Pendant l’hiver de 1915-16 il y avait des assemblées générales du parti local, réunissant jusqu’à 1 100 participants (le quart des effectifs totaux), où des opinions sur la guerre étaient ouvertement exprimées12. A Berlin, la gauche était assez forte pour que le groupe de Luxemburg et Liebknecht, l’Internationale, puisse appeler à une manifestation le Premier Mai 1916 : Liebknecht fut arrêté alors qu’il commençait à parler à plusieurs milliers de travailleurs et de jeunes gens. Le jour de son procès, 55 000 travailleurs se mirent en grève de solidarité. Désormais Liebknecht n’était plus une voix solitaire, y compris au Reichstag : en décembre 1915, 19 autres députés le rejoignirent dans l’opposition aux crédits de guerre.

Le sentiment antiguerre fut renforcé par le fait que les cercles militaires et industriels faisaient de moins en moins mystère de leurs buts de guerre. La préservation des anciennes frontières de l’Allemagne n’était plus de nature à les satisfaire. Ils exigeaient l’incorporation dans le Reich de la Belgique et du nord de la France, la mise en place d’un gouvernement fantoche en Pologne et « l’hégémonie » sur les autres Etats d’Europe centrale et orientale. Lorsque Hindenburg et Ludendorff reçurent le commandement des forces armées (et de l’économie de guerre) en été 1916, les militaires et les industriels prirent les choses en mains de plus en plus ouvertement – même si le gouvernement n’approuvait pas formellement leurs buts de peur d’indisposer son allié austro-hongrois (leur but était « l’hégémonisation » de l’Autriche-Hongrie).

Les arguments des dirigeants sociaux-démocrates de droite parlant de « guerre de défense nationale » sonnaient encore plus creux après l’effondrement du tsarisme en Russie sous les coups de la Révolution de Février 1917. La « tyrannie russe » ne pouvait plus être présentée comme une menace – pour une minorité croissante de travailleurs, la véritable menace était la politique de guerre expansionniste de l’Etat prussien et du grand capital.

Avril 1917 vit une grève des métallos contre une réduction de la ration de pain avec la participation de 200 000 travailleurs, dirigée par des opposants à la guerre. Des mouvements spontanés contre la pénurie alimentaire commençaient à fusionner avec l’opposition politique à la guerre. Mais commençaient seulement.

Les événements de l’été 1917 et du début de 1918 montrèrent à la fois l’impact potentiel d’un mécontentement qui fermentait spontanément – et les limitations politiques internes qu’il avait encore à surmonter.

La structure de classe de la société allemande était parfaitement reflétée dans les rapports entre les officiers et les hommes dans les forces armées. Les privilèges des officiers contrastaient de façon permanente avec les maigres rations et la discipline sévère imposées aux rangs subalternes. Au front, la camaraderie qui résultait du danger partagé émoussait souvent la colère issue de cette situation. Ce n’était pas le cas dans la flotte, qui, craignant une confrontation directe avec les navires britanniques en haute mer, restait prudemment à l’abri dans les ports de la côte nord-ouest.

Les hommes trimaient comme des esclaves et faisaient perpétuellement l’exercice, pendant que les officiers soignaient leurs ongles et peignaient leurs chevelures. La différence entre les conditions d’existence des officiers et des hommes était soulignée par leur proximité étroite à bord des navires. L’équipage voyait que ses supérieurs mangeaient mieux, allaient à terre quand cela leur plaisait, et avaient des clubs de loisirs spéciaux…13

Le ressentiment fit place à l’organisation lorsque les rations furent réduites au minimum à la suite de « l’hiver des navets ». Un mouvement pour l’élection de « comités alimentaires » vit le jour. Les marins sentaient qu’ils pouvaient construire quelque chose de proche d’une organisation syndicale, et il y eut des grèves de la faim et des arrêts de travail, en juin et juillet 1917, exigeant la reconnaissance de ces comités. Mais, au début d’août, les autorités arrêtèrent un certain nombre de marins. L’équipage d’un navire entama une action de protestation, mais l’abandonna aussitôt. Leurs notions syndicalistes passives d’action étaient impuissantes contre la force armée de l’Etat et sa justice militaire. Le mouvement s’effondra. Deux de ses dirigeants furent fusillés ; les autres se virent infliger un total de 360 ans de travaux forcés.

Les matelots avaient appris à la dure une amère leçon : on ne peut pas lutter contre un appareil militaire avec des protestations pacifiques, « apolitiques ». Ils devaient se rappeler cette leçon 14 mois plus tard. Mais elle devait d’abord être apprise par les travailleurs de Berlin.

Les grèves de janvier

Le mécontentement croissant contre la guerre se focalisa politiquement en novembre 1917. Les bolcheviks établissaient un nouveau pouvoir en Russie, basé sur les soviets – des conseils d’ouvriers et de soldats. Ils proposaient aux puissances qui étaient en guerre contre la Russie un armistice immédiat, préalable à une paix permanente « sans annexions ni indemnités », publiaient les traités secrets qui avaient abouti à la guerre, et renonçaient aux possessions coloniales de la Russie tsariste.

Le nouveau gouvernement de la Russie avait désespérément besoin de la paix. Mais il ne croyait pas que les dirigeants de l’Allemagne impériale ou de l’Autriche-Hongrie pouvaient accepter de telles conditions – ils étaient entrés en guerre parce qu’ils étaient poussés économiquement de se saisir de portions de plus en plus grandes de la planète. Ce qu’ils croyaient, par contre, c’était que l’appel à la paix amènerait les peuples du monde – en particulier en Allemagne – à se retourner contre leurs vieux gouvernements capitalistes. La révolution à l’étranger devait produire la paix et l’assistance internationale nécessaire pour stabiliser le pouvoir des soviets dans la Russie arriérée.

La révolution avait à peine triomphé en Russie que les bolcheviks s’employaient à la répandre au dehors. Ils commencèrent à publier Die Fackel (La Torche), un journal destiné aux soldats allemands des tranchées du front oriental. Il fut imprimé 500 000 exemplaires de chaque numéro.

La hiérarchie militaire allemande considéra l’offre de paix des Russes comme une chance d’agrandir encore plus l’empire germanique. Ils envoyèrent des représentants négocier avec les bolcheviks dans la ville de Brest-Litovsk – pour y exiger qu’une énorme portion de l’ancien empire des tsars soit convertie en Etats nominalement indépendants qui deviendraient, en fait, des « protectorats » allemands.

Mais les négociateurs russes s’adressaient autant aux travailleurs allemands qu’au Haut commandement. Lorsque Trotsky arriva à Brest-Litovsk à la fin de décembre 1917, il était accompagné par un Austro-Polonais qui avait été un révolutionnaire actif en Allemagne avant la guerre – Karl Radek. « Radek, sous les yeux des diplomates et des officiers rassemblés sur le quai pour les accueillir, se mit à distribuer des brochures aux soldats allemands. »14

Les négociations de Brest-Litovsk échouèrent face aux exigences germaniques d’annexions, et la Russie révolutionnaire dut assister impuissante à l’avance des troupes allemandes. Mais des nouvelles des déclarations bolcheviks commençaient à parvenir aux opposants à la guerre en Allemagne et en Autriche-Hongrie. Karl Liebknecht écrivit de sa cellule :

Grâce aux délégués russes, Brest est devenu une tribune révolutionnaire qui retentit loin. Il a dénoncé les puissances de l'Europe centrale, il a révélé l'esprit de brigandage, de mensonge, d'astuce et d'hypocrisie de l'Allemagne.15

Dans la première quinzaine de janvier, les membres d’un petit groupe révolutionnaire allemand, la Ligue Spartakus (anciennement le groupe l’Internationale), distribua des tracts appelant à une grève générale sur la question de la paix. D’autres opposants « modérés » à la guerre, comme le dirigeant social-démocrate dissident Haase, appelèrent à une grève de trois jours.

Mais, en même temps que ces préparatifs étaient en cours, des nouvelles d’événements importants arrivèrent de l’empire austro-hongrois voisin. Le 14 janvier, les ouvriers de l’usine Daimler, dans la ville autrichienne de Wiener Neustadt, se mirent en grève contre une réduction de la ration alimentaire. A peu près en même temps, les travailleurs de l’usine de munitions Csepsel de Budapest cessèrent le travail. En l’espace de deux jours, les usines des deux villes étaient paralysées. Les sociaux-démocrates autrichiens estimaient que deux cent cinquante mille travailleurs étaient en grève dans la seule région de Vienne.16

Mais ce n’était pas tout. A Vienne, des conseils ouvriers furent élus, qui exigeaient l’abolition de la censure, la fin de la loi martiale, la journée de huit heures et la libération du socialiste antiguerre emprisonné Friedrich Adler.

La grève ne dura pas plus d’une semaine. Mais elle avait été la protestation la plus importante jusque là contre les effets de la guerre. Il n'a pas fallu longtemps pour que ce qui s’était passé en Autriche germanophone trouve un écho à Berlin.

La Ligue Spartakus y distribua un tract décrivant « des conseils ouvriers viennois sur le modèle russe » et proclamant « le lundi 28 janvier le début de la grève de masse ».17 Cet appel a été repris par une assemblée des membres de la section des tourneurs du syndicat des ouvriers métallurgistes. L’un des responsables de la section était le socialiste antiguerre Richard Müller et, sur sa proposition, ils votèrent pour la grève le lundi et pour la direction de l’action par des délégués élus dans des assemblées générales.

La grève allemande connut tout d'abord un grand succès. 400 000 ouvriers débrayèrent le premier jour et furent rejoints le lendemain par 100 000 de plus. Le mouvement s’étendit bien au delà des limites de la capitale et gagna Kiel, Hambourg, Dantzig (aujourd’hui Gdansk), Magdebourg, Nuremberg, la Ruhr, Munich, Cologne, Mannheim et Kassel.18 Au début aussi, l’organisation de la grève semblait parfaite. 414 délégués d’usine se rencontrèrent à Berlin et désignèrent un comité d’action de 11 personnes.

Mais les autorités ne restaient pas inactives. Elles dispersèrent la réunion suivante des délégués, interdirent les réunions de masse dans les usines et occupèrent les locaux syndicaux. Dès le mercredi, Berlin était couvert d’affiches officielles renforçant l’état de siège et annonçant des tribunaux militaires extraordinaires. Il y eut des affrontements entre les grévistes et la police, qui reçut le renfort de 5 000 policiers d’autres villes. Même le journal officiel, belliciste, des sociaux-démocrates, Vorwärts, fut interdit par les autorités pour avoir « répandu de fausses informations » - il indiquait le nombre des grévistes.

Les affrontements aggravaient l’amertume des masses. Un des dirigeants spartakistes, Jogiches, décrivit comment « après chaque affrontement » avec la police on entendait : « Camarades, demain nous viendrons armés ».19

Mais il y avait dans le mouvement de grève une faiblesse fondamentale. Les militants qui le dirigeaient n’avaient pas beaucoup réfléchi à l’action à entreprendre en cas de succès. Comme Jogiches l’écrivit peu de temps après, ils « ne savaient pas quoi faire [de l’énergie révolutionnaire] ».20

Pour faire l’unité de toute la classe ouvrière dans la grève, le comité d’action avait insisté, face à une certaine opposition, sur la présence dans le comité de trois représentants du Parti Social Démocrate partisan de la guerre. Mais ces dirigeants n’avaient pour s’y joindre qu’une seule raison, comme ils devaient s’en expliquer plusieurs années après. Ebert était très clair : « J’ai participé à la direction de la grève avec l’intention précise de faire cesser la grève le plus vite possible pour éviter des dommages au pays. ».21 Son collègue Scheidemann ajoutait : « Si nous n’avions pas participé au comité, le tribunal ne serait plus ici aujourd’hui ».22

Ebert et Scheidemann firent tout leur possible pour semer la confusion dans la grève. Ebert, par exemple, alla jusqu’à braver la loi en parlant dans une réunion interdite – mais seulement pour saper le mouvement d’une façon qui n’aurait pas été possible aux autorités militaires, en disant : « C’est le devoir des travailleurs de soutenir leurs frères et leurs pères qui sont au front et de fabriquer les meilleures armes. (...) La victoire est le but le plus cher de tous les Allemands. ».23

Pour avoir parlé à cette réunion, le socialiste de gauche Dittmann se vit infliger une sentence de quatre ans de prison. Ebert, bien sûr, ne fut pas inquiété.

Les dirigeants sociaux-démocrates apportèrent la confusion au cœur même du comité d’action. Ils proposèrent de négocier avec le gouvernement sur les revendications purement économiques des grévistes – comme s’ils n’avaient pas eu des motivations politiques, aussi confuses fussent-elles. Les dirigeants de la grève n’étaient pas satisfaits de cette suggestion des sociaux-démocrates, mais n’avaient pas d’alternative claire. Ils admettaient que la guerre était la question centrale, même s’ils avaient utilisé des motifs économiques pour mobiliser les travailleurs. Mais pour mettre fin à la guerre ils avaient besoin d’action révolutionnaire aussi bien que de grèves – et ils ne s’y étaient pas préparés. Finalement, ils n’eurent pas d’autre choix que d’appeler à la reprise du travail, malgré le grand nombre de travailleurs qui avaient participé à la grève.

Le gouvernement saisit l’occasion que fournissait la démoralisation qui suivit pour décapiter le mouvement. De nombreux dirigeants grévistes furent arrêtés, et à Berlin un ouvrier sur dix fut envoyé au front. L’avant-garde du mouvement contre la guerre fut éloignée physiquement des usines berlinoises.

Comme pour les marins de Kiel l’été précédent, la grève fut défaite parce qu’elle essayait de mettre en œuvre des tactiques purement syndicales pour régler une question concernant le pouvoir militaire et politique. Comme l’a résumé Jogiches, « Parce qu’on ne pouvait pas s'imaginer la vague de grèves comme quelque chose de plus qu’un simple mouvement de protestation, le comité de grève a essayé, sous l’influence des députés au Reichstag, d'entrer en négociations avec le gouvernement, plutôt que de refuser toute négociation et de diriger l’énergie des masses ».24

La gauche

Aucun de ces mouvements n’avait été dirigé par une organisation révolutionnaire. Des révolutionnaires individuels jouèrent un rôle à certains moments. Ils donnèrent une expression à la colère de beaucoup de travailleurs contre la faim, les bas salaires et l’effusion de sang futile de la guerre. Mais ces travailleurs n’étaient pas eux-mêmes des socialistes révolutionnaires, pas plus qu’ils n’observaient la discipline d’une organisation révolutionnaire. Ils désiraient tout simplement un retour aux conditions d’avant-guerre. Ils gardaient une certaine confiance dans les dirigeants sociaux-démocrates, y compris lorsqu’ils faisaient grève contre la guerre que ces dirigeants soutenaient.

Le mécontentement croissant avait un impact sur l’organisation social-démocrate elle-même. Même les dirigeants les plus à droite, comme Ebert, ne pouvaient pas se désolidariser complètement des grands mouvements de grève. Ils savaient que ce faisant ils auraient perdu toute influence sur les masses – la seule influence, pensaient-ils, qui pouvait éviter un effondrement de « la loi et de l’ordre ».

Le changement dans le sentiment populaire avait un effet encore plus marquant sur les milliers de permanents subalternes du parti. Beaucoup d’entre eux n’avaient pas été, en 14, des enthousiastes de la guerre. Mais ils étaient membres d’un parti qui possédait des millions de marks, des centaines d’immeubles des syndicats et des coopératives, des douzaines de journaux quotidiens, des centaines d’employés. Tout cela, craignaient-ils, aurait été détruit par la répression si le parti s’était opposé à l’hystérie guerrière généralisée. Il était plus facile, à leurs yeux, de se comporter de façon « réaliste », d’accompagner l’humeur belliciste tout en résistant à ses pires excès. Alors ils soutenaient la guerre, mais s’opposaient aux appétits de l’état-major et des milieux d’affaires pour l’annexion d’immenses portions de territoires étrangers.

Trotsky, qui était à Vienne lorsque la guerre éclata, décrivit les attitudes à l’intérieur du parti social-démocrate local. Ce qu’il écrivait s’appliquait également à l’Allemagne :

Quelle fut l’attitude que je trouvai dans les cercles dirigeants de la social-démocratie autrichienne, à l’égard de la guerre ? Les uns s’en réjouissaient ouvertement. (...) Ils étaient au fond, organiquement, des nationalistes ; le léger vernis de culture socialiste dont ils étaient couverts tombait d’eux, et non pas de jour en jour, mais d’heure en heure. (...) D’autres, et à leur tête Victor Adler, considéraient la guerre comme une catastrophe extérieure qu’il fallait savoir supporter. Cette passivité expectative ne servait cependant qu’à dissimuler l’aile du parti qui était activement nationaliste.25

C’était exactement la situation dans le parti allemand. « L’acceptation à contre-cœur » y était abondamment répandue.

Mais maintenant que le sentiment antiguerre connaissait un regain de popularité, ces gens trouvèrent commode de faire connaître leurs doutes jusque là secrets. Ils pouvaient désormais le faire sans briser avec la mixture de couardise et de carriérisme qui les avait fait taire en 1914.

De telle sorte qu’en 1916 un courant commença à se développer dans le SPD en opposition à la direction va-t-en-guerre. L’humeur des travailleurs de base, qui en avaient assez de la guerre mais ne voulaient pas encore la révolution, trouvait sa contre-partie chez de nombreux permanents du parti, qui n’aimaient pas non plus la guerre et qui étaient aussi hostiles à la révolution qu’ils l’avaient toujours été.

Ce courant fut bientôt connu sous le nom de « centre » ou de « centriste », à cause de sa position à mi-chemin des dirigeants du parti et des éléments révolutionnaires regroupés autour de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht. Les dirigeants du centre voulaient la fin de la guerre – mais ils ne voulaient pas de grandes secousses sociales. Ils voyaient la paix comme le produit possible de la « bonne volonté » des puissances en lutte, et tendaient de plus en plus à mettre leurs espoirs dans la politique du président américain Woodrow Wilson. Ils prenaient soin de se distancier des slogans des spartakistes tels que : « L’ennemi est dans notre propre pays », « La paix passe par la révolution socialiste ». Ils proclamaient avec insistance qu’ils ne croyaient pas aux actes « séditieux », comme appeler les marins à se mutiner. Le maximum qu’il étaient prêts à faire était de fonctionner comme un groupe parlementaire distinct de la droite du SPD.

Mais la direction bureaucratique du SPD n’était pas disposée à tolérer quelque opposition que ce fût à sa politique favorable à la guerre, même aussi molle que celle-là. Elle lui retira les journaux sous son influence – et surtout le plus important d’entre eux, le quotidien berlinois Vorwärts – puis exclut en bloc la minorité au début de 1917, l’obligeant à former son propre parti, qu’elle le voulût ou non. Le Parti Social-Démocrate Indépendant (l’USPDD ou simplement les « Indépendants ») était né.

Ce n’était en aucune manière un parti révolutionnaire. Ses dirigeants n’étaient liés que par une chose – leur désir de voir la majorité du Parti Social-Démocrate cesser de soutenir la guerre. Sur la plupart des autres sujets, il y avait le même éventail de différences que celles qui existaient au SPD. Certains étaient pour la révolution, d’autres pour la réforme, la plupart préférant parler un langage révolutionnaire et agir de façon réformiste. Certains voulaient une fin négociée à la guerre, d’autres parlaient de la transformer en guerre civile.

De façon caractéristique, le parti fut rejoint par le théoricien principal de la social-démocratie d’avant-guerre, le « pape du marxisme » Karl Kautsky, et par celui du réformisme, le « révisionniste » Eduard Bernstein.

Mais le développement du nouveau parti était d’une extrême importance. Il emportait avec lui une bonne part du vieil appareil du SPD – des douzaines de permanents, des députés au Reichstag et aux parlements d’Etat, des quotidiens, des dirigeants syndicaux, des bureaux et des salles de réunion. Surtout, c’était un parti légal, libre d’organiser des réunions publiques, même si c’était dans les limites de la censure et des lois sur la sédition. L’USPD fournissait un point de ralliement pour les aspirations de dizaines de milliers de personnes qui commençaient, même si c’était de façon hésitante, à critiquer la guerre. Six mois après la scission il pouvait revendiquer 120 000 membres, contre 150 000 dans le SPD.26 Un grand nombre des dirigeants des grèves d’avril 1917 et de janvier 1918 étaient dans ses rangs ; et les marins révoltés d’août 1917 commençaient à s’identifier à lui et à prendre contact avec ses dirigeants locaux et nationaux.

Les vrais révolutionnaires étaient plus à gauche. A la place de la vague revendication de « paix » formulée par les Indépendants, ceux-ci parlaient de révolution comme seul moyen de mettre un terme à la guerre capitaliste. Mais il n’y avait autour d’eux que de petits groupes isolés d’activistes.

Il est vrai que Liebknecht était connu dans tout le pays, et admiré par beaucoup de monde aussi bien comme le député au Reichstag qui avait le premier parlé contre la guerre que comme victime de la persécution gouvernementale depuis lors. Mais la répression rendait pratiquement impossible à ses collègues d’expliquer en détail leurs opinions à des publics plus larges que des cercles restreints de travailleurs. Il fut lui-même envoyé au front, malgré son âge (il avait plus de quarante ans), puis emprisonné. Rosa Luxemburg elle aussi fut jetée en prison, et leurs contacts dans les usines furent les premiers à être persécutés et envoyés à la boucherie après la grève de janvier 1918.

Une estimation récente des forces (ou de la faiblesse !) de la gauche révolutionnaire indique que :

Les révolutionnaires de Brême ne disposent plus d'un seul militant sur les chantiers ou dans les entreprises du port (...) A Berlin, le groupe spartakiste de la 6° circonscription, qui s'étend sur Charlottenburg, Berlin-Moabit et jusqu'à Spandau, ne compte que sept membres. La direction spartakiste a été démantelée par les arrestations (...).27

La faiblesse numérique de la gauche révolutionnaire était aggravée par le fait qu’elle n’avait pas d’organisation nationale unique, mais au contraire était divisée en trois groupes distincts, qui n’étaient pas toujours d’accord.

Les dirigeants spartakistes – Rosa Luxemburg, Leo Jogiches, Franz Mehring, Clara Zetkin et Karl Liebknecht – adhéraient toujours à l'idée d’avant-guerre selon laquelle un petit groupe de révolutionnaires ne pouvait maintenir un contact vivant avec la majorité des travailleurs que s’il faisait partie d’une organisation plus grande. De telle sorte que les spartakistes restèrent dans l’USPD, même si leur politique était complètement différente de celle de la direction du parti. Ils pensaient que les travailleurs qui devenaient hostiles à la guerre ne seraient pas capables au début de faire la différence entre les bruits vaguement antiguerre émis par la direction des Indépendants et la position de Liebknecht, et qu’ils se tourneraient vers la plus importante force d’opposition, l’USPD. Les révolutionnaires pourraient établir des contacts avec ces travailleurs en étant à l’intérieur de l’USPD, où ils pourraient maintenir leur propre organisation, leur propre presse et leur propre discipline de fraction. Jogiches écrivait :

Nous devons lutter pour les masses confuses ou toujours vacillantes qui suivent aujourd’hui l’AG [le groupe parlementaire des Indépendants]. (...) Et nous ne pouvons faire tout cela qu'à la condition de mener le combat à l’intérieur du parti et de ne pas mener des attaques sur l'AG depuis l'extérieur en tant qu'organisation complétement séparée.28

Une autre section de la gauche rejetait cette perspective. Basée essentiellement à Brême, elle était en relation avec les bolcheviks russes par l’intermédiaire d’un de ses membres d’avant-guerre, l’exilé polonais Radek, qui travaillait alors avec Lénine. Ce groupe était connu sous le nom de « radicaux de gauche » (plus tard les Communistes Internationaux d’Allemagne). En restant dans l’USPD, disaient-ils, les spartakistes rendaient plus difficile aux travailleurs de distinguer entre la véritable gauche et les pacifistes mous qui dirigeaient l’USPD.

Les figures les plus connues de ce groupe étaient Johann Knief, l’inspirateur du groupe de Brême, l’ouvrier devenu journaliste Paul Frölich, et l’intellectuel hambourgeois Laufenberg. Malgré leurs critiques envers les spartakistes, ces dirigeants s’avérèrent un groupe possédant peu de cohésion ou d'homogénéité politique.

Enfin, il y avait encore un troisième groupement révolutionnaire, même s’il n’était pas une tendance pleinement organisée, constitué d’un certain nombre de militants ouvriers influents au sein du Syndicats des Métallurgistes Berlinois. Ces derniers avaient dirigé les grandes grèves de 1917 et de 1918 et se considéraient comme révolutionnaires, organisés dans un groupe appelé « les Délégués Révolutionnaires ». Cependant, ils ne rompirent pas complètement avec la direction de l’USPD, étant particulièrement proches du vétéran député au Reichstag Georg Ledebour, dont l’avis était souvent décisif dans les moments de crise.29

Dans l’ensemble, à l’été 1918, il y avait probablement trois ou quatre mille socialistes révolutionnaires en Allemagne. Ils n’avaient pas d’organisation unique, pas de traditions de discipline commune, aucun moyen de parvenir à un accord stratégique ou tactique, aucun moyen de sélectionner parmi eux des dirigeants à la tête froide, dignes de confiance. Pourtant, ces révolutionnaires allaient entrer dans une des périodes de lutte de classe les plus intenses de l’histoire du capitalisme.

A l’été de 1918, l’armée allemande lança une offensive massive sur le front occidental. Elle tendit les ressources à la disposition des généraux au delà du point de rupture. Lorsque les succès initiaux furent réduits à néant par une contre-offensive des forces alliées, il devint clair pour le haut commandement allemand que la défaite les regardait dans les blanc des yeux. Ils étaient en état de choc. A peine quelques semaines plus tôt, ils parlaient de victoire avec assurance. Le retrait de la Russie avait laissé libre leur flanc oriental et leur avait permis de tout transférer sur le front Ouest. L’agitation contre la guerre de janvier s’était calmée, apparemment pour de bon : il était possible pour une commentateur contemporain de la scission dans le SPD de proclamer en mai que la paix à l’est avait eu pour effet « d’amener les masses aux côtés du gouvernement ».30

La discussion dans les cercles dirigeants n’avait pas porté sur la question de savoir s’il fallait continuer la guerre ou faire la paix, mais sur ce qui devait être annexé après la victoire allemande. Désormais les généraux voyaient que le front tout entier allait s’effondrer, sauf si le pays pouvait sortir de la guerre les plus rapidement possible. Ils cessèrent de vanter leur invincibilité et commencèrent à chercher des moyens d’éviter d’être rendus personnellement responsables de la défaite.

Hindenburg et Lundendorff, pour l’état-major, eurent un entretien avec le Kaiser le 29 septembre. Ils lui révélèrent que « la guerre était perdue » et que la situation était désespérée. L’ouverture immédiate de négociations pour une paix de compromis était la seule alternative à une défaite désastreuse. La seule façon de garantir la stabilité sociale était de remplacer le pouvoir absolu par un nouveau gouvernement, libéralisé, comportant des ministres sociaux-démocrates.

Le Kaiser était stupéfait. Les représentants de l’élite militaire prussienne étaient en train de lui suggérer de former un gouvernement qui inclurait son ennemi traditionnel. Il n’avait pas le choix, insistaient-ils. Comme devait le formuler le secrétaire d’Etat, Hintze, « il faut prévenir le bouleversement d'en bas par la révolution d'en haut ».31

Ainsi, avec la bénédiction des secteurs les moins libéraux de la société allemande, un nouveau gouvernement de coalition « libérale » fut formé. Le chancelier en était le cousin du Kaiser, le prince Max de Bade. Son programme : des concessions, à la fois aux travailleurs allemands et aux puissances alliées. Son but : sauver la monarchie.

Le SPD avait toujours été, par principe, républicain. Là, les dirigeants du parti consentaient à faire partie d’un gouvernement dont la seule raison d’être était la préservation de la monarchie. Le secrétaire du parti, Ebert, déclara lors d’une réunion de la direction :

Si nous ne voulons pas d'entente avec les partis bourgeois et le gouvernement, nous devrons laisser les événements suivre leur cours. (...) Qui a vécu les événements de Russie ne peut pas souhaiter, dans l'intérêt du prolétariat, qu'un tel développement advienne chez nous.32

C’était suffisant pour convaincre les collègues d’Ebert qu’il avait raison de soutenir les efforts du prince Max – mais il était trop tard pour qu’un tel soutien puisse éloigner le spectre de la révolution.

Les discussion sur une armistice eurent un impact considérable au sein de l’armée. Les soldats du rang ne voyaient plus l’intérêt de continuer à se battre. Comme l’a noté un historien de l’armée allemande, dès le printemps de 1918 de nombreuses « jeunes recrues » étaient « infectées par la propagande de gauche contre la guerre ». Le sentiment était moins dominant au front qu’à l’arrière. Malgré tout, il y eut plus de 4 000 passages à l’ennemi en 1918. Maintenant qu’on avait dit aux soldats que tous leurs efforts passés n’avaient servi à rien. (...) « les désertions dans les rangs s’accrurent après la demande hâtive de Ludendorff aux alliés d'un compromis ».33

Le tournant dans la situation politique ouvrait de nouvelles opportunités pour les forces de l’extrême gauche. Le sentiment que l’ordre ancien était en crise grandit dans une couche significative de travailleurs et trouva une expression dans les rues. « Le mois d’octobre fut (...) le moment de l'éveil de larges masses de travailleurs, les assemblées tempétueuses et les manifestations spontanées alternaient les unes avec les autres ».34 L’impression que le gouvernement n’était pas sûr de lui fut confirmée lorsque, le 23 octobre, Liebknecht fut libéré de prison – une concession faite sous la pression des sociaux-démocrates qui voulaient lui ôter son prestige de martyr.

Mais cette concession n’était pas suffisante pour faire cesser les troubles croissants. Les gens n’étaient que trop conscients que l'appareil répressif et les lois restaient intactes : les condamnations continuaient de tomber sur les participants aux grèves de janvier. Et surtout, la guerre n’était pas finie. Le Haut Commandement allemand avait espéré obtenir facilement une paix de compromis. Mais les puissances alliées, en particulier la France, étaient déterminées à traiter l’Allemagne comme les Allemands avaient traité la Russie soviétique au début de l’année – briser sa force, accaparer des portions de son territoire, lui prendre ses colonies, piller son économie.

Plutôt que d’accepter ces conditions, le Haut Commandement préféra envoyer ses troupes livrer des batailles perdues. Finalement, dans une tentative désespérée de changer la donne, il lança à la mer une flotte qu’il avait maintenue à l’abri des hasards des batailles pendant la plus grande partie de la guerre.

L’humeur des matelots du rang était encore plus amère, si cela était possible, que l’année précédente. Ils savaient que s’ils laissaient la flotte défier les navires britanniques en haute mer ils connaîtraient la défaite et une mort certaine. Lorsque les marins de Wilhelmshaven reçurent l’ordre, à la fin d’octobre, de mettre leurs navires en marche, ils répondirent en éteignant les chaudières. Comme l’écrivit un marin à son père, « Nous sentions tous que ce serait notre dernier voyage, d'où le refus instinctif d'obéir aux ordres ».35 Ils furent immédiatement arrêtés.

Mais le mouvement ne fut pas brisé par la répression comme il l’avait été l’année précédente. Il y avait désormais trop de choses en jeu. Cinq jours plus tard, des milliers de marins défilaient dans les rues de Kiel pour protester contre les arrestations. Ils furent rejoints par les travailleurs du port. Des affrontements avec des patrouilles loyales au gouvernement laissèrent neuf morts sur la chaussée. Mais ces patrouilles rencontrèrent bientôt une résistance qui les força à se retirer de la ville. La Révolution Allemande avait commencé.

Notes

1 Appel de la direction du Parti Social-Démocrate, 25 juillet 1914.

2 Intervention du député social-démocrate Hugo Haase au Reichstag, 4 août 1914.

3 Nettl, Rosa Luxemburg, p. 610.

4 Déclaration de Karl Liebknecht au Reichstag, 2 décembre 1914.

5 Rosa Luxemburg, La crise de la social-démocratie – la « brochure de Junius », Editions La Taupe (Paris 1970) pp. 53-54.

6 Hardach, The First World War (Londres 1977) p. 56.

7 Ibid.

8 K H Roth, Die « andere’ Arbeiterbewegung (Munich 1974) p. 40.

9 E Bevan, op. cit., p. 229.

10 Pour des chiffres, voir G Bry, Wages in Germany 1871-1945 (Princeton 1960) pp. 83-84.

11 llustrierte Geschichte der Deutschen Revolution, par Paul Frölich et autres (Berlin 1929/réédition Francfort sur le Main 1970) p. 134.

12 E Lucas, Die Sozialdemokratie in Bremen während des ersten Weltkrieges (Brême 1969) p. 45.

13 Daniel Horn, Mutiny on the High Seas (Londres 1973) p. 33. Pour une vision différente, voir Illustrierte Geschichte der deutschen Revolution, pp. 157-160.

14 Isaac Deutscher, Le prophète armé (10/18) p. 80.

15 Cité in P Broué, Révolution en Allemagne (Paris 1971), p. 109.

16 Il y a différentes descriptions des grèves en Autriche, qui diffèrent sur des points de détail. Voir, par exemple, ibid, p. 111.

17 In Dokumenten und Materialen zur Geschichte der Deutschen Arbeiterbewegung, (1914-45) vol. 2 (Berlin Est 1957). Egalement sur Internet : http://germanhistorydocs.ghi-dc.org/pdf/deu/919_Januarstreiks_183.pdf

18 Pour un récit de la grève de Berlin par un de ses dirigeants, voir Richard Müller, Vom Kaiserreich zur Republik vol. 1 (Berlin 1924) pp. 100-110.

19 Reproduit in Dokumenten und Materialen vol. 2, page 134.

20 Ibid.

21 Citations in Illustrierte Geschichte der deutschen Revolution, p. 152. Voir aussi R Müller, op. cit., p. 110.

22 Illustrierte Geschichte der deutschen Revolution, p. 162.

23 Ibid.

24 Dokumenten und Materialen vol. 2.

25 L Trotsky, Ma vie (Paris, Folio Gallimard 1953), p. 279.

26 E Bevan, op. cit., p. 232.

27 P Broué, op. cit., p. 133.

28 Cité in Illustrierte Geschichte der deutschen Revolution, pp. 147-148.

29 Pour une description complète des délégués d’usine révolutionnaires, voir R Müller, op. cit., p. 115 et suite.

30 E Bevan, op. cit., p. XV.

31 Cité in P Broué, op. cit., p. 137 ; plus développé in Illustrierte Geschichte der deutschen Revolution, p. 169.

32 Cité in Illustrierte Geschichte der deutschen Revolution, p. 170.

33 H J Gordon, The Reichswehr and the German Republic 1919-26 (Princeton 1957) pp. 3-5.

34 Illustrierte Geschichte der deutschen Revolution, p. 181.

35 Ibid., p. 185.

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