1922

Source : Le bulletin communiste, numéro 20 (troisième année), 11 mai 1922.

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Internationale Communiste

 

La lutte contre la guerre

Résolution de la Conférence de l'Exécutif élargi (21 février – 4 mars 1922)


I

Les guerres impérialistes de 1914-1918 et les traités du paix qui ont suivi — Versailles, Trianon, Saint-Germain, Sèvres, Neuilly — n'ont pas réussi à éliminer les antagonismes économiques et politiques existant entre les grandes puissances capitalistes de l'Europe. Leur action continue dans es conditions et sous des formes nouvelles d'une lutte pour la suprématie et l'hégémonie sur les marchés de l'Europe et du monde.

Outre les anciens antagonismes économiques et politiques, il en est apparu de nouveaux, entre les grandes puissances européennes. Le conflit d'intérêts développé par la dernière guerre grandit entre la Grande-Bretagne, l'Amérique et le Japon. Entre les puissances colonisatrices de l'Europe et les peuples assujettis à leur domination ou menacés de l'être.

Le blocus et les guerres par lesquels l'impérialisme mondial espéra longtemps abattre le seul Etat où les travailleurs des villes et des campagnes se sont emparés du pouvoir politique, ont exclu la Russie des soviets des marchés et de l'économie internationale. La naissance d'Etats nationaux sur les débris de l'ancienne monarchie austro-hongroise et la formation d'Etats limitrophes entre la Russie et l'Europe occidentale ont multiplié d'autre part les barrières mondiales, et partant les entraves au libre développement des forces productrices.

II

La défaite militaire de l'impérialisme germanique ainsi que l'asservissement économique et politique de l'Allemagne à l'Entente ont temporairement débarrassé la Grande-Bretagne de son rival le plus redouté avant la guerre sur les marchés et dans l'expansion mondiale. L'impérialisme français cherche à éluder une débâcle économique et une profonde crise financière en pressurant l'Allemagne. Mais le pillage systématique de ce pays y entraîne avec le concours d'autres conséquences de la guerre mondiale — dépréciation des valeurs, inflation, etc. — un appauvrissement général et la perte du pouvoir d'achat du marché allemand vis-à-vis des marchandises britanniques, éliminant de la sorte une des conditions vitales de la prospérité économique de l'Angleterre. A la même heure, les charges écrasantes des réparations imposées à l'Allemagne ont pour conséquence que les marchés britanniques et internationaux sont inondés de produits allemands vendus à si vil prix que les barrières douanières les plus rigoureuses ne peuvent en empêcher la pénétration. L'affaiblissement économique et politique de l'Allemagne n'a donc pas pour contre-partie l'affermissement de l'Angleterre mais plutôt le contraire ; d'autant plus qu'il va de pair avec l'extension et le développement de l'impérialisme français.

III

La guerre a imprimé au développement économique de la France une puissante impulsion. La France dispose des plus grands gisements de minerais de fer de l'Europe — tandis que l'Allemagne reste, malgré tout, en possession des mines de charbon les plus riches du continent. La concentration du pouvoir d'exploitation des mines de fer et de charbon — par voie de conquête ou en vertu de traités — porterait à l'Angleterre, en Europe et dans le monde, un coup mortel. Mais sans même que soit réalisée cette concentration la France, naguère l'Etat de rentiers bailleurs de fonds à l'étranger, se transforme rapidement — les prestations de l'Allemagne en charbon y aidant — en un pays de grosse métallurgie dominé par le capital financier qui aspire à des placements sûrs et productifs en des sphères d'exploitations fermées. Dans les bassins houillers de Tchéco-Slovaquie et de Pologne, dans les terrains pétrolifères de Galicie et de Roumanie, la France est de plus en plus souvent le concurrent redoutable de l'Angleterre. Ses liens économiques, politiques, militaires avec la Petite Entente la Pologne, les Etats limitrophes de la Russie permettent à la fois à la France de combattre victorieusement dans, ces pays l'influence anglaise et de s'y préparer des voies de « pénétration pacifique » — c'est-à-dire de pillage systématisé — dans les Balkans, en Russie soviétiste, en Asie Mineure.

Au Bosphore et aux Dardanelles, en Asie occidentale et centrale les heurts entre impérialismes français et anglais deviennent toujours plus fréquents, plus manifestes et plus gros de conflits. Par la position de la France au Maroc et en Syrie, par la Convention d'Angora — dont la répercussion a été grande dans le monde mahométan — la Grande-Bretagne est menacée en Europe occidentale, en Afrique, en Asie et dans ses communications avec les Indes. Plus les mouvements sociaux et nationaux y ébranleront avec fréquence la puissance coloniale britannique et plus il sera rigoureusement nécessaire à l'Angleterre d'assurer ses communications par la maîtrise des Dardanelles, de Suez, par la mainmise sur un empire arabe, par des fortes positions en Mésopotamie, en Perse, en Afghanistan. Sous la pression de ces soucis la Grande-Bretagne tend à fortifier, contre l'impérialisme français, l'Italie et la Grèce et encourage les armements de l'Italie comme pouvant amoindrir l'influence française dans la Méditerranée. A propos de la rentrée de la Russie dans l'économie capitaliste mondiale la France et l'Angleterre se disputent évidemment la suprématie dans l'exploitation future des ressources naturelles et de la main-d'œuvre des prolétaires des villes et des campagnes de la grande république soviétiste.

IV

Pendant les quatre années de la guerre impérialiste, la suprématie de l'Angleterre sur le marché mondial a passé aux Etats-Unis d'Amérique. Ceux-ci fournissaient naguère à l'Europe des matières premières et des denrées alimentaires en échange d'articles manufacturés ; aujourd'hui ils sont eux-mêmes devenus des fournisseurs d'articles manufacturés. Dans les deux Amériques,ils éliminent la concurrence européenne ; leurs produits pénètrent en Chine, dans les colonies britanniques et même en Europe, avec un succès de plus en plus marqué. De la production quantitative, l'industrie américaine est passée à la production qualitative. Abstraction faite de toutes autres considérations, le grand développement de sa technique assure à l'industrie américaine une supériorité manifeste sur l'industrie anglaise. Naguère débiteurs de d'Europe, les Etats-Unis sont aujourd'hui ses créanciers. Ils possèdent la plus grande partie de la réserve d'or du monde. L'Angleterre ne soutient que très difficilement la concurrence américaine et paraît incapable de reconquérir sa position dominante dons les deux Amériques, sur les côtes du Pacifique et de l'Océan indien ; pas plus qu'elle ne peut y étendre ses sphères d'influence.

Le Japon a énormément développé son industrie pendant la guerre et élargi d'autant son pouvoir économique et politique. Sur les marchés de l'Amérique du Sud il concurrence les Etats-Unis. Il prend pied dans les Iles du Pacifique. Il a occupé eh Chine la riche province du Shandong, il s'est annexé la Corée, il progresse en Mandchourie, pénètre en conquérant en Sibérie, tend les mains vers la Mongolie. Partout dans le Pacifique, dans les mers du Sud, en Chine son expansion menace les Etats-Unis. Devant ce développement dans lequel elle avait d'abord vu une limitation de l'impérialisme américain, l'Angleterre a dû céder et renoncer à l'alliance japonaise qui lui eût assuré la domination et l'exploitation de la Chine méridionale, le Japon se contentant provisoirement du Nord.

Pour s'assurer pendant la guerre le concours militaire et financier de ses colonies et de ses dominions l'Angleterre a dû leur accorder le droit de la co-détermination de sa politique extérieure. Il en est résulté pour elle des entraves très sensibles dans ses relations avec les Etats-Unis et le Japon. Sous tous les rapports — intérêts économiques, vie politique, culture — le Canada se sent plus proche des Etats-Unis que de la métropole anglaise. L'Australie, république fedérative1, s'oppose énergiquement à l'expansion impériale du Japon, allié d'hier de l'Angleterre et probablement son allié secret d'aujourd'hui contre les Etats-Unis. Pays paysan, l'Afrique du Sud n'a aucune raison d'appuyer la Grande-Bretagne dans un conflit avec l'Amérique.

Il est d'autre part vrai que leur supériorité industrielle permet aux Etats-Unis de soutenir avec un succès croisssant la concurrence japonaise ; mais des raisons politiques et notamment les perspectives de la « pénétration pacifique de la Chine » contribuent à accuser l'antagonisme américano-japonais.

V

Les ruineuses campagnes de conquêtes poursuivies pendant quatre ans par les grandes puissances capitalistes ont provoqué dans les colonies britanniques ainsi que dans les pays dont on envisage l'assujettissement et l'exploitation des mouvements révolutionnaires passionnés, pour lesquels l'exemple de la révolution russe et l'existence de la République des Soviets sont des sources de force et de courage. Le caractère de ces mouvements est en premier lieu nationaliste et religieux, mais l'élément révolutionnaire social n'en est pas exclu. Devenue une République autonome au sein de l'Empire britannique l'Irlande n'est pas apaisée : les luttes sanglantes alimentées par des antagonismes économiques et sociaux irréductibles s'y poursuivent sans relâche. En Egypte, le drapeau de la révolte nationale courageusement déployé par Zagloul Pacha flotte encore. Aux Indes, les pires mesures de répression sont aussi impuissantes que les concessions à vaincre le soulèvement national. Les grèves s'y succèdent, montrant que la lutte des classes se développe simultanément avec le mouvement national. De l'Atlantique à l'Himalaya, et jusqu'en Chine, les musulmans sont dans une profonde effervescence. Quelque différents que soient les aspects et les péripéties des mouvements de l'Afrique et de l'Asie, ces mouvements sont dirigés contre les Etats capitalistes et puisent une force nouvelle dans les rivalités entre ces derniers pour la domination du monde.

VI

En dépit de leurs intérêts irréductiblement opposés, les grandes puissances capitalistes s'accordent sans réserves et sont immédiatement prêtes a l'action quand il s'agit de combattre le gouvernement des Soviets. Elles ne veulent pas se contenter des concessions que, par suite de sa terrible détresse économique, la Russie, abandonnée des prolétaires des autres pays, a été contrainte de faire aux capitalistes étrangers. Prétendant à l'exploitation illimitée de la grande République ouvrière, elles voudraient y instituer un régime d'exploitation de la main-d'œuvre et de gaspillage des ressources naturelles que ne restreindrait pas le pouvoir des Soviets.

Et d'abord, elles tiennent à se débarrasser de ce dernier, car la Russie des Soviets est aux travailleurs de tous les pays un exemple et un appel permanent à la dictature, au renversement de la bourgeoisie, car la Russie des Soviets est l'appel naturel de tous les exploités, de tous les opprimés dans leurs luttes ; car elle est le camp retranché de la révolution mondiale.

Jusqu'ici, l'impérialisme français fut l'épée du capitalisme et de la contre-révolution internationale contre la Russie des Soviets. La France a gaspillé des milliards à soutenir les campagnes des généraux tsaristes, à encourager les incursions en Russie organisées par les pays limitrophes et à en couvrir les frais. A la fin, les victoires de l'armée rouge, et surtout la défaite de Wrangel, ont convaincu les impérialistes français de la vanité de cette politique. Dès ce moment, un revirement s'est produit dans la politique russe de la France. Mais son but essentiel restant d'extorquer à la Russie les sommes énormes nécessaires au remboursement des porteurs des emprunts russes, la France bourgeoise a continué de dilapider les biens des travailleurs français pour entretenir le militarisme en Pologne, dans la Petite Entente et dans les pays voisins de la Russie. En Finlande et en Roumanie, ses diplomates et ses généraux préparent de nouvelles interventions. Les munitions, les équipements, le matérielle de guerre pourraient être aisément envoyés de France aux fronts de Russie, la « neutralité » de l'Allemagne n'offrant aucune garantie sérieuse et pouvant se transformer, de par l'extrême faiblesse des gouvernements allemands — de Wirth ou de tout autre — à l'égard de l'Entente, leur haine de l'Etat ouvrier et paysan, leur crainte de la révolution, en complicité sinon en participation directe. Ludendorff et tutti quanti attendent le moment où l'impérialisme français leur permettra de déclarer la guerre au bolchevisme. Aussi la Russie des Soviets, bien que n'ayant aucune tendance à l'impérialisme, bien que désirant consacrer toutes ses forces à la reconstitution du pays, ne peut-elle pas désarmer. Il faut, dans l'intérêt même de la Révolution prolétarienne, qu'elle soit toujours prête au combat.

VII

Moins de trois ans après la fin de la grande tuerie impérialiste et de deux ans après la conclusion de la paix, l'univers capitaliste est de nouveau surchargé d'explosifs dont la déflagration peut à tout moment déchaîner des guerres plus dévastatrices, plus vastes et plus cruelles encore que celles qui, de 1914 à 1918, ont couvert l'humanité de sang et de boue. Les Etats capitalistes sont aujourd'hui plus armés qu'avant la guerre. Les ressources de plusieurs pays sont tout à fait insuffisantes pour reconstituer ce qui a été détruit et à panser les blessures des masses laborieuses. Les gouvernements bourgeois ne les dépensent pas moins en armements, en préparation de guerres futures terrestres, navales, aériennes. Et ces armements sont sans cesse stimulés par le danger de guerre.

Le cours ralenti de la révolution mondiale depuis son premier essor hardi en Russie permet aux bourgeoisies des grandes puissances capitalistes de tenter le rétablissement de leur système économique et de leurs Etats fortement ébranlés. Mais la reconstruction du système capitaliste, de l'ordre bourgeois implique la permanence des antagonismes et des contradictions économiques, politiques, nationales, sociales, internationales qui, dans la phase actuelle du développement capitaliste, doivent infailliblement aboutir à des guerres nouvelles d'une ampleur formidable, d'un caractère terrifiant et dont les conséquences seraient incalculables. Qui plus est, ces antagonismes et ces contradictions ont été accentués autant par la guerre que par ses effets ultérieurs, par les efforts de la bourgeoisie pour conserver et consolider le capitalisme par une exploitation de plus en plus barbare du prolétariat.

Le jeu des formidables forces productrices engendrées par le capitalisme ne peut plus être contenu dans les limites étroites de l'Etat national bourgeois. Le monde entier doit être son champ d'action. Mais tant que subsistera la propriété privée des moyens de production et avec elle l'esprit de lucre — moteur de la production — du capitalisme et des groupes capitalistes, l'anarchie économique qui en résulte, la domination de la grande métallurgie et du capital financier dans les Etats, les armements, les risques de guerre continuels et les guerres elles-mêmes, meurtrières et dévastatrices, resteront les traits caractéristiques inéluctables du régime capitaliste en décomposition. Et les tendances pacifistes ne pourront, dans la société capitaliste, neutraliser les causes immanentes de guerres.

VIII

Toutes les conférences de ministres, de diplomates, de financiers, multipliées depuis la fin des hostilités, n'ont pas réussi à exclure le danger de guerres mondiales. L'exemple de la Société des Nations, caricature bouffonne de la solidarité révolutionnaire et prolétarienne, devrait contribuer à dissiper les illusions des plus aveugles. Les alliances entre Etats capitalistes, au lieu d'être des garanties de paix, sont des acheminements vers la guerre. La Conférence de Washington a tout récemment prouvé que le monde capitaliste n'a ni la capacité ni la volonté de donner la paix à l'humanité. Par la quadruple ou quintuple entente pour l'exploitation de la Chine et de la Sibérie orientale, les problèmes de l'Asie orientale sont loin d'être résolus. Ils peuvent encore provoquer, dans un avenir rapproché, des guerres sanglantes entre les alliés ou entre les peuples que l'on prétend initier à la civilisation capitaliste. La réduction des armements maritimes qui a été décidée semble un défi au désarmement, toute réduction des armements aériens ou terrestres ayant été repoussée : or, les premiers, dernière conquête de la technique militaire, donneront sans doute à la destruction des vies et des œuvres humaines sa forme la plus atroce. Les espoirs des naïfs et des pacifistes impénitents, pour lesquels la Conférence de Washington devait établir la paix et contribuer à la reconstitution économique et politique, se sont évanouis comme des bulles de savon.

IX

La Conférence de Gênes se propose d'éluder, en se plaçant à un autre point de vue, le destin historique du capitalisme que résume l'alternative : guerre mondiale ou révolution mondiale. Il s'agit de concilier les intérêts économiques et politiques, irréductiblement opposés, des grandes puissances capitalistes d'Europe et de rapprocher celles-ci pour la reconstitution économique. De l'accord des bourgeoisies de l'Europe appauvrie et de leurs gouvernements perplexes, on attend l'ouverture, par les Etats-Unis, regorgeant de richesses, des immenses crédits indispensables.

La réunion de ia Conférence de Gênes est l'aveu que la paix de Versailles — ainsi que les autres traités de paix conclus par les alliés — loin d'être pour l'Europe une base de reconstruction sont une cause de désagrégation et de ruine. C'est aussi l'aveu que la bourgeoisie au pouvoir ne peut rétablir l'ordre et la stabilité dans le chaos économique et ne peut pas ramener la prospérité sur les ruines. Gênes prouvera aussi que cette tâche est au-dessus des forces des bourgeoisies d'Europe et d'Amérique et ne pourra être accomplie qu'après leur renversement par le prolétariat révolutionnaire. En se libérant, en libérant la main-d'oeuvre de l'exploitation, le prolétariat délivrera aussi les forces matérielles de la production emprisonnées par le capitalisme dans d'étroites limites ; et seront ainsi créées les conditions d'une reconstitution sociale plus perfectionnée.

La situation mondiale telle qu'elle est définie dans les thèses du 3e Congrès de l'I.C. n'a pas été essentiellement modifiée, quoique aux Etats-Unis et dans quelques autres pays la conjoncture économique paraisse s'améliorer. Les traits généraux de la situation confirment néanmoins que le capitalisme se meut sur une courbe descendante et approche de sa fiu. Sur ses bases chancelantes la Conférence de Gênes se propose de raffermir et de reconstituer un édifice ébranlé jusque dans ses fondements. Elle doit trouver la quadrature du cercle, c'est-à-dire : satisfaire les exigences de l'impérialisme français résolu à continuer le pillage de l'Allemagne : entretenir cependant chez celle-ci une capacité de production assez haute pour que le pays puisse acheter des marchandises anglaises et ne fasse plus à l'industrie britannique, par la vente au rabais, une concurrence mortelle. Les frais de l'accommodement à conclure entre le capitalisme français et britannique doivent retomber sur le prolétariat allemand et, en vertu de la solidarité internationale des exploités, sur le prolétariat mondial. Le dessein de la bourgeoisie serait de les faire payer à l'Etat ouvrier et paysan : à la Russie des Soviets. La reconstitution économique de la Russie sera-t-elle l'œuvre d'un gigantesque consortium capitaliste international — ou de plusieurs associations capitalistes ? Telle semble être pratiquement la question. Mais ce n'est, entre des larrons, qu'un débat sur le pillage d'une commune victime et sur le partage du butin.

Les préparatifs de la Conférence de Gênes, réunions d'experts, manœuvres de diplomates, discours de ministres, mystères et intrigues des « sphères influentes », l'ajournement même de la Conférence, tout cela fait ressortir quels conflits et quels antagonismes d'intérêts déchirent le monde capitaliste. Malgré la volonté unanime chez la bourgeoisie de coloniser internationalement la Russie des Soviets, l'opposition que se font mutuellement en cette affaire la France, l'Angleterre, les Etats-Unis, l'Allemagne, est chaque jour plus nette. La lutte entre les gouvernements français et anglais, comme l'attitude de l'Allemagne, en est une expression claire. L'Allemagne, dans sa politique russe, n'a été jusqu'à présent que l'ombre de l'Entente ; elle apparaît maintenant comme la vassale de l'Angleterre, bien que ses propres intérêts exigent impérieusement une politique indépendante.

Malgré l'incertitude de l'issue de la Conférence de Gênes, une chose est dès maintenant certaine : l'Allemagne sera l'objet des négociations entre impérialistes de l'Entente. Elle n'osera pas même poser le problème de la révision du traité de Versailles, quoiqu'il soit évident que cette révision est la condition préalable de toute reconstitution de l'Europe sur une base capitaliste. Quant à la Russie des soviets, force sera aux puissances de l'Entente de négocier avec elle. Ce fait révèle tout ce que, malgré sa profonde ruine économique, la Russie doit à la révolution prolétarienne. Après avoir créé l'armée rouge pour défendre le régime des soviets, celle-ci affermit maintenant le gouvernement des soviets dans ses luttes sur le terrain économique.. La reconnaissance — de fait sinon de droit — du gouvernement des soviets, qui se traduit par son invitation à la Conférence économique internationale, ne fera qu'approfondir les antagonismes entre Etats capitalistes. Et il est également incertain que l'on arrive à Gênes à une entente sur la reconstitution de l'Europe, et certain que le capitalisme n'y gagnerait qu'un répit — un répit et non le salut. Guerres ou révolution : même après Gênes cette question restera à l'ordre du jour de l'Histoire.

Le pacifisme bourgeois et l'antimilitarisme, avant-guerre idéologie impuissante de petits comités, pourraient, dans la situation actuelle, acquérir une plus grande portée pratique. Parvenant à des réalisations, le pacifisme serait une suprême tentative de conserver le capitalisme, par la concentration et l'organisation, de ses forces sociales. Mais cette tentative illusoire serait vouée à un échec. En régime capitaliste le cadre de la production, même élargi par une organisation internationale, serait trop étroit pour l'utilisation des forces productrices multipliées qui ne manqueraient pas de le briser, au cours de crises formidables.

Mais tous les efforts tentés en vue de réaliser les fins du pacifisme avorteront infailliblement. Car les antagonismes entre groupes capitalistes, entre Etats vainqueurs et Etats vaincus, sont absolument irréductibles Toutes les tentatives pratiquées d'atteindre les fins du pacifisme révéleront au prolétariat, ainsi qu'à la grande et à la moyenne bourgeoisie, que ce dernier espoir de sauver le régime bourgeois se base sur une dernière illusion. L'impérialisme est la réalité du monde capitaliste dont le pacifisme est l'illusion. Le pacifisme n'est pas moins impuissant que le réformisme à vaincre les contradictions, les maux, les crimes du capital. Il ne fait que semer le doute et l'incertitude dans la petite et moyenne bourgeoisie, affaiblissant ainsi l'ennemi de classe du prolétariat. Et il est du devoir des communistes d'exploiter cet affaiblissement de la bourgeoisie, de saisir toutes les occasions offertes par les velléités pacifistes des classes dirigeantes pour faire comprendre à la classe ouvrière que le militarisme et l'impérialisme ne pourront être vaincus par l'avènement progressif de la raison et de l'amour de la paix en société capitaliste. Dans la lutte quotidienne les grandes masses laborieuses doivent puiser la conviction toujours plus nette et plus profonde que le militarisme et l'impérialisme, les armements et les guerres, ne disparaîtront que lorsque l'action vigoureuse du prolétariat et le renversement du capitalisme par la révolution les feront disparaître. Cette conviction doit aider les travailleurs à réagir contre l'engourdissement et l'amoindrissement de l'énergie révolutionnaire, conséquences du pacifisme bourgeois. En effet, le danger serait grand si, influencé par ce dernier, le prolétariat se laissait désarmer au lieu de continuer à s'armer et à combattre avec la dernière énergie. Il ne nous est pas permis de laisser voiler par les espérances du pacifisme sentimental, cette vérité que la bourgeoisie exerce, de par sa libre disposition des moyens de production engendrant la vie et la mort, l'exploitation et la domination. Pour se libérer le prolétariat doit s'emparer du pouvoir et des moyens de production. La liberté lui étant refusée par la force des armes c'est par la force des armes qu'il doit la conquérir et la défendre. Il doit donc arracher à la fois à la bourgeoisie le pouvoir politique et militaire, afin de les transformer et de les employer conformément à ses intérêts et à sa mission historique.

X

Pour ces raisons, l'Exécutif élargi de l'I. C. déclare :

La révolution prolétarienne, renversant le capitalisme, abolissant les antagonismes de classes et d'Etats et assurant par là même la possibilité d'une reconstitution de l'économie sociale, est le seul moyen de défense efficace contre les guerres. Aussi les délégués réunis de 36 pays affirment-ils le devoir des partis communistes de préparer, tant par le travail idéologique que par l'organisation, la lutte des classes la plus offensive pour combattre le danger de guerre et la guerre. Sont considérés comme des moyens adéquats :

  1. La propagande méthodique parmi les masses et surtout parmi les jeunes concernant les causes et les caractères des guerres ;

  2. La mise à la portée des masses de tous les problèmes et de toutes les décisions, de la politique extérieure (armements, etc.) ;

  3. Une propagande légale et illégale, systématique, à l'armée et dans toutes les formations armées ;

  4. L'éducation de la volonté des grandes masses en vue d'empêcher à tout prix, en cas de conflits armés impérialistes, tout transport de troupes et de matériel de guerre ;

  5. L'affermissement de la volonté des grandes masses en vue de s'opposer à la guerre par tous les moyens : manifestations, grèves générales et insurrections ;

  6. La formation à ces fins d'organes légaux et illégaux ;

  7. La formation d'organes légaux et illégaux assurant une collaboration étroite, suivie, énergique, entre les communistes des pays où les antagonismes réciproques sont les plus accentués.

En présence de la Conférence économique de Gènes l'Exécutif élargi de l'I. C. invite les masses laborieuses et exploitées de tous les pays à opposer, par des manifestations monstres et par le front unique, leur volonté révolutionnaire a cette tendance, hérissée de difficultés, de reconstitution de l'économie capitaliste. Pour répondre aux marchandages dont elles sont, ainsi que la Russie des soviets, l'objet, les masses laborieuses sont invitées à soutenir unanimement et énergiquement les revendications suivantes :

  1. Abolition des traités conclus à la fin de la guerre impérialiste de 1914-1918 ;

  2. Limitation des armements de toute espèce ;

  3. Imposition à la bourgeoisie de toutes les charges résultant de la guerre, des réparations et des reconstitutions ;

  4. Résistance opiniâtre à tout attentat à l'indépendance de la Russie et établissement avec elle de rapports politiques normaux ;

  5. Concours le plus large des Etats et des initiatives privées à la reconstitution économique de la Russie des soviets.

Note

1 Erreur de rédaction ou de traduction – l'Australie était alors, comme en 2013, une monarchie constitutionnelle. (Note de la MIA)


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