1965

"(...) de toute l'histoire antérieure du mouvement ouvrier, des enseignements de toute cette première période des guerres et des révolutions, de 1914 à 1938, analysés scientifiquement, est né le programme de transition sur lequel fut fondée la IV° Internationale. (...) Il est impossible de reconstruire une Internationale révolutionnaire et ses sections sans adopter le programme de fondation de la IV° Internationale comme base programmatique, au sens que lui conférait Trotsky dans la critique du programme de l'I.C. : définissant la stratégie et la tactique de la révolution prolétarienne."


Stéphane Just

Défense du trotskysme (1)


5

L’économisme et la théorie de l'état

Cuba: un « état ouvrier » d'origine bourgeoise

Ayant, comme nous l'avons vu, rompu avec la méthode marxiste d'analyse, le « S.I. » allait bientôt « approfondir » sa méthode au cours des années suivantes, en caractérisant comme état ouvrier tout état qui procéderait à des nationalisations d'une certaine étendue.

Au «  6° Congrès mondial », en janvier 1961, Cuba allait avoir droit à une telle promotion (résolution « sur la nature de la révolution cubaine » ) :

« 3. - Dans la période éminemment transitoire que traverse actuellement la révolution, Cuba a cessé d'être un Etat capitaliste et est effectivement devenu un Etat ouvrier par l'application des mesures d'étatisation d'octobre 1960. Cette caractérisation sociologique se base essentiellement sur les trois facteurs suivants :
  1. Après les mesures de nationalisation des entreprises et des propriétés étrangères, la bourgeoisie cubaine, tout en ayant perdu son pouvoir politique, gardait sa position économique, et la nouvelle structure post-révolutionnaire lui permettait même de continuer à accumuler sa plus-value. Mais après les décisions gouvernementales du 14 octobre, le pouvoir économique de la bourgeoisie indigène est aussi éliminé et la propriété capitaliste, y compris des sucreries, disparaît pratiquement dans l'île. Il est vrai que des secteurs de moyenne et de petite propriété devraient, en principe, subsister et même jouir d'une certaine aide, mais ils représentent, surtout dans un pays comme Cuba, un élément économique et social tout à fait secondaire qui, dans les conditions données, ne saurait être décisif du point de vue de la caractérisation sociale.
  2. La réforme agraire n'a pas impliqué et n'impliquera probablement pas à une échéance courte une socialisation véritable des rapports à la campagne, qui d'ailleurs, jusqu'ici, n'a pas été réalisée non plus en U.R.S.S. et dans les autres Etats ouvriers. Mais il s'agit quand même d'une réforme très avancée qui élimine la propriété impérialiste et les latifundia capitalistes et crée une structure coopérative très large, en voie de développement rapide. Par l'intermédiaire de l'I.N.R.A. l'Etat a d'autre part la possibilité d'intervenir et de jouer un rôle de contrôle, en évitant que des élément petits-bourgeois potentiellement capitalistes puissent exploiter à leur avantage les contradictions inévitables à cette étape dans la structure agricole nouvelle (différenciation économique des coopératives, conflits d’intérêts entre les paysans membres des coopératives et ceux qui ne le sont pas, hiatus entre la structure coopérative agricole et celle où la propriété paysanne subsiste, etc.).
  3. L'Etat a établi essentiellement un monopole du commerce extérieur et peut exercer aussi, par cette voie, une influence décisive dans la vie économique du pays. (Cette mesure est d'autant plus importante que Cuba est un pays où le commerce extérieur a joué et joue encore un rôle capital.)
Par conséquent, à Cuba s'est formé un Etat ouvrier d'origine particulière et de type nouveau.  »
« Quatrième Internationale », n° 12, 1° trimestre 1961, p. 72.)

Tout état ouvrier est appelé à procéder, à échéance relativement courte, à l'expropriation économique de la bourgeoisie dans les secteurs essentiels de l'économie. Mais la réciproque n'est pas nécessairement vraie : pour si importantes que soient les mesures de nationalisation, elles ne suffisent pas à caractériser l'état qui y procède comme un état ouvrier. (Elles n'en sont d'ailleurs pas non plus une caractéristique nécessaire, à preuve la Commune de Paris, ou encore l'état soviétique jusqu'au minimum au 28 juin 1918, date du décret de nationalisation générale de l'industrie.)

Ce qui compte, c'est de savoir de quelle classe sociale il est issu, par quels processus sociaux et politiques il s'est constitué, quels sont les liens qui continuent à l'unir à la classe sociale dont il est originaire. Cela seul permet de caractériser socialement l'état et, compte tenu du contexte non seulement national mais international, de comprendre le contenu de classe des mesures économiques qu'il prend.

Ce n'est pas seulement parce qu'en U.R.S.S. existe la propriété étatique des moyens de production et le monopole du commerce extérieur que l'état reste un état ouvrier. C'est l'origine sociale et historique de la propriété étatique des moyens de production qui en fait un trait caractéristique de l'état ouvrier. L'état ouvrier issu de la révolution d'Octobre a exproprié la bourgeoisie. Puis cet état a monstrueusement dégénéré, il a développé toujours davantage certaines caractéristiques bourgeoises, mais il continue à reposer sur les rapports sociaux issus de la révolution d'Octobre. Trotsky a établi soigneusement la filiation sociale de la bureaucratie elle-même. Elle est issue des organes de l'état ouvrier : de l'appareil économique, du parti, des syndicats, de l'état, et jusqu'à présent elle n'a pu s'affranchir totalement de son origine. Dans « La révolution trahie », il procède à une coupe sociale de l'U.R.S.S. qui montre à la fois les origines prolétariennes de la bureaucratie du Kremlin, et comment elle s'est différenciée du prolétariat.

Plus loin, il écrit :

« En tant que force politique consciente, la bureaucratie a trahi la révolution. Mais la révolution victorieuse, fort heureusement, n'est pas seulement un programme, un drapeau, un ensemble d'institutions politiques, c'est aussi un système de rapports sociaux. Il ne suffit pas de la trahir, il faut encore la renverser. Ses dirigeants ont trahi la révolution d'Octobre, mais ne l'ont pas encore renversée. La révolution a une grande capacité de résistance, qui coïncide avec les nouveaux rapports de propriété, avec la force vive du prolétariat, avec la conscience de ses meilleurs éléments, avec la situation sans issue du capitalisme mondial, avec l'inéluctabilité de la révolution mondiale. »
(« De la révolution », p. 604.)

La monstrueuse dégénérescence de l'état ouvrier a développé au plus haut point ses caractéristiques bourgeoises : « En tant que force politique consciente, la bureaucratie thermidorienne a trahi la révolution », et cela se manifeste actuellement en U.R.S.S. même par l'appui qu'elle donne aux forces sociales pro-bourgeoises qui tendent à remettre en cause les rapports de propriété issus de la révolution d'Octobre. Mais aujourd'hui encore, elle n'a pu s'affranchir de la classe sociale dont elle est née, des rapports de propriété institués par l'état surgi de la révolution prolétarienne. Elle ne pourrait le faire qu'en tranchant ses racines, qui plongent dans la classe ouvrière, c'est-à-dire qu'au prix de son propre éclatement, en affrontant les forces vives du prolétariat.

La différenciation sociale qui s'accentue l'y pousse. La force du prolétariat soviétique, dont l'existence est liée à celle des nouveaux rapports de production existants, la retient : révolution politique et contre-révolution bourgeoise sont, de ce fait, toutes deux à l'ordre du jour, et la question ne peut se régler qu'au travers de la lutte des classes en U.R.S.S. et dans le monde entier.

L'origine sociale de l'état, de la bureaucratie, les rapports sociaux de production et de propriété forment un tout, au sein duquel se développent les contradictions économiques et sociales : c'est cet ensemble contradictoire qui permet de caractériser l'U.R.S.S. comme un état ouvrier dégénéré, et non un aspect isolé des autres.

Si importantes qu'aient été les nationalisations à Cuba, il ne suffit pas de constater, comme le fait ensuite la résolution citée, que « l'appareil du vieil Etat bourgeois a été essentiellement détruit par la révolution. Cette destruction s'est exprimée surtout sous la forme d'une destruction de l'appareil de répression militaire et policier » pour donner à l'état cubain le qualificatif d'état ouvrier. Jusqu'à quel point l'ancien appareil d'état bourgeois a-t-il été détruit ? De quelles classes sociales sont surgis les nouveaux organes du pouvoir ? Quelle couche sociale exerce le pouvoir ? De quelle base sociale le «  Mouvement du 26 juillet  » est-il l'expression politique ? La résolution déclare elle-même : «  Mais le vieil appareil n'a pas été remplacé par un appareil correspondant aux nouveaux rapports de force, par un appareil démocratique basé sur les Conseils d'ouvriers, de paysans et de soldats.  » C'est incroyable ! Il ne s'agit pas de «  rapports de forces  ». Cette expression est utilisée uniquement pour éviter que ne soit posée la question : démocratique ou non, de quelle classe sociale est issu le nouvel appareil d'état ? La suite également ne fait qu'éviter les questions précises auxquelles il faut répondre : «  Du point de vue du fond, l'Ejérato rebelde - dont le rôle est loin d'être purement militaire - et les milices ont assuré une forme spécifique, bien que tout à fait insuffisante (!) de rénovation de l'appareil, sur une base de classe paysanne, ouvrière et petite-bourgeoise radicale.  »

Quel fatras ! Quel appareil a été rénové? Qu'est-ce qu'une « base de classe paysanne, ouvrière et petite-bourgeoise radicale ? » Il s'agit tout au plus d'une coalition de classes. Mais quelle classe dirige cette coalition et s'appuie sur les autres ? La petite-bourgeoisie radicale ! C'est ce qu'annoncent un peu plus loin nos pablistes :

« 7. - La direction fidéliste est née comme une équipe jacobine à la composition sociale et à l'idéologie non prolétariennes et petites-bourgeoises, mais elle s'est liée dès le début avec les masses paysannes puis, successivement, surtout après la prise du pouvoir, aussi avec les masses prolétariennes... Sur le plan idéologique, malgré leurs théorisations, imbues d'éclectisme, fondamentalement petites-bourgeoises (« L’HUMANISME » ), Fidel et ses compagnons n'ont jamais exprimé une idéologie carrément capitaliste. »
(Idem, p. 7.3.)

Le marxisme ne se débite pas en tranches. Une idéologie « non prolétarienne et petite-bourgeoise  », même si elle n'est pas « carrément capitaliste », ne saurait être qu'anti-marxiste. La direction fidéliste et les masses petites-bourgeoises citadines et paysannes qu'elle représente ont été beaucoup plus loin qu'elles ne l'avaient prévu (et que nous ne pouvions le prévoir) dans leur lutte contre l'impérialisme et la faible grande-bourgeoisie indigène. Pour ce faire, elles ont dû s'appuyer sur le prolétariat cubain. Cette possibilité, bien que considérée comme improbable, n'était pas, on le sait, théoriquement exclue par notre programme :

« Il est, cependant, impossible de nier catégoriquement par avance la possibilité théorique de ce que, sous l'influence d'une combinaison tout à fait exceptionnelle de circonstances (guerre, défaite, krach financier, offensive révolutionnaire des masses, etc.) des partis petits-bourgeois, y compris les staliniens, puissent aller plus loin qu'ils ne le veulent eux-mêmes dans la voie de la rupture avec la bourgeoisie. »
Programme de transition », nouvelle édition, pp. 36-37.)

La direction fidéliste, le « Mouvement du 26 juillet », devenu ensuite « Parti uni de la révolution socialiste  » après fusion avec les staliniens, la structure de l'état édifié sont-ils devenus pour cela ouvriers ? Non. Ils ont dû gauchir considérablement, faire appel au soutien des travailleurs, aller jusqu'à inciter ou laisser se constituer des organismes comme les milices. Mais ce ne sont pas les travailleurs qui ont le pouvoir; les organes du pouvoir restent de type bourgeois; le parti au pouvoir reste un Parti d'origine sociale petite-bourgeoise.

Nous ne poursuivrons pas ici l'étude de l'état cubain et du gouvernement cubain - cela a été fait dans un rapport publié par «  Informations internationales  », n° 4 (décembre 1961). Le gouvernement de Cuba est un «  gouvernement ouvrier et paysan  » dont la possibilité théorique avait été prévue par le programme de transition. Si un tel gouvernement ouvrier et paysan suppose l'existence d'organismes d'origine ouvrière, ces derniers cohabitent de façon antagoniste avec l'appareil étatique bourgeois, ou ce qu'il en reste; il s'institue ainsi une situation de double pouvoir. A défaut d'un parti ouvrier révolutionnaire, cet antagonisme social fondamental peut se trouver masqué, les organismes d'origine ouvrière domestiqués, cependant que, derrière eux, se reconstitue un nouvel appareil d'état bourgeois.

L'exemple historique de l'Espagne de 1936, utilisé par l'étude parue dans «  Informations internationales  », montre comment peut se reconstituer un appareil d'état bourgeois, bien qu'existent des organes embryonnaires du pouvoir ouvrier, donc une situation de double pouvoir, est particulièrement bien choisi. En Espagne, après les journées de juillet 1936, les travailleurs avaient constitué des comités, des milices, ils avaient entre leurs mains la possibilité de saisir le pouvoir. Les paysans, en Estrémadure notamment, avaient exproprié les grands propriétaires fonciers, les ouvriers s'étaient emparés des usines. En l'absence d'un parti ouvrier révolutionnaire luttant pour la dictature du prolétariat, l'appareil d'état bourgeois s'est reconstitué. Bien plus, c'est, pour ainsi dire, sous la protection des organismes qui étaient appelés à devenir ceux du pouvoir ouvrier, organismes dirigés par l'U.G.T., la C.N.T., les socialistes, les anarchistes et le P.O.U.M., que s'est reconstitué le pouvoir bourgeois, pour ensuite les détruire les uns après les autres.

A Cuba, les organismes prolétariens constituant des éléments de double pouvoir sont infiniment moins développés qu'ils n'étaient en Espagne; le régime du parti unique donne au « Parti uni de la révolution socialiste » le monopole de la vie politique. Comment peut-on conclure, dans ces conditions, malgré l'ampleur des nationalisations et le monopole du commerce extérieur, que l'état cubain est un état ouvrier, sinon en falsifiant la méthode d'analyse marxiste ?

«  Il est vrai que les J.U.C.E.I., formées dans la province d'Oriente et qui s'étendent à toute l'île pourraient, si elles étaient, à une étape ultérieure, formées de représentants élus et révocables des ouvriers et des paysans, constituer les cadres d'un état des conseils. C'est ainsi, et à juste titre, que les trotskystes avaient vu la possibilité de transformer en organismes d'un pouvoir « soviétique » les pouvoirs révolutionnaires régionaux de l'Espagne de 1936, le comité central des milices de Catalogne, le comité exécutif populaire du Levant, etc. On sait que, faute d'un parti révolutionnaire, parce que les anarchistes niaient le problème de la nature de l'état, et parce que le P.O.U.M. a pris pour la « dictature du prolétariat » ce qui était en réalité une situation de double pouvoir, ces organismes ont servi de moule à la restauration de l'ancien appareil d'état bourgeois en zone républicaine. Ces deux possibilités existent aujourd'hui à Cuba pour les J.U.C.E.I...
Il est (... ) impossible de suivre la majorité du S.W.P. quand elle affirme que la « guerre civile serait maintenant nécessaire pour rétablir à Cuba des rapports de propriété capitalistes ». Car cela n'est vrai que si on entend une telle restauration dans la forme du retour de la terre et des usines à LEURS ANCIENS PROPRIETAIRES. Car elle peut se faire par d'autres voies, ne serait-ce que par celle d'un modus vivendi entre Wall Street et la Havane qui réintégrerait Cuba dans le marché U.S. sans même toucher à la propriété nationalisée. La réforme agraire parachevée, les coopératives agricoles, du fait de leurs besoins en débouchés, peuvent jouer le rôle de courroie de transmission de la pression impérialiste pour obtenir une indemnisation ou un remboursement qui permettraient à l'impérialisme de remettre la main sur la plus-value produite par les prolétaires cubains.
C'est assez dire que la question des rapports de propriété, comme celle de la nature de l'Etat cubain, ne peuvent être réglés indépendamment du rapport de forces international et des relations de la révolution et du gouvernement ouvrier et paysan cubains avec les U.S.A. et l'U.R.S.S. »
(« Informations internationales », n° 4, p. 12.)

Ainsi conclut le rapport de la section française (chapitre consacré à « la nature de l'état cubain » ). Cette conclusion prend en considération les profonds bouleversements consécutifs à la révolution cubaine, et la lutte extrêmement poussée que Fidel Castro expression de la petite-bourgeoisie cubaine, a menée contre l'impérialisme.

Mais l'origine petite-bourgeoise de la couche dirigeante n'est pas négligeable. Elle donne un caractère tout à fait spécifique à la révolution cubaine, telle qu'elle s'est développée jusqu'à présent. La bureaucratie en U.R.S.S., en Chine, en Europe orientale, est socialement issue de la classe ouvrière. Entre toutes ces bureaucraties ayant une même origine sociale, mais dont la formation est historiquement différente, il faut déjà savoir distinguer. A bien plus forte raison n'est-il pas possible de leur assimiler plus ou moins la couche dirigeante de l'état cubain, pas plus qu'il n'est possible d'assimiler à un état ouvrier déformé ou dégénéré (ou non développé) l'état cubain. Le retour de Cuba dans l'orbite impérialiste ne pose absolument pas les mêmes problèmes que pour l'U.R.S.S., la Chine et les pays d'Europe orientale : la petite-bourgeoisie cubaine s'appuyant sur la paysannerie n'aurait pas à couper les racines sociales que possèdent les bureaucraties de ces pays dans la classe ouvrière.


Archives Trotsky Archives Internet des marxistes
Début Précédent Haut de la page Sommaire Suite Fin