1965

"(...) de toute l'histoire antérieure du mouvement ouvrier, des enseignements de toute cette première période des guerres et des révolutions, de 1914 à 1938, analysés scientifiquement, est né le programme de transition sur lequel fut fondée la IV° Internationale. (...) Il est impossible de reconstruire une Internationale révolutionnaire et ses sections sans adopter le programme de fondation de la IV° Internationale comme base programmatique, au sens que lui conférait Trotsky dans la critique du programme de l'I.C. : définissant la stratégie et la tactique de la révolution prolétarienne."


Stéphane Just

Défense du trotskysme (1)


7

Le pablisme et le «  mouvement réel des masses  »

Quand Mandel faillit marcher sur Bruxelles

Le très sage Mandel et son journal « La Gauche » devaient donner, pour leur part, un autre récital dans l'art et la manière de trahir le « mouvement réel des masses » au profit des appareils. Cette affaire a été examinée en détail dans un article de Gérard Bloch : «  Quelques enseignements de la grève générale belge  » , publié par «  La Vérité  » à l'automne 1961 et l'hiver 1962 (n° 522 et 523). Nous y renvoyons le lecteur, et nous nous bornerons ici à quelques, indications.

« La Gauche » du 24 décembre 1960 écrit, sous la signature d'Ernest Mandel :

«  La grève se dirige davantage contre le Gouvernement en tant que représentant collectif de la classe capitaliste que contre tel ou tel secteur du patronat. Incontestablement le mouvement vise au renversement du Gouvernement. Mais par quoi le remplacer ?
Nous avons, dans « La Gauche » , proposé une formule claire : GOUVERNEMENT DES TRAVAILLEURS APPUYE PAR LES SYNDICATS. »

Ainsi donc, lancer le mot d'ordre d'un «  Gouvernement repré­sentatif des travailleurs au service des travailleurs, émanation du Comité national de grève des partis ouvriers et des syndicats  » , c'était du gauchisme aventuriste en France en août 1953 ; cela ne le serait-il plus en Belgique en décembre 1960 ? Mais Mandel pourrait, à juste titre, nous répondre que nous entendons, sous les mêmes vocables, des choses différentes. «  Les travailleurs  » , ajoute-t-il, «  craignent que, si le gouvernement tombe à l'occasion de la crise sociale actuelle, le Parti Socialiste Belge entre dans une nouvelle coalition pour que le pays ne devienne pas ingouver­nable » , ce qui, à ses yeux, ne serait acceptable qu'à deux condi­tions : « 1° que le nouveau gouvernement abandonne la "loi unique" (loi réactionnaire dont l'adoption avait provoqué la grève géné­rale) ; 2° que l'essentiel des réformes de structures soit retenu en tant que plate-forme ministérielle » .

D'ailleurs, poursuit Mandel, «  il suffirait que les députés démocrates-chrétiens écoutent la voix de leurs propres électeurs, qu'ils s'alignent, sous la pression de la grève, sur les aspirations de leurs propres mandants, pour qu'une nouvelle majorité parlementaire se dégage au moins sur ces deux questions  » . Gérard Bloch peut remarquer :

« Au mot d'ordre de classe qui jaillissait spontanément dans les meetings et défilés : «  A bas le Gouvernement Eyskens ! » (comme en France, en août 1953 : «  A bas le Gouvernement Laniel !  » ) « et que les révolutionnaires se devaient de concrétiser en appelant les travailleurs à imposer par la grève générale un gouvernement P.S.B. appuyé par les syndicats, Mandel a substitué une alternative dont les deux termes sont, l'un comme l'autre, vulgairement réformistes, vulgairement parlementaristes... »
(« La Vérité » , n° 522, p. 72.)

Toute l'orientation de Mandel au cours de la grève générale belge va suivre cette pente. Le 1° janvier 1961, « La Gauche » titre en rouge : « Organisons la marche sur Bruxelles.  » Fort bien, mais cette marche doit s'effectuer dans la plus stricte clandestinité, explique « La Gauche » du 7 janvier : « Toute marche qui voudrait se concentrer sur un seul jour et se heurter à (la) concentration de forces répressives serait naturellement une folie. » Alors, que faire ? « Wallons, Flamands, envoyez dès maintenant de grosses délégations dans la capitale », échelonnées sur plusieurs jours, ce qui « placerait le gouvernement devant un dilemme terrible : ou bien il laisse passer, et alors 200 à 300.00 travailleurs se trouveraient bien vite concentrés dans la capitale... ou bien il installe ses barrages. et alors il désorganise et arrête lui-même tout le trafic dans le pays pendant plusieurs jours, sinon pendant une semaine, contribuant ainsi à sa manière à l'arrêt total de toute activité économique, au triomphe de la grève générale » . Mais c'est encore trop. « La Gauche » du 14 janvier écrira : « Il nous est reproché d'avoir lancé le mot d'ordre de marche sur Bruxelles... Comme nous constatons que cette revendication n'a pas été reprise par les dirigeants, nous nous inclinons, mais nous rappelons qu'au moment où notre annonce de la semaine passée a paru, aucune indication n'était encore connue à ce sujet.  »

- Mille excuses ! Nous ne savions pas que, même sous la forme émasculée que nous lui avions donnée, le mot d'ordre de marche sur Bruxelles pouvait être explosif, et donner de mauvaises idées aux travailleurs. Les « dirigeants » estiment qu'il ne faut pas jouer avec le feu, nous nous inclinons, en leur adressant tous nos regrets. Voilà le sens de ce qu'écrit Mandel. Incontestablement, Pablo ne trouverait rien à lui reprocher, lui qui, au « 10° plénum du C.E.I.  » , recommandait la « capitulation » !

Il est indispensable, à chaque étape, de proposer des formes d'organisation des travailleurs en lutte correspondant aux objectifs immédiats que la lutte s'assigne ; c'est le développement même du mouvement qui doit déterminer les formes concrètes et la formulation des mots d'ordre que lance l'avant-garde révolutionnaire. Dans la grève générale belge, en même temps qu'il s'agissait d'ouvrir la perspective du renversement révolutionnaire du gouvernement Eyskens, et d'appeler dans ce but à la marche sur Bruxelles, mot d'ordre d'action formulé par les grévistes eux-mêmes, il était indispensable de lancer, comme mot d'ordre d'organisation de la classe en lutte, celui du Congrès des comités de grève : ces comités de grève existaient partout, mais, tant qu'ils restaient isolés les uns des autres, l'appareil les dominait parce qu'il était la «  représentation  » nationale et centralisée du mouvement.

Que propose Mandel ? «  Un congrès extraordinaire de la F.G.T.B. » , qui «  peut seul décider de la reprise éventuelle du travail  » , Mandel a toute une situation de retard. Gérard Bloch tire la conclusion qui s'impose :

« Proposer le 24 décembre, comme seule perspective d'une direction nationale de la grève, un congrès extraordinaire de la F.G.T.B., c'est proposer que la grève générale reste sous le contrôle d'une direction bureaucratique qui n'a qu'un objectif : la défense de la démocratie parlementaire, le rétablissement de l'« ordre » , la rentrée des ouvriers au travail. »
(Idem, p. 90.)

Tout au long de ce mouvement, Mandel a donné sa mesure, comme Germain avait donné la sienne en 1951. Ce dernier écrivait ses « 10 thèses » pour s'opposer à Pablo au sein du Comité Exécutif International. Ces thèses furent reprises par l'organisation française et soumises en son nom au « 3° congrès mondial » . Germain vota contre ses propres thèses et pour les positions de Pablo. En 1951-1952, il fut le proconsul de Pablo au sein du Bureau Politique de l'organisation trotskyste de France (le P.C.I.). Il y fit preuve de «  fermeté  » . Mandel pouvait-il, au cours de la grève générale belge, faire moins au service de Renard et de l'appareil de la F.G.T.B. que Germain ne fît au service de Pablo ? Avouons qu'avec un pareil maître il a bien quelques circonstances atténuantes. Ce qui n'est pas une raison pour le considérer comme un révolutionnaire.

Nous pouvons apprécier maintenant quelle marchandise recouvre l'affirmation de Frank : «  Absence de grandes luttes révolutionnaires (de la classe ouvrière européenne) depuis une quinzaine d'années » . Le rapport dialectique entre les luttes du prolétariat, la direction révolutionnaire, le rôle des appareils traîtres, la capacité de l'impérialisme de se survivre est escamoté.

Ainsi donc, hier, raisonnant mécaniquement, Pablo pouvait écrire :

«  La bureaucratie soviétique est acculée au combat final et décisif ; le mouvement stalinien est partout pris entre cette réalité et les réactions de masses devant la crise sans cesse aggravée du capitalisme.
Dans ces CONDITIONS NOUVELLES, que la bureaucratie n'a pas créées volontairement, mais qu'elle subit obligatoirement, le stalinisme fait réapparaître des TENDANCES CENTRISTES qui prendront le dessus sur l'OPPORTUNISME DROITIER... »
(« Quatrième Internationale » , rapport de Pablo au « 10° plénum du C.E.I. » , vol. 10, n° 2-4, février-avril 1952, p. 55.)

Et il avait précisé un peu plus haut, dans le même texte, qu'une perspective semblable s'appliquait à toutes les organisations ouvrières :

« LES CONDITIONS OBJECTIVES NOUVELLES dans lesquelles se déroule actuellement la lutte pour le socialisme déterminent une dynamique nouvelle du mouvement spontané des masses. Ces conditions objectives ont placé et placent d'autre part constamment le mouvement politique organisé du prolétariat (donc les organisations syndicales, sociales-démocrates, staliniennes, etc ... ), les différents courants et organisations dans lesquels il se manifeste, dans des conditions objectives également NOUVELLES, c'est-à-dire des conditions qui DETERMINENT DE NOUVELLES REACTIONS DE LEUR PART, INDEPENDAMMENT DE TEL OU TEL DESIR OU PLAN DE LEURS DIRECTIONS.  »
(Idem, p. 50.)

En d'autres termes, la thèse centrale du programme de transition selon laquelle « la crise historique de l'humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire» était dépassée. Par ses propres voies, chaque prolétariat contraindrait, «indépendamment de tel ou tel désir ou plan de (sa) direction » , cette direction à lutter pour le socialisme. Après cela, s'il existait encore, formellement un mouvement se réclamant de la IV° Internationale, c’est que la fonction politique du révisionnisme ne s'accommode pas d'unité dans la pensée théorique et politique. Ainsi, le « socialisme dans un seul pays » était directement contradictoire, sur le plan théorique, avec l'existence de l'I.C. Staline n'en maintint pas moins l'existence formelle de celle-ci jusqu'en 1943. Il en avait besoin de deux façons : comme instrument de sa politique internationale, comme fiction canalisant les aspirations de centaines de milliers militants. Si la théorie pabliste de «  la dynamique nouvelle du mouvement spontané des masses  » , des «  conditions objectives nouvelles  » s'emparant des directions et plus forte que « leurs plans et leurs désirs » ne s'accompagnait pas d'une renonciation ouverte à la IV° Internationale (certains partisans de la première heure de Pablo telle Michèle Mestre, avaient d'ailleurs été formellement plus conséquents), c'est uniquement parce que ce nom servait de carte de visite politique au « S.I.  » Pablo-Germain-Frank, et qu'y renoncer aboutissait à laisser la place libre aux véritables trotskystes. En fait, le «  mouvement spontané des masses  » n'était qu'une formule destinée à donner un semblant de vraisemblance au nouveau rôle attribué aux directions traîtres. Le contenu réel, c'était l'alignement sur les appareils identifiés au « mouvement réel des masses » . A partir de là, toutes les capitulations étaient à l'ordre du jour. Non seu­lement les capitulations, mais l'activité, bien réelle cette fois, contre le «  mouvement réel des masses  » .

Et aujourd'hui, c'est «  l'absence de grandes luttes révolution­naires du mouvement ouvrier pendant une quinzaine d'années  » que Frank met en avant pour rejeter sur les travailleurs les responsabilités des appareils traîtres. Sous ces variations, il y a une constante : la lutte bien réelle pour entraver la construction de partis ouvriers révolutionnaires, et détruire la IV° Internationale.


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