1971

"(...) le prolétariat mondial, le prolétariat de chaque pays, abordent une étape décisive de leur histoire : il leur faut reconstruire entièrement leur propre mouvement. La crise du stalinisme (...) s'ampliie au moment où le mode de production capitaliste pourrissant s'avance vers des convulsions mortelles, qui riquent d'entrainer l'humanité toute entière dans la barbarie. (...) De cette crise des appareils naissent les possibilités de reconstruire la IV° Internationale."


Stéphane Just

Défense du trotskysme (2)

2

L'Impérialisme, la bureaucratie du Kremlin, les États-Unis Socialistes d'Europe


La propriété privée des moyens de production et un “ capitalisme collectif ”

Est‑ce à dire que des accords, des fusions de capital ne se réalisent pas au sein de l'Europe des Six, comme à l'échelle internationale ? Evidemment non ! Cartels, trust, holdings, au sein du Marché Commun et à l'échelle internationale ne cessent d'exister, de se développer, de se renforcer. Les banques participent à des opérations communes. Le capital financier opère à l'échelle internationale et mondiale. Des fusions ont lieu. Mandel se souvient de temps à autre qu'il est “ marxiste ”, mais il est incohérent et s'il affirme d'une beau mouvement de plume “ le super‑impérialisme n'est pas encore né ” (mais il peut naître !), il ajoute quelques lignes plus loin :

“ Devant l'alternative : concentrations nationales du capital ou interpénétration internationale de capitaux, les milieux déterminant vont, eux, choisir l'attitude qui augmentera au maximum leur capacité compétitive sur le marché mondial, c'est‑à‑dire en premier lieu leur capacité de concurrence face au capital américain (et demain, sans doute, au capital japonais ” (Idem page 30).

Mandel repousse la “ théorie du super‑impérialisme ” mais il décrit le processus qui conduit au “ super‑impérialisme ”. Tout dépendra du “ choix ” des capitalistes européens. Si les “ capitalistes européens ” peuvent faire un tel “ choix ”, pourquoi “ capitalistes européens et américains ” ne feraient‑ils pas le “ choix ” de coopérer, “ d'interpénétrer ”, de fusionner, leurs capitaux. La théorie du “ choix ” est révélatrice et peu nouvelle. Dès avant la première guerre mondiale, des théoriciens de la social‑démocratie (pas seulement allemande) prétendaient que l'impérialisme avait le “ choix ” entre une politique chauvine, agressive, nationaliste guerrière et une politique pacifique, internationaliste, selon qu'il s'orienterait vers la concentration nationale des capitaux, ou vers l'entrelacement, “ l'interpénétration des capitaux ”.

Marx a établi depuis longtemps que la formation du mode de production capitaliste, sa croissance, son renforcement, lient en une totalité organique la division internationale et la division nationale du travail, que le marché mondial et les marchés nationaux se formaient et se développaient conjointement. Il n'y a pas une division nationale et un marché national qui se forment et, ensuite, à un certain degré de maturité dit mode de production capitaliste, une division internationale du travail et un marché mondial, une sorte de “ transcroissance ” (pour utiliser un terme fort à la mode chez les pablistes) de l'un à l'autre : le capitalisme a pris son essor en même temps que s'établissaient les lignes régulières de communications maritimes et terrestres internationales. L'impérialisme accentue ces caractéristiques du développement du mode de production capitaliste. Les cartels, les trusts, les holdings, les fusions des capitaux, les sociétés internationales, affirment le caractère mondial du mode de production capitaliste et ils renforcent l'importance des bases nationales de la production, la nécessité du marché national, la nationalité des capitaux.

La division internationale du travail, le marché mondial, en perpétuelle révolution, incluent et exacerbent les divisions nationales dans le cadre du mode de production capitaliste. L'impérialisme exprime sous la forme la plus brutale et la plus explosive la contradiction entre l'expansion internationale du capital, sa dimension internationale et ses racines nationales qui lui sont non seulement indispensables, mais qu'il lui faut développer, renforcer, garantir, plus son champs d'expansion international lui est nécessaire. Il s'agit d'un aspect de la contradiction entre le caractère social de la production et le caractère privé de la possession des moyens de production.

Marx a balayé les “ robinsonnades ” : “ le ” capitaliste isolé pris en soi. “ Le ” capitaliste ne peut exister seul. Il existe en fonction de rapports sociaux de production entre la bourgeoisie comme classe et les autres classes sociales, entre les différents groupes capitalistes, entre les capitalistes individuels entre eux ; ces rapports s'établissent à l'échelle mondiale et nationale, sur la base du développement des moyens de production. La division internationale et nationale du travail, la formation des sociétés par actions, des cartels, ententes, trusts, holdings des sociétés internationales, des “ oligopoles ”, affirment le caractère social de la production. Et pourtant, l'appropriation des moyens de production ne devient pas “ collective ” à la classe capitaliste dans son ensemble : elle reste privée. Ce sont des capitalistes bien déterminés, en chair et en os, ayant un nom, une famille, un ou plusieurs domiciles, qui possèdent les moyens de production, les actions, le capital financier. Les conseils d'administrations sont formés de capitalistes bien concrets, possesseurs de portefeuilles d'actions qui gèrent les sociétés selon leurs intérêts, à la fois communs et antagonistes. Elles sont elles‑mêmes des données concrètes qui ont leur propre réalité spécifique et dépendent des moyens de production et de l'ensemble des relations sociales de production.

Le capital, sous ses formes les plus abstraites n'en dépend pas moins des moyens de production matériels et des relations sociales de production, même le capital financier. L'appropriation privée des moyens de production exige la reproduction et le renforcement des bases anciennes sur lesquelles elle s'est établie et développée, comme moyens et buts de la conquête de nouvelles positions. Le développement du capital bouleverse sans cesse les relations de productions, mais chaque capitaliste dépend des bases concrètes, historiquement formées, qui sont les siennes, et met tout en œuvre pour les renforcer.

Jamais les relations de production du mode de production capitaliste avec la classe ouvrière et les autres classes ou couches sociales, à l'intérieur de la classe capitaliste, entre les différents capitalistes au sein des sociétés capitalistes, entre les différents groupes capitalistes, ne se modifient pacifiquement : le caractère privé de l'appropriation s'y oppose. C'est toujours par la lutte, par le combat où toutes les ressources économiques, sociales, politiques (quelquefois même le gangstérisme) sont mis en œuvre Toute modification de ces rapports est le résultat d'une bataille et traduit une modification des rapports de force, elle est un moment vers de nouveaux affrontements, de nouvelles modifications des rapports de forces. Lorsque Lénine fulmine contre Kautsky et son “ super-impérialisme ”, il part des données historiques du mode de production capitaliste, des conditions concrètes de son développement telles que les a figées “ l'impérialisme stade suprême du capitalisme ”, inhérentes à la propriété privée des moyens de production et de la formation des états nationaux, des cadres nationaux qui en procèdent, alors que la production se socialise et s'internationalise de plus en plus. Pour Mandel “ la loi du développement inégal ” est une fée merveilleuse. Elle permettra que se forme, face à l'impérialisme américain, un “ super‑impérialisme ” européen. Il faut bien l'appeler ainsi puisqu'il dépassera les contradictions entre bourgeoisies, capitalismes, impérialismes, états bourgeois nationaux qui existent en Europe occidentale , et cela par “ l'interpénétration des capitaux ” ‑ les capitalistes “ européens ” ne formeront plus qu'un capitalisme abstrait, dépersonnalisé, “ européen ”, “ collectif ”.

Déjà, les concentrations, fusions, qui se réalisent à l'échelle nationale n'ont rien de pacifique. Poussé par la concurrence, chaque groupe s'efforce de se subordonner l'autre, de s'approprier son capital, de l'incorporer, ou bien souvent, le liquider. Les “ accords ” traduisent une situation à un moment donné, que chaque partenaire espère modifier à plus ou moins long terme à son profit. Mais lorsque les capitalistes parlent de sociétés “ multinationales ”, “ européennes ” qu'entendent‑ils ? Ils entendent occuper une position dominante en Europe sur le marché, éliminer partiellement ou totalement leurs concurrents ce qui peut passer par des “ accords ” momentanés.

La Fiat, Volskwagen, la British Motors Corporation, ont engagé la bataille pour la suprématie en Europe sur le marché de l'automobile. Fiat s'appuie sur son quasi monopole en Italie. Il s'efforce de mettre la main sur Citroën afin de pénétrer plus profondément le marché français. Renault et Peugeot se groupent afin de se défendre et de tenter d'attaquer à leur tour. L'Imperial Chimical Industries essaie d'investir le marché européen, que  tente de dominer Bayer et les firmes allemandes “ associées ” tandis que Rhône‑Poulenc s'efforce également de défendre et d'étendre ses positions, ainsi que Montedison en Italie. Le nouveau groupe hollandais A.K.Z.O. s'est approprié des usines en Allemagne et en Belgique pour développer sur le terrain même son offensive. Là aussi, il serait possible de continuer a l'infini. Mais si l'on veut avoir une vue réelle de ce qui se passe au sein du Marché Commun, reprenons ce qu'écrit Lionel Stoleru, déjà cité, à propos de Péchiney et de ses concurrents :

“ D'ores et déjà, plus du tiers des 450 000 tonnes d'aluminium produites annuellement par Péchiney sont fabriquées à l'étranger. Ce faisant, Péchiney n'est pas seul à rechercher de l'énergie pas chère et des débouchés... Dès 1960, les trois entreprises américaines (Reynolds, Kayser U.S.A., Alcan Canada) créaient des divisions internationales et engageaient des opérations, mais, tandis que Péchiney mettait l'accent sur la production, elles portaient leur attention vers la commercialisation en prenant le contrôle des transformateurs d'aluminium pour s'assurer des marchés captifs. Le cas le plus typique est celui de l'Angleterre où, du fait de l'absence de toute industrie productrice d'aluminium (jusqu'en 1968), les industries transformatrices étaient particulièrement vulnérables. Effectivement, ces entreprises sont pour ainsi dire toutes passées sous le contrôle des quatre Grands, depuis 1962. La même stratégie a été étendue au Marché Commun, notamment avec les prises de contrôles de Kayser en Belgique et Allemagne et l'accord d'Alcan avec V.A.W. en 1965 pour la construction en Allemagne de Rhenalu. En 1966 Kayser partait à l'assaut en France menant des négociations avec Trefimetaux, principal transformateur français.
A cette menace pressante, les autorités administratives surent réagir rapidement et avec sagesse, en allant proposer à Péchiney une priorité d'achat. Grâce à ce soutien, Péchiney qui contrôlait déjà depuis 1964 par Cegedur une partie du marché, put fusionner avec Trefimetaux en 1967 et (grâce à Dieu) s'assurer, in extremis, le contrôle de l'ensemble du marché français. L'ennui est  que le marché demeure insuffisant : il faut que Péchiney puisse contrôler une part du marché européen à un moment où celui‑ci est en pleine effervescence... etc. ” (Idem page 118).

L'exemple vaut pour tous les domaines.


Archives Trotsky Archives S. Just
Début Précédent Haut de la page Sommaire S. Just Suite Fin